Éric Geoffroy
I - De l’esprit de divergence au pluralisme : une conclusion aux débats entre fuqahā’ et fuqarā’
II - Le rôle du rite juridique (maḏhab)
III - Les débats à l’intérieur du soufisme
I - De l’esprit de divergence au pluralisme : une conclusion aux débats entre fuqahā’ et fuqarā’
Nous voudrions conclure cette partie en revenant à la source de tous ses développements. Les controverses concernant la mystique s’insèrent certainement dans le cadre plus large de l’esprit de divergence caractéristique de la culture islamique1. Les divers antagonistes, nous l’avons vu, présentent toujours un texte scripturaire allant dans leur sens ; de la même façon, ils se réclament de l’autorité de savants éminents. Or, la majorité des versets coraniques invoqués peut recevoir plusieurs interprétations d’ordre spirituel ; de même, la tradition prophétique est tellement vaste qu’elle peut fonder des attitudes différentes et parfois opposées ; nous avons vu enfin qu’il est difficile de se fier aux positions présumées de telle ou telle personnalité, tant qu’elles n’émanent pas de sa plume. La quasi-obsession de la référence chez les savants musulmans semble paradoxalement découler de la multiplicité des sources d’autorité et donc de leur relativité2. Nous avons relevé bien des marques d’intolérance et de virulence au cours de ces pages, mais il ne faudrait pas oublier que si les polémiques s’y alignent les unes après les autres, c’est du moins qu’elles sont possibles, et que l’espace islamique comporte suffisamment d’ouverture et de pluralisme pour les intégrer et les assimiler3. De ce pluralisme, nous avons des exemples variés tant du côté des fuqahā’ que des soufis.
II - Le rôle du rite juridique (maḏhab)
Les ʿulamā’ qui prennent part aux débats évoqués précédemment ne sont pas les premiers venus ; il ne s’agit pas de fuqahā’ de seconde zone, mais de l’élite urbaine et cosmopolite du Proche-Orient. Ils ont choisi d’étudier avec tel ou tel savant pour ses qualifications et sa notoriété, et non en fonction de son école juridique (sauf en ce qui concerne le fiqh pur, qui n’est qu’une discipline parmi d’autres). Plus le niveau du ʿālim est élevé, moins il se réclame de son école juridique. Ibn Ḥaǧar al-Haytamī représente à cet égard l’exception qui confirme la règle4. La prise en considération du maḏhab dans l’analyse des débats n’est guère pertinente. On s’aperçoit par exemple que des savants des quatre rites défendent ou attaquent Ibn ʿArabī et Ibn al-Fāriḍ.
Brisons au passage le préjugé qui ferait des hanbalites des “littéralistes”, adversaires privilégiés du maître andalou5. L’école d’Ibn Ḥanbal n’a jamais manqué de membres ouverts à la doctrine akbarienne. Saḫāwī en cite quelques-uns dans son Qawl munbī6, et Muḥammad Šams al-Dīn al-Sāmiṭ (m. 789/1387) a même écrit un commentaire des Fuṣūṣ al-ḥikam7. Mūsā Šaraf al-Dīn al-Labadī (m. 946/1539) a revêtu le manteau initiatique de l’akbarien Abū ʿIrāqiyya8, et l’ironie du sort fait qu’un homonyme du polémiste Ibrāhīm Burhān al-Dīn al-Biqāʿī soit un copiste assidu des œuvres d’Ibn ʿArabī9. Il n’est pas sans incidence que, comme la plupart des hanbalites damascènes, ces deux cheikhs habitent al-Ṣāliḥiyya, lieu où repose le Šayḫ al-Akbar. La tendance pro-akbarienne chez les hanbalites se précise à l’époque ottomane ; en témoigne la notice que lui consacre Ibn al-ʿImād dans ses Šaḏarāt10, ou encore le texte inédit de Marʿī al-Karmī – l’hagiographe d’Ibn Taymiyya – ayant pour titre Sulūk al-ṭarīqa fī al-ǧamʿ bayna kalām ahl al-Šarīʿa wa al-Ḥaqīqa11.
G. Makdisi souligne avec raison que les écoles juridiques « ne sont pas monolithiques »12. Des tendances se dessinent, mais il n’émerge jamais un seul et unique avis. Restons encore avec les hanbalites pour remarquer qu’ils sont fortement divisés sur la question du samāʿ13. De même, ils considèrent Ḫaḍir de façon générale comme un prophète mort, mais il se trouve toujours des représentants du maḏhab pour contredire cette affirmation : Ibn Ḥaǧār mentionne le cas d’un hanbalite pour lequel l’Initiateur est un saint vivant14. Certains comportements surprennent de la part de cheikhs hanbalites : Ḫadīǧa Ḫātūn (m. 946/1539) reçoit durant la nuit la solution aux problèmes que lui posent les gens. Son cousin, un savant damascène, réprouve cette pratique qui relève selon lui de la divination, mais Ibn Ṭūlūn souligne la grande vénération dont la šayḫa est l’objet auprès de la population et des Ottomans15. Muḥammad Ibn Qayṣar ne correspond pas non plus à l’image conventionnelle du hanbalite, lui qui écrit des amulettes (ḥurūz) pour les gens de Damas et prétend être en liaison avec le Mahdī16. Un grand hiatus apparaît parfois entre la position du savant et celle de l’élève, comme cela peut se produire entre le maître soufi et son disciple17. Al-Biqāʿī et son étudiant Nūr al-Dīn al-Maḥallī ont beau être tous deux chafiites, ce dernier envisage pourtant très différemment la question de la Waḥda. De même, Ibn Taymiyya peut nier l’existence de la hiérarchie initiatique sans être suivi par Ibn Kaṯīr et al-Wāsiṭī18.
III - Les débats à l’intérieur du soufisme
Une telle pluralité d’opinions s’exprime au sein des voies initiatiques qui, rappelons-le, n’imposent jamais une position à leurs membres tant qu’elles restent authentiques. Nous venons d’en avoir l’illustration dans les divergences des šāḏilī au sujet du samāʿ. Sur une échelle plus large, la question de la Waḥda révèle un clivage profond dans les milieux de la mystique. La présentation que font notamment les šāḏilī de cette doctrine ne s’adresse pas uniquement aux fuqahā’ ; elle a aussi pour but de convaincre les nombreux soufis et ʿulamā’ pour lesquels le taṣawwuf équivaut aux nobles mœurs et à l’ascèse des Anciens. ʿAlī al-Ḫawwāṣ souligne ce clivage en reprochant à certains “soufis” (mutaṣawwifa) de son temps d’opérer une scission (baynūna) absolue entre Dieu et Ses créatures ; ce manque de subtilité semble être pour lui inacceptable, après trois siècles de commentaires et d’explications de la doctrine akbarienne19.
Une controverse qui est apparue surtout dans le sillage de l’œuvre du maître andalou donnera un aperçu éloquent des débats qui habitent le soufisme. Elle éclate d’abord à Grenade autour des années 773-775/1372-1374 et gagne vite le Maroc. Les murīdūn d’Andalousie sont partagés sur la nécessité du maître spirituel : peut-on s’en dispenser grâce à la lecture des livres du taṣawwuf ? Cette question, sur laquelle est notamment consulté le šāḏilī Ibn ʿAbbād, est à l’origine de la composition du Šifā’ al-sā’il, bien que l’ouvrage d’Ibn Ḫaldūn ouvre des perspectives beaucoup plus larges sur l’histoire du taṣawwuf20. En Orient, la majorité des soufis met l’accent sur l’obligation d’avoir un cheikh pour parcourir la Voie. La lecture des livres soufis et la connaissance de leur terminologie ne feront jamais de quelqu’un un ṣūfī, affirme ʿAlī al-Ḫawwāṣ21. Suyūṭī, qui retire les livres d’Ibn ʿArabī des mains des profanes, insiste sur ce fait de manière encore plus péremptoire22. Ceux qui soutiennent la précellence de la lecture sur la ṣuḥba d’un cheikh appartiennent de façon logique à l’école akbarienne. Ismāʿīl al-Ǧabartī, ʿAbd al-Karīm al-Ǧīlī et ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī sont connus pour professer cette opinion. Le cheikh ḫalwatī Muḥammad al-Damirdāš, fervent akbarien comme on le sait, se situe dans cette mouvance. Les œuvres des maîtres sont le fruit, dit-il, de longues années de discipline spirituelle. Celui qui a l’aptitude de les comprendre n’a plus qu’à cueillir ce fruit ; il économise ainsi le temps et l’énergie que passent les sālikūn à parcourir la Voie. Al-Damirdāš affirme avoir côtoyé des soufis tant arabes que persans qui ont obtenu par la muṭālaʿat al-kutub tout ce que peut espérer un homme spirituel. Il reconnaît toutefois que si la lecture est supérieure aux œuvres d’adoration des “cheminants”, elle ne dispense pas pour autant de « la fréquentation des maîtres [...] s’il s’en trouve »23. Pour conclure sur cette question, il faut distinguer deux niveaux ; il semble en effet que les soufis réservent la lecture des œuvres doctrinales aux êtres déjà réalisés sur le plan spirituel.
Les exemples de divergences entre fuqahā’ ou entre soufis pourraient être multipliés, mais il nous importe seulement dans cet épilogue de montrer qu’il s’agit là d’un état d’esprit prônant le pluralisme. Celui-ci est exprimé parfois de façon consciente ; Aḥmad al-Zarrūq ne prétend-il pas que le soufisme ne cessera de bien se porter tant que ses membres auront des positions discordantes24 ?
Si les débats font fi des cloisonnements juridiques et s’ils transcendent l’appartenance initiatique, ils traversent également le temps. Dans le domaine doctrinal, celui-ci n’a qu’une importance très relative. Voilà pourquoi nous n’avons pas hésité à enjamber les siècles quand la trame du débat nous y entraînait. C’est ainsi que nous justifions l’intérêt que nous avons porté au cours de ce travail à Ibn ʿArabī et à Ibn Taymiyya, qui ont vécu bien avant la fin de l’époque mamelouke. al-Wuǧūd al-ḥaqq d’al-Nābulusī réfute la Fāḍiḥat al-mulḥidīn d’al-Buḫārī trois siècles après la rédaction de celle-ci, mais les deux sont composées à Damas. Ibn Taymiyya a pour interlocuteur Suyūṭī et, au-delà, les cheikhs contemporains Maḥmūd Ġurāb et al-Būṭī25 : six siècles après la mort du polémiste, l’esprit de controverse semble toujours aussi vivace sous les cieux de Damas et du Caire.
Éric Geoffroy
Notes
1 Cf. supra, p. 361.
2 Il faut bien sûr soustraire à cette relativité les versets explicites, notamment ceux qui ont une portée juridique.
3 L’ambiance sunnite peut sembler étouffante en ce qui concerne la mystique. Élargissons alors l’horizon et méditons les mots du soufi chiite persan Haydar Amoli : « Il est vraiment étonnant que la diffamation (al-tašnīʿ) la plus véhémente à l’égard [...] des gens de Dieu [c’est-à-dire les soufis] provienne des chiites duodécimains ; on ne la trouve pas à un tel degré dans les autres écoles islamiques » ; cf. son Ǧāmiʿ al-asrār, p. 221, dans La philosophie chiite de H. Corbin et O. Yahia.
4 Encore faudrait-il connaître les circonstances qui ont amené l’auteur du Kaff al-raʿāʿ à manifester autant d’intolérance envers les non-chafiites ; elle tranche en effet avec la largeur d’esprit dont il fait preuve dans les Fatāwā ḥadīṯiyya. Al-Nābulusī affirme que le fanatisme en matière juridique prédomine chez les fuqahā’ tardifs (Īḍāḥ al-dalālāt, p. 78).
5 Nous nous inscrivons en faux sur ce point contre H. Laoust ; celui-ci affirme en effet que « le développement du soufisme et l’appui grandissant que l’État [ottoman] accorde aux confréries, en particulier à celles qui se placent sous le patronage d’Ibn ʿArabī, sont incompatibles avec l’idéologie traditionaliste et légaliste que le hanbalisme implique » ; cf. Le Précis de droit, p. LI.
6 Tel Muḥammad al-Ḥillī et Muḥammad al-Bāhī (fol. 32a-b).
7 Cf. O. Yahia, Histoire et classification, I, p. 245. Sur lui, cf. Š.Ḏ., VI, p. 309.
8 al-Naʿt al-akmal, p. 108 ; Kaw., II, p. 253.
9 Cet homonyme est mort en 935/1528 ; cf. al-Ḥiṣkafī, Mutʿa, notice n° 219 ; Kaw., II, p. 75.
10 Š.Ḏ., V, p. 190 et sq.
11 Nous devons cet ouvrage à R. al-Māliḥ. Les rapports entre soufisme et hanbalisme ont été évoqués à plusieurs reprises durant ce travail.
12 L’Islam hanbalisant, p. 39-41, 63.
13 L. Pouzet, « Prises de position », p. 124-125.
14 Iṣāba, I, p. 429.
15 al-Naʿt al-akmal, p. 109 ; Kaw., II, p. 141.
16 Ibn Ayyūb, Rawḍ, fol. 266a et supra.
17 Cf. supra, p. 275-276.
18 Cf. ʿAbd al-Ḥāfiẓ al-Makkī, Mawqif a’immat al-ḥaraka al-salafiyya min al-taṣawwuf wa al-ṣūfiyya, Le Caire, 1988, p. 124, en ce qui concerne Ibn Kaṯīr ; dans son Sulūk, al-Wāsiṭī met en relief la fonction axiale du Pôle (fol. 20).
19 La séparation qu’ils effectuent entre al-Ḥaqq et al-ḫalq les amène par exemple à refouler leurs pensées (ḫawāṭir) et à les condamner, alors que le gnostique sait qu’elles viennent de Dieu ; dans le cas des pensées mauvaises, c’est bien sûr le “réceptacle” (al-qawābil) – c’est-à-dire l’homme – qui est déficient, car il n’a pas la prédisposition (al-istiʿdād) voulue. Ce point de doctrine akbarienne est exposé dans les Durar al-ġawwāṣ, p. 27-28.
20 R. Pérez, La Voie et la Loi, p. 14-16, 20-24. La fatwa d’Ibn ʿAbbād, commentée p. 52-59, est plutôt l’œuvre d’un spirituel que d’un faqīh, car « les termes juridiques [y] sont d’une étonnante rareté » (ibid., p. 58). Sur la controverse andalouse, cf. également P. Nwyia, Ibn ʿAbbād de Ronda, p. 48-49, 54.
21 Šaʿrānī, Laṭā’if al-minan citées par ʿAbd al-Qādir ʿĪsā (Ḥaqā’iq, p. 530).
22 Ta’yīd, p. 48, 76 ; Tanbīh, p. 25, 41.
23 Cf. Rasā’il al-šayḫ Damirdāš, p. 31-32.
24 Lā yazālu al-ṣūfiyya bi-ḫayr mā tanāfarū ; cf. Qawāʿid, p. 73-74.
25 M. Ġurāb, qui a répondu à Ibn Taymiyya en lui opposant les paroles mêmes d’Ibn ʿArabī (cf. son ouvrage al-Radd ʿalā Ibn Taymiyya), ne cesse de défendre jusqu’à nos jours le Šayḫ al-Akbar contre les attaques de fuqahā’ égyptiens. Quant à al-Būṭī, il justifie le ḏikr du mot Allāh que, nous l’avons vu, l’auteur du Maǧmūʿ al-fatāwā récusait (cf. al-Salafiyya, p. 193-194).
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