Eric Geoffroy
Introduction
L’aperçu sur la culture islamique du Proche-Orient que nous venons d’ébaucher nous aidera à saisir le caractère foncièrement sunnite du soufisme syro-égyptien ; le terme Sunna prend en effet chez les mystiques un relief particulier. L’adaptation du taṣawwuf au climat culturel général a pour corollaire sa diffusion dans la société. Celle-ci l’appréhende essentiellement sous le visage de la sainteté, et nous en verrons les principales manifestations. Les relations entre les dirigeants temporels et les autorités spirituelles que sont les soufis mettent parfois ces derniers sur le devant de la scène ; elles constituent, quoi qu’il en soit, un indice très sûr de la présence des cheikhs dans l’arène sociale. Pénétrons maintenant dans le paysage interne du soufisme. Deux personnages majeurs en émergent, liés par des affinités et une communauté d’intérêts : le savant soufi et le cheikh de voie initiatique. S’ils semblent à eux seuls investir la sphère du taṣawwuf, qui sont alors les pseudo-soufis qu’ils dénoncent l’un et l’autre, et que des faits objectifs nous obligent à prendre en considération ?
Chapitre VII - Un taṣawwuf de la sunna
I - Reconnaissance et intégration
II - Les fruits d’une vieille cohabitation
III - Hadith et soufisme
IV - La voie muhammadienne
V - Une forme dévotionnelle consacrée : le mawlid nabawī
I - Reconnaissance et intégration
Une lecture même superficielle des sources de notre période suffit à détruire le schéma binaire encore bien ancré d’un soufisme extérieur ou contrevenant aux données de la Révélation. Selon ce schéma, la mystique serait une réaction à la sécheresse et au formalisme de la Loi, une libération du carcan des prescriptions légales. Or, les Musulmans de l’époque médiévale, on le constate, n’opposent pas spiritualité et religion1 ; la première est au contraire perçue comme le ressort interne de toute pratique cultuelle, comme le cœur (lubb) qui la vivifie.
Constatons d’abord que le soufisme n’est pas un. Ce terme recouvre des expériences spirituelles diverses et des comportements variés. La plupart des hommes du taṣawwuf partagent cependant une appartenance au milieu des ʿulamā’ ; si certains n’ont pas parcouru un cursus complet d’études religieuses, tous ont été dotés – ou ont au moins été imprégnés – d’une éducation suffisante pour avoir accès à la spiritualité islamique2. Une caractéristique majeure de la fin de l’époque mamelouke consiste dans le fait que la quasi-totalité des ʿulamā’ agrée la dimension mystique de l’Islam. Ils sont nombreux à témoigner du respect et de la vénération pour les soufis, comme le soulignent Suyūṭī et Ibn Ḥaǧar al-Haytamī3. L’expression ḥusn al-iʿtiqād – ou iʿtiqād – fī ṭā’ifat al-qawm revient fréquemment sous la plume des biographes4. De même, ceux-ci emploient à profusion les termes ṣūfī et ṣūfiyya, qui restaient assignés, à l’époque ayyoubide et au début de l’époque mamelouke, aux habitants des ḫānqāh-s5. L’intégration progressive de ces vocables ne traduit-elle pas l’intégration du taṣawwuf lui-même dans la culture islamique ? En outre, les hommes de religion ayant accès à la sainteté débordent largement les seuls ṣūfī-s de nos sources ; ceux-ci représentent des personnages dont le côté mystique l’emporte socialement sur celui du savant, mais ce serait trop réduire la sphère de la spiritualité islamique que de prendre en considération ce seul aspect.
Dans cette perspective s’ouvre un monde immense et insoupçonné : la plupart des ʿulamā’ sont affiliés à un ou plusieurs courants initiatiques ; ils habitent dans les ḫānqāh-s ou les dirigent ; ils côtoient les cheikhs de zāwiya-s et se placent parfois sous la direction spirituelle de l’un d’entre eux. Les šuyūḫ al-Islām, qui constituent l’élite religieuse, appartiennent souvent à une ou plusieurs familles spirituelles, quand ils ne sont pas des soufis notoires. Apparaissent alors des réseaux qui, dépassant largement celui des soufis reconnus comme tels, traversent en mode subtil l’espace syro-égyptien, véritable carte initiatique qu’il faut reconstituer. La diversité et la souplesse des formes de rattachement, autre caractéristique du soufisme de cette époque, favorisent en effet son infiltration dans la société. Des littérateurs et des poètes sont parfois membres de ḫānqāh-s6, et même des hauts fonctionnaires de l’État mamelouk s’adonnent à la Voie et jouent un rôle majeur dans les débats sur la mystique7.
Cette intégration de la mystique à la culture ambiante se manifeste encore par d’autres aspects. Elle fait partie de la formation de l’étudiant en sciences islamiques (ṭālib al-ʿilm), au moins de celui qui a atteint un certain niveau. Georges Vajda l’a constaté en ce qui concerne la période ottomane8, mais le phénomène s’observe dès la première époque mamelouke. Des ouvrages comme la Risāla d’al-Qušayrī (m. 465/1073), les Manāzil al-sā’irīn de ʿAbd Allāh al-Anṣārī (m. 481/1089), les ʿAwārif al-maʿārif d’Abū Ḥafṣ al-Suhrawardī (m. 632/1234) sont lus et étudiés très communément, au même titre qu’un livre de hadith ou de tawḥīd9 ; ces textes sont parfois commentés ou résumés par des personnalités apparaissant a priori comme des ʿulamā’, tels les šayḫ-s al-Islām Zakariyyā al-Anṣārī et Burhān al-Dīn Ibn Abī Šarīf (m. 923/1517)10. Le taṣawwuf a pris en Islam la forme d’une discipline aux normes initiatiques précises ; on le voit donc s’agréger progressivement au corps des sciences islamiques. Il figure en bonne place parmi toutes celles qu’abordent les ouvrages encyclopédiques ; prenons à titre d’exemple les Masālik al-abṣār d’al-ʿUmarī, le Ḥusn al-muḥāḍara de Suyūṭī, et le Zabad al-ʿulūm d’Ibn ʿAbd al-Hādī. Par ailleurs, la poésie soufie est bien répandue dans les milieux religieux11 ; on constate qu’elle pénètre aussi les milieux littéraires12 et politiques13, et touche les classes sociales les plus diverses14.
Plus personne ne songe à nier les miracles dont sont gratifiés les saints (karāmāt al-awliyā’), et qualifier un cheikh de saint (walī) ou de gnostique (ʿārif bi-Allāh) devient assez commun, ainsi qu’en témoignent nos biographes. Les thèmes centraux de la doctrine du taṣawwuf ont pénétré les esprits, et apparaissent ici et là dans les écrits ou dans les réflexions que nous rapportent les historiens. La Réalité muhammadienne primordiale (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya), par exemple, est clairement exposée par Aḥmad al-Qasṭallānī dans le premier chapitre de ses Mawāhib15. De même, les termes techniques de la hiérarchie initiatique des saints se voient intégrés dans le vocabulaire de la majorité des ʿulamā’16. Des supports dévotionnels comme les awrād (pl. de wird) et les aḥzāb (pl. de ḥizb), formules de prière et litanies lues dans les milieux soufis, se diffusent dans la société ; on voit même le sultan Qāytbāy en composer17.
Il est vrai qu’à la fin de l’époque mamelouke, les débats sur certaines doctrines du taṣawwuf partagent le monde des ʿulamā’, mais ces dissensions traversent également une bonne partie de la société, et témoignent par leur existence même de l’impact qu’y a la mystique. Il reste bien sûr des poches de résistance dans le corps des fuqahā’, mais nous verrons que les grands savants de l’époque font jouer leur ascendant pour les réduire.
Le soufisme a acquis droit de cité dans la ville musulmane. En dehors de la ḫānqāh, établissement que lui réservent les instances officielles, il est enseigné au sein d’al-Azhar, qui concentre déjà l’activité intellectuelle du Caire18. Le cheikh šāḏilī maghrébin Aḥmad al-Zarrūq (m. 899/1493), précédé par sa réputation à l’université du Caire, aurait eu un auditoire d’environ vingt mille personnes – chiffre sans doute exagéré –19. Nūr al-Dīn al-Šūnī (m. 944/1537) y institue le maǧlis ṣalāt ʿalā al-Nabī, nuit de prières dévolues au Prophète, à partir de 897/1491. Cette pratique se répand rapidement dans d’autres régions du monde islamique ; à Damas, le maǧlis est introduit par un disciple d’al-Šūnī à la mosquée des Omeyyades20. Nūr al-Dīn al-Marṣafī (m. 930/1523) par contre, à qui l’on suggère de donner des cours sur la Voie à al-Azhar, répond que cela ne fait pas partie des mœurs des soufis (aḫlāq al-Qawm), ce qui implique toutefois qu’il en a la possibilité21. La mystique a de même pénétré depuis longtemps le milieu des madrasa-s et des dār-s al-ḥadīṯ (établissements réservés à l’enseignement du hadith)22. Dans The Transmission of Knowledge in Medieval Cairo, Jonathan Berkey remarque qu’au xve siècle, les distinctions entre ces institutions et les ḫānqāh-s s’effacent ; les unes et les autres dispensent un enseignement tant en sciences extérieures qu’en taṣawwuf23.
Le plus souvent, les ouvrages de taṣawwuf sont étudiés de façon informelle, dans des cercles (ḥalqa) groupant les étudiants autour du professeur ; les intéressés se rencontrent dans les lieux publics de la vie religieuse, mais aussi au domicile du cheikh24. L’éminent maître du chafiisme égyptien à l’époque qui nous intéresse, Zakariyyā al-Anṣārī, enseigne fiqh et taṣawwuf dans les lieux les plus divers (même dans la nature environnant le Caire) ; mort centenaire, il a eu le temps de former trois générations de ʿulamā’ syro-égyptiens ouverts ou rattachés au soufisme. Ce grand cadi illustre de façon idéale le modèle du savant soufi qui amène progressivement ses élèves à intérioriser leur science. À cette époque d’ailleurs, la distinction entre étudiant (ṭālib) et disciple (murīd) a tendance à s’estomper.
Au-delà du seul enseignement, les maîtres soufis et leurs disciples investissent mosquées et madrasa-s. Les séances de ḏikr sont fréquentes à la mosquée des Omeyyades25, et le Ǧāmiʿ ǧadīd de Ṣāliḥiyya reçoit régulièrement les soufis26 ; au Caire, Abū al-Mawāhib procède à ces séances dans la madrasa Nābulusiyya27. Les soufis élisent également domicile dans ces lieux28. Il y a plus : depuis le début du ixe/xve siècle, ils construisent eux-mêmes au Caire et dans la province égyptienne des mosquées leur tenant parfois lieu de zāwiya. Le maître suhrawardī Aḥmad al-Zāhid (m. 819/1416) fait œuvre de pionnier dans ce domaine, et il se heurte d’ailleurs à l’opposition de ʿulamā’ comme Ibn Ḥaǧar et Sirāǧ al-Dīn al-Bulqīnī29. Cette pratique devient courante par la suite ; ainsi, son disciple Muḥammad al-Ġamrī (m. 849/1446) restaure également de vieilles mosquées, et bâtit au Caire la petite mosquée de Bāb Šaʿriyya où descendra Šaʿrānī ; le fils d’al-Ġamrī, Abū al-ʿAbbās (m. 905/1500), semble gratifié de talents particuliers pour mener à bien ce genre d’entreprises30. Les mosquées fondées à l’initiative de ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī (m. 924/ 1518) sont inaugurées très officiellement en présence des personnalités politiques et religieuses, et la région du Delta n’est pas en reste grâce à la présence de ʿAbd al-Ḥalīm al-Manzalawī et d’Abū al-ʿAbbās al-Ḥurayṯī31. À Damas, ʿAbd al-Raḥmān Ibn Dā’ūd restaure une madrasa de Ṣāliḥiyya32, tandis que ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī emmène des ʿulamā’ de cette ville « visiter un malade », selon ses propres termes : il s’agit d’une mosquée en mauvais état que le cheikh parvient, grâce à cette ruse, à “panser”33.
II - Les fruits d’une vieille cohabitation
La relative intégration du soufisme dans la culture islamique ambiante, dont nous venons de donner un aperçu, est le résultat d’une longue et progressive symbiose entre soufisme et sunnisme.
La leçon du procès d’al-Ḥallāǧ a été en grande partie reçue : l’orthodoxie intérieure doit être conforme à l’orthodoxie extérieure, religieuse et politique. C’est en niant les affinités qu’on ne lui prêtait que trop avec le chiisme et la philosophie hellénistique (falsafa) que le soufisme va faire corps avec l’ “idéologie” désormais dominante au Moyen-Orient arabe, le sunnisme acharite. En contraste, nombre de ʿulamā’ rejettent le soufisme doctrinal d’Ibn ʿArabī et d’Ibn Sabʿīn, car il intègre selon eux des éléments crypto-chiites et d’autres issus de la falsafa34. Soufisme et acharisme font bon ménage depuis longtemps. D’Abū Nuʿaym al-Iṣfahānī (m. 430/1038), l’auteur de la Ḥilyat al-awliyā’, et d’al-Qušayrī (m. 465/1073) et sa Risāla, en passant par al-Ġazālī, al-Nawawī, Taqī al-Dīn al-Subkī et son fils Tāǧ al-Dīn, jusqu’à Suyūṭī, Zakariyyā al-Anṣārī et Šaʿrānī, se profile une lignée d’une remarquable continuité, celle de ʿulamā’ et soufis chafiites acharites présentant le taṣawwuf comme le cœur de la religion islamique. Cherchant à lui donner plus de cohésion, les trois derniers maîtres œuvrent à intégrer la doctrine akbarienne au sein de la spiritualité admise par le commun des ʿulamā’. Ils évacuent également des formes dégénérées de la mystique, qui entravent sa normalisation.
Tous les soufis ne sont pas acharites, comme on le sait, mais il est indéniable que le taṣawwuf acquiert ses lettres de noblesse à l’époque mamelouke à l’intérieur de l’école d’al-Ašʿarī. Ce mariage, tel que le présentent beaucoup d’auteurs médiévaux, se fait sur les dépouilles de l’ésotérisme chiite et de la philosophie hellénistique35. Pour nous limiter à cette dernière, Suyūṭī, qui proclame son acharisme dans sa Profession de foi36, rédige un résumé de la fatwa d’Ibn Taymiyya prohibant l’usage de la logique grecque (al-manṭiqh)37. Šaʿrānī, qui établit une équation entre sunnisme, acharisme et soufisme38, condamne sans ambages la falsafa39.
Le soufisme envisagé ainsi est donc la Voie du milieu ; il rejette à la fois la lettre morte et l’esprit non soumis aux normes révélées. Il n’a pas à se centrer, à se faire accepter par l’orthodoxie, car il en est lui-même la source vive40. Il consiste essentiellement en un effort de dépouillement intérieur et de purification de l’âme, qui doit s’opérer selon les seuls critères du Livre et de la Sunna : c’est le modèle du grand Ǧunayd (m. 298/910) de Bagdad, qui a donné forme et impulsion à ce courant dominant de la mystique41. De fait, ce « soufisme des nobles mœurs spirituelles » (taṣawwuf aḫlāqī), comme l’appellent les auteurs anciens et modernes, rencontre un consensus. Nous n’avons aucunement relevé dans nos sources la mention d’un juriste ou de tout autre “homme de la lettre” rejetant globalement le taṣawwuf.
Même les polémistes hanbalites, il est bon de le rappeler, n’attaquent jamais le soufisme en soi, mais en dénoncent seulement certaines modalités : Ibn al-Ǧawzī (m. 597/1200) fait bien la part des choses dans son Talbīs Iblīs, et nous l’avons vu écrire l’hagiographie d’anciens maîtres de la Voie comme Maʿrūf al-Karḫī. Quant à Ibn Taymiyya, il témoigne une grande admiration pour al-Ǧunayd et pour ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī, le maître éponyme de la Qādiriyya à laquelle il est d’ailleurs affilié42 : comment pourrait-il rejeter une valeur à laquelle il adhère ? Nous verrons maints exemples, au fil de ces pages, de l’intérêt qu’il accorde au taṣawwuf43. La postérité fait d’ailleurs participer celui qui est enterré dans l’ancien cimetière des soufis de Damas à la tradition hagiographique. Les Kawākib durriyya fī manāqib al-muǧtahid Ibn Taymiyya du savant hanbalite palestinien Marʿī b. Yūsuf al-Karmī (m. 1033/1624) inscrivent le šayḫ al-Islām dans la sphère de la walāya et lui attribuent des vertus spirituelles (manāqib) dignes des maîtres soufis44. Ibn Taymiyya attire des soufis séduits par la fougue sunnite du personnage ; ainsi Aḥmad ʿImād al-Dīn al-Wāsiṭī (m. 711/1311) devient-il hanbalite sous son influence, tout en continuant à écrire des textes de taṣawwuf45. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya poursuit cette ouverture à la mystique, tandis que les chafiites influencés par Ibn Taymiyya (al-Ḏahabī, Ibn Kaṯīr, al-Biqāʿī) font également l’éloge du soufisme sunnite tel qu’ils l’entendent, en condamnant comme lui les doctrines d’Ibn ʿArabī et plus encore d’Ibn Sabʿīn.
La position d’Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) suit des perspectives identiques, comme nous le verrons. Remarquons pour l’instant qu’elle illustre bien la reconnaissance dont bénéficie le taṣawwuf dans la culture sunnite médiévale ; le savant tunisois consacre en effet à cette discipline une partie du sixième chapitre de la Muqaddima, dans lequel il affirme voir en elle « une des sciences de la Šarīʿa »46. Il en connaît la doctrine47, et a côtoyé des soufis, ayant été šayḫ de la ḫānqāh Baybarsiyya.
Les deux courants du sunnisme qui traversent le Proche-Orient mamelouk, l’acharisme chafiite et le traditionalisme hanbalite, au-delà de leurs divergences théologiques, s’accordent donc à agréer une mystique se nourrissant exclusivement des sources scripturaires48. À un moment où la science sunnite exotérique ne laisse plus guère de place à l’aventure de l’esprit49, le taṣawwuf, purifié de tout ésotérisme suspect, devient la seule forme de spiritualité possible sur une assez large échelle. Al-Ġazālī, faisant le bilan de son expérience, affirmait déjà que les soufis ont « la meilleure conduite, la voie la plus juste et les mœurs les plus pures »50, et Tāǧ al-Dīn al-Subkī fait d’eux « les Élus », c’est-à-dire l’élite de la Communauté51. Si, selon lui, le droit musulman (le fiqh) correspond au degré premier de l’Islām, les principes théologiques (uṣūl al-dīn) à l’Imān, c’est sans équivoque le taṣawwuf qui constitue l’élément ultime de la trilogie, à savoir l’Iḥsān, ou recherche de la perfection52. Le haut fonctionnaire mamelouk Abū Bakr Ibn Muzhir (m. 893/1488) écrit en ce sens que « le soufisme constitue la science suprême » (al-taṣawwuf ġāyat al-ʿulūm)53. Suyūṭī – qui se réclame d’al-Subkī – et ses émules trouveront le terrain préparé pour introduire la mystique dans le dogme et la jurisprudence islamiques.
III - Hadith et soufisme
Le soufisme hérite incontestablement à l’époque mamelouke de la place privilégiée qu’occupait auparavant la science du hadith. Les relations entre les deux disciplines sont anciennes54. À partir du vie/xiie siècle, des traditionnistes proches du taṣawwuf ou affiliés concrétisent ces affinités55. Cette dimension est souvent insoupçonnée ; on découvre ainsi dans le ʿIqd al-ǧawhar al-ṯamīn d’al-Zabīdī que le muḥaddiṯ et historien égyptien ʿAbd al-Raḥīm ʿIzz al-Dīn Ibn al-Furāt (m. 851/1448) initie le grand cadi Zakariyyā al-Anṣārī à la Šāḏiliyya et transmet la ʿUrābiyya au traditionniste notoire qu’est Saḫāwī56. À la fin de l’époque mamelouke, les destins des deux disciplines semblent intimement liés. Pour Saḫāwī et Suyūṭī, les deux grands spécialistes du moment, tradition prophétique et tradition spirituelle se réfèrent à une même réalité. Si Suyūṭī se fait l’avocat du soufisme, il sauvegarde aussi la discipline du hadith en dictant à nouveau celui-ci en 872/1467 à la mosquée Ibn Ṭūlūn, après vingt ans d’interruption.
À Alep, le muḥaddiṯ ʿUmar Zayn al-Dīn al-Šammāʿ (m. 936/1529), élève de Suyūṭī et d’al-Anṣārī, s’affilie à la Šāḏiliyya. Rattaché d’abord à Muḥammad Ibn ʿArrāq, il devient après sa mort disciple de l’autre grand maître syrien de cette voie, cheikh ʿAlwān. Il lui confesse toutes ses pensées (ḫawāṭir), selon la méthode de cette école. Mais al-Šammāʿ n’en est pas moins le professeur de hadith du maître šāḏilī : nous avons là un bel exemple de complémentarité entre sciences exotérique et ésotérique57. À Damas, l’enseignement du traditionniste Ibrāhīm al-Nāǧī (m. 900/1494), que Suyūṭī considère comme le grand traditionniste damascène de son époque58, porte sur ces deux niveaux du ʿilm : il forme beaucoup de ʿulamā’ soufis dans sa spécialité, tel al-Nuʿaymī ou cheikh ʿAlwān, mais il est aussi investi de la ḫirqa ḥātimiyya qui le rattache à Ibn ʿArabī59, et initie Ibn ʿArrāq au soufisme60. Les exemples pourraient être multipliés en ce qui concerne Damas ; ainsi le muḥaddiṯ Ḥasan b. Nabhān al-Tannūḫī (m. 889/1484) est-il membre de la voie initiatique issue d’Abū Yazīd, la Bisṭāmiyya61.
Une telle imbrication entre hadith et soufisme n’est pas étonnante, dans la mesure où les chaînes d’appui (isnād ; silsila) des soufis représentent le pendant ésotérique de celles des muḥaddiṯūn ; les unes et les autres ont en effet en la personne du Prophète leur ultime référence. Leurs rites de transmission ne sont-ils pas analogues et n’empruntent-ils pas les mêmes canaux ? Celui de la poignée de main (al-muṣāfaḥa) ou du croisement des doigts (al-mušābaka), s’il scelle l’engagement du murīd avec son maître, est aussi un pacte initié par le Prophète avec tous ceux qui participeront à cette chaîne62 : ces hadiths appelés musalsal-s nous rappellent que la silsila est avant tout un terme technique du ʿilm al-ḥadīṯ. On ne s’étonnera pas que ce type de traditions prophétiques soit transmis par des soufis63 et dans le cadre de voies initiatiques64.
Suyūṭī figure de façon prévisible dans toutes les lignées de la muṣāfaḥa et de la mušābaka65. Dans le même esprit, on le voit démontrer que Ḥasan al-Baṣrī a bien côtoyé ʿAlī b. Abī Ṭālib et reçu de lui le manteau initiatique (al-ḫirqa)66 : il prouve à cet effet que l’imam a transmis oralement à al-Baṣrī des hadiths ṣaḥīḥ mentionnés notamment dans le Musnad d’Aḥmad Ibn Ḥanbal67. Suyūṭī ne fait d’ailleurs que confirmer la recherche déjà entreprise en ce sens par Ibn Ḥaǧar68. L’osmose entre la transmission du hadith et celle de la Voie transparaît également chez Saḫāwī, qui initie son élève Muḥammad al-Baylūnī par la muṣāfaḥa et le fait participer au ḥadīṯ musalsal bi-al-muṣāfaḥa69. Cela explique pourquoi la science du hadith emprunte parfois des voies surnaturelles. Suyūṭī lui-même atteste que les cheikhs peuvent recevoir du Prophète, lors d’une vision onirique (manām), confirmation ou infirmation de l’authenticité de ses paroles70. Il arrive qu’ils se les transmettent selon cette modalité. Šaʿrānī reçoit ainsi du cheikh Amīn al-Dīn Ibn al-Naǧǧār (m. 928/1521), un des pivots du soufisme cairote décédé deux ans auparavant, une tradition dans la langue primordiale appelée suryāniyya71. ʿAlī al-Ḫawwāṣ affirme que les gnostiques (al-ʿārifūn) appréhendent le sens profond d’un hadith (ḥikmat al-ḥadīṯ) selon une connaissance globale et non pas limitée à la transmission formelle72. Au xixe siècle, Muḥammad al-Sanūsī, grand spécialiste des asānīd soufis, rappellera que les statuts généraux de la science du hadith (ṣaḥīḥ, ḥasan, ḍaʿīf) s’appliquent aussi aux rites initiatiques73. À la même époque, le cheikh d’al-Azhar Ibrāhīm al-Bayǧūrī (m. 1277/1860) validera la perception du hadith par le kašf des soufis (ahl al-Ḥaqīqa)74.
IV - La voie muhammadienne
Al-ṭarīqa al-muḥammadiyya, telle est la formule par laquelle beaucoup de soufis désignent la voie initiatique, au-delà des particularismes des affiliations. Le maître spirituel, on le sait, ne fait que figurer de façon tangible le Prophète. Mais que représente celui-ci pour les gens du taṣawwuf ? La Voie ne peut être que fondée sur la conformité intégrale à la Sunna75, car dans le modèle prophétique se déploient toutes les possibilités de réalisation que totalise l’Homme parfait ou universel (al-Insān al-kāmil). Cet « Homme théomorphe » rassemble « en sa nature les réalités divines et les réalités créaturelles »76. Ibn ʿArabī comme al-Ǧīlī identifie l’Insān kāmil au Prophète, envisagé non dans son individualité humaine mais comme manifestation ultime de la “Réalité” ou “Lumière muḥammadienne” (al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya, al-nūr al-muḥammadī)77. Mais il faut noter que les soufis nourrissent souvent leur imitatio Prophetae de la vie terrestre (sīra) du Prophète. Dans un des chapitres de al-Nāmūs al-aʿẓam wa al-qāmūs al-aqdam, ʿAbd al-Karīm al-Ǧīlī montre comment certains événements de la sīra doivent être intériorisés par le mystique muhammadien78. De même, l’hagiographe cherche-t-il volontiers des analogies entre la vie du Prophète et celle du saint qu’il évoque.
Le maître spirituel a pour fonction de « faire éclore en la personne du disciple l’insān kāmil que tout homme est en principe destiné à devenir »79, et ici apparaît un autre aspect de la portée initiatique du modèle muhammadien. Masataka Takeshita, auteur du livre Ibn ʿArabī’s Theory of the Perfect Man, cite un passage des Fuṣūṣ al-ḥikam dans lequel le maître andalou identifie explicitement l’Homme parfait au gnostique (al-ʿārif) auquel s’identifie virtuellement tout aspirant80.
Dans cette perspective, on conçoit que la vénération dont le Prophète est l’objet ne soit pas le produit d’une culture médiévale avancée, comme on le lit parfois81 ; elle existe depuis les débuts de l’Islam, et constitue un des principes sur lesquels sont fondées les voies initiatiques82. Cette vénération ne fait que s’extérioriser davantage à la fin de l’époque mamelouke, à l’instar des autres aspects du soufisme.
Avant d’apparaître sous des formes dévotionnelles extérieures, le lien des soufis avec le Prophète est d’abord de nature subtile : si la vision (ru’yā) de ce dernier durant le sommeil (manāman) est à leurs yeux un fait presque ordinaire, certains affirment le voir à l’état de veille (yaqaẓatan), ce qui indique dans le taṣawwuf un haut degré de sainteté83. Notons que ces visions ne proviennent généralement pas de “ravis en Dieu” (maǧāḏīb) et autres extatiques, mais de ʿulamā’ et de cheikhs de type spirituel sobre. Suyūṭī déclare avoir vu yaqaẓatan le Prophète plus de soixante-dix fois84 ; nous verrons comment il plaide avec efficacité en faveur de cette modalité, face à ceux qui en nient toute possibilité. Il manifeste ici son côté soufi, en contraste avec Saḫāwī. L’ouvrage de ce dernier, al-Qawl al-badīʿ fī al-ṣalāt ʿalā al-ḥabīb al-šafīʿ, est l’œuvre d’un muḥaddiṯ : il donne des formules pour voir le Prophète en rêve (manāman) mais ne parle pas de la vision yaqaẓatan85.
Il est fréquent, dans l’histoire du soufisme, que des cheikhs affirment être en lien permanent avec le Prophète et n’avoir que lui pour maître86. Même ceux qui ont un cheikh peuvent espérer un tel lien en pratiquant intensément « la prière sur le Prophète » (al-ṣalāt ʿalā al-Nabī)87. Ces formules dévotionnelles font l’objet d’une diffusion très large. Nous l’avons vu, une nuit entière y est consacrée à al-Azhar, dans le maḥyā de Nūr al-Dīn al-Šūnī. Par ailleurs, les variantes de la « prière sur le Prophète » se transmettent comme des hadiths ; Ibn Ḥaǧar donne par exemple à Zakariyyā al-Anṣārī l’iǧāza d’un ouvrage de Maǧd al-Dīn al-Fayrūzabādī sur la ṣalāt ʿalā al-Nabī88. Le Prophète revêt certains soufis de la ḫirqa89, et leur enseigne des formules de prière et des litanies (awrād)90. L’intimité entre ces cheikhs et le Prophète s’inscrit jusque dans la vie matérielle ; celui-ci indique par exemple à al-Matbūlī à quel endroit il doit bâtir sa zāwiya91, ou bien il envoie Abū al-Mawāhib chercher de l’argent auprès du sultan Ǧaqmaq92. La garde et le service de la chambre du Prophète à Médine (ḫidmat al-ḥuǧra al-nabawiyya) semble être, outre une tâche domestique assumée par ses muḥibbīn93, une fonction ésotérique qu’Ibrāhīm al-Matbūlī transmet à son disciple Muḥammad Ibn ʿInān94.
La vénération des soufis pour « le premier et le dernier des prophètes » se décèle à des indices très divers. Aḥmad al-Qasṭallānī en arrive à délaisser son maḏhab chafiite pour devenir malékite parce que dans ce rite, Médine, la ville « illuminée » par la présence du Prophète, l’emporte en faveur sur la Mecque95. Vivre et mourir à Médine, dans la proximité du Prophète (ǧiwār al-Nabī), est d’ailleurs un idéal partagé par beaucoup. Certains cheikhs sont réputés pour être des champions de la Sunna96. Abū al-Mawāhib soutient au sein d’al-Azhar la supériorité du Prophète sur les anges, croyance qui fait partie du dogme sunnite ; son antagoniste est un faqīh influencé par le muʿtazilisme97. D’autres se préoccupent de l’observance extérieure de l’exemple prophétique. Dans ce cas, le scrupule peut aller loin : Abū Bakr al-Ḥadīdī court dans la rue avec des cisailles après les hommes ayant des moustaches descendant sur les lèvres, ce qui est contraire à la Sunna ; il les leur taille alors de gré ou de force, en invoquant le Prophète !98
V - Une forme dévotionnelle consacrée : le mawlid nabawī
La vénération que manifestent les Musulmans à l’égard du Prophète s’extériorise dans le climat de reconquête active du sunnisme sur le chiisme fatimide. Peut-être aussi correspond-elle au besoin qu’a l’identité musulmane de se renforcer face aux périls franc et mongol, comme l’a remarqué L. Pouzet99. Les pouvoirs ayyoubide et mamelouk jouent en tous les cas un rôle important dans cette dévotion. Ainsi, l’on devrait l’initiative du mawlid nabawī (cérémonie religieuse commémorant l’anniversaire du Prophète) à un beau-frère de Saladin, al-Malik al-Muẓaffar, maître d’Irbil, qui le célébrait avec grand faste100. Nous relevons pour notre part une contribution majeure des soufis au déroulement de cette cérémonie, ce qui nous laisse supposer leur implication dans sa genèse. En effet, c’est avec beaucoup de déférence que non seulement al-Muẓaffar reçoit ʿulamā’ et soufis, mais encore leur organise une séance d’audition spirituelle (samāʿ) du midi (ẓuhr) à l’aube (faǧr), durant laquelle il danse (yarquṣ) avec eux101. Les Mamelouks vont progressivement institutionnaliser cette célébration. Elle s’inscrit d’ailleurs dans d’autres marques de vénération ; ainsi le sultan Barqūq, ayant lui-même fait acte d’allégeance à plusieurs cheikhs102, fait-il psalmodier, à l’issue de chaque appel à la prière (aḏān), la formule de prière sur le Prophète (al-taslīm)103.
Le mawlid, dont le genre littéraire et poétique apparaît en Turquie ottomane avec le soufi Sulaymān Chelebi (m. 825/1421), n’acquiert sa forme définitive dans notre domaine qu’à l’époque de Suyūṭī104. Ici encore, notre polygraphe joue son rôle de caution de la pratique soufie : dans une longue fatwa105, il s’appuie sur des autorités comme al-Nawawī, Ibn al-Ḥāǧǧ ou Ibn Ḥaǧar pour affirmer qu’il s’agit d’une « innovation louable » (bidʿa ḥasana ou mandūba), à l’encontre de ce que prétendent certains fuqahā’. De son côté, Saḫāwī compose al-Faḫr al-ʿalawī fī al-mawlid al-nabawī ou « L’insigne honneur de célébrer la naissance du Prophète »106. La cérémonie revêt un caractère officiel, à la Citadelle du Caire en présence du sultan, des émirs, des ʿulamā’ et des soufis107 ; son aspect populaire et festif n’en est pas pour autant éclipsé108. La célébration du mawlid provient surtout de l’initiative des cheikhs de zāwiya-s, qui s’entourent de leurs disciples et de nombreux invités. À Damas par exemple, Muḥammad al-Ṣamādī (m. 948/1541) invite régulièrement « notables, étudiants et saints hommes, et leur dresse un beau simāṭ » (repas pris en commun par les soufis et les invités d’une zāwiya)109. Le mawlid entre également dans la religion populaire, notamment par la pratique des vœux (naḏr)110.
Par extension, le mawlid est devenu en Égypte, dès le début de l’époque mamelouke, le terme générique pour toute célébration de l’anniversaire d’un saint. Les mawlid-s d’Aḥmad al-Badawī et d’Ibrāhīm al-Disūqī déplacent encore les foules de nos jours111. En Palestine, ces cérémonies prennent la forme de festivals annuels : il s’agit des mawsim-s – terme que l’on retrouve au Maroc – qui se font sous l’égide des cheikhs. Le maître qādirī Abū al-ʿAwn al-Ǧalǧūlī (m. 910/1504), par exemple, dirige celles de de la région de Ramla112.
On ne saurait donc voir dans le taṣawwuf de ce Proche-Orient sunnite un mouvement marginal113. La vivification de la Sunna qu’il porte en lui explique son intégration à la culture ambiante. Les différentes formes dévotionnelles évoquées plus haut se mettent en place à l’époque mamelouke, mais il ne faut pas perdre de vue que leur extériorisation croissante s’accompagne de la formulation écrite de la doctrine de l’Insān kāmil, qui constitue le substrat ésotérique de la vénération vouée au Prophète114.
Eric Geoffroy
Notes
1 Les conflits entre fuqarā’ et fuqahā’ témoignent, il est vrai, d’une certaine réalité du schéma binaire, mais à un niveau moins fondamental que celui auquel nous nous plaçons ici.
2 Selon les règles du soufisme, le maître lui-même peut n’avoir que des connaissances rudimentaires en matière de Šarīʿa ; ce sont celles d’ordre subtil qui comptent pour sa qualification, mais elles ne relèvent que peu de l’acquisition humaine.
3 Cf. pour le premier son Ta’yīd al-ḥaqīqa al-ʿaliyya wa tašyīd al-ṭarīqa al-šāḏiliyya, Le Caire, 1934, p. 67 ; pour le second, cf. al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 306. Illustrons cette vénération par deux anecdotes. L’hagiographe de Muḥammad al-Ḥanafī nous dépeint l’humilité extrême avec laquelle le grand traditionniste Ibn Ḥaǧar, malgré la renommée dont il jouit, comparaît devant le maître : il se tient agenouillé face à lui, la tête penchée car il ne peut soutenir son regard ; lorsque l’entretien est terminé, il lui baise la main et se retire à reculons (al-Battanūnī, al-Sirr al-ṣafī, I, p. 7). Au xvie siècle, un mufti chafiite contemporain d’al-Ġazzī lui relate que lorsque le cheikh šāḏilī syrien ʿUmar al-ʿUqaybī mourut (en 951/1544), une sorte d’éclipse de soleil se produisit dans le ciel de Damas ; cf. al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, II, p. 423.
4 Elle émane par exemple d’Ibrāhīm al-Qalqašandī, cadi chafiite (Nūr sāfir, p. 111), Muḥammad al-Mālikī, grand cadi malékite (Kaw., I, p. 70), et d’autres savants comme Aḥmad al-Qasṭallānī (ibid., I, p. 126) et Nūr al-Dīn al-Maḥallī (Ṭ.Ṣ., p. 63).
5 Cf. l’introduction à la Risāla de Ṣafī al-Dīn Ibn Abī al-Manṣūr, traduite et commentée par Denis Gril, Le Caire, 1986, p. 37.
6 Muḥammad ʿIzz al-Dīn, al-Ḥaraka, p. 71.
7 Cf. Bernadette Martel-Thoumian, Les civils et l’administration dans l’État militaire mamlūk, p. 381, et infra, p. 441.
8 Cf. son art. « Le cursus studiorum d’un savant ottoman du xviiie siècle », dans La transmission du savoir en Islam (vii-xviiie siècles), Variorum Reprints, Londres, 1983, p. 298.
9 Saḫāwī mentionne dans son autobiographie (Ḍaw’, VIII, p. 11) les textes fondamentaux de taṣawwuf couramment étudiés à son époque, et que lui-même a lus durant sa formation. Abū al-Fatḥ al-Mazzī fait de même avec son professeur de hadith, qui lui transmet également l’initiation soufie (Š.Ḏ., VIII, p. 31).
10 Le šarḥ de la Risāla qušayriyya du premier figure dans l’édition populaire faite à Beyrouth en 1957 ; l’abrégé, par le second, du même ouvrage s’intitule Minḥat al-wāhib al-niʿam wa al-qāsim fī talḫīṣ risālat al-ustāḏ al-Qušayrī Abī al-Qāsim.
11 Nous avons vu Ibn Ḥaǧar commenter une partie de la Tā’iyya d’Ibn al-Fāriḍ, tandis qu’Aḥmad al-Qasṭallānī (m. 923/1517), lui-même élève d’Ibn Ḥaǧar, émaille ses Mawāhib laduniyya bi-al-minaḥ al-muḥammadiyya, somme hagiographique sur le Prophète, de vers extraits du dīwān (recueil de poèmes) de ʿAlī Wafā, maître šāḏilī mort en 807/1404 (Beyrouth, s. d.). Les poésies et litanies d’Abū al-Mawāhib Ibn Zaġdān (m. 882/1477), šāḏilī lui aussi et petit-fils spirituel de Wafā, sont chantées lors des mawlid-s et même dans les mosquées, car elles sont très appréciées des ʿulamā’ (cf. E. J. Jurji, Illumination in islamic mysticism, p. 22).
12 Ainsi la soufie damascène ʿĀ’iša al-Bāʿūniyya (m. 922/1516) échange-t-elle au Caire des qaṣīda-s avec le grand poète ʿAbd al-Raḥīm al-ʿAbbāsī (Kaw. I, p. 288).
13 Le sultan al-Ġawrī, par exemple, manifeste son engouement pour le dīwān du poète ḥurūfī turc Nasīmī (cf. L. Massignon, « La survie d’al-Ḥallāj », dans B.E.O., XI, 1945-1946, p. 139).
14 Amīn al-Dīn al-Dimyāṭī (m. 928/1521), le premier professeur de Šaʿrānī au Caire, met en garde les fêtards qui seraient tentés d’agrémenter leurs beuveries en chantant les vers symboliques d’Ibn al-Fāriḍ sur le Vin mystique (cf. la Tā’iyya du poète). L’un d’entre eux s’étant livré à cette profanation a vu, selon le cheikh, ses excréments sortir par la bouche et son urine par le nez jusqu’à sa mort ; telle est la vengeance du saint (Šaʿrānī, al-Anwār al-qudsiyya, II, p. 190-191).
15 Cf. p. 5 et sq. Le fait n’est pas nouveau, mais jusqu’alors, on traitait ce thème dans des ouvrages de taṣawwuf ; or al-Qasṭallānī est un ʿālim (il a commenté le Ṣaḥīḥ de Buḫārī dans un šarḥ de dix volumes), et ses Mawāhib appartiennent au genre de la sīra nabawiyya ; ce texte est d’ailleurs lu tant par les ʿulamā’ que par les soufis (Ṭ. Ṣ., p. 87). Un siècle plus tard, la doctrine de la Réalité muhammadienne sert même de préambule à un ouvrage d’histoire, le Nūr sāfir de ʿAbd al-Qādir al-ʿAydarūsī (p. 2-4) ; voir également notre analyse des sources.
16 Lorsque Suyūṭī et Saḫāwī écrivent, dans leur hagiographie d’al-Nawawī, que celui-ci est devenu le Pôle de la hiérarchie (p. 59 pour le Minhāǧ de Suyūṭī, p. 33 pour le Manhal de Saḫāwī), ils savent que les lettrés musulmans qui les liront sont au fait de ces notions. Les historiens et biographes peuvent donc faire référence à cette terminologie (al-quṭb, al-afrād, al-abdāl, etc.) sans ambiguïté aucune. Ainsi Muḥammad Šams al-Dīn al-Suyūṭī (m. 880/1475), un élève d’Ibn Ḥaǧar qu’il ne faut pas confondre avec son illustre homonyme Ǧalāl al-Dīn, agrège-t-il les abdāl et les awtād à la longue litanie des figures musulmanes qui investirent Jérusalem après sa reconquête par Saladin (sur les Francs, en 583/1187) ; cf. son Itḥāf al-aḫiṣṣā’ bi-faḍā’il al-Masǧid al-Aqṣā, Le Caire, 1982, I, p. 262. Voici encore l’historien al-Ḥumṣī faisant du maǧḏūb égyptien Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī (m. 909/1503) un Pôle de la hiérarchie (Kaw., I, p. 120), tandis que le cadi al-Buṣrawī rapporte dans son Tārīḫ que certains Damascènes faisaient de ʿAlī al-Daqqāq un des afrād (p. 216). Sur la hiérarchie, cf. infra, p. 429-430.
17 Cf. Nūr sāfir, p. 15 ; G.A.L., S. II, p. 152. René Pérez remarque également la reconnaissance dont bénéficie le soufisme dans l’Andalousie du viiie/xive siècle ; cf. sa thèse de 3e cycle, La Rawḍat al-taʿrīf bi-al-ḥubb al-sharīf de Lisān al-Dīn Ibn al-Khaṭīb, Lyon II, 1981, p. 20, 23, 28-32.
18 Cf. J.-Cl. Garcin, « L’insertion sociale de Shaʿrānī », p. 160.
19 Cf. Maḥmūd al-Manūfī (šāḏilī égyptien), Ǧamharat al-awliyā’ wa aʿlām ahl al-taṣawwuf, Le Caire, 1967, II, p. 265. Au début du viiie/xive siècle, le maître šāḏilī Ibn ʿAṭā’ Allāh al-Iskandarī détenait deux chaires à al-Azhar, une de fiqh et l’autre de taṣawwuf.
20 Kaw., II, p. 218.
21 Ibid. I, p. 269.
22 La Šāḏiliyya égyptienne exerce depuis le début de l’époque mamelouke une influence prépondérante sur ce milieu ; cf. J.-Cl. Garcin, Un centre musulman de la Haute Égypte médiévale : Qūṣ, Le Caire, 1976, p. 312-321.
23 Princeton, 1992, p. 49-50, 56-59, 139, 144.
24 Muḥammad ʿIzz al-Dīn constate également le caractère privé de l’enseignement pour ce qui concerne les sciences religieuses en général (cf. al-Ḥaraka al-ʿilmiyya..., p. 85).
25 Le vendredi, les fuqarā’ de la Ṣamādiyya officient au son des tambours, avant d’avoir leur zāwiya en 932 h. (Ibn Ayyūb, Rawḍ, fol. 260a ; Kaw., II, p. 32 ; al-ʿUlabī, Ḫiṭaṭ Dimašq, p. 421) ; cf. également cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, ms. Damas, fol. 18b-19a.
26 Ibn Ṭūlūn, Qalā’id, p. 308.
27 Ḍaw’, VII, p. 67. Pour d’autres exemples dans cette ville, cf. al-Maqrīzī, Ḫiṭaṭ, IV, p. 54.
28 Muḥammad al-Madyanī s’installe d’abord avec ses disciples dans la madrasa d’Umm Ḫūnid, puis dans celle d’Ibn al-Baqqarī (Ṭ.K., II, p. 108). Les extatiques (maǧḏūb), nous le verrons, s’abritent fréquemment dans les mosquées. Des waqf-s semblent être octroyés aux soufis pour vivre dans celles-ci, car ʿAlī al-Marṣafī interdit à son disciple Šaʿrānī de se livrer à une telle facilité (Ṭ.K., II, p. 128).
29 Ils lui reprochent de réemployer les matériaux des mosquées en ruine du Caire pour construire la sienne propre. Lorsque l’on rapporte au cheikh ces critiques, la réponse de ce dernier est naturellement de dire que « toutes les mosquées sont les maisons de Dieu » (kullu-hā buyūt Allāh) ; cf. Ṭ.K., II, p. 81-82.
30 Dans le Delta égyptien, « il menait ses fuqarā’, écrit J.-Cl. Garcin, faire des fouilles pour trouver des colonnes ; son flair archéologique, paraît-il, ne le trompait jamais et en creusant, on trouvait toujours les colonnes cherchées » ; cf. « L’insertion sociale de Shaʿrānī », p. 163-164 ; sur les Ġamrī, voir également du même auteur « Histoire et hagiographie », p. 290-291, ainsi que Ḍaw’, VIII, p. 239. Les talents d’archéologue d’Abū al-ʿAbbās sont remplacés chez al-Ġazzī par des pouvoirs surnaturels, grâce auxquels il aurait construit une cinquantaine de mosquées ; cf. Kaw., I, p. 148.
31 Respectivement Badā’iʿ, IV, p. 97 ; Kaw., I, p. 223 ; Ṭ.K., II, p. 170.
32 Al-Nuʿaymī, Dāris, II, p. 203.
33 Cheikh ʿAlwān, Muǧlī al-ḥuzn, fol. 110b.
34 Ibn ʿArabī a pourtant condamné clairement l’une et l’autre doctrines ; cf. par exemple l’art. de M. al-Ġurāb (ou al-Ghorab), « Ibn al-ʿArabī Amidst Religions and Schools of Thought », dans Muhyiddin Ibn ʿArabi, a Commemorative Volume, Dorset (G.B.), 1993, p. 202-216.
35 Cf. la position de l’un des premiers acharites, Abū Manṣūr al-Baġdādī (m. 429/ 1037) ; cf. h. Laoust, Les schismes, p. 179. Même un théologien indépendant comme Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1209) reconnaît, en tant qu’hérésiographe, la mystique au détriment du chiisme et de la falsafa (ibid., p. 245).
36 Cf. J.-Cl. Garcin, « Histoire, opposition politique... », p. 80.
37 Cf. al-Taḥadduṯ bi-niʿmat Allāh, p. 114 ; cf. également Ḍaw’, IV, p. 66 ; al-Šawkānī, al-Badr al-ṭāliʿ, I, p. 329 ; E. M. Sartain, loc. cit. , p. 32-33.
38 Cf. ses Yawāqīt wa al-ǧawāhir, Le Caire, 1959, I, p. 3 ; II, p. 93.
39 Cf. M. Winter, Society and Religion, p. 310, note 1.
40 Il est, selon Šaʿrānī, la quintessence (zubda) des actes d’adoration (Ṭ.K., I, p. 4). Les cheikhs s’appliquent à démontrer que le soufisme est une réalité correspondant à ce que vivaient les Compagnons (cf. par exemple la Muqaddima d’Ibn Ḫaldūn, traduite par V. Monteil sous le titre Discours sur l’Histoire universelle, Beyrouth, 1968, III, p. 1005), et al-Huǧwirī voyait déjà en chacun des quatre premiers califes un aspect particulier de la Voie (Trimingham, loc. cit. , p. 149). Dans cet esprit, les quatre imams fondateurs de rites juridiques sont considérés non comme de simples juristes (fuqahā’) mais comme des saints (awliyā’).
41 Šaʿrānī considère sans surprise la voie ǧunaydienne comme la plus authentique ; cf. Yaw., II, p. 92. On peut se reporter au livre de R. Deladrière consacré à ce maître : Junayd, Enseignement spirituel, Paris, 1983.
42 Ibn Taymiyya affirme même dans son Kitāb al-tabarruk – titre qu’on ne penserait pas a priori être de lui – qu’il n’y a entre lui et al-Ǧīlānī que deux intermédiaires (cf. Ibn Dā’ūd, Adab al-murīd, ms. Damas, fol. 28b). Voir sur ce point George Makdisi, L’Islam hanbalisant, p. 52-53, ainsi que ses articles « L’Isnad initiatique soufi de Muwaffaq al-Dīn Ibn Qudama », dans les Cahiers de l’Herne consacrés à L. Massignon (n° 13), et « Ibn Taimīya : a Ṣūfī of the Qādiriyya Order », dans American Journal of Arabic Studies, vol. 1, Leiden, 1973.
43 Le onzième tome de son Maǧmūʿ al-fatāwā est consacré à cette discipline, mais il traite d’autres aspects de la mystique dans les deuxième et dixième tomes (Riyāḍ, 1398 h.). Cf. également notre cinquième partie consacrée aux débats.
44 L’ouvrage a été publié à Beyrouth en 1986. Dans cet ouvrage, les miracles du cheikh syrien relèvent principalement du dévoilement et de la prédiction (kašf) ; cf. p. 88-91. Nous évoquerons ultérieurement un texte de taṣawwuf inédit du même al-Karmī.
45 Cf. son Sulūk wa al-sayr ilā Allāh (ms. Damas).
46 Cf. V. Monteil, Discours, III, p. 1004.
47 Cf. son traité Šifā’ al-sā’il li-tahḏīb al-masā’il, sur lequel nous reviendrons.
48 Ce consensus n’efface pas, bien sûr, les différences de sensibilité entre les deux tendances.
49 Comme l’indiquent par exemple les confessions du grand cadi hanbalite Aḥmad Šihāb al-Dīn al-Futūḥī (cf. infra, p. 305).
50 al-Munqiḏ min al-ḍalāl, traduit par Farid Jabre, Beyrouth, 1969, p. 39 du texte arabe.
51 Inna-hum ahl Allāh wa ḫāṣṣatu-hu ; cf. Muʿīd al-niʿam wa mubīd al-niqam, Londres, 1908, p. 125, 172, cité par Suyūṭī dans son Ta’yīd, p. 4.
52 Al-Subkī reprend ici le fameux hadith dit « de Gabriel ». Ce passage est cité dans M. Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, 1977, p. 155.
53 Fol. 104 des Taḥqīqāt wahbiyya, ouvrage inédit que nous présenterons ultérieurement.
54 Rappelons la parole d’al-Ǧunayd : « Notre science est étroitement liée à la Tradition prophétique » (ʿilmu-nā hāḏā muštabak bi-ḥadīṯ Rasūl Allāh). Nombreux sont les premiers maîtres de la Voie à être des muḥaddiṯūn : Bišr al-Ḥāfī, Maʿrūf al-Karḫī, Aḥmad al-Nūrī, al-Ḥakīm al-Tirmiḏī, etc.
55 Cf. J.-Cl. Garcin, « Histoire, opposition politique », p. 77-80 ; Le fait est vrai aussi en Andalousie musulmane, cf. Cl. Addas, Ibn ʿArabī, p. 121-125. Pour le viie/xiiie siècle, al-Nawawī est le nom qui vient immédiatement à l’esprit, mais il faut aussi penser aux soufis traditionnistes dont le Dār al-ḥadīṯ al-kāmiliyya est le fief au Caire, tel Quṭb al-Dīn al-Qasṭallānī (m. 686/1287).
56 ʿIqd., fol. 52 du manuscrit pour la première voie : il est précisé qu’il ne s’agit pas d’une simple transmission de baraka, mais d’une réelle relation de maître à disciple ; fol. 65 pour la seconde.
57 Sur ce muḥaddiṯ syrien, cf. Durr, I, p. 1012-1025. À noter que cet attachement des soufis au hadith est dirigé de façon implicite contre les chiites. Les extatiques, quant à eux, déclarent tout haut ce que d’autres cèlent : un maǧḏūb syrien, qui déclare aimer « la discipline du hadith et ses gens » (muḥibb al-ḥadīṯ wa ahli-hi), attaque parallèlement les chiites, qu’il appelle al-mubtadiʿa ; cf. Kaw., I, p. 283.
58 Dans son petit recueil biographique intitulé Naẓm al-ʿiqyān fī aʿyān al-aʿyān, p. 27-28, édité par Ph. Hitti (New York, 1927).
59 ʿIqd, fol. 63.
60 Ibn Ṭūlūn, Ḏaḫā’ir al-qaṣr, fol. 68a. Sur al-Nāǧī, cf. Ḍaw’, I, p. 166 ; Ḏaḫā’ir al-aʿlāq, fol. 68 ; Mutʿa, n° 228 ; Š.Ḏ., VII, p. 365.
61 Cf. Ḍaw’, III, p. 127 ; Tamattuʿ, p. 121.
62 Le Prophète leur garantit par exemple d’être pardonnés ou d’entrer au Paradis.
63 Cf. Muḥammad Efendi al-Safarǧallānī, ʿUqūd al-asānīd, Damas, 1319 h., p. 31-32.
64 Cf. ʿAbd al-Bāqī al-Ayyūbī, al-Manāhil al-salsala fī al-aḥādīṯ al-musalsala, Le Caire, 1357 h.
65 ʿUqūd, p. 55-60.
66 Ce fait était contesté par nombre de fuqahā’ soutenant que le maître de Baṣra n’avait pas connu ʿAlī : ils ruinaient de cette façon l’authenticité des chaînes initiatiques soufies, qui remontent au Prophète dans leur grande majorité par Ḥasan al-Baṣrī et l’imam ʿAlī.
67 La fatwa s’intitule Itḥāf al-firqa bi-rafū al-ḫirqa ; cf. al-Ḥāwī li-al-fatāwī, II, p. 268-271. Elle semble avoir eu un grand écho dans le milieu des ʿulamā’ ; cf. Šaʿrānī, al-Anwār al-qudsiyya, I, p. 48.
68 Ibid., I, p. 30.
69 Kaw., I, p. 38.
70 Cf. son Taḥḏīr al-ḫawwāṣ min akāḏīb al-quṣṣāṣ, Beyrouth, édition récente (s.d.), p. 50. Les exemples de kašf à propos du hadith sont nombreux à l’époque qui nous concerne ; cf. al-Ḥāwī, II, p. 480 ; Ṭ.K., II, p. 75. Au xiie/xviiie siècle, le cheikh marocain « illettré » (ummī) ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ, possède la faculté spirituelle de discerner un hadith d’un verset coranique ou d’un ḥadīṯ qudsī ; il sait par dévoilement (kašf) si telle tradition est authentique ou non (cf. Aḥmad b. al-Mubārak, al-Ibrīz min kalām sīdī al-ġawṯ ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ, I, p. 111-115). Cf. également Ibn ʿArabī, Fut. , I, p. 150.
71 Ṭ.Ṣ., p. 61. Sur la langue suryāniyya, cf. infra, p. 304.
72 Seule cette connaissance permet, selon lui, de résoudre les contradictions apparentes entre certaines traditions ; cf. Durar al-ġawwāṣ, p. 30-31.
73 al-Salsabīl al-maʿīn, p. 6.
74 Dans son commentaire de la Ǧawharat al-tawḥīd, ouvrage de tawḥīd d’Ibrāhīm Burhān al-Dīn al-Laqqānī, Beyrouth, 1983, p. 30.
75 Cf. le Kitāb al-uswa wa al-iqtidā’ bi-rasūl Allāh qu’a inséré Abū Naṣr al-Sarrāǧ dans ses Lumaʿ fī al-taṣawwuf (édition de Nicholson, Leiden, 1914, p. 93-104).
76 Cf. M. Chodkiewicz, « Une introduction à la lecture des Futūḥāt Makkiyya », dans Les Illuminations de La Mecque, Paris, 1988, p. 42, 60 ; ʿAbd al-Karīm al-Ǧīlī (soufi yéménite de l’école akbarienne, mort en 832/1428), al-Insān al-kāmil fī maʿrifat al-awāḫir wa al-awā’il, Le Caire, 1981, II, p. 71, 75 et sq. Cet ouvrage fut présenté et traduit partiellement par Titus Burckhardt, Paris, 1975 ; sur al-Ǧīlī, cf. Aʿlām, IV, p. 50.
77 S. al-Ḥakīm, al-Muʿǧam al-ṣūfī, p. 161 ; al-Insān al-kāmil, II, p. 71-72. Voir également les Tanbīhāt ʿalā ʿulū al-ḥaqīqa al-muḥammadiyya al-ʿaliyya, Le Caire, 1988, p. 28, 38 ; ce dernier ouvrage ne doit certainement pas être attribué à Ibn ʿArabī, comme le prétend son éditeur, mais à un auteur postérieur appartenant au courant akbarien. La doctrine de la « Réalité muḥammadienne », fondée sur des sources scripturaires, apparaît dès les premiers siècles de l’Islam ; cf. al-Kalābāḏī citant Abū Yazīd al-Bisṭāmī dans son Taʿarruf, Damas, 1986, p. 70 (sur la prééminence du Prophète chez al-Bisṭāmī, voir également E. Dermenghem, Vies des saints musulmans, p. 151) ; al-Ġazālī, Munqiḏ, p. 39 du texte arabe, et sa Miškāt al-anwār ; L. Massignon, art. « Taṣawwuf », E.I.1; M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 79-94.
78 Cf. le chap. 12, intitulé Nasīm al-saḥar (Le Caire, s.d.).
79 M. Chodkiewicz, Les Illuminations, p. 62.
80 Tokyo, 1987, p. 113.
81 Cf. par exemple J. S. Trimingham, loc. cit. , p. 27 ; L. Pouzet, Damas, p. 357.
82 La Rifāʿiyya en donne l’illustration ; cf. l’art. d’E. Bannerth, « La Rifāʿiyya en Égypte », dans M.I.D.E.O., X, 1970, p. 21.
83 Cf. le hadith : « Celui qui m’a vu durant le sommeil me verra à l’état de veille... » (rapporté par Buḫārī et Muslim).
84 Ṭ.Ṣ., p. 29. Le cheikh Ibrāhīm al-Ḫuḍayrī affirme avoir accompagné le Prophète et des Compagnons chez Suyūṭī, à Rawḍa ; cette allégation témoigne sans doute de la pénétration du monde imaginal (ʿālam al-ḫayāl), tel que le définit Ibn ʿArabī, dans le monde sensible. Cette anecdote consacre en tous cas le traditionniste égyptien : Suyūṭī, après avoir accueilli le Prophète, questionne celui-ci sur des hadiths ; le Prophète, venu apparemment dans le but de l’éclairer, lui répond : « interroge-moi, maître de la Sunna ! » (hāt, yā šayḫ al-Sunna) ; cf. ibid., p. 28-29. En vertu d’une semblable transparence entre monde imaginal et monde physique, le Prophète aurait inspiré au cheikh šāḏilī alexandrin Muḥammad Šaraf al-Dīn al-Buṣīrī (m. 695/1296) les vers manquants de sa Burda, panégyrique en son honneur ; cf. Ǧamharat al-awliyā’, II, p. 252.
85 Beyrouth, 1982.
86 Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī va jusqu’à dire que si la vision du Prophète lui était retirée ne serait-ce qu’un moment, il ne se compterait plus d’entre les musulmans. Mentionnons, dans notre cadre temporel, les cas de Muḥammad al-Manzalawī (Kaw., I, p. 46) ou d’Ibrāhīm al-Matbūlī (Ṭ.K., II, p. 83 ; Anwār qudsiyya, I, p. 32). C’est ce qu’al-Zabīdī appelle en propre « la Voie muhammadienne » (al-ṭarīqa al-muḥammadiyya) ; cf. ʿIqd al-ǧawhar al-ṯamīn, fol. 74. Ces cheikhs ont pourtant, tout au moins au début de leur itinéraire spirituel, un maître terrestre ; ainsi al-Matbūlī a-t-il été initié par Yūsuf al-Burullusī (Ḍaw’, I, p. 85-86). Quant à Abū al-Mawāhib, le Prophète lui-même lui confirme son appartenance à la lignée šāḏiliyya-wafā’iyya (Ṭ.K., II, p. 74) ; son lien avec l’Envoyé apparaît cependant comme le seul réel, d’autant plus que le cheikh est en conflit avec les descendants des Wafā (ibid., II, p. 67).
87 C’est le cas notamment de ʿAlī al-Ḫawwāṣ, Aḥmad al-Zawawī, Nūr al-Dīn al-Šūnī (cf. Salsabīl, p. 9-10), et d’Abū al-Mawāhib (Ṭ.K., II, p. 73). Selon al-Ḫawwāṣ, personne ne peut prétendre être sur les traces du Prophète sans le prendre à témoin pour tous ses actes quotidiens et sans lui demander une autorisation préalable. Si le murīd applique cette prescription, il peut arriver au degré de proximité du Prophète qu’avaient les Compagnons ; cf. Ṭ.K., II, p. 153. Al-Ḫawwāṣ et Aḥmad al-Zawāwī récitaient cinquante mille prières sur le Prophète par jour (al-Zabīdī, ʿIqd, p. 20 ; Anwār qudsiyya, I, p. 32). Un cheikh šāḏilī a de son côté affirmé qu’une certaine forme de la ṣalāt ʿalā al-Nabī répétée cinq cents fois tous les jours remplaçait le guide spirituel (cf. Aḥmad Ibn ʿAyyād, al-Mafāḫir al-ʿaliyya fī al-ma’āṯīr al-šāḏiliyya, Tunis, 1986, p. 159-160). Il ne s’agit pas d’une prière canonique, mais d’une formule de la dimension d’une phrase que l’on répète en la dénombrant sur un chapelet (sibḥa).
88 Cf. Salsabīl, p. 10. Cet ouvrage s’intitule al-Ṣilāt wa al-bušar fī al-ṣalāt ʿalā ḫayr al-bašar (publié à Damas en 1966).
89 Sur ce rite initiatique, voir infra, p. 195.
90 À Abū al-Mawāhib, par exemple (Ṭ.K., II, p. 73), ainsi qu’à Aḥmad al-Zarrūq, qui reçoit selon cette modalité une waẓīfa (ensemble de prières à réciter quotidiennement) ; cf. Salsabīl, p. 57. C’est aussi le cas de ʿAlī al-Hamadānī, fondateur de la voie Hamadāniyya, dont les disciples, établis en Syrie notamment, lisent les Awrād fatḥiyya que lui a « révélés » le Prophète (Kaw., I, p. 107).
91 Šaʿrānī ajoute que ʿAlī b. Abī Ṭālib est missionné durant la nuit pour marquer la terre à l’endroit où il faut creuser le puits ; cf. Ṭ.K., II, p. 83-84.
92 Ibid., II, p. 74.
93 Kaw., I, p. 127.
94 Ǧamīʿ karāmāt al-awliyā’, I, p. 292.
95 Kaw., I, p. 127. Al-Ġazzī parle à ce propos d’ « excès dans l’exaltation du Prophè-te » (al-ġulūw fī rafʿat qadr al-Nabī). De façon logique, al-Qasṭallānī défend par la plume et la parole le maḥyā d’al-Šūnī, attaqué par les fuqahā’ d’al-Azhar (Kaw., II, p. 217).
96 En Égypte, Amīn al-Dīn al-Dimyāṭī et Ibn ʿInān notamment ont laissé cette image de modèle dans l’imitation de la Sunna (ittibāʿ al-Sunna). En Syrie, l’école šāḏili de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī est bâtie toute entière sur une revalorisation profonde de la tradition prophétique.
97 Ṭ.K., II, p. 74.
98 Le même réprimande un jour un ami qui palpe le ventre d’une femme souffrante ; celui-ci lui assurant qu’il ne pensait pas à mal, al-Ḥadīdī lui répond de façon sarcastique « Tu es sans doute préservé du péché (maʿṣūm), mais nous, nous ne nous fions qu’à l’extérieur (ẓāhir) de la Sunna » (Kaw., I, p. 119).
99 Damas, p. 357-360.
100 La description qu’en fait Sibṭ al-Ǧawzī dans son Mir’āt al-zamān nous est rapportée par Suyūṭī dans sa fatwa sur le mawlid ; cf. al-Ḥāwī, I, p. 252.
101 Ibid.
102 Il aurait eu pour maître un certain Šihāb al-Dīn Ibn al-Nāṣiḥ (Abū al-Fatḥ Mazzī, al-Ḥuǧǧa al-rāǧiḥa, ms. Damas, fol. 79). Le soufi Abū Bakr al-Mawṣilī, par ailleurs, lui envoie « des ordres pleins de dispositions utiles aux musulmans », d’après h. Sauvaire (« Description de Damas », dans J.A., mai-juin 1895, p. 401), et le sultan visite ce cheikh en 797/1394 dans sa zāwiya de Jérusalem (cf. l’introduction au texte du Sirr al-sirr par le descendant de ce soufi, Ṣalāḥ al-Dīn al-Mawṣilī, Damas, 1983, p. 7). Le cheikh Abū Bakr, champion de la Sunna, fait coller sur le front de ses disciples une feuille sur laquelle est marqué : « Le soufisme et les mœurs nobles et droites du Prophète » (al-taṣawwuf wa al-ḫuluq al-ḥanīf al-nabawī) ; cf. al-Buṣrawī, Tārīḫ, p. 59. Sur lui, cf. Ibn Qāḍī Šuhba, Tārīḫ, 1er vol. édité par ʿAdnān Darwīš, Damas, 1977, p. 559.
103 Ibid., I, p. 340. Cette pratique, datant de 792/1390, existe toujours de nos jours en Syrie.
104 Cf. Trimingham, loc. cit. , p. 27, 207. Nous signalons ici que vient d’être publiée chez Brill la thèse du Hollandais Niko Kaptein consacrée à l’étude du mawlid nabawī : Muḥammad’s Birthday Festival, Leyde, 1993.
105 Que l’on peut traduire ainsi : « La commémoration du mawlid : une noble intention » (Ḥusn al-maqṣid fī ʿamal al-mawlid) ; cf. al-Ḥāwī, I, p. 251-262.
106 Ce titre est mentionné par al-ʿAydarūsī dans son Nūr al-sāfir, p. 19. Nous n’avons pas trouvé trace du texte.
107 Cf. al-Buṣrawī, Tārīḫ, p. 198.
108 Cf. supra, p. 79.
109 Kaw., II, p. 31 ; cf. également la cérémonie organisée par cheikh Madyan (Ṭ.K., II, p. 102).
110 La femme stérile d’un meunier promet au maǧḏūb égyptien Ḥusayn (m. après 920/1514) que si elle devient enceinte grâce à sa baraka, elle fera célébrer pour lui un mawlid (Ǧamīʿ karāmāt al-awliyā’, II, p. 48).
111 Cf. le chapitre IV de la thèse de Catherine Mayeur-Jaouen (à paraître à l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire), al-Sayyid Ahmad al-Badawi, un grand saint de l’Islam égyptien, Université de Paris IV-Sorbonne, juin 1992 ; Pierre-Jean Luizard, « Le soufisme égyptien contemporain », dans Égypte/Monde arabe, n° 2, 1990, p. 56.
112 Cf. al-ʿUlaymī, Uns ǧalīl, p. 421.
113 Cf. dans ce sens la remarque de J.-Cl. Garcin, dans le Bulletin critique des Annales Islamologiques, n° 7, p. 106.
114 La fonction prophétique d’intermédiaire, de miroir entre Dieu et les hommes, est évoquée par al-Ǧīlī dans d’autres ouvrages qu’al-Insān al-kāmil ; cf. par exemple al-Kamālāt al-ilahiyya fī al-ṣifāt al-muḥammadiyya (ms. Damas). Le Persan ʿAzīz al-Dīn al-Nasafī (m. vers 700/1300), disciple de Saʿd al-Dīn Hamuyeh - qui fut lui-même l’ami d’Ibn ʿArabī - écrivit un Kitāb al-Insān al-kāmil (l’ouvrage a été traduit par Isabelle de Gastines sous le titre Le Livre de l’Homme parfait, Paris, 1984). ʿAbd al-Raḥmān al-Ǧāmī (m. 898/1492), éminent représentant du courant akbarien en Perse, a également développé cette doctrine ; cf. W. C. Chittick, « The Perfect Man as the Prototype of the Self in the Sufism of Jāmī », dans S.I., XLIX, 1979, p. 135-157.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire