vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Eric Geoffroy - Chapitre VI - Aspects de la culture islamique









Eric Geoffroy 





I - Le cosmopolitisme
II - Les grands courants du sunnisme mamelouk
III - La production littéraire : héritage culturel, encyclopédisme et polygraphie
IV - Une époque de déclin culturel ?





I - Le cosmopolitisme



Des métropoles comme Le Caire, Damas ou Alep ont bénéficié dès le viie/xiiie siècle d’un apport continu de personnalités musulmanes provenant de diverses régions du monde islamique : les Andalous y fuient la Reconquista chrétienne tandis que les Maghrébins s’y arrêtent après avoir accompli le Pèlerinage à la Mecque ; elles sont une terre d’asile pour les Palestiniens chassés par les Croisés, et surtout pour les Orientaux (Khurassaniens, Persans, Kurdes, etc.) fuyant la vague mongole. En dehors de ces causes immédiates d’exil, la quête de la science (ṭalab al-ʿilm) fait du savant un éternel pérégrin. Dans ce monde islamique alors ouvert, le ṭālib al-ʿilm n’hésite pas à parcourir, à l’instar des premiers collecteurs de hadiths, des milliers de kilomètres pour étudier avec tel ou tel savant notoire. Ajoutons à cela que les soufis considèrent la pérégrination (al-siyāḥa), projection terrestre de la Voie (al-sulūk), comme une discipline spirituelle majeure. L’homo islamicus est donc avant tout un voyageur1, et l’on peut parler avec J. E. Gilbert de « système international de l’enseignement »2 Dans ce vaste réseau scientifique, le domaine mamelouk occupe une place géographique centrale ; l’élite cosmopolite séjourne ou se fixe donc aisément dans la ville proche-orientale, foyer d’une culture islamique mosaïque. J. E. Gilbert note que les ʿulamā’ contemporains se rendent dans des cités identiques, et qu’ils y étudient presque toujours avec les mêmes sommités3 ; cette remarque concerne les xie et xiie siècles, mais reste valable pour la fin de l’époque mamelouke.




Au ixe/xve siècle, Damas et la Syrie vivent une période de reflux culturel, tandis que le Caire concentre plus que jamais savants et mystiques. Les sultans stimulent cette vitalité en invitant des personnalités venant de divers horizons4. Cette métropole devient de façon très nette un passage obligé dans le cursus des provinciaux syriens. Les grands ʿulamā’ et soufis égyptiens qu’elle abrite sont sans doute les plus prestigieux de l’aire islamique. Zakariyyā al-Anṣārī et Suyūṭī, le premier par l’enseignement et le second par l’écriture, ont un rayonnement à nul autre comparable. De plus, le chauvinisme nilotique fait que les Égyptiens se déplacent peu vers ce qu’ils considèrent comme la périphérie5.



II - Les grands courants du sunnisme mamelouk

 
 Après la “Reconquista” ayyoubide du domaine fatimide, les Mamelouks continuent l’œuvre de Saladin et de ses descendants : ils renforcent le bastion du sunnisme qu’est devenu le Proche-Orient. Gouvernants et ʿulamā’ s’accordent pour ne laisser aucune brèche ouverte au chiisme ou à la philosophie hellénistique (al-falsafa)6. Ce sunnisme est nourri de l’amour et de la dévotion portés au Prophète. Ceci se manifeste surtout par l’importance donnée à l’étude du hadith. Damas s’est spécialisée dans cette discipline aux xiiie et xive siècles avec notamment Ibn Ṣalāḥ, l’imam al-Nawawī, al-Ḏahabī et al-Subkī ; puis, l’intérêt qu’elle suscite se généralise dans l’ensemble du domaine mamelouk ; au xve siècle, ses représentants illustres sont Ibn Ḥaǧar, Badr al-Dīn al-ʿAynī, Saḫāwī et Suyūṭī.
 
 
Le sunnisme se compose, à cette époque, de deux principaux courants. Le premier, l’acharisme, constitue l’école de théologie dogmatique dominante au Moyen-Orient, devant le maturidisme. L’acharisme est adopté et défendu surtout par les ʿulamā’ du rite juridique chafiite, mais on ne saurait pour autant les assimiler l’un à l’autre7. Le second courant est le hanbalisme, rite juridique mais également école théologique. Ce mouvement traditionaliste est solidement implanté à Damas, depuis la fondation du quartier de Ṣāliḥiyya par la famille des Banū Qudāma al-Maqdisī. Dans cette ville naît le néo-hanbalisme, rénovation du hanbalisme pour certains, déviation de cette doctrine pour d’autres. Ibn Taymiyya, son promoteur, aura une grande influence en Syrie sur des hanbalites (Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Ibn Raǧab) mais aussi sur des chafiites (al-Ḏahabī, Ibn Kaṯīr, Ibn Ḥaǧar). 


 Acharisme et hanbalisme s’opposent parfois, mais sont unis contre le muʿtazilisme, le chiisme et la falsafa. Leurs différences s’estompent d’ailleurs à la fin de l’époque mamelouke, car le soufisme dans lequel s’engagent de plus en plus les hanbalites constitue en quelque sorte un trait d’union entre eux. L’arrivée des Ottomans et l’officialisation du rite hanafite portent surtout préjudice au hanbalisme, et les œuvres d’Ibn Taymiyya resteront longtemps interdites. Cette disgrâce est principalement due au fait que le docteur syrien avait condamné Ibn ʿArabī et son école, alors que les Ottomans vénéraient le maître andalou bien avant la conquête du territoire mamelouk.



III - La production littéraire : héritage culturel, encyclopédisme et polygraphie




 L’époque mamelouke se caractérise dès ses débuts par une grande production littéraire, concernant aussi bien la langue (Lisān al-ʿarab d’Ibn Manẓūr, Muġnī al-labīb d’Ibn Hišām), le hadith (Fatḥ al-bārī d’Ibn Ḥaǧar, ʿUmdat al-qārī de Badr al-Dīn al-ʿAynī), le fiqh (l’ensemble des fatwas d’Ibn Taymiyya), l’histoire et la biographie (le dictionnaire biographique le plus volumineux est sans doute le Wāfī bi al-wafayāt de Ṣalāḥ al-Dīn


al-Ṣafadī, qui comporte trente volumes) que des genres plus techniques comme les manuels de chancellerie (Ṣubḥ al-aʿšā d’al-Qalqašandī), etc. Cette production abondante s’explique d’abord par le formidable acquis culturel dont hérite cette époque ; le cosmopolitisme des grandes villes mameloukes et la sécurité qu’y trouvent les lettrés permettent à ceux-ci de digérer et d’adapter cet héritage. L’histoire, qui fournit une leçon (ʿibra) pour le temps présent, intéresse de près ou de loin la plupart des auteurs. 





Malgré les restrictions émises par G. Makdisi, savants et soufis de la fin de l’époque mamelouke voient en al-Ġazālī (m. 505/1111) le fruit d’une union entre acharisme et chafiisme. On ne s’étonnera donc pas qu’il représente pour eux une référence majeure8. Son ouvrage fondamental, l’Iḥyā’ ʿulūm al-dīn, fait l’objet de nombreux commentaires (šarḥ) et de résumés (muḫtaṣar) ; parmi ces derniers, on remarque celui de Suyūṭī. De la même façon, l’œuvre juridique de l’imam al-Nawawī (m. 676/1277) bénéficie d’un grand intérêt, et son Minhāǧ, ouvrage de référence pour le rite chafiite, est couramment appris par cœur. Le prestige dont jouit alors l’imam ne nous semble pas étranger à l’ouverture qu’il manifestait à la mystique, comme en témoignent les bio-hagiographies que lui consacrent Saḫāwī et Suyūṭī9.



La polyvalence des ʿulamā’ constitue une autre caractéristique majeure de l’époque. Nous avons vu que les auteurs de nos sources sont à la fois fuqahā’, historiens, hagiographes, poètes, métaphysiciens, pamphlétaires, etc. Tout musulman lettré doit embrasser un grand nombre de sciences, qu’elles concernent directement la religion ou non10. Ibn Ṭūlūn déclare avoir étudié trente-huit sciences majeures et, en comptant les sciences mineures (furūʿ) découlant des premières, il en dénombre soixante-douze...11 L’ “honnête homme” doit pouvoir écrire dans les domaines les plus divers du savoir ; c’est l’anti-spécialisation. À la fin de l’époque mamelouke notamment, les biographes ne mentionnent jamais une ou deux disciplines pour un savant, mais ils indiquent que ses compétences se partagent (šāraka fī...) en diverses sciences ; il maîtrise bien sûr certaines plus que d’autres (kāna al-ġālib ʿalay-hi...). Suyūṭī, à côté de ses écrits en sciences islamiques, compose aussi bien un manuel d’érotisme qu’un traité sur les tremblements de terre. Quant à son émule Ibn Ṭūlūn, il n’a délaissé, parmi ses sept cent cinquante ouvrages dénombrés (!) ni la médecine, ni l’astronomie ni les mathématiques.




Le volume du savoir atteint des proportions telles qu’il ne peut plus être conservé dans les mémoires ; des auteurs l’enregistrent alors dans des sommes (pensons à la Nihāyat al-arab fī funūn al-adab d’al-Nuwayrī, par exemple, ou aux Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār d’Ibn Faḍl Allāh al-ʿUmarī). Malgré la variété des sujets traités, ces ouvrages s’inscrivent tous dans le cadre encyclopédique de la culture de leur temps. À la fin de l’époque mamelouke, le Syrien Ibn ʿAbd al-Hādī (m. 909/1503) présente, dans son compendium intitulé Zabad al-ʿulūm (La quintessence des sciences), une cinquantaine de disciplines rangées par ordre alphabétique12 ; Suyūṭī, quant à lui, fait de son Ḥusn al-muḥāḍara « une sorte d’encyclopédie égyptienne, panorama historique et culturel de l’Égypte depuis les temps pharaoniques jusqu’à l’époque de l’auteur »13.



IV - Une époque de déclin culturel ?

 
Un des griefs retenus fréquemment par les orientalistes comme par les auteurs arabes contre la culture de la fin de l’époque médiévale est l’absence de production originale. De génération en génération, la pensée se serait sclérosée, les auteurs ne faisant que suivre les voies déjà tracées, comme l’indiquent les interminables « compléments » (ḏayl) aux œuvres anciennes. C’est « l’ère des commentaires et des sur-commentaires » (ʿaṣr al-šurūḥ wa al-ḥawāšī), expression qui s’applique surtout à la période ottomane14. On pourrait ainsi établir une proportion inversée entre la quantité (l’énorme production) et la qualité (absence de création, de mouvement dans la pensée).





Louis Gardet, par exemple, dans un colloque dont les conclusions auraient besoin d’être revues aujourd’hui, situe le début de l’ankylose au ixe/xve siècle15. U. Haarmann le rejoint sur ce point en évoquant, pour le même siècle, le « conservatisme de la vie intellectuelle »16. Gardet explique cet immobilisme en partie par le fait que « l’esprit même d’une oligarchie militaire, quelle qu’elle soit, est rarement favorable au développement de la pensée »17, et N. Ziadeh évoque comme cause le contrôle de l’État mamelouk sur la vie intellectuelle18. Une telle vision nous semble à la fois exagérer l’impact de ce contrôle, et minimiser la participation des émirs et de leurs fils à la culture.





Suyūṭī représente pour Gardet le modèle de cette léthargie culturelle. C’est d’abord oublier que l’œuvre du polygraphe égyptien constitue un maillon essentiel dans la transmission du patrimoine islamique médiéval, ce dont Suyūṭī était tout à fait conscient. C’est ensuite négliger l’apport personnel du savant sur le plan scientifique ; témoin son plaidoyer en faveur de la réouverture des “portes de l’iǧtihād”, ou encore son rôle de pionnier dans l’intégration du taṣawwuf à la culture islamique. En outre, la personnalité de Suyūṭī présente des aspects modernes, comme sa formation en partie autodidacte et son désir de toucher des publics divers par des écrits à large diffusion : on peut parler à son égard de savant “post-médiéval”19. Par l’adaptation qu’ils font de leur patrimoine, les grands auteurs de l’époque mamelouke ne participent-ils pas à cette modernité ? Les œuvres d’al-Nawawī, Ibn Taymiyya, Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Ibn Ḥaǧar et Suyūṭī constituent la culture livresque largement diffusée du musulman contemporain ; il n’y a qu’à parcourir les stands des foires du livre arabe à Damas ou au Caire pour s’en convaincre.





Notes

1 Les nombreux hadiths sur le sujet ont certainement contribué à façonner cette mentalité de perpétuel passant ou étranger. Citons par exemple celui-ci : « Cherchez la science jusqu’en Chine! » (uṭlubū al-ʿilm wa law fī al-Ṣīn).

2 Cf. son art. « Institutionalization of Muslim Scholarship and Professionalization of the ʿulamā’ in Medieval Damascus », dans S.I., LII, 1980, p. 107.

3 Ibid., p. 108.

4 Muḥammad ʿIzz al-Dīn, al-Ḥaraka al-ʿilmiyya, p. 24-25.

5 Si Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) et Ibn Ḥaǧar (m. 852/1449) passent encore par Damas, les ʿulamā’ du Caire sont plutôt attirés à la fin du siècle par un séjour aux villes saintes du Ḥiǧāz ; le meilleur exemple en est Saḫāwī.

6 Sous les derniers Ayyoubides déjà, « les mesures gouvernementales achèvent de porter les derniers coups à la théologie dogmatique et à la philosophie » ; cf. h. Laoust, introduction au Précis de droit d’Ibn Qudāma, Beyrouth, 1950, p. XLII.

7 Cf. G. Makdisi, L’Islam hanbalisant, R.E.I., hors série 10, Paris, 1983, p. 39, ainsi que « The non-Ashʿarite Shafiʿism of Abū Ḥāmid al-Ghazzālī », dans les Mélanges Dominique Sourdel, R.E.I., LIV, 1986, p. 239-251.

8 La figure d’al-Ġazālī jouit alors d’un grand respect, et seuls des hanbalites comme Ibn Taymiyya et Ibn Qayyim al-Ǧawziyya ont pu critiquer des aspects mineurs de son œuvre (cf. L. Massignon, Passion, p. 181). Lorsque Burhān al-Dīn al-Biqāʿī attaque cette figure lors de son séjour à Damas, il rencontre la réprobation de l’ensemble de la classe des ʿulamā’ (cf. infra, p. 445).

9 Cf. supra, p. 36.

10 Rappelons que l’apprentissage, dans la culture arabo-islamique, est fondé à un haut degré sur la mémoire ; l’étudiant doit ingérer les livres de référence dans chaque branche du savoir. L’Arabe un peu cultivé connaît par cœur des centaines sinon des milliers de vers de poésie, et le Coran est en général retenu avant l’âge de dix ans.

11 Cf. son autobiographie, al-Fulk al-mašḥūn, p. 18.

12 Ms. Damas.

13 J.-Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p. 264.

14 Cf. la thèse de Bakri Aladdin, ʿAbdalġanī an-Nābulusī, œuvre, vie et doctrine, Paris, 1985, I, p. 99.

15 Cf. son article « De quelle manière s’est ankylosée la pensée religieuse de l’Islam ? », dans Classicisme et déclin culturel dans l’histoire de l’Islam, Actes du symposium international d’histoire de la civilisation musulmane tenu à Bordeaux en 1956 (publiés à Paris, 1957, p. 93-105).

16 Cf. son article « Rather the Injustice of the Turks... », p. 62.

17 Classicisme et déclin culturel, p. 100.

18 Damascus under the Mamlūks, p. 99-100.

19 Cf. E. M. Sartain, Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī, p. 114-115 ; J.-Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p. 270-271.

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