بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Conclusion générale
Éric Geoffroy
Si l’esprit de controverse constitue un trait permanent de la culture islamique, l’historien de cette culture n’enregistre pas moins des évolutions et des mutations. En nous déplaçant sur l’échelle temporelle, nous pourrons sans doute dégager la spécificité et donc la qualité historique de la fin de l’époque mamelouke. Si nous allons en aval, lorsque l’ère ottomane est déjà fort avancée, nous butons sur le terme “confrérisme”. Aux yeux des spécialistes du soufisme moderne et contemporain, ce terme revêt une telle importance qu’ils le substituent parfois à celui de soufisme. Cette substitution se justifie en grande partie en ce qui concerne leur champ temporel, mais elle ne saurait avoir d’effet rétroactif : au début du xvie siècle, la voie initiatique se définit beaucoup plus comme un influx spirituel que comme un groupe constitué et structuré. La multiple affiliation à portée variable en est le meilleur indice. Nous avons déjà souligné ce point, mais notre exposé des voies initiatiques syro-égyptiennes pourrait prêter à confusion. Il ne s’agissait pas pour nous d’établir un répertoire de “confréries”, mais de présenter les principaux courants spirituels qui traversent le Proche-Orient. À cette époque, chaque voie particulière ne fait qu’apporter sa propre coloration à la Voie. Rappelons le cas si typique de la Suhrawardiyya égyptienne : bien qu’elle représente alors un lignage initiatique majeur, elle ne se désigne pas elle-même par un nom précis mais par l’expression vague de “voie d’al-Ǧunayd”. Le terme “confrérie”, qui implique l’horizontalité, est donc inadéquat pour rendre compte de la relation verticale de maître à disciple, qui prévaut encore largement.
Remontons maintenant en amont de notre période, pour évaluer les mutations qu’enregistre la mystique syro-égyptienne au xve siècle. On peut sans exagération parler d’ “acquis”. La reconnaissance dont bénéficie le taṣawwuf lui assure une position centrale et dominante. Loin d’être considéré comme un mouvement marginal, il rejette désormais les faux soufis d’un côté, les fuqahā’ obtus de l’autre. Dans le même esprit, il écarte les éléments doctrinaux susceptibles de perturber son nouvel équilibre ; nous interprétons ainsi le silence des maîtres sur Ibn Sabʿīn, ou leur condamnation plus ou moins explicite de son œuvre.
Le soufisme doit pour une bonne part sa force et son crédit dans la société à l’adhésion qu’il a suscitée chez les plus grands ʿulamā’. Les relations harmonieuses et complémentaires que ceux-ci entretiennent avec les cheikhs de voie initiatique s’affermissent très nettement à la fin de l’époque mamelouke. L’autorité de ces ʿulamā’ fait que la confusion malveillante à l’égard du soufisme ne peut plus avoir cours sous peine d’être sanctionnée, comme le montre le cas d’al-Biqāʿī. Assumant leur rôle d’avocat, les ʿulamā’ soufis prennent la parole plus que les soufis eux-mêmes, sans banaliser ou dévaloriser pour autant la mystique. On a ainsi relevé en plusieurs circonstances une identité de vues entre Suyūṭī et ʿAlī al-Ḫawwāṣ, entre le grand savant et l’artisan “illettré”. De concert, ʿulamā’ soufis et maîtres du taṣawwuf proposent des alternatives à une pensée dogmatique et juridique en voie de sclérose. Ils lancent un appel sans précédent à une lecture exégétique des textes soufis pour mettre fin aux abus de l’anathème. Ils valident le dévoilement intuitif et l’inspiration en leur conférant une valeur juridique ; parallèlement, ils donnent un sens spirituel aux notions d’iǧtihād et de taǧdīd, ainsi qu’à la pratique de la fatwa. Cette évolution n’a été possible que grâce à l’audience et à la crédibilité des ʿulamā’ soufis.
Les maîtres de voie initiatique, quant à eux, agissent davantage sur le “terrain”. Si le soufisme est intégré, il est également intégrateur. La zāwiya ne joue pleinement son rôle social dans le domaine mamelouk qu’au xve siècle, car elle atteint alors l’équilibre évoqué plus haut. Dans son cas, cet équilibre consiste à marier enseignement exotérique et impératifs initiatiques.
Ayant gagné en assurance, le soufisme peut pleinement s’extérioriser à la fin de l’époque mamelouke. La dévotion accrue pour le Prophète et la présentation de celui-ci comme al-Insān al-kāmil sont concomitantes de la divulgation assez tardive de la doctrine akbarienne. De façon logique, le second phénomène ne reçoit pas un accueil aussi large que le premier, car cette doctrine s’adresse à un public restreint. Mais, en dépit des fitna-s qu’ils suscitent, les maîtres de la Waḥda triomphent : Qāytbāy prend officiellement position en faveur d’Ibn al-Fāriḍ, et Sélim consacre Ibn ʿArabī et son œuvre. En outre, la question akbarienne va agir comme un remarquable antidote contre la stagnation intellectuelle de la communauté musulmane1. Cette évolution se matérialise par le changement d’axe qui s’effectue au xve siècle ; ce ne sont plus alors les relations liant le Proche-Orient au Maghreb qui priment, mais celles qui le rattachent au Bilād al-Rūm. La conquête militaire ottomane ne fait que concrétiser ce qui est en germe sur le plan spirituel depuis plusieurs décennies. Le politique et le religieux se rejoignent ici de façon remarquable. En effet, les Ottomans auraient-ils pu apposer leur ṭuġrā sur la doctrine akbarienne sans que Suyūṭī et les šāḏilī notamment ne s’en soient fait auparavant les interprètes ? L’autorité de Suyūṭī était nécessaire pour estomper l’influence d’Ibn Taymiyya et d’Ibn Ḫaldūn ; on l’a noté à propos d’Ibn ʿArabī mais aussi de la hiérarchie initiatique et du Mahdī.
Si les acquis qu’enregistre la pensée mystique en cette fin d’époque médiévale interdisent de parler de déclin du soufisme, il n’empêche que la divulgation dont celui-ci est l’objet entraîne parallèlement une perception moindre de sa véritable dimension chez nombre de ses affiliés. La discipline de l’arcane, rappelons-le, ne vise pas seulement à éviter la vindicte des fuqahā’ ; elle a également pour but de protéger la mystique contre les intrus. On doit donc distinguer deux niveaux : d’une part, l’élite spirituelle, qui est aussi présente qu’aux périodes précédentes et reçoit plus que jamais l’appui de l’élite intellectuelle – toutes deux conférant au soufisme sa vitalité et son authenticité – ; d’autre part, les milieux dont l’adhésion est plus lâche et la formation exotérique comme ésotérique plus rudimentaire, et qui semblent bien infléchir la pratique initiatique vers le “confrérisme”.
Placer notre travail dans une perspective historique évolutive était nécessaire ; proposons maintenant une grille d’analyse d’un autre ordre, complémentaire de la première. Dualité, pluralité et unité : c’est en parcourant ce triptyque que nous conclurons notre étude.
La dualité, qui comprend à la fois la similitude et la dissemblance, caractérise notre recherche. Partons comme à l’accoutumée des faits les plus extérieurs. Le contraste entre Mamelouks et Ottomans ne s’avère que peu pertinent ; certes, les relations des souverains d’Istanbul avec les soufis se systématisent et s’officialisent en regard de celles qu’entretenaient avec eux les émirs. La différence de nature des pouvoirs est sans doute ici en cause ; celui des Mamelouks est personnel, et lorsqu’un sultan prête obédience à un cheikh, cela n’engage que lui. Les souverains ottomans, par contre, sont tenus par le principe dynastique, et leurs choix spirituels doivent se définir en fonction des grandes options de l’Empire. Ceci dit, leur attitude s’inscrit fondamentalement dans le sillage des Mamelouks, et tous ces “Turcs” sont peu différenciés par nos cheikhs.
Le domaine géographique sur lequel nous avons travaillé constitue une autre source de dualité. À tous les niveaux, Syrie et Égypte sont indissociables, et l’imbrication des réseaux initiatiques prouve que le taṣawwuf ne fait pas exception sur ce point. Nous avons toutefois noté que sur le plan spirituel également, la Syrie fait figure de province par rapport à l’Égypte ; cette constatation s’impose notamment en ce qui concerne la typologie et les controverses doctrinales. J.-Cl. Vadet a souligné avec justesse la « vocation traditionnelle du Caire pour les choses de l’esprit et pour les grands débats dont dépend le sort d’une civilisation »2. La conquête ottomane ne modifie en rien l’hégémonie spirituelle de cette métropole, au moins durant la première moitié du xvie siècle. Similitudes et différences caractérisent encore, on le sait, la comparaison que nous avons esquissée entre le soufisme syro-égyptien et celui des aires turco-persane et maghrébine.
Avec le paradoxe de l’authentique et du faux qui traverse notre étude, la dualité se métamorphose en ambiguïté. Rappelons les nombreuses figures dans lesquelles s’incarne ce paradoxe. Par l’intériorité qui leur est inhérente, des types spirituels comme le cheikh ummī, le “maître des états spirituels” et surtout le malāmatī se prêtent aisément à la contrefaçon. Il existe de même des imitateurs (mutašabbihūn) sincères des soufis, et d’autres qui ne font que les parodier ; on a également repéré des mahdī-s imposteurs, ainsi que des individus qui ont détourné le sermon public (waʿẓ) de son objectif. À plus large échelle, des faux mystiques ont endossé l’habit du ṣūfī, et il se trouve même des pseudo-fuqahā’ pour avoir dénaturé le fiqh... Le paradoxe de l’authentique et du faux se conçoit facilement en matière de spiritualité : l’imposture s’insinue dans la subtilité et non dans la grossièreté. Cette imposture a un mobile évident, qui consiste à bénéficier du prestige spirituel – et donc social – des maîtres. Mais elle peut se loger de manière beaucoup plus perfide dans la sincérité même du mystique ; l’exigence d’authenticité qui habite celui-ci s’accompagne en effet inévitablement du sentiment d’incapacité à la réaliser totalement, et le spirituel considère déjà à ce stade qu’il a trahi la pureté de sa démarche.
Le paradoxe évoqué plus haut peut également s’expliquer par le fait que la culture islamique, comme toute culture traditionnelle, est normative : elle implique des comportements que la pression sociale contribue largement à délimiter. Or, les références proposées, parfois imposées, comportent leur propre inversion. La vie spirituelle, en essence libre, se joue le plus souvent de telles contraintes, comme nous l’avons remarqué au cours de ce travail. Il n’empêche que les mystiques sont eux aussi conditionnés d’une certaine manière par des modèles et des contre-modèles. Contentons-nous d’un seul exemple : la sobriété dominante de l’école hanbalite s’accomode mal de l’état de “ravissement”, et de fait nous n’avons pas relevé de réel maǧḏūb appartenant à ce courant ; les chafiites, par contre, entretiennent des affinités profondes avec le ǧaḏb, comme si leur maḏhab préconisait implicitement cette modalité.
La dualité appliquée au domaine de la spiritualité nous entraîne par trop dans le piège de l’ambivalence. Pour sortir de ce jeu de miroirs, peut-être la pluralité nous fournira-t-elle une base d’analyse plus simple ? Elle nous aide d’abord à relativiser la notion de réalité. On se sera aperçu que les faits mentionnés dans les pages qui précèdent ne correspondent pas à une approche unidimensionnelle du réel. Certains sont matériellement palpables et ont donc une historicité immédiate ; il peut s’agir d’événements politiques, sociaux mais aussi spirituels : le ǧaḏb qui survient chez un cadi est constaté objectivement par ses contemporains au même titre que l’assassinat d’un émir ou le prélèvement de taxes illégales. Au-delà s’étend le champ du vécu psychologique collectif ou individuel, qui s’impose comme une réalité sociale. Savoir si telle karāma a effectivement eu lieu n’a qu’un intérêt secondaire. Pour l’hagiographe qui la relate comme pour son public, le récit énonce le réel. Imaginons d’ailleurs qu’un auteur ou un sermonnaire attribue à tort un miracle à un cheikh, il ne trahira pas pour autant la réalité, car il sait que les miracles existent. De même la hiérarchie ésotérique des saints est-elle socialement authentique, aussi bien par la foi des dirigeants que par celle du peuple en sa présence ; l’explication d’événements historiques par l’action des riǧāl al-ġayb fonde sa réalité.
Jusque-là, le réel reste tangible et observable. Il en va autrement lorsqu’on aborde la sphère de la Réalité, la Ḥaqīqa des soufis. À ce stade, il n’y a plus d’observateur car le “sujet” censé observer a disparu ; il n’y a plus d’histoire, car la mise en relief spatio-temporelle que celle-ci suppose se heurte à l’impératif spirituel du hic et nunc, l’Ici et Maintenant. Le spirituel vit dans la dimension de l’éternel présent, ce qui explique l’aspect relativement répétitif des textes doctrinaux ; ceux-ci subissent peu d’évolution sur le fonds, et parfois même dans la forme. Mais la Ḥaqīqa ne s’exprime pas seulement de façon théorique par l’écrit ; elle a pour support de manifestation la Ṭarīqa, la Voie, et c’est par ce biais qu’on peut tenter de l’appréhender. L’historien du soufisme ou l’anthropologue contemporain ne peuvent que constater la réalité, c’est-à-dire l’efficacité de l’initiation soufie. Qu’on lui reconnaisse une valeur spirituelle, ou qu’on y voie uniquement le produit du rayonnement des cheikhs ou du mimétisme des disciples, l’initiation agit. Le taṣawwuf se veut une praxis de la spiritualité. Ainsi, nous avons pu dégager trois degrés de réalité, qui correspondent respectivement aux mondes matériel, psychique et spirituel.
La pluralité des niveaux d’analyse appelle celle du terrain. Un système d’affiliations multiples et des réseaux initiatiques qui s’interpénètrent, une typologie fluide, le terme même de taṣawwuf appréhendé très différemment par les cheikhs, des soufis défendus par des fuqahā’ et condamnés par d’autres soufis : autant d’éléments, parmi d’autres, qui nous ont amené à placer cette étude sous le signe de la nuance. La culture islamique médiévale présente en effet beaucoup plus de souplesse et de dynamisme que celle des époques moderne et contemporaine. La raideur intellectuelle des auteurs arabes modernes qui ont édité et commenté des textes comme le Mūfī d’al-Udfuwī ou le Tanbīh al-ġabī d’al-Biqāʿī, constitue à cet égard un indice suffisant. La leçon d’ouverture spirituelle donnée par un Suyūṭī, par exemple, a porté ses fruits tant que le régime ottoman fondé sur un islam traditionnel pouvait assurer la protection du soufisme. À partir du xviiie siècle, les wahhabites puis les réformistes enjambent allègrement Suyūṭī pour s’appuyer sur Ibn Taymiyya, dont ils tronquent d’ailleurs considérablement la pensée3.
Le dynamisme de la culture islamique et du soufisme médiévaux nous ramène à leur unité fondamentale. Nous souscrivons à l’affirmation de Boaz Shoshan, qui parle à ce sujet de « culture commune ». Dans son article « High Culture and Popular Culture in Medieval Islam », il se refuse à opposer une “haute” culture savante à une “basse” culture populaire. Il prend notamment l’exemple du culte des saints, qui « unifiait l’ensemble des sphères socio-culturelles dans la société islamique médiévale »4. Nous avons fait la même remarque à propos du maǧḏūb, et avons noté par ailleurs que taxer le soufisme des zāwiya-s de “populaire” n’avait pas de sens au Proche-Orient. La reconnaissance globale du taṣawwuf, à un niveau ou à un autre, par les différents milieux, ne constitue-t-elle pas un ciment d’unité dans la société médiévale ? La cohésion de cette société s’illustre au détour d’une page de l’une de nos sources : Ibn Ayyūb al-Anṣārī note qu’aux obsèques du grand cadi chafiite Muḥammad Walī al-Dīn Ibn al-Farfūr, qui eurent lieu à la mosquée des Omeyyades en 937/1530, était présent tout ce que Damas comptait comme « soufis (ṣāliḥūn), maǧḏūb-s et ʿulamā’ » ; la tête du cortège était en effet déjà parvenue au mausolée de cheikh Arslān – où le cadi devait être enterré – que son extrémité n’avait pas encore quitté la mosquée5.
Éric Geoffroy
Notes
1 Cf. A. Knysh, loc. cit., p. 314.
2 Cf. Les idées d’un prédicateur de mosquée au xive siècle, p. 69.
3 Il faut toutefois reconnaître que le soufisme médiéval n’était pas prêt à affronter les défis du monde moderne, en particulier ceux du colonialisme occidental. Le rejet de ce soufisme par les réformistes, l’esprit militant de ces derniers et leur démarche “scientiste” s’expliquent aisément.
4 Cf. S.I., LXXIII, 1991, p. 105.
5 Nuzhat al-ḫāṭir, II, p. 160. Sur ce grand cadi, cf. Ibn Ṭūlūn, Iʿlām al-warā, p. 265 ; Š.Ḏ., VIII, p. 224-225.
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