vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Eric Geoffroy - Chapitre III - Structures politiques et fonctions sociales à l’époque mamelouke





                               Encensoir mamelouk 15e siècle Syrie ou Egypte



Eric Geoffroy



I - Le système mamelouk
II - L’espace mamelouk
III - La société
IV - Les ʿulamā’ et leurs fonctions

1 - Les charges principales : la judicature et l’enseignement
2 - Autres charges
3 - Imbrication des fonctions administratives et religieuses, et cumul des charges

V - Les ʿulamā’ et le pouvoir mamelouk
1 - Ténacité d’un préjugé ethnique
2 - Le milieu des ʿulamā’ du Caire et celui de Damas : deux situations différentes




I - Le système mamelouk

 Lorsque les Mamelouks renversent la dynastie ayyoubide en 648/1250, ils instaurent au Proche-Orient un pouvoir politique fort et durable, puisque les Ottomans n’y mettront un terme qu’en 922/1517, soit deux siècles et demi plus tard.



Ce pouvoir est d’un type très particulier, car détenu par des esclaves (mamlūk). Ceux-ci sont importés principalement du Kiptchak et du Caucase, puis éduqués et exercés aux armes dans les casernes du Caire : une armée d’origine étrangère en vient ainsi à incarner l’“État” (al-dawla)1. Cette oligarchie militaire, qui s’autogénère par l’importation d’éléments extérieurs au pays, se compose de groupes de pression rivaux (chaque émir avec ses mamlūk-s) ; du jeu de ces factions émerge le sultan, choisi par consensus ou imposé par son groupe. Chaque sultan arrivant au pouvoir doit donc acheter d’autres esclaves que ceux qui l’entourent déjà (al-mamālīk al-sulṭāniyya, al-ǧulbān), afin de renforcer son assise politique ; il peut avoir confiance en eux, car il sait que leur intérêt est de l’appuyer. Il choisit parmi eux sa garde personnelle (al-ḫāṣṣākiyya), qui a une grande influence sur la vie politique. Certains de ces Mamelouks sultaniens, une fois formés sur le plan militaire, sont affranchis, et c’est en leur sein que se recrutent les émirs, dont certains deviendront sultans.



La logique fondamentale du système mamelouk nie le principe héréditaire, car le père esclave, qu’il le soit resté ou qu’il ait été affranchi, ne transmet pas ce statut à son fils : celui-ci fait partie des awlād al-nās, enfants des Mamelouks qui naissent libres et se fondent dans la population locale. Une telle logique nécessite une continuelle importation d’esclaves, comme elle implique la négation du principe dynastique ; peu importe la manière d’arriver au sultanat, ce qui compte pour son détenteur, c’est d’être efficace et d’avoir assez d’autorité sur les autres émirs. Ceci vaut surtout pour la deuxième période du régime mamelouk (à partir de 784/1382), celle qui voit gouverner les Circassiens, ou Tcherkesses2.


II - L’espace mamelouk



Le pouvoir des Mamelouks s’étend sur l’Égypte et la Syrie ; il exerce également un contrôle sur le Hedjaz. Le pays du Nil est unifié depuis l’époque pharaonique, et les émirs n’ont eu qu’à recueillir l’héritage ayyoubide. Le Caire devient la capitale du monde islamique, comme en témoigne la profusion des bâtiments de cette époque subsistant en cette ville. L’administration centrale y a son siège, et les provinces égyptiennes (Haute-Égypte, Basse-Égypte et Alexandrie) n’ont que peu d’autonomie. Il en va tout autrement de la grande Syrie, le Bilād al-Šām3, traditionnellement morcelé sur les plans politique, ethnique et confessionnel.



En Égypte, les équilibres régionaux ont évolué depuis la première époque mamelouke. L’importance qu’avaient alors le Sud égyptien (al-Ṣaʿīd) et Alexandrie a été réduite et comme absorbée par l’affirmation de la métropole cairote. Au ixe/xve siècle, celle-ci s’ouvre principalement sur le tissu dense du Delta, celui des campagnes et des petites villes comme Maḥallat al-Kubrā, Damiette ou Tanta4. Le Delta représente alors davantage que la route empruntée par les voyageurs venant de Syrie pour se rendre au Caire. La richesse humaine et spirituelle que recèle cette région les arrête parfois, et explique en tout cas les contacts très nombreux entre ʿulamā’ et soufis syriens et égyptiens.



La Syrie constitue un glacis face aux divers envahisseurs. Dès le début, le pouvoir mamelouk va donc s’efforcer d’intégrer et de contrôler l’ensemble de ce territoire. Il doit pour cela arracher des mains des Croisés les bastions qui s’élèvent à l’ouest du pays. Après cette reconquête, qui s’achève à la fin du viie/xiiie siècle, le péril mongol accapare à plusieurs reprises les émirs du Caire. Ces derniers, de plus en plus inquiets devant la puissance grandissante des Ottomans – au ixe/xve siècle – seront finalement vaincus à Marǧ Dābiq, près d’Alep. Les Syriens ont évidemment beaucoup pâti de cette situation d’avant-poste, en dommages matériels et financiers comme en vies humaines.



Territoire mamelouk à part entière, le Bilād al-Šām est remarquablement relié au Caire, et les sultans s’y rendent souvent. La diversité du pays et des peuples explique que les divisions administratives y aient plus d’importance qu’en Égypte. La Syrie est divisée en sept provinces ou niyāba-s, chacune gérée par un représentant du pouvoir central (nā’ib al-salṭana, kāfil)5. Le premier personnage de la vie politique est le nā’ib de Damas ; il détient « un certain pouvoir puisqu’il remplace le sultan pour la plupart des affaires aussi bien civiles que militaires »6.

 Damas a perdu, par cette centralisation venant du Caire, le rayonnement qu’elle avait au début du viie/xiiie siècle ; son caractère provincial s’accentuera à la fin de l’époque mamelouke, puis sous les Ottomans.



III - La société



Il a été fait allusion à la fonctionnalité de la société mamelouke, en évoquant un schéma similaire aux trois ordres de l’Occident chrétien médiéval7 : il y a d’abord la caste mamelouke étrangère (le terme “caste” nous semble plus adéquat qu’“élite” ou “aristocratie”) détentrice de la puissance militaire, politique et en grande partie économique ; elle est désignée par l’expression arbāb al-suyūf (ceux qui portent l’épée). Puis le gros de la population indigène constitue la masse laborieuse (al-ʿāmma, al-raʿiyya), composée de paysans, artisans et petits commerçants ; les premiers sont largement exploités, surtout en Égypte. Parmi cette population, il faut aussi mentionner les bandes de jeunes marginaux à caractère paramilitaire, qui prennent une grande importance à la fin de l’époque mamelouke : al-zuʿar, al-zuʿrān. Les lettrés (arbāb al-aqlām) enfin représentent l’élite civile ; ils occupent les hauts postes administratifs (aṣḥāb al-waẓā’if al-dīwāniyya), ou forment le corps des ʿulamā’ détenant les diverses charges religieuses (aṣḥāb al-waẓā’if al-dīniyya) ; ces deux types de fonctions ne sont pas toujours bien délimités.

 Quant aux soufis, ils ne forment en aucun cas une entité sociale à part, mais traversent les trois classes évoquées. Ils appartiennent cependant le plus souvent au vaste milieu des ʿulamā’.



Mentionnons enfin, en marge de cette société, un élément non intégré à la culture à dominante urbaine qui nous concerne : les Bédouins, appelés généralement ʿarab dans les sources. Réfractaires à l’autorité centrale, ils maîtrisent des régions entières en Égypte comme en Syrie ; leurs rapports avec le pouvoir oscillent donc entre le partage de sphères d’influence et la confrontation armée. Ils razzient souvent les villages et contribuent à la spoliation des paysans ; ils sont connus chez les citadins et les ʿulamā’ en particulier pour être sales et pour peu se soucier des préceptes islamiques8.


IV - Les ʿulamā’ et leurs fonctions



Le terme ʿulamā’ qualifie tous ceux qui ont suivi un cursus en sciences islamiques, et dont la compétence est reconnue dans une ou plusieurs de ces disciplines. Ils sont nommés et rétribués par l’État mamelouk comme les autres fonctionnaires. Ils se situent à différents niveaux de l’échelle sociale, et les tâches qu’ils assument sont d’importance variable9.


1 - Les charges principales : la judicature et l’enseignement



Les postes relevant de la judicature sont tenus traditionnellement par des ʿulamā’, car il faut connaître la Šarīʿa pour l’appliquer. On sait que le sultan Baybars divisa en 663/1264 la charge de grand cadi (qāḍī al-quḍāt), jusqu’alors monopole du rite chafiite, en créant cette fonction pour les trois autres rites hanafite, malékite et hanbalite10. Ce personnage est au sommet de la hiérarchie religieuse et jouit d’une autorité morale considérable. Cette charge, qui peut être éphémère ou non, selon les fluctuations de la politique sultanienne, constitue le couronnement d’une carrière. Elle reste souvent le privilège de grandes familles de ʿulamā’, notamment dans les maḏhab-s minoritaires tels que le malékite et le hanbalite. Chacune des quatre métropoles du domaine mamelouk a son qāḍī al-quḍāt, et chacun d’entre eux choisit plusieurs suppléants (nā’ib al-qāḍī) ; la fonction de nā’ib constitue une voie d’accès privilégiée au poste de qāḍī al-quḍāt, surtout si le candidat bénéficie de l’appui de celui qu’il va remplacer11. Le grand cadi nomme aussi ses greffiers (šuhūd) et exerce un contrôle sur les biens des orphelins et sur les fondations pieuses. L’armée a ses propres juges (qāḍī al-ʿaskar).



L’autre tâche essentielle qui incombe aux ʿulamā’ consiste à transmettre le savoir (al-tadrīs). À la fin de l’époque mamelouke, l’éventail des sciences étudiées – religieuses comme “profanes” – reste considérable12. Mentionnons parmi les principales sciences celles de la langue arabe (luġa, naḥw, taṣrīf, etc.), le droit musulman (al-fiqh), le dogme islamique (uṣūl al-dīn), la théologie (al-kalām, al-tawḥīd), l’interprétation du Coran (al-tafsīr), la tradition prophétique (al-ḥadīṯ). Les postes d’enseignants sont plus stables que ceux des cadis, car plus techniques et sans interférence avec le pouvoir. Il y a loin, bien sûr, du muʿallim de la mosquée de quartier au grand savant, sommité en telle ou telle matière, qui donne ses cours dans une grande madrasa. Un professeur titulaire a des répétiteurs (muʿīd) et des suppléants (nā’ib, pl. nuwwāb).



Les grands ʿulamā’ (fuḥūl al-ʿulamā’, akābir al-ʿulamā’) enseignent toujours, et occupent généralement les charges de cadis. Ils reçoivent souvent le titre honorifique de šayḫ al-Islām et jouissent d’une réputation traversant tout l’espace islamique : Suyūṭī est sollicité pour ses fatwas de l’Inde à l’Afrique sahélienne (le Takrūr), et le mufti chafiite Ibn Ḥaǧar al-Haytamī témoigne au xe/xvie siècle de la renommée internationale qu’a acquise son illustre prédécesseur13.



2 - Autres charges



Les supérieurs (šayḫ) de ḫānqāh, nommés par le pouvoir, sont rarement des soufis, mais plutôt des ʿulamā’ (Ibn Ḫaldūn et Ibn Ḥaǧar par exemple ont assumé cette fonction au Caire) ou même des administrateurs. Ils ont pour mission de veiller à l’orthodoxie de l’enseignement présenté dans ces établissements. Dans chaque grande ville de l’État mamelouk est nommé un šayḫ al-šuyūḫ (cheikh suprême) ayant le même profil que le simple šayḫ14. Au Caire, le šayḫ de la ḫānqāh Saʿīd al-Suʿadā’ et celui de la ḫānqāh Nāṣiriyya à Siryāqūs remplissent traditionnellement cette tâche ; à Damas, il s’agit du supérieur de la ḫānqāh Sumaysāṭiyya. Ils sont mandatés par le sultan pour contrôler la spiritualité dans les diverses régions15, mais dans la pratique, leur influence ne s’étend souvent même pas au soufisme “étatique” des ḫānqāh-s, sans parler du soufisme “privé” des zāwiya-s qui leur échappe totalement.




 Dans cette culture coranique dont la rhétorique représente un élément majeur, le prestige des détenteurs du ʿilm est indissociable de la parole publique. Le prédicateur du vendredi (ḫaṭīb) est un personnage très en vue, du moins celui des grandes mosquées comme Ibn Ṭūlūn, al-Ḥākim ou la Citadelle, au Caire, les Omeyyades, à Damas. Sa charge vient directement après celle de grand cadi dans la hiérarchie religieuse, et il appartient à l’élite des juristes-professeurs. Il peut avoir un impact considérable au niveau politique, lorsqu’il admoneste par exemple le sultan qui assiste à sa ḫuṭba. La pratique du sermon (waʿẓ) est davantage liée au don d’élocution et à la séduction qu’à une fonction officielle. C’est le charisme qui fait le sermonnaire (wāʿiẓ, pl. wuʿʿāẓ), non la charge. Nous traiterons ultérieurement du waʿẓ, car certains cheikhs du taṣawwuf s’y adonnent.


 Il ne faut pas oublier la masse des fonctionnaires religieux “de base”, attachée au culte rendu dans les mosquées et les autres établissements religieux : l’imām des cinq prières – qui peut être d’ailleurs un savant réputé –, le lecteur de Coran (qāri’), souvent enseignant des sept lectures coraniques (muqri’), les prédicateurs des petites mosquées, etc.



3 - Imbrication des fonctions administratives et religieuses, et cumul des charges



Certains postes sont tenus aussi bien par des fonctionnaires religieux que civils. À partir du ixe/xve siècle, en effet, ces deux classes ont tendance à se confondre, et un même terme les désigne, celui d’“enturbannés” (mutaʿammimūn). Le processus apparaît nettement en ce qui concerne l’administration des biens religieux, et va dans le sens d’une infiltration des civils vers les fonctions religieuses plutôt que l’inverse. Les charges concernées par cette indifférenciation sont celles d’agent du Trésor public (wakīl bayt al-māl), de muḥtasib chargé de la police des marchés et du contrôle de la moralité publique, et surtout toutes les fonctions d’inspection (naẓāra) : le nāẓir al-awqāf contrôle la gestion des waqf-s, le nāẓir al-ḫānqāh celle de ces institutions, le nāẓir al-kiswa supervise la fabrication annuelle du voile (kiswa) destiné à couvrir la Kaʿba, etc. On demande toutefois aux administrateurs d’avoir un minimum de bagage en sciences islamiques16.



Ce phénomène doit être relié à la pratique du cumul des charges. Un même savant occupe presque toujours plusieurs fonctions simultanément ; celles de cadi, de professeur et de prédicateur figurent parmi les plus courantes : le grand cadi chafiite Tāǧ al-Dīn Ibn Bint al-Aʿazz (m. 665/ 1267) en exerçait quatorze17 ! À la fin de l’époque mamelouke, Ibn Ṭūlūn tient, grâce à ses compétences étendues et sa notoriété à Damas, un nombre impressionnant de charges, cumulées ou échelonnées dans le temps ; il refuse même celles de grand cadi et de ḫaṭīb à la mosquée des Omeyyades18.



V - Les ʿulamā’ et le pouvoir mamelouk

1 - Ténacité d’un préjugé ethnique



Les Turcs ont les qualités de leurs défauts ; leur robustesse et leur ardeur guerrière expliquent leur manque de raffinement et leur inaptitude dans le domaine des lettres et de la religion : tel est grosso modo le jugement que portent les Arabes sur les Mamelouks, tous inclus indistinctement dans le terme Atrāk. Les trois articles de Ulrich Haarmann rendent compte de ce poncif, de ce « stéréotype ethnique » – selon ses propres termes – reproduit de siècle en siècle19. À quelques exceptions près, le peuple sait davantage gré aux émirs que les ʿulamā’ d’avoir sauvé l’Islam des périls mongol et franc. Ibn Ḫaldūn, notamment, a eu cette sagesse, en évoquant la « bénédiction de l’esclavage », c’est-à-dire du système mamelouk20. Les Syriens étaient plus exposés que les Égyptiens aux diverses invasions, et l’on voit donc Ibn Taymiyya exprimer sa reconnaissance à ceux qui ont bouté hors du Proche-Orient les ennemis de l’Islam.



Ces quelques témoignages ne sauraient occulter le mépris de la majorité des ʿulamā’ syro-égyptiens envers les Turcs, mépris illustré par la réflexion désobligeante de Saḫāwī à propos d’Ibn Taġrī Birdī (m. 874/ 1469) ; après avoir minimisé l’envergure scientifique de ce dernier, l’auteur du Ḍaw’ ajoute en effet : « Que peut-on attendre de plus d’un Turc ? »21 Chez Suyūṭī, la discrimination est moins ethnique que religieuse ; pour cet avocat du califat qurayshite, les émirs ne sont que des usurpateurs22. Cette idée poursuit son chemin jusque chez les réformistes du xxe siècle, car les sultans ottomans présentaient les défauts, pour Rašīd Riḍā, de ne pas être des Arabes de la tribu de Quraysh et de ne pas maîtriser la langue de la Révélation23.



Le handicap linguistique est indéniable chez les Mamelouks, et empêche une partie de ceux-ci d’acquérir un véritable bagage islamique. Pourtant, Muḥammad ʿIzz al-Dīn souligne dans son livre al-Ḥaraka al-ʿilmiyya fī Miṣr fī dawlat al-Mamālīk al-ǧarākisa les connaissances que possèdent certains émirs ou sultans dans des sciences comme le fiqh et le hadith ; il insiste également sur les séances régulières consacrées au ʿilm qu’ils tiennent, et auxquelles sont conviés de nombreux ʿulamā’24. En outre, beaucoup de awlād al-nās, ces fils affranchis de Mamelouks, étudient lettres et sciences religieuses et sont aptes à s’intégrer dans l’élite culturelle. Tel est précisément le cas d’Ibn Taġrī Birdī, dont le père d’origine grecque fut un mamlūk du sultan Barqūq, et que Haarmann définit comme un « interprète entre les Arabes et les Turcs »25. Mais les ʿulamā’ arabes, souligne Haarmann, considèrent le ʿilm comme leur chasse gardée, et évincent ces « fils de Turcs » des charges religieuses26.





Quoi qu’il en soit, émirs et hommes de religion sont obligés de coopérer, car ils détiennent les deux pôles d’autorité dans la société. De toute évidence, dans ce bas monde (al-dunyā), le pouvoir est aux mains des Turcs, qui l’exercent en nommant et en destituant les fonctionnaires religieux. Cette dépendance à l’égard des instances politiques amène certains ʿulamā’ à “se vendre” au pouvoir, en lui accordant notamment des fatwas conciliantes (pour la levée d’impôts non islamiques par exemple). Sultans et émirs financent par ailleurs, sur fonds publics ou privés, la construction des bâtiments religieux (mosquées, madrasa-s, ḫānqāh-s etc.) et l’entretien de leur personnel ; ils ont donc un droit de regard sur eux. Entre les Mamelouks et les ʿulamā’, un code de relations semble en fait s’être instauré ; on voit ainsi en maintes occasions ces derniers tancer vertement les sultans et leur reprocher leur mollesse dans le ǧihād : le gardien de la Loi a le devoir de conseiller le prince, ce que celui-ci accepte en général et attend même. Le genre littéraire de la naṣīḥa témoigne de la permanence historique de ce type de rapports avec le pouvoir, que les soufis entretiennent également avec lui27.



Même si la défense de l’Islam coïncide avec un dessein politique, l’attitude de la plupart des sultans semble motivée par une conscience religieuse authentique. Certes, ils évitent pour des raisons tactiques de s’opposer aux ʿulamā’, sachant que le peuple les aime et les soutient, mais ils leur savent gré d’accomplir une tâche qu’eux-mêmes ne peuvent remplir : conduire la société selon des normes islamiques. Les émirs peuvent enfreindre à l’occasion la Loi révélée (Šarīʿa) en accaparant des terres et des biens ou en levant des taxes ; ils emploient également volontiers des non-musulmans aux postes de confiance. Ils ont cependant une pratique religieuse irréprochable28, et le sultan réclame souvent avec intransigeance l’application des châtiments prévus par la Loi (les ḥudūd)29, parfois même de façon exagérée30. Juste retour de bâton, les sultans manifestent parfois leur dégoût de la corruption de certains fonctionnaires religieux ; ceci n’est pas étranger, croyons-nous, à leur vénération pour les soufis chez lesquels ils perçoivent l’iḫlāṣ, la sincérité et le désintéressement. Ce rapport tripartite entre émirs, fuqahā’ et soufis sera étudié plus loin.



Donc, la collaboration entre émirs et hommes de religion fonctionne d’autant mieux que chacun garde bien son rôle. Les ʿulamā’ sont toujours restés en dehors de la course au pouvoir et des intrigues de palais ; le sultan ne leur demande qu’une allégeance formelle, et n’entre en conflit qu’avec des personnalités trop indépendantes et refusant toute concession31.



2 - Le milieu des ʿulamā’ du Caire et celui de Damas : deux situations différentes



Pour C. Petry, les ʿulamā’ proviennent d’un milieu très cosmopolite, ce qui fait d’eux une classe relativement indépendante tant du pouvoir que du peuple32. Cette hétérogénéité explique la divergence des prises de position entre ʿulamā’, à propos de la fréquentation des émirs par exemple ; elle permet aussi de comprendre pourquoi les débats sur la mystique entraînent tant de dissensions dans la métropole égyptienne33.



Le milieu des ʿulamā’ de Damas présente, quant à lui, plus de cohésion. Quelques grandes familles locales détiennent les charges importantes et se les transmettent. Cette aristocratie religieuse, dans laquelle les ʿulamā’ maghrébins ont trouvé leur place, n’est pas en reste par rapport aux émirs : elle détient une puissance financière et immobilière prépondérante (elle possède des terres dans la Ghouta) et est installée dans de belles demeures damascènes. Ce milieu, solidaire par les intérêts qu’il partage, représente une force unie face au pouvoir, et impose sa marque sur l’ensemble de la société ; ainsi peut-il contraindre certains aspects du soufisme à s’occulter34.


 Eric Geoffroy 


Notes

1 Le fait que des esclaves étrangers constituent une armée de métier contrôlée de près par le pouvoir n’est pas nouveau dans l’aire islamique. Un ensemble cosmopolite comme l’Empire abbasside ne pouvait s’appuyer sur un groupe ethnique particulier ; il forma donc dès la première moitié du iiie/ixe siècle une machine militaire composée de mamlūk-s étrangers. En Égypte, la dynastie ayyoubide, elle-même d’origine kurde, entretient une armée professionnelle de ce type ; cette armée devient vite un corps redoutable et parvient, pour la première fois dans l’histoire islamique, à prendre le pouvoir : ce sont nos Mamelouks.

2 On consultera avec intérêt les articles de D. Ayalon, notamment « L’esclavage du mamlouk », dans Oriental Notes and Studies, 1, 1951, p. 1-66 ; « Preliminary Remarks on the Mamlūk Military Institution in Islam », dans War, Technology and Society in the Middle East, 1975, p. 44-58 ; « Aspects of the Mamlūk Phenomenon : The Importance of the Mamlūk Institution », dans Der Islam, 53, 1976, p. 196-225. Cf. également P.M. Holt, « The Structure of Government in the Mamluk Sultanate », dans The Eastern Mediterranean Lands in the Periods of the Crusades, Warminster, 1977, p. 44-61.

3 Cette région comprend grosso modo Syrie, Liban, Jordanie et Palestine actuels.

4 J.-Cl. Garcin a tracé cette nouvelle configuration du paysage égyptien d’après les Ṭabaqāt de Šaʿrānī ; cf. son art. « L’insertion sociale de Shaʿrānī... », p. 160-163.

5 Cf. Bernadette Martel-Thoumian, Les civils et l’administration dans l’État militaire mamlūk, p. 27-28.

6 Ibid., p. 441.

7 Cf. l’article de J.-Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p. 270.

8 Selon la description qu’en fait Yūsuf Ibn ʿAbd al-Hādī dans son Ḏamm al-hawā, ms. Damas, fol. 224.

9 Précisons que nous ne dressons pas ici un tableau complet et détaillé des fonctions à caractère religieux – C. Petry s’y est livré dans The Civilian Elite, p. 222-241 et 246-269 – mais que nous mentionnons en priorité celles qui concernent l’étude du soufisme. Cf. également Gaudefroy-Demombines, La Syrie à l’époque des Mamelouks, Paris, 1923, p. 160-166 ; L. Pouzet, Damas, chapitres II et III, p. 107-207.

10 Le grand cadi chafiite exerçait un véritable pouvoir, que Baybars a voulu affaiblir en le répartissant ; malgré cette stratégie du “diviser pour régner”, le grand cadi chafiite garde la prépondérance jusqu’à l’époque ottomane, le chafiisme restant le rite dominant en Égypte et en Syrie.

11 Cf. J. h. Escovitz, « Patterns of Appointment to the Chief Judgeships of Cairo during the Baḥrī Mamlūk Period », dans Arabica, XXX, 1983, p. 168.

12 La relation faite par Saḫāwī du cursus studiorum de Zakariyyā al-Anṣārī, par exemple, illustre bien la richesse de l’enseignement dispensé dans les métropoles, mais celle-ci va s’estomper progressivement au cours de la période ottomane (cf. Ḍaw’, III, p. 234-235).

13 Dans un manuscrit que nous présenterons ultérieurement (al-Mas’ala fī-mā taḥaṣṣala..., fol. 122a).

14 Sur lui, cf. Muḥammad Bakrī al-Ṣiddīqī, Bayt al-Ṣiddīq, Le Caire, 1323 h., p. 379-380 ; Gaudefroy-Demombynes, loc. cit., p. 163-164 ; J. S. Trimingham, The Sufi Orders, p. 19-20 ; L. Fernandes, The Evolution of a Sufi Institution, p. 48-54.

15 Le pouvoir central peut craindre notamment l’infiltration de doctrines ésotériques chiites dans le soufisme syrien. Les directives sultaniennes sont données à l’occasion de la nomination d’un šayḫ al-•uyūḫ : l’obligation de se conformer au Coran et à la Sunna est rappelée, et le šayḫ doit censurer toute déviation doctrinale ; cf. al-ʿUmarī, al-Taʿrīf bi al-muṣṭalaḥ al-šarīf, Le Caire, 1324 h., p. 127-130.

16 Pour plus de détails sur les rapports entre fonctions civiles et fonctions religieuses, cf. Bernadette Martel-Thoumian, loc. cit., p. 59 et sq.

17 Cf. Ibn Kaṯīr, al-Bidāya wa al-nihāya, XIII, p. 250, cité par L. Pouzet, Damas, p. 109.

18 Cf. l’autobiographie d’Ibn Ṭūlūn intitulée al-Fulk al-mašḥūn, Damas, 1348 h., ainsi que l’introduction de ʿAbd al-ʿAẓīm al-Ḫaṭṭāb au texte d’Ibn Ṭūlūn, Iʿlām al-warā bi-man waliya nā’iban min al-Atrāk bi-Dimašq al-Šām al-kubrā, p. 75-82. Voir également B. Martel-Thoumian, loc. cit., p. 92 et sq.

19 Ces articles complémentaires sont tous parus en 1988 : « Arabic in Speech, Turkish in Lineage : Mamluks and their Sons in the Intellectual Life of Fourteenth-Century Egypt and Syria », dans Journal of Semitic Studies, XXXIII/1, p. 81-114 ; « Ideology and History, Identity and Alterity : The Arab Image of the Turk from the ʿAbbasids to Modern Egypt », dans IJMES, 20, p. 175-196 ; « Rather the Injustice of the Turks than the Righteousness of the Arabs-Changing Attitudes towards Mamluk Rule in the Late Fifteenth Century », dans S.I., LXVIII, p. 61-77.

20 Cf. « Ideology... », p. 182.

21 Ibid., p. 183, et « Arabic in Speech », p. 113.

22 Cf. l’article de J.-Cl. Garcin, « Histoire, opposition politique... ». Suyūṭī rapporte à l’envi le fameux épisode de la vente des émirs par le grand cheikh ʿIzz al-Dīn Ibn ʿAbd al-Salām (m. 659/1261) ; celui-ci proclama que ces émirs, achetés comme esclaves par le sultan ayyoubide al-Malik al-Ṣāliḥ avec l’argent du Trésor public, devaient être vendus pour être affranchis, et la somme provenant de leur vente reversée au Trésor. L’accession des mamlūk-s au pouvoir ne saurait empêcher l’application de la Loi islamique à leur sujet ; cf. ibid., p. 73-75. Le pouvoir mamelouk, nous l’avons vu, est un pouvoir de fait ; afin de légitimer le nouveau régime, Baybars a donc restauré au Caire un califat abbasside purement symbolique, après la chute de Bagdad en 656/1258. Pendant un millénaire, rappelle U. Haarmann, les Arabes du Proche-Orient ont eu des gouvernants turcs, ce qui les a amenés à inventer une parenté étymologique entre les mots “tyran” et “Tūrān”, terme d’origine perse désignant la patrie originelle des Turcs (cf. « Ideology... », p. 175-176).

23 Ibid., p. 189.

24 Beyrouth, 1990, p. 21-23, 79-85.

25 Cf. « Rather the Injustice », p. 76. Sur l’auteur du Manhal ṣafī, cf. Aḥmad Darrāǧ, « La vie d’Abū al-Maḥāsin Ibn Taġrī Birdī », dans Ann. Isl., XI, 1972, p. 163-181. Haarmann étudie en détail la participation des awlād al-nās à la culture littéraire et islamique de leur temps dans son article « Arabic in Speech... ».

26 Cf. « Rather the Injustice... », p. 76-77.

27 Cf. infra, p. 121.

28 N’oublions pas que, selon le fiqh, le sultan a priorité pour diriger la prière, même devant un grand savant.

29 Notamment lorsque l’honneur de l’Islam et de ses saints est en cause ; cf. par exemple Ibn Iyās, Badā’iʿ, IV, p. 120 ; V, p. 470.

30 Ibid., IV, p. 343-346, où le sultan Qānṣūh al-Ġawrī entre en conflit avec les quatre grands cadis, car il persiste à vouloir faire appliquer la peine réservée à l’adultère à une personne ayant rétracté ses aveux.

31 Zakariyyā al-Anṣārī est contraint par Qāytbāy d’accepter le poste de grand cadi chafiite ; mais il dénonce peu après dans un écrit adressé à celui-ci l’injustice (ẓulm) qu’il fait régner, à la suite de quoi le sultan le destitue ; cf. ʿIzzat Ḥaṣriyya, Šurūḥ risālat al-šayḫ Arslān, p. 269. Nous verrons que Suyūṭī manifeste une intransigeance comparable à l’égard du même sultan.

32 Cette thèse est commentée par J.-Cl. Garcin dans « Le sultan et Pharaon », p. 268.

33 Nous nous demandons toutefois si l’aspect quantitatif des analyses menées par Petry rend suffisamment compte de la notoriété dont jouissent au Caire les grands ʿulamā’ syro-égyptiens par rapport à ceux d’origine étrangère ; le cosmopolitisme de cette ville nous semble plus effectif à la première époque mamelouke, période de prodigieuse ouverture culturelle.

34 Nous verrons à quel point les fuqahā’ damascènes de la fin de l’époque mamelouke jettent l’opprobre complet sur la personne d’Ibn ʿArabī.

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