Éric Geoffroy
Le soufisme est habituellement traité selon deux optiques très différentes : son contenu purement doctrinal retient l’attention de certains chercheurs, tandis que d’autres abordent le sujet sous un angle sociologique ou anthropologique. Dans ce travail, nous avons en quelque sorte tenté de combler le hiatus existant entre ces deux approches de la mystique musulmane. Notre propos a été de mettre en regard les données historiques d’une période précise et les traits permanents de la spiritualité en Islam, de confronter donc temporel et intemporel, histoire et métahistoire. Tout historien des religions ou des idées, nous semble-t-il, est concerné par ce défi.
Nous avons choisi comme cadre temporel la fin de l’époque mamelouke et le début de la période ottomane – grosso modo la seconde moitié du xve siècle et la première moitié du xvie siècle –, car elles représentent le point d’aboutissement de la culture islamique médiévale1, tout en annonçant l’évolution de celle-ci durant la période pré-moderne. La place prépondérante qu’occupe alors le soufisme dans cette culture, et l’extériorisation qui le caractérise, sont concomitants de cette évolution. D’autre part, l’époque étudiée est une période de crise. Or, on le sait, c’est lors des temps troublés que les phénomènes culturels et spirituels s’exacerbent. Le fait d’avoir étudié la mystique à la fin du régime mamelouk et au début de la dynastie ottomane s’est révélé très fécond, plus pour les tensions suscitées par la situation politique que pour les différences d’attitude de l’un et l’autre pouvoirs à l’égard du soufisme, qui, elles, sont mineures2.
Ayant entrepris nos recherches à Damas, nous aurions pu nous limiter à la Syrie ; les sources sur le taṣawwuf de cette région étaient en effet inexploitées. Mais une étude d’envergure ne peut se permettre de dissocier la Syrie de l’Égypte à l’époque mamelouke, et plus spécialement au xve siècle. D’autre part, il faut l’avouer, l’attrait du soufisme égyptien nous a gagné.
Les points que nous avons abordés de même que les niveaux d’analyse sont divers, et l’on pourrait nous reprocher un trop grand éclectisme. Les travaux de synthèse n’en restent pas moins indispensables ; cependant, ils se doivent d’être alimentés par des sources en nombre suffisant. En outre, le souci de préserver une progression de l’extérieur vers l’intérieur, du social vers le spirituel, a guidé notre démarche. C’est ainsi que l’approche historique (première partie) met en place le contexte général de l’époque, tout en s’attachant à décrire les types de sources exploitées. La deuxième partie ancre le soufisme dans la culture islamique qui le supporte, et rend compte de sa présence au sein de la société. La troisième identifie les voies initiatiques, en analysant leurs modes de fonctionnement ; elle ouvre également le champ à une comparaison entre le soufisme syro-égyptien et celui des aires turco-persane et maghrébine. Avec la quatrième partie, nous pénétrons dans les subtilités de la typologie spirituelle de l’Islam. Enfin, la cinquième retrace les grands débats suscités par la mystique, tels qu’ils se formulent à la fin de l’époque médiévale.
Il faut encore nous expliquer sur notre emploi des termes soufisme et mystique. Le premier n’a qu’une valeur fonctionnelle, qui est celle de traduire le mot arabe taṣawwuf ; il a l’avantage de désigner désormais, pour le public non spécialiste, la spiritualité islamique. Quant au vocable « mystique », son usage moderne correspond peu, il est vrai, au caractère essentiellement initiatique du taṣawwuf, mais la « connaissance des mystères » qu’il implique à l’origine nous en rapproche. Il faut ici établir une distinction entre la « mystique » et le « mysticisme » ; ce dernier définit une démarche de nature religieuse, subjective et quasi sentimentale, qui est proprement incompatible avec la perspective du taṣawwuf 3.
Notes
1 Nous justifions de ce fait nos fréquentes incursions dans l'ensemble de la période mamelouke.
2 Louis Pouzet, traitant de la vie religieuse à Damas au XIIIe siècle, a également remarqué qu'une étude menée sur deux contextes politiques différents (en l'occurrence les Ayyoubides, puis, à partir de 656/1258, les Mamelouks) présentait un grand intérêt ; cf. Damas au VIIe/XIIIe siècle. Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p. 12.
3 Cf. sur ce point Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam, Alger-Lyon, 1955, p. 21-22.
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