vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Quatrième partie - Esquisse d’une typologie spirituelle - Introduction - Chapitre XIV - Le “renonçant” (al-zāhid)















 Éric Geoffroy 



Introduction

Chapitre XIV - Le “renonçant” (al-zāhid)







Introduction



À analyser les comportements des mystiques musulmans, on s’aperçoit qu’ils relèvent de quelques archétypes spirituels, sortes de matrices sur lesquelles se fondent leurs conduites1. Chacun de ces tempéraments a sa propre cohérence et témoigne d’une permanence relative dans le temps et l’espace. Certains d’entre eux se repèrent aisément dans d’autres contextes spirituels que la mystique musulmane. Bien évidemment, la prépondérance de l’un ou l’autre des types, et la balance qui s’établit entre eux, qualifieront la spiritualité d’une époque ou d’une aire. Si l’on s’en tient à la culture islamique, on remarque que la typologie des mystiques fait preuve au fil des siècles d’une grande stabilité2. L’étude de la typologie spirituelle ou intérieure présente un intérêt immédiat, car elle permet d’apprécier les critères profonds qui fondent de manière consciente ou inconsciente les comportements extérieurs des mystiques. L’approche exclusivement sociologique peut à cet égard induire en erreur. Ainsi le maǧḏūb pourra-t-il être perçu comme une figure de la mystique populaire et déviante, alors que les ʿulamā’ eux-mêmes – nous le verrons – lui offrent généralement un statut privilégié dans l’économie islamique. 


Les auteurs musulmans, dont le goût pour la taxinomie est connu, se sont souciés très tôt de classifier les expériences des premiers maîtres et de repérer les catégories spirituelles. Comme c’est le cas pour la hiérarchie initiatique des saints, les données fluctuent en fonction des auteurs, et les mêmes termes peuvent recevoir des acceptions diverses et parfois opposées3. Au ive/xe siècle, les principales catégories, telles que les mentionne un non-spécialiste de la mystique comme Ḥākim al-Nīsābūrī4, sont le “renonçant” (zāhid), le dévôt (ʿābid), le soufi (ṣūfī) et le “pauvre en Dieu” (faqīr) ; il faut y ajouter l’ “homme du blâme” (malāmatī) qui représente, au-delà d’un simple courant ḫurāsānien, un type spirituel majeur. Les spécificités régionales ont certes leur importance au départ5, mais elles se “typifient” rapidement sur le territoire islamique6. À l’époque mamelouke, ces catégories ne correspondent plus que partiellement à la réalité. Ibn Taymiyya note que, pour les mystiques de son époque, les termes ṣūfī et faqīr sont équivalents7. Le ṣūfī est devenu le terme générique désignant grosso modo le spirituel musulman, et le faqīr ne définit plus la modalité du “pauvre en Dieu” ; l’emploi du pluriel fuqarā’ témoigne d’ailleurs de l’appauvrissement sémantique du mot, car il ne vise plus que les soufis en général ou des groupes appartenant à telle ou telle voie intiatique.


Le jeu des dérivations à partir d’une racine ou d’un terme arabe permet également de créer d’autres distinctions catégorielles, qui apportent davantage de précision à la psychologie de la mystique. Le ṣūfī représente par exemple pour al-Huǧwirī celui qui est parvenu à Dieu (wāṣil) ; le mutaṣawwif aspire encore à cette réalisation en suivant la trace du ṣūfī, comme c’est le cas du murīd d’un cheikh. Le mustaṣwif, quant à lui, ne fait que parodier les deux états précédents dans un but mondain8.


Ces distinctions paraissent plutôt « byzantines » à M. E. Blochet, un des premiers orientalistes à avoir abordé la typologie des soufis9. La complexité que celle-ci présente se mesure aux nuances subtiles qu’établit al-Ǧāmī entre les vrais et les faux imitateurs (mutašabbihūn) de chacun des huit types qu’il mentionne10. Si les premiers cherchent sincèrement à ressembler à leur modèle, les seconds revêtent uniquement l’habit pour “faire le moine”. L’ambiguïté que suscite le tašabbuh11 conduit à une grande perplexité lorsque l’on considère qu’un authentique soufi peut volontairement occulter son degré spirituel derrière la figure de l’imposture. En dupant les gens, il préserve en fait son intégrité spirituelle... Le trouble ne fera que croître si ce soufi adopte différentes persona, différents “masques”, et nous verrons des cheikhs se jouer en apparence de la typologie en passant d’une catégorie à l’autre.


Il faut réserver une place à part à la typologie d’Ibn ʿArabī. Reprenant la terminologie ancienne (malāmatī, fuqarā’, ṣūfiyya, etc.), il féconde ses acceptions usuelles de significations originales et profondes. Ce phénomène s’illustre particulièrement à propos du malāmatī : par l’ampleur exceptionnelle qu’il lui donne, le Šayḫ al-Akbar le situe davantage sur l’échelle verticale des “degrés” de la sainteté que sur l’axe horizontal des “types”12. Il enrichit par ailleurs considérablement la classification traditionnelle en édifiant, à partir de nombreux termes issus du Coran et du hadith, autant de modèles de awliyā’13 ; il opère de même une « étonnante transmutation », en introduisant d’autres catégories de saints parés de qualificatifs coraniques apparemment négatifs (les mécréants, les menteurs, les injustes, etc.), mais dont le véritable sens spirituel se révèle sous la plume du Šayḫ al-Akbar14. Il faut toutefois remarquer que les modèles proposés par la typologie akbarienne sont peu applicables à un terrain concret comme le nôtre.


Notre investigation historique des textes nous a amené à prendre en considération la distinction entre deux modalités essentielles de l’expérience spirituelle en Islam, celle du sālik et celle du maǧḏūb. Le premier chemine sur la Voie par sa propre volonté, ou du moins croit-il qu’il en est ainsi : c’est le murīd15 ; quant au second, Dieu l’a attiré à Lui par Sa volonté. Ce couple complémentaire occupe déjà une place centrale dans la typologie suhrawardienne16, et ultérieurement le maître persan al-Ǧāmī organise la sienne sur la même distinction17. Notre essai de typologie suit en partie cette perspective, mais il nous a semblé plus pertinent de prendre comme réel critère le comportement spirituel et donc social des cheikhs ; une progression apparaîtra alors, allant du tangible au subtil, de la clarté à l’ambiguïté.


On peut enfin s’interroger sur les éléments qui déterminent telle modalité chez un cheikh plutôt qu’une autre. Le milieu socio-culturel et la formation reçue prédisposent certes à reproduire des conduites héritées de génération en génération, mais nous avons noté plus haut l’empreinte irréductible de la personnalité – pour les plus grands d’entre les mystiques du moins – et l’irruption d’événements spirituels transformant le cours d’une vie (rencontres, crises et conversions, survenue d’ “états”, etc.). Tous ces éléments se conjuguent, se tempèrent au sein de l’individu et modèlent, par une véritable alchimie intérieure, son type spirituel.





Notes

1 Le “type”, comme le fait remarquer M. Chodkiewicz, signifie l’ “empreinte” (Un océan sans rivage, p. 69) ; ainsi en va-t-il du caractère d’imprimerie qui reproduit un nombre d’unités infini.

2 Le cas de Sīdī ʿAbd al-Raḥmān al-Mejdūb, par exemple, ne constitue pas un phénomène proprement marocain ; il faut le situer dans le type général du “ravi en Dieu” (maǧḏūb), dont on trouve des « invariants repérables dans toute l’étendue du monde islamique et à chaque moment de son histoire » (cf. le compte rendu de M. Chodkiewicz sur l’ouvrage de L. A. de Prémare, Sīdī ʿAbd al-Raḥmān al-Mejdūb, dans S.I., LXIV, 1986, p. 173-175). Nous reviendrons ultérieurement sur cette grande figure maghrébine.

3 Le parallèle avec la hiérarchie s’impose dans le cas d’Ibn ʿArabī, chez lequel degrés et types de sainteté sont étroitement mêlés. La preuve en est que « les hommes dénombrés » (riǧāl al-ʿadad) se répartissent sur l’échelle initiatique des saints, tandis que « les hommes des degrés » (riǧāl al-marātib) illustrent paradoxalement des catégories spirituelles et relèvent donc de la typologie ; cf. S. al-Ḥakīm, al-Muʿǧam al-ṣūfī, p. 516-519.

4 Dans son Tārīḫ Nīsābūr ; cf. l’art. de J. Chabbi, « Remarques sur le développe-ment historique des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan », dans S.I., XLVI, 1977, p. 12, 27.

5 Sur la distinction originelle entre le ṣūfī iraqien et le malāmatī du Ḫurāsān, on pourra consulter R. Deladrière, La lucidité implacable, Paris, 1991, p. 11-12, ainsi que son article « Les premiers Malāmatiyya : “les Gardiens du Secret” (al-Umanā’) », à paraître dans les actes du colloque Mélamis et Bayramis (Istanbul, 1987).

6 Al-Huǧwirī (m. 465/1072) présente les douze écoles (maḏāhib) du taṣawwuf qu’il a dénombrées selon un mode d’exposition doctrinal et non géographique. Chacune est désignée non pas par un terme générique (ṣūfī, faqīr, etc.) mais par la qualité spirituelle propre au maître dont elle prend le nom ; al-Bisṭāmī illustre par exemple l’ivresse spirituelle (sukr), al-Ǧunayd la lucidité ou sobriété (ṣaḥw), al-Muḥāsibī l’agrément du destin (riḍā), etc. Cf. Kašf al-maḥǧūb, Beyrouth, 1980, p. 403-508.

7 Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 70.

8 Kašf al-maḥǧūb, p. 231. Par la suite, le terme mustaṣwif sera généralement remplacé par celui de mutaṣawwif.

9 Cf. Études sur l’ésotérisme musulman, p. 27.

10 Cf. Vie des soufis, p. 60-67.

11 Déjà évoquée supra, p. 198.

12 Les six “catégories mères” (ṭabaqāt ummahāt) des awliyā’ que détermine Ibn ʿArabī correspondent d’ailleurs aux classes les plus élevées de la hiérarchie initiatique des saints (al-aqṭāb, al-a’imma, al-awtād, al-abdāl, etc.) : Fut., éd. O. Y., XII, p. 64.

13 Fut., XI, p. 390 et sq ; S. al-Ḥakīm, loc. cit., p. 518-519 ; M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p. 69-70.

14 Fut., XIII, p. 240-263 ; M. Chodkiewicz, loc. cit., p. 72-73.

15 Selon la belle expression employée par le soufi persan al-Isfarāyinī, il est « volontaire de la Volonté divine » ; cf. Le Révélateur des mystères, p. 78 de l’introduction.

16 ʿAwārif, p. 87-88.

17 Il oppose au “ravi en Dieu” six catégories d’hommes “en marche” (al-sālikūn) parmi lesquels se retrouvent les types majeurs dégagés précédemment : zāhid, ʿābid, faqīr, ṣūfī, malāmatī, etc. ; cf. Vie des soufis, p. 48 et sq. Al-Ǧāmī s’inspire d’ailleurs largement d’al-Suhrawardī sur ce sujet. Pour l’un et l’autre par exemple, la fonction de serviteur (ḫādim) d’un maître ou de ses disciples constitue une forme de réalisation (cf. ʿAwārif, p. 91-94 ; Vie des soufis, p. 57-59). Dans notre contexte, cette fonction nous paraît trop intrinsèque à la démarche de l’aspirant (murīd), trop générale donc pour être “typifiée”. Sur le ḫādim, cf. D. Gril, introduction à la Risāla, p. 41.







Chapitre XIV - Le “renonçant” (al-zāhid)


Le zuhd qualifie une attitude religieuse trop générale pour qu’on puisse restreindre son sens au terme français “ascèse”. Il consiste en effet à envisager ce bas-monde avec une certaine distance et, par voie de conséquence, à privilégier la perspective de l’Au-Delà. À ce titre, il faut voir dans le zuhd l’expression première et essentielle de la spiritualité islamique. Jusqu’au iiie/ixe siècle, la quasi totalité des démarches individuelles s’agrège au mouvement du zuhd. Les très nombreux ouvrages écrits sur le sujet durant cette période1 font du Prophète l’archétype du zāhid, et tous les recueils de hadiths comportent un chapitre sur le zuhd. Cet aspect de l’imitatio Prophetae explique qu’on ne puisse rattacher au zuhd aucun courant particulier. Comme le souligne Leah Kinberg, il prône plutôt une éthique pour le quotidien, faite d’intégrité et de pondération ; il concerne donc l’ensemble de la Communauté2.



Pourquoi le zāhid figure-t-il dans la typologie, peut-on nous objecter, alors qu’il ne semble définir aucun type spirituel ? Un décalage s’est en fait instauré entre la valeur que le zuhd représente à l’origine et la pratique historique. À partir du iiie/ixe siècle en effet, le terme taṣawwuf s’affirme en contraste avec celui de zuhd3. Celui-ci ne représentera plus désormais qu’une attitude spirituelle parmi d’autres4. Les auteurs postérieurs en viennent même à considérer le zāhid comme inférieur au ṣūfī car, dans son effort pour se détacher du monde, il accorde à celui-ci une réalité illusoire qu’a dépassée le ṣūfī. Abū Ḥafṣ al-Suhrawardī cite en ce sens l’opinion d’Abū Bakr al-Šiblī (m. 334/945), qui cultive, comme à son habitude, le paradoxe : « L’ascèse n’est qu’illusion ; ce bas-monde en effet n’a pas de teneur, et s’astreindre à se détacher de ce qui n’a pas de teneur, c’est être dans l’illusion. »5 L’école šāḏilī se montre également réticente vis-à-vis du zuhd, s’il est pratiqué comme une fin en soi ; elle se refuse à opérer un divorce avec le monde, qu’elle accepte en le transcendant par l’action de grâces (al-šukr, al-taḥadduṯ bi-al-niʿam)6. Tout ṣūfī est obligatoirement zāhid et faqīr, constate Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, et leur est donc supérieur car la réciproque n’est pas vraie7.




À l’époque mamelouke, on relève divers emplois du mot zāhid. Le terme évolue de façon générale dans le sens de l’ascète, alors que le ṣūfī est décrit comme détenant la science spirituelle, la gnose8. Dans nos sources, le ṣūfī ou le walī ne reçoit l’épithète de zāhid que lorsqu’il se distingue par une ascèse corporelle extrême. Trois termes à peu près équivalents (ʿābid, nāsik, zāhid) mettent l’accent, dans les Kawākib d’al-Ġazzī, sur la mortification à laquelle l’égyptien Muḥammad al-Munayyir s’adonne. Il fait ses soixante-sept pèlerinages (ḥaǧǧ) à pied et ne mange que trois dattes par jour durant ses séjours à la Mecque et à Médine de peur de déféquer en ces lieux saints...9 Lors de son dernier pèlerinage, le Prophète lui apparaît en rêve pour le délivrer de cette ascèse forcenée : « Cesse de te fatiguer ainsi, lui dit-il, nous t’avons accepté. »10 Cheikh Muršid affirme de son côté à Šaʿrānī qu’il n’a mangé, durant quarante ans, qu’un raisin sec (zabība wāḥida) par jour, « au point que [la peau de] son ventre adhéra [à celle de] son dos »11. Avec Šaraf al-Dīn al-Ṣaʿīdī, dont le jeûne continu de quarante jours est contrôlé par le sultan al-Ġawrī, l’ascèse confine à la prouesse exhibitionniste12.




Ces cas ponctuels font fi de l’équilibre affirmé en Islam entre dīn et dunyā ; toutes autres, on s’en doute, sont la conception et la pratique du zuhd chez un grand nombre de ʿulamā’. Si les cheikhs évoqués par Šaʿrānī dans ses Ṭabaqāt ṣuġrā jeûnent une bonne partie de l’année et passent leurs nuits en prière, l’ascèse s’identifie avant tout chez eux au waraʿ (“piété scrupuleuse”) qui les empêche de prendre une quelconque rétribution financière pour les fonctions qu’ils occupent, et les amène à refuser les charges religieuses en vue13. Ils sont qualifiés de pieux (taqī), de détachés (zāhid), et mènent une vie très dépouillée (mutaqaššif) : ce sont les hommes de la virtus. Quelques-uns seulement sont nommés ṣūfī-s, chez lesquels les pouvoirs spirituels (kašf, karāmāt) sont patents14. Ici s’entrevoit l’interpénétration entre les types du zāhid et du ʿālim ʿāmil, c’est-à-dire du savant qui expérimente aux différents niveaux de son être ce qu’il a appris15. Nous ferons cependant remarquer que l’ascète ne détient pas toujours la science (ʿilm) – de quelque nature qu’elle soit – qui permet, selon l’Islam, de discriminer entre le vrai et le faux : beaucoup d’auteurs musulmans évoquent l’ascèse de moines et d’ermites chrétiens tout en considérant leur croyance comme inauthentique.




La référence au waraʿ nous amène à évoquer la relation privilégiée que nourrit l’école hanbalite avec le zuhd. La stricte observance de la Sunna et, dans cette école, l’idéal omniprésent des premiers Musulmans (al-salaf al-ṣāliḥ) rattachent tout naturellement les disciples d’Ibn Ḥanbal au zuhd pratiqué aux débuts de l’Islam. Le polygraphe syrien Yūsuf Ibn ʿAbd al-Hādī, surnommé Ibn al-Mabrad (m. 909/1503), incarne de façon exemplaire le zāhid hanbalite. « Comme la plupart des hanbalites, dit de lui son élève Ibn Ṭūlūn, il était loin des intérêts mondains, n’avait en vue que la vie future et se détournait des charges religieuses »16. Il n’est d’ailleurs pas présenté comme un ṣūfī par al-Ġazzī, et aucun rattachement initiatique n’est mentionné à son égard. S’il s’est intéressé à la science du taṣawwuf17 et a composé Ṣidq al-tašawwuf ilā ʿilm al-taṣawwuf18, son enseignement écrit consiste pour une bonne part en sermons et en histoires édifiantes sur le zuhd assortis de hadiths19 : nous sommes ici dans la plus pure tradition du hanbalisme illustrée par Ibn al-Ǧawzī20.




Certains hanbalites de la période que nous étudions sont bien qualifiés de ṣūfī par les biographes, mais il faut être vigilant ; les biographes en question sont en effet des chafiites, assez tardifs de surcroît. Naǧm al-Dīn al-Ġazzī voit ainsi en ʿĀ’iša al-Bāʿūniyya (m. 922/1516) une šayḫa ṣūfiyya, dont les ouvrages contiennent « des chants soufis (inšādāt ṣūfiyya) et des éléments doctrinaux émanant d’une expérience authentique (maʿārif ḏawqiyya) »21. Son descendant, Muḥammad Kamāl al-Dīn al-Ġazzī (m. 1214/1799), utilise également à l’occasion dans ses ṭabaqāt hanbalites un lexique propre au taṣawwuf22. ʿAbd al-Qādir Ibn al-Rāǧiḥī (m. 910/1504), qui dirige une zāwiya à Ṣāliḥiyya, y est dépeint comme un grand gnostique (min kibār al-ʿārifīn bi-Allāh), un soufi renommé (min wuǧūh al-ṣūfiyya) et un guide spirituel (murabbī)23, tandis qu’al-ʿUlaymī, l’auteur du Uns ǧalīl, y apparaît comme un šayḫ rabbānī, dont les miracles sont notoires (ṣāḥib al-karāmāt al-ẓāhira)24.




Si on lit maintenant les auteurs hanbalites de la fin de l’époque mamelouke, ou même les historiens et biographes contemporains, on s’aperçoit qu’ils effectuent une démarcation très nette entre l’appartenance au hanbalisme et l’attribution du terme ṣūfī. Dans le Ǧawhar munaḍḍad, ouvrage de ṭabaqāt qui constitue une suite au Ḏayl ʿalā ṭabaqāt al-ḥanābila d’Ibn Raǧab, Ibn ʿAbd al-Hādī se borne à voir dans ses personnages des zāhid-s et des ʿābid-s ; il ne s’aventure jamais à leur donner l’épithète de ṣūfī, même pas au qādirī ʿAbd al-Raḥmān Ibn Dā’ūd, cheikh d’une des plus grandes zāwiya-s damascènes au ixe/xve siècle25. Al-ʿUlaymī, quant à lui, qualifie fréquemment, dans son Uns ǧalīl, les chafiites palestiniens de ṣūfī-s, mais on chercherait en vain l’équivalent chez les hanbalites. Dans le répertoire biographique d’al-Ḥiṣkafī, la Mutʿat al-aḏhān, hanbalisme et zuhd sont fréquemment associés, et il faut rappeler qu’Ibn ʿAbd al-Hādī est une des sources majeures de l’auteur26. De même, les zuhhād (pl. de zāhid) que mentionne Ibn Ṭūlūn dans son histoire de Ṣāliḥiyya sont placés dans une rubrique spéciale, différente à la fois des ʿulamā’ et des ṣūfī-s ; or on y relève de nombreux hanbalites, et parmi eux les fameux Banū Qudāma27.




L’adoption de termes différents implique-t-elle une réelle frontière entre les expériences spirituelles ? Cela semble improbable, mais l’on peut du moins affirmer que la sobriété des hanbalites et leur refus de toute bidʿa – le mot zuhd est scripturaire, rappelons-le, contrairement à celui de ṣūfī – les portent à se défier d’épithètes largement galvaudées par les pseudo-ṣūfī-s. On peut enfin se demander si le mariage entre zuhd et hanbalisme ne constitue pas une spécificité syrienne. D’après Ibn Taymiyya, Ibn Ḥanbal lui-même employait le mot ṣūfī, contrairement à al-Šāfiʿī28 ; d’autre part, ʿAbd Allāh al-Anṣārī al-Harawī (m. 482/1089) et al-Ǧīlānī se considéraient bien comme des soufis. L’Égyptien Ibn Mulaqqin cite de même parmi les ḫirqa-s du taṣawwuf qu’il a revêtues celles de hanbalites29. Le rapprochement entre hanbalisme et soufisme ne fait que se confirmer à l’époque ottomane ; Marʿī al-Karmī, par exemple, savant palestinien du xviie siècle et hagiographe d’Ibn Taymiyya, appartient pleinement au taṣawwuf30.






Notes

1 Cheikh Ḥaydar, l’éditeur du Kitāb al-zuhd d’al-Bayhaqī, n’en a pas relevé moins de soixante-trois. Le Kitāb al-zuhd d’Aḥmad Ibn Ḥanbal est sans doute le plus connu du genre.

2 Cf. L. Kinberg, « What is meant by Zuhd », dans S.I., LXI, 1985, p. 29, 40, 44 notamment. 

3 D’après Abū al-Wafā al-Taftāzānī, Madḫal ilā al-taṣawwuf al-islāmī, Le Caire, 1991, p. 81-84. Ce contraste reste relatif, car au siècle suivant, le Tārīḫ Nīsābūr d’al-Ḥākim al-Nīsābūrī révèle une relative indifférenciation entre le zāhid et le ṣūfī (cf. J. Chabbi, « Remarques », p. 36). Ibn Ḥaǧar al-Haytamī note de son côté que l’école syrienne des premiers siècles de l’Hégire (ahl al-Šām) ne faisait pas de distinction entre ṣūfī et zāhid (al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 329).

4 Les écoles du taṣawwuf l’intègrent aux stations (maqāmāt) de la Voie, et en explorent les divers niveaux de sens ; cf. L. Massignon, Essai, p. 157-174, ainsi que son article « Zuhd » dans E.I.1. Le ṣūfī ʿAbd al-Raḥmān al-Sulamī, l’auteur des Ṭabaqāt al-ṣūfiyya, écrira lui aussi un Kitāb al-zuhd (cf. ses Ṭabaqāt, p. 39).

5 ʿAwārif, p. 491.

6 Cf. par exemple Ibn ʿAṭā’ Allāh, Laṭā’if al-minan, p. 109, 120. ʿAlī Wafā affirme que l’austérité dans le mode de vie et l’habillement des premiers musulmans (al-salaf al-ṣāliḥ) n’est plus de mise à son époque, car les imposteurs ont également revêtu l’habit de l’ascète (Ṭ.K., II, p. 36).

7 al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 329. Al-Haytamī explicite dans cette fatwa une opinion ancienne que l’on peut trouver sous forme condensée dans les Ādāb al-murīdīn d’Abū Naǧīb al-Suhrawardī, l’oncle d’Abū Ḥafṣ Šihāb al-Dīn (p. 23). Le “pauvre en Dieu” (faqīr) occupe généralement dans les textes une place intermédiaire entre le zāhid et le ṣūfī. Selon ʿAbd al-Raḥmān al-Ǧāmī, il est inférieur à ce dernier car encore trop attaché à sa “pauvreté”, laquelle aura pour récompense, espère-t-il, le Paradis (Vie des soufis, p. 53). Rappelons qu’à la fin de l’époque mamelouke, le pluriel fuqarā’ est davantage employé que le singulier, pour désigner les soufis en général ou plus précisément les disciples d’un cheikh ; pour cette raison, le faqīr ne figure pas dans notre typologie.

8 Il est vrai que le mot ṣūfī peut désigner une identité extérieure, l’habitant d’une ḫānqāh par exemple, ou un membre confirmé d’une voie initiatique ; mais le plus souvent, il qualifie le walī (saint) et le ʿārif bi-Allāh (gnostique, initié).

9 Kaw., I, p. 95.

10 Ibid., I, p. 97.

11 Ṭ.K., II, p. 148.

12 Ibid., et Kaw., I, p. 214.

13 Ṭ.Ṣ., notamment p. 70, 72, 80.

14 Ibid., p. 59, 65, 76.

15 Cf. infra, p. 293-294.

16 Cf. l’introduction aux Ṯimār al-maqāṣid fī ḏikr al-masāǧid d’Ibn ʿAbd al-Hādī, p. 15. Sur Ibn ʿAbd al-Hādī, cf. h.Laoust, Précis de droit, p. LII ; al-Munaǧǧid, Muʿǧam, p. 272-276.

17 « Šāraka fī al-taṣawwuf », dit al-Ġazzī (Kaw., I, p. 316).

18 Cf. Kamāl al-Dīn al-Ġazzī, al-Naʿt al-akmal li-aṣḥāb al-imām Aḥmad b. Ḥanbal, Damas, 1982, p. 70.

19 Voir par exemple son manuscrit intitulé Ḥikāyāt wa mawāʿiẓ wa ašʿār fī al-zuhd wa al-raqā’iq wa al-tawba (ms. Damas).

20 L’on ne s’étonnera donc pas que le manuscrit du Kitāb al-zuhd d’Asad Ibn Mūsā (édité et présenté par R. G. Khoury, Wiesbaden, 1976) nous vienne d’Ibn ʿAbd al-Hādī, qui en reçut l’iǧāza du milieu des Maqdisī hanbalites de Ṣāliḥiyya ; ceux-ci ne cessèrent en effet de méditer le texte après qu’un membre de la famille des Banū Qudāma l’eut apporté d’Ispahan (ibid., p. 52, 107, ainsi que l’introduction de R. G. Khoury, p. 45-46). Ibn al-Mabrad est lui-même issu d’une famille palestinienne hanbalite (cf. al-Naʿt al-akmal, p. 67).

21 Kaw., I, p. 287- 288.

22 Ce cadi damascène est l’auteur d’une biographie d’al-Nābulusī intitulée al-Wird al-unsī wa al-warīd al-qudsī fī tarǧamat al-ʿārif al-šayḫ ʿAbd al-Ganī al-Nābulusī (cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 172) ; il a également commenté les Mawāhib laduniyya du soufi égyptien Aḥmad al-Qasṭallānī (cf. supra, p. 91). Sur Kamāl al-Dīn, cf. Aʿlām, VII, p. 70-71 ; al-Munaǧǧid, al-Mu’arriḫūn al-dimašqiyyūn, p. 75.

23 al-Naʿt al-akmal, p. 72-73.

24 Ibid., p. 52.

25 al-Ǧawhar al-munaḍḍad fī ṭabaqāt muta’aḫḫirī aṣḥāb Aḥmad, Le Caire, 1987, p. 63. Cette occultation du terme taṣawwuf peut également provenir de la censure bienveillante de l’éditeur du texte, le wahhabite ʿAbd al-Raḥmān al-ʿAyṯamīn, professeur à l’Université de la Mecque !

26 Mutʿa, cf. notamment n° 81, 151, 351.

27 al-Qalā’id al-ǧawhariyya, tome II.

28 Maǧmūʿ al-fatāwā, X, p. 369.

29 Ṭabaqāt al-awliyā’, p. 494-495, 500.

30 Cf. infra, p. 500.

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