بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Chapitre XVII - Le “ravi en dieu” (al-maǧḏūb)
Éric Geoffroy
I - Un type spirituel authentique
II - Ravissement (ǧaḏb) et cheminement (sulūk)
III - Une modalité déconcertante
IV - Un lieu de prédilection pour la baraka et le kašf
Parti du monde encore tangible et rationnel des ʿulamā’ vivant à divers degrés la dimension spirituelle de l’Islam, nous poursuivons notre progression vers des sphères moins explorées, celles de l’Invisible (al-ġayb) auquel est relié le “ravi en Dieu”, le maǧḏūb. L’étape antérieure du cheikh ummī était nécessaire, car ce dernier constitue le trait d’union entre le maǧḏūb et les différents cheminants (sālikūn) plus ou moins aptes à soulever le voile du monde visible (ʿālam al-šahāda). L’attraction (ǧaḏb) exercée par Dieu sur son serviteur, souligne cheikh ʿAlwān, est un pur don (wahb)2 et présente de ce fait une parenté intime avec le ʿilm wahbī du cheikh ummī. Le maǧḏūb partage avec ce dernier plusieurs traits, comme l’« état d’enfance », l’accès à la langue primordiale et une grande propension au kašf3. Les deux personnages sont par conséquent très liés, comme nous le prouvent les relations étroites entre ʿAlī al-Ḫawwāṣ et les nombreux “ravis” du Caire. Que l’on puisse glisser de l’un à l’autre type n’est pas étonnant, et c’est comme suite à une ǧaḏba qu’Uways al-Qaramānī, paysan ummī, se place sous l’obédience d’un maître4. Une origine sociale souvent humble – mais pas toujours en ce qui concerne le maǧḏūb – accentue encore les affinités communes.
Le départ entre les deux types spirituels est pourtant fondamental, si l’on considère que le cheikh ummī reste un murīd qui chemine par son effort et sa volonté propres : les inspirations et les dévoilements dont il est gratifié sont certes de purs dons mais résultent généralement d’une discipline spirituelle5. Le maǧḏūb, lui, est « désiré par Dieu » (murād)6 ; il n’a dans son ǧaḏb aucune part d’initiative personnelle et l’on parle à son égard de “voie passive”. Nous reviendrons sur ce point, mais demandons-nous au préalable pourquoi le “ravi en Dieu” revêt une telle importance dans les sources dont nous disposons, et notamment chez Šaʿrānī : est-il le produit, comme le pensent souvent les auteurs arabes et occidentaux, d’une fin de régime troublée et d’une culture spirituelle décadente ?
I - Un type spirituel authentique
Le “ravi” possède très vite ses lettres de noblesse dans la mystique musulmane. L’importance que lui accorde al-Ḥakīm al-Tirmiḏī (m. 318/930) est exemplaire à cet égard. Selon ce maître ḫurāsānien, le maǧḏūb appartient à l’élite spirituelle qui entre dans la sphère de la “sainteté particulière” (al-walāya al-ḫāṣṣa). Dieu le choisit7, l’éduque8 en le faisant sortir progressivement de sa volonté individuelle (al-mašī’a) et l’amène ainsi au fatḥ, à l’ “illumination”9. Étant le confident de Dieu (muḥaddaṯ), il participe à la prophétie10 ; il lui arrive même d’être supérieur en sainteté aux anbiyā’ puisque, selon al-Tirmiḏī, seul Muḥammad, parmi tous les prophètes, a été un walī “ravi”11. La norme muḥammadienne qui habite le maǧḏūb se révèle d’ailleurs dans le fait qu’il n’a pas besoin de maître terrestre ; Dieu assume directement son éducation spirituelle, comme il l’a fait pour le Prophète12.
On le voit, al-Tirmiḏī confère au maǧḏūb un statut exceptionnel, Ibn ʿArabī étant le seul à établir plus tard un lien entre “attraction divine” et prophétie. Le “ravi” ne retrouvera que rarement par la suite une telle reconnaissance doctrinale. Non moins exceptionnel est l’emploi que fait al-Tirmiḏī des termes ǧaḏb et maǧḏūb pour décrire le phénomène de l’attraction spirituelle. Jusqu’à une époque tardive en effet, ils n’apparaissent que de manière sporadique dans les sources13 ; ils semblent ne s’imposer qu’au ixe/xve siècle. Hormis l’îlot doctrinal que constitue la pensée d’al-Tirmiḏī, il semble régner dans la culture islamique une grande ambiguïté entre “fou” (maǧnūn) et “fou de Dieu” (maǧḏūb), qui ne sera d’ailleurs jamais véritablement levée14. C’est ainsi que les fous attirent des soufis comme Ḏū al-Nūn al-Miṣrī, qui espèrent recueillir quelque trait de sagesse divine en leur rendant visite au bimāristān15. Avant d’être lui-même interné dans un asile, al-Šiblī s’y rend fréquemment pour côtoyer ses habitants16, de même que plus tard le maǧḏūb cairote al-Šarīf, contemporain d’al-Ḫawwāṣ, « habite au māristān al-Manṣūrī en face des fous »17.
La confusion entre ǧaḏb et ǧunūn se dégage également du ʿUqalā’ al-maǧānīn d’Abū al-Qāsim Ḥasan al-Nīsābūrī (m. 406/1015)18. Ce texte présente l’intérêt d’exposer les nombreux synonymes du mot maǧnūn et le sens qu’ils avaient chez les Arabes anciens19, mais il témoigne par ailleurs d’une absence de différenciation entre “fou” et “fou de Dieu”. Le ǧaḏb n’est ainsi évoqué dans l’ouvrage d’al-Nīsābūrī que de façon laconique, pour désigner une sorte de niaiserie (ḥumq)20. Le titre contient pourtant un paradoxe qui retient l’attention : avec le ʿUqalā’ al-maǧānīn, nous plongeons bien dans la sphère de la folie (al-ǧunūn), mais les fous dont il est question, nous est-il suggéré, ont leur propre expérience du ʿaql, l’esprit que nous appelons communément la raison ou le bon sens. Sans doute est-il plus juste d’écrire l’Esprit, car de grands spirituels figurent dans le livre d’al-Nīsābūrī. Tandis qu’Uways al-Qaranī aurait été le premier “fou de Dieu” en Islam21, Abū Bakr al-Šiblī est présenté dans cet ouvrage faisant l’éloge de sa folie face à ses diciples “sains d’esprit” (aṣiḥḥā’)22 ; on y voit aussi Abū Yazīd al-Bisṭāmī confesser les trois degrés de ǧunūn qu’il eut à traverser, et qui correspondent en réalité à des étapes terminales de la Voie23.
Après al-Tirmiḏī, la première analyse typologique d’envergure que l’on trouve dans la littérature du taṣawwuf est celle d’Ibn ʿArabī, qui consacre aux bahālīl le chapitre 44 de ses Futūḥāt makkiyya. Notons que le singulier bahlūl provient sans doute du grand Bahlūl al-Ṣayrafī (m. 190/ 806), poète extatique dont les rapports avec Hārūn al-Rašīd sont connus24. Le Šayḫ al-Akbar ne laisse plus de place à l’équivoque : les “fous de Dieu”, maǧānīn al-Ḥaqq ou maǧānīn ilahiyyūn25, se distinguent des déments en ce que « leur folie n’est pas due à un déséquilibre physiologique, provenant d’un excès ou d’une privation de nourriture par exemple, mais à une théophanie divine (taǧallī ilāhī) descendue sur leur cœur, qui les saisit avec fulgurance (faǧ’a) et emporte leur esprit »26 : le vrai maǧḏūb n’est donc pas déficient, son esprit est saisi et retenu (maḥbūs) auprès de Dieu et jouit de la contemplation divine (munʿim bi-šuhūdi-hi)27.
Ibn Ḫaldūn affirme à son tour qu’à la différence des déments (maǧānīn), l’« âme raisonnable » (al-nafs al-nāṭiqa) des bahālīl n’est pas anéantie28. L’auteur de la Muqaddima place d’ailleurs les “fous de Dieu” parmi les soufis (al-mutaṣawwifa)29, et leur reconnaît l’accès aux différents degrés de la sainteté (maqāmāt al-walāya). Il s’inscrit en faux, sur ce point, contre les fuqahā’ pour lesquels la sainteté ne peut investir quelqu’un n’étant pas responsable juridiquement (suqūṭ al-taklīf) et ne pratiquant pas les œuvres de servitude (ʿibāda)30 : Dieu choisit les êtres, selon Ibn Ḫaldūn, sans prendre en considération la conscience qu’ils ont ou non de leur statut légal31. Cette position est celle qui prédomine à l’époque que nous étudions : tous les auteurs s’accordent à agréger les maǧḏūb-s à la sphère de la walāya, tout en admettant leur incapacité légale. Ainsi le maître persan ʿAbd al-Raḥmān al-Ǧāmī place-t-il les maǧḏūb-s dans la plus haute sphère spirituelle, celle des “parvenus” (au terme de la Voie), des “parfaits”, à l’égal des ṣūfī-s32. Il est révélateur par ailleurs que le traditionniste damascène Muḥammad Ibn Nāṣir al-Dīn (m. 842/1439) cite dans son ouvrage apologétique sur Ibn Taymiyya des vers du šayḫ al-Islām iraqien Sirāǧ al-Dīn al-Maḫzūmī (m. 885/1480), dans lesquels on relève que la sainteté échoit aussi bien aux ʿulamā’ qu’aux mystiques recevant la grâce (al-wahb) et l’attraction (al-ǧaḏb) divines33.
L’intégration des “fous de Dieu” à la culture islamique semble se concrétiser durant la première époque mamelouke, du moins en ce qui concerne le domaine syro-égyptien. Ils tiennent un rôle non négligeable dans la Risāla d’Ibn Abī al-Manṣūr34 ; d’autre part, un mausolée funéraire, appelé turbat al-muwallahīn, leur est réservé à Damas sur les pentes du Qāsiyūn35, et ʿAlī al-Kurdī, dénommé “le pôle de la Syrie”, régente les habitants de cette ville « comme un maître sa maisonnée »36. La présence signifiante des muwallah dans les ʿIbar d’al-Ḏahabī comme dans al-Bidāya wa al-nihāya d’Ibn Kaṯīr, pourtant réfractaires à cette forme de mystique, témoigne encore de la place que prend alors l’extatique dans la cité islamique. Donnons-en un exemple éloquent tiré des ʿIbar : à la fin du viie/xiiie, le cheikh Ibrāhīm al-Raqqī (m. 703/1304), qui fut à Damas le professeur d’al-Ḏahabī et écrivit une fatwa contre Ibn ʿArabī, fréquente Sulaymān al-Turkmānī et se fait humble devant lui (yaḫḍaʿu la-hu wa yaǧlisu ʿinda-hu), alors que ce muwallah qui vit dehors entouré de chiens ne prie pas et mange en Ramaḍān...37
Les notables religieux ne sont pas les derniers, en effet, à déceler chez les maǧḏūb-s l’aura de la walāya. À l’époque étudiée, Mūsā al-Kannāwī voit en la personne du maǧḏūb Abū Sanqar al-Baʿlī un gnostique (ʿārif), et Ibn Ṭūlūn, qui ne doute pas de sa sainteté (ṣalāḥ), rapporte que l’opinion damascène le tenait pour un des abdāl38. À Jérusalem, l’extatique ʿĪsā al-Ġawrī jouit d’une semblable vénération de la part du grand cadi Saʿd al-Dīn al-Dayrī39. Le cadi et historien Aḥmad al-Ḥumṣī va jusqu’à considérer Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī, personnage agressif vivant avec ses chiens dans une mosquée, comme le grand Pôle (al-quṭb al-ġawṯ)40, tandis que ʿAbd al-Qādir al-Subkī jouit d’un grand ascendant sur les cadis du Caire, qui justifient toujours ses extravagances41. Le šayḫ al-Islām Šihāb al-Dīn al-Ramlī affirme de son côté qu’il doit sa carrière brillante de ʿālim et de mufti aux invocations de Muḥammad al-ʿUryān en sa faveur : le maǧḏūb s’infiltra dans la maison du savant à l’heure de la sieste pour lui prédire une ouverture (fatḥ) dans le domaine scientifique42. La grande famille de ʿulamā’ soufis des Bakrī, rappelons-le, voit dans la baraka de ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī la source de leur notoriété, et le cadi Raḍī al-Dīn al-Ġaẓẓī a eu pour maîtres et compagnons de nombreux “fous de Dieu” de Damas ou du Caire. On remarquera encore que les maîtres šāḏili de Syrie, dont on connaît la sobriété, ne trouvent pas inconvenant de côtoyer ou d’avoir pour disciples de tels extatiques43. Tous ces exemples montrent que si le personnage du maǧḏūb apparaît parfois comme l’illustration d’une culture populaire urbaine, il constitue avant tout un type spirituel majeur reconnu dans la sphère islamique.
L’intégration spatiale des maǧḏūb-s se précise également davantage en cette fin d’époque mamelouke. Alors qu’à son début, ils vivent souvent dans la rue ou dans le four des ḥammām-s44, ils investissent plus tard les établissements religieux45, et nombreux sont ceux auxquels on bâtit une zāwiya46 ou même une mosquée47. Une réserve doit toutefois être faite sur ce constat, car les “fous de Dieu” affectionnent à toutes les époques les endroits incongrus ou désertés par les hommes48.
Quant à la belle part que Šaʿrānī consacre aux maǧḏūb-s dans ses Ṭabaqāt kubrā, elle ne vient pas ex abrupto, mais est le résultat d’une évolution du genre biographique durant la période mamelouke : la remarque que nous avons faite plus haut à propos d’al-Ḏahabī et d’Ibn Kaṯīr vaut également pour des auteurs comme al-Yunīnī et al-ʿUmarī49. La présence du maǧḏūb dans le Ḥusn al-muḥāḍara d’al-Suyūṭī et dans les œuvres d’Ibn Ṭūlūn laisse présager de même chez le soufi ouvert à toutes les expériences spirituelles qu’est Šaʿrānī un intérêt pour les “fous de Dieu” qui n’a, en fin de compte, rien de démesuré. Quoi qu’il en soit, ce dernier aura créé un précédent dans ce domaine, car les deux auteurs de Kawākib qui le suivent, ʿAbd al-Ra’ūf al-Munāwī et Naǧm al-Dīn al-Ġazzī, sont les dignes émules de Šaʿrānī par l’attention qu’ils prêtent aux maǧḏūb-s. Ceux-ci semblent d’ailleurs occuper une place de choix sur l’ensemble de la scène islamique du xe/xvie siècle ; nous en avons déjà la confirmation en ce qui concerne le Maghreb50.
II - Ravissement (ǧaḏb) et cheminement (sulūk)
L’état spirituel (ḥāl) qui s’empare du maǧḏūb n’est pas le fruit d’une démarche consciente et progressive comme dans le cas du sālik. Ce ḥāl est à la fois fulgurant et puissant, ce qu’indique l’expression saṭwat al-ḥāl employée par cheikh ʿAlwān : il fond sur la personne, « l’assaille »51. Ibn ʿArabī apporte ici encore des précisions en distinguant trois types de réactions chez les “élus” du wārid, terme à peu près équivalent à celui de ḥāl52. Soit l’intensité du wārid l’emporte sur la force individuelle (quwwa) et le sujet ne se gouverne alors plus (lā tadbīr la-hu) ; “vaincu” par son ḥāl (yaġlibu ʿalay-him al-ḥāl), il est véritablement maǧnūn, c’est-à-dire voilé (mastūr), selon Ibn ʿArabī, au monde sensible53. Ibn ʿArabī place dans la deuxième catégorie celui dont le wārid est temporaire : sa raison (ʿaql) lui revient plus ou moins rapidement, et il agit alors à nouveau comme un homme ordinaire ; selon le Šayḫ al-Akbar, c’est notamment le cas des prophètes. Celui enfin chez qui la force personnelle est aussi puissante que le wārid, maîtrise mieux cet influx ; il ne laisse rien paraître ou à peine : il est comparable à la personne avec laquelle on s’entretient et dont on s’aperçoit que la pensée s’échappe par moments54.
Si nous avons résumé ces catégories akbariennes, c’est que, s’incarnant dans le champ concret de notre étude, elles nous aident à mieux comprendre les divers comportements du “fou de Dieu”. N’est généralement appelé maǧḏūb dans les sources que le personnage dont le ǧaḏb est définitif et profond, mais il faut souligner que cet “arrachement” laisse par moments place à la lucidité (ṣaḥw). Le cas d’al-Šiblī est célèbre : le ṣaḥw ne lui était le plus souvent rendu qu’aux moments de la prière55. Les deux modalités alternent constamment chez certains “ravis”56, chacun ayant ses propres rythmes57. Le ǧaḏb peut les quitter un jour ; il a été cependant si fort et durable que la personnalité en conserve des traces. C’est ainsi que ʿAbd al-Qādir al-Subkī “reprend ses esprits” (afāqa) à la fin de sa vie et mène alors une vie de musulman ordinaire, mais il conserve la faculté de dévoilement qu’il avait à l’époque de son ǧaḏb58.
Dans la doctrine du taṣawwuf, le maǧḏūb est souvent jugé comme inférieur au sālik du fait que, capté par le monde spirituel, il ne saurait revenir auprès des hommes pour les guider et les faire participer à son expérience. ʿAlī al-Ḫawwāṣ, par exemple, formule la prééminence du gnostique (ʿārif) sur le mystique soumis à ses états (ṣāḥib al-ḥāl)59. Pour mieux illustrer son propos, il reprend la belle image qu’il a entendue de la bouche d’Ibrāhīm al-Matbūlī : le mystique dominé par le ḥāl est comparable au voilier qui dépend totalement du vent pour avancer sur la mer ; le ʿārif, lui, est comme la montagne solidement ancrée dans la terre60. Pour ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, la supériorité du sālik vient du fait qu’il est plus utile aux créatures, et suit davantage en cela l’exemple prophétique. Cheikh ʿAlwān développe cette position en ajoutant que le maǧḏūb n’apporte de profit spirituel qu’à lui-même61. Selon Muḥammad al-Madyanī, le maǧḏūb pur (qui n’est pas également sālik) n’est en aucun cas l’héritier des prophètes62 ; pour ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ, aussi, le sālik est plus proche de la perfection (akmal), car « il est sur les pas du Prophète » (ʿalā qadam al-nabī)63. Le bienfait (nafʿ) dont l’initié doit être la source nous rappelle que le taṣawwuf se veut avant tout une praxis de la spiritualité. Des maîtres comme al-Fāsī ou al-Ḫawwāṣ élaguent tout élément ne pouvant contribuer de manière opératoire au cheminement des disciples et à la conduite de la Umma.
Définis généralement dans le taṣawwuf comme fluctuants et insaisissables, les aḥwāl qui s’emparent par moments des maǧḏūb-s n’excluent pas pour autant qu’ils en aient la maîtrise (al-tamkīn) à d’autres moments64. Ḫumays est dit détenir à la fois le ḥāl et la stabilité du tamkīn65, et Aḥmad al-Ṣafadī, qui reçoit ses dévoilements dans un état comparable à celui du Prophète lors de la descente de la Révélation66, a des aḥwāl si forts que cela amène Mūsā al-Kannāwī à se demander en son for intérieur si le cheikh en possède une quelconque maîtrise : ayant perçu sa pensée, ce dernier lui répond par l’affirmative67. Les maǧḏūb-s se révèlent en fait parfois de grands maîtres spirituels, et l’on ne saurait passer sous silence leur rôle initiatique. Un des grands saints fondateurs de voies initiatiques au viie/xiiie, Aḥmad al-Badawī, fut saisi par le walah – comme on appelle encore le ǧaḏb à cette époque – dans sa jeunesse et y demeura jusqu’à sa mort68. Il eut toutefois le temps, précise Šaʿrānī, d’apprendre le Coran et d’étudier le rite chafiite avant que ne survienne cet événement capital69. Ces “fous de Dieu” savent éprouver, comme tout maître, la sincérité religieuse des gens70, et peuvent prendre en main l’éducation de disciples plus sobres qu’eux71. Souvenons-nous que ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī, maǧḏūb gyrovague, fut le cheikh de Muḥammad al-Bakrī... et du sultan Qāytbāy. ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī remet son disciple Ibn ʿArrāq entre les mains de ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī, et ce personnage, dont les états d’ivresse (sukr) sont décrits comme puissants72, exerce une grande influence initiatique sur toute l’école šāḏilī syrienne. La maîtrise qu’il exerce sur son ḥāl se dégage clairement d’une anecdote rapportée par cheikh ʿAlwān.
Al-Ṣafadī provoque fréquemment l’extase chez les participants au ḏikr qu’il dirige à Damas, mais il réfrène parallèlement l’élan du grand cadi et mufti malékite ʿAbd al-Nabī al-Maġribī, craignant qu’un ǧaḏb ne l’emporte : il ne serait plus alors capable ni d’enseigner ni de rédiger des fatwas73.
Des disciples (murīd) sont d’ailleurs nommément attribués aux maǧḏūb-s74, et les zāwiya-s qu’ils se font bâtir laissent supposer qu’ils y attirent un éventail varié de personnes. « Si instable qu’il fut, remarque E. Dermenghem, Chiblī [Abū Bakr al-Šiblī] n’en eut pas moins des élèves. »75 La “folie lucide” du maǧḏūb est en fait pour lui un moyen d’enseigner des vérités que n’osent évoquer les cheikhs plus conscients des normes sociales76. « Saisis au passage, dit Ibn ʿArabī à propos des bahālīl, les sagesses que Dieu place dans leur bouche. »77 L’enseignement du maǧḏūb procède le plus souvent par allusions (išārāt), parfois du fait de l’incapacité où il se trouve de mieux le formuler, mais aussi pour le potentiel d’ “illumination” que l’išāra contient et que les maîtres spirituels de tous les temps ont mis à profit78. Suwaydān éprouve ainsi par son langage purement allusif l’authenticité des démarches spirituelles, car seuls les fuqarā’ sincères (ṣādiqūn) le comprennent79.
À l’instar de nombreux autres auteurs, cheikh ʿAlwān avance que le “fou de Dieu” doit être révéré mais non suivi80 ; l’on voit bien par ce qui précède qu’il vise les maǧḏūb-s totalement retirés du monde sensible ou ceux dont le comportement contrevient par trop à la Loi81. Le maître de Hama reconnaît bien au maǧḏūb un rôle spirituel, lorsqu’il affirme que ce personnage peut être également un sālik et vice versa82. Il s’inscrit ici encore dans la pure tradition šāḏilī, si l’on considère que pour Ibn ʿAṭā’ Allāh le guide parfait (al-muršid al-kāmil) est celui qui a parcouru à la fois la voie du ǧaḏb et celle du sulūk83. Il ne faudrait pas croire en effet que le “ravi” ne suit pas de voie ; Ibn ʿAṭā’ Allāh affirme que celle-ci est “pliée pour lui” (ṭuwiyat la-hu al-Ṭarīq), expression que reprend ʿAlī al-Ḫawwāṣ en précisant que le maǧḏūb en parcourt les différentes stations (maqāmāt) en condensé, avec la fulgurance qui caractérise son état84. La complémentarité du “cheminement” et du “ravissement” est encore formulée dans l’école šāḏilī par Muḥammad al-Ḥanafī, qui affirme qu’une des trois caractéristiques de cette voie consiste en ce que ses adeptes, même s’il leur est survenu un ǧaḏb, reviendront tôt ou tard à la lucidité (ṣaḥw)85. Il est révélateur que le maître fondateur d’une autre grande voie à dominante sobre, Šihāb al-Dīn Abū Ḥafṣ al-Suhrawardī, considère le “ravi” qui a également parcouru la Voie (al-maǧḏūb al-mutadārik bi-al-sulūk) comme le meilleur guide spirituel : il est supérieur au sālik et au maǧḏūb purs, mais aussi au “cheminant” touché en cours de route par le ǧaḏb (al-sālik al-mutadārik bi-al-ǧaḏba)86. Il existe de fait des cas illustres de maîtres entrés dans la vie spirituelle par l’irruption d’un ǧaḏb et ayant par la suite parcouru la voie du sālik. Ibn ʿArabī obtient dans sa jeunesse l’ “illumination” (fatḥ) sous la forme d’un arrachement extatique, puis il se soumet à la discipline initiatique (riyāḍa)87. L’émir Abd al-Kader suit là encore le modèle akbarien car, étant maǧḏūb de tempérament, il se plie à un « noviciat tardif »88. Notons que, selon H. Landolt, ce cas spirituel n’est pas rare dans l’histoire du taṣawwuf89.
La parenté spirituelle entre les maǧḏūb-s et les maîtres du taṣawwuf apparaît de manière plus évidente lorsque l’on considère que les premiers ne détiennent pas l’exclusivité des états spirituels (aḥwāl). Les mystiques musulmans en général, oscillant au cours de leur périple initiatique entre maqāmāt et aḥwāl, en font également l’expérience90. Nombreux sont les cheikhs soufis ou même les ʿulamā’ qui plongent dans un état d’ivresse pour une durée déterminée : cet état peut alterner de façon régulière avec la lucidité, comme il peut être rare ou ne survenir qu’une fois dans la vie ; la frontière entre le maǧḏūb et le cheikh ṣāḥib al-ḥāl devient alors très ténue. Selon ses propres dires, Ibn ʿArabī a lui-même “goûté” cet état pendant une période durant laquelle il dirigeait la prière sans en être conscient91. À l’époque qui nous intéresse, ʿUbayd Allāh al-Tustarī reste “absent” (ġā’ib) dix-sept jours sans boire ni manger : dans cet état de contemplation, « la sagesse coule de sa bouche »92. Lorsque le ḥāl s’empare d’Ibn Abī al-Ḥamā’il93, celui-ci se met à parler en diverses langues et ses prédictions se révèlent toujours exactes94. Un ʿālim comme Aḥmad al-Qasṭallānī, très épris du Prophète, est “ravi” durant une longue période de son séjour à Médine ; suite à ce ǧaḏb, il peut décrire les “grâces mystiques” accordées à Muḥammad95. Šams al-Dīn al-Laqqānī, qui est l’un des maîtres du rite malékite dans l’Égypte du xe/xvie siècle, perd sa conscience (yaḏhalu ʿan nafsi-hi) de temps à autre, et, lorsqu’il quitte al-Azhar où il donne ses cours, il lui arrive d’être pris en main par des enfants qui le ramènent à sa maison96.
De tels aḥwāl peuvent donc “posséder” des personnages aux profils variés97 et ne pas être souhaités, à cause de l’incapacité qu’ils entraînent à se gérer soi-même. Ainsi, la mère d’Ibn ʿArrāq sentant chez son fils les prémisses d’un ǧaḏb – qui s’annonce parfois par certains symptômes – lui conseille d’effectuer le pèlerinage afin de changer le climat spirituel dans lequel il se trouve98. Par ailleurs, les Égyptiens semblent encore de nos jours assez perméables à ce phénomène, et certaines femmes craindraient qu’un ḥāl survienne à leur mari, l’empêchant ainsi d’assumer les responsabilités incombant à un chef de famille...
III - Une modalité déconcertante
De nos jours encore, les maǧḏūb-s qui hantent certains quartiers du Caire comme Sayyid-nā al-Ḥusayn frappent par leur aspect étrange. On peut à travers eux s’imaginer quelle allure ils pouvaient avoir dans la rue médiévale, mais, si l’on s’en tient aux descriptions que nous ont laissées leurs contemporains, notre représentation risque d’être en deçà de la réalité. Se situant en dehors de la Loi puisqu’il n’est pas responsable (mukallaf) au regard de la Šarīʿa, le maǧḏūb n’a que faire des normes qui délimitent le comportement des hommes en société. Affranchi par Dieu de toute soumission à l’âme charnelle (riqq al-nafs), il évolue en totale liberté (ṣāra ḥurran) dans ses états spirituels comme dans son comportement99. On peut toutefois se demander si sa propre norme ne consiste pas à se distinguer des autres, qu’il en soit conscient ou non.
Toutes les sources biographiques de l’époque témoignent en effet chez ce personnage d’une excentricité qui se manifeste d’abord dans l’apparence physique. Parmi les marques extérieures qui le caractérisent, la plus authentique est sans doute la nudité. Expression de la fiṭra, la nature originelle non altérée déjà évoquée à propos du ummī, cette nudité prend tout son sens dans la comparaison de ʿAlī al-Ḫawwāṣ entre le “ravi en Dieu” et l’enfant100. Le vêtement a pour fonction de voiler la personne face à Dieu et face aux hommes ; il implique donc une distanciation dont le maǧḏūb n’a pas la capacité, de par son « innocence édénique »101. L’extatique n’a pas à se cacher devant Dieu car il est immergé dans Sa présence ; quant aux hommes, ils n’existent plus pour lui comme sujets sociaux102. Le ǧaḏb produisant une rupture avec les codes culturels, il est fréquent que la personne concernée se dénude entièrement ou, ultime reliquat d’une conscience sociale, ne couvre que ses parties sexuelles103. Des cheikhs sujets à des extases temporaires peuvent aussi expérimenter l’état originel d’Adam, tel Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī, qui se dévêt totalement « lorsque le ḥāl a de l’emprise sur lui »104. En deçà, le maǧḏūb va souvent tête nue, dans un environnement où le port d’une coiffe ou d’un turban est aussi répandu que recommandé105. Son autre attitude majeure vis-à-vis du vêtement consiste à ne prêter aucune attention à cet oripeau extérieur. Combien d’extatiques, à l’exemple d’Aḥmad al-Badawī, portent le même habit été comme hiver, jusqu’à ce qu’il tombe en loques !
Le maǧḏūb déambule le plus souvent dans la ville avec un accessoire personnalisé qui ne le quitte pas. Il peut s’agir d’un bâton, et le “fou de Dieu” est alors l’héritier des prophètes106. L’emploi qu’il en fait nous révèle toutefois l’excentricité du personnage : Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī a accroché des anneaux (ḥilaq) et des hochets (šaḫāšīḫ) à sa houlette107, et Abū Sanqar al-Baʿlī frappe la sienne de son doigtier (kištiwān108), lorsqu’il veut se mettre en “état” de dévoiler les choses cachées (al-muġayyabāt)109. Šihāb al-Dīn al-Našīlī se distingue en portant des amulettes (ḥurūz) suspendues à sa chevelure110, ʿAlī al-Kurdī en chevauchant une canne (qaṣaba) et en attachant une queue de renard sur sa tête111. Les gens ne manquent certainement pas de reconnaître dans les rues du Caire Naṣr le Maǧḏūb, juché sur son éléphant et vêtu uniquement d’une culotte et d’un ṭurṭūr en peau112. Parfois, le maǧḏūb ne se contente pas d’un seul affublement. Les Damascènes voient le même ʿAlī al-Kurdī vêtu un jour en Turc, un autre en chef bédouin ; on le rencontre aussi portant diverses haches et lances, ou encore cuirassé de pied en cap du haut de son cheval113. ʿAbd al-Qādir al-Subkī apparaît tantôt en soldat, tantôt en paysan ou encore en soufi (faqīr) ; lorsqu’il revêt l’uniforme de l’officier massier (ǧāwiš), tout le monde s’y méprend114.
Dans ses divers travestissements115, le maǧḏūb ne fait-il que parodier, comme s’il effectuait une pantomime burlesque, le jeu social auquel se livre tout individu ? Le maǧḏūb, dit en effet ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ, s’imprègne (yata’aṯṯaru) de ce qu’il voit autour de lui, et comme ce spectacle l’amuse, il imite jusque dans les détails tel ou tel comportement. Mais le maître marocain apporte par la suite une nourriture plus doctrinale, en précisant que l’extatique « manifeste dans son attitude extérieure (ẓāhir) ce qu’il contemple par vision intérieure (baṣīra) ; cette contemplation ne connaissant pas de limites, le maǧḏūb ne peut se fixer dans aucun état spirituel (ḥāl) ». Al-Dabbāġ illustre son propos en donnant l’exemple d’un maǧḏūb se dandinant sous l’effet de la jubilation (yatamāyalu ṭaraban) : ceci indique qu’il est plongé dans la contemplation des houris (al-ḥūr al-ʿayn), car telle est l’allure de celles-ci au Paradis116. Les perceptions surnaturelles du maǧḏūb ne se reflètent donc pas seulement sur son extérieur, elles agissent sur son être entier pour le transformer. Salmān al-Ḥānūtī apparaît tantôt en haillons, tantôt habillé en cadi ou en grand commerçant, mais sa peau elle-même passe du rouge cramoisi au jaune blafard ; mieux, « tu le vois un jour au comble de l’obésité, et le lendemain tu le retrouves tout émacié »117. Ces métamorphoses sont l’apanage des maîtres des états (arbāb al-aḥwāl), que nous distinguerons des maǧḏūb-s malgré les affinités existant entre les deux types.
La personnalité du “ravi en Dieu” n’est pas moins déconcertante dans son rapport à l’Islam et à sa Loi. Son affranchissement des obligations cultuelles n’est pas ici en cause : les fuqahā’ réprimandent rarement un maǧḏūb parce qu’il n’accomplit pas ses prières ou parce qu’il mange durant la journée en Ramaḍān118. La position qui semble prédominer chez les ʿulamā’ de la fin de l’époque médiévale est résumée par Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī : ne pouvant en aucun cas apprécier les états des extatiques, on ne peut que les accepter et s’en remettre au jugement de Dieu119. La transgression de la norme islamique peut cependant aller loin chez ce personnage. Que certains maǧḏūb-s aient pour compagnons fidèles des chiens, ou qu’ils s’habillent de soie120, cela ne constitue qu’une infraction légère à la Sunna ; mais lorsque Šaʿbān, trônant sur une chaise de lecteur, psalmodie en toute impunité des sourates de son propre cru le vendredi à la mosquée, nous pouvons évaluer les privilèges dont jouit le maǧḏūb dans la société musulmane de l’époque121.
L’on ne saurait en effet demander aux extatiques, rappelle Šaʿrānī, de respecter les convenances sociales et spirituelles (ādāb)122. Certains, cependant, ont conscience de la singularité de leur état123, et peuvent profiter de cette impunité qu’on leur reconnaît : les attitudes provocantes qu’ils adoptent ont manifestement pour but de choquer les gens et de tourner en dérision les usages mondains124. Mais le maǧḏūb n’est pas un bouffon, et les défis qu’il lance aux musulmans sont lourds de sens. Ibn ʿUṣayfir affirme ainsi qu’il préfère dormir dans les églises parce qu’on n’y vole pas les sandales ; sans doute justifie-t-il ses étranges comportements125 par le renversement des valeurs qu’il prétend constater autour de lui126. Le maǧḏūb ébranle donc la bonne conscience du croyant ordinaire, il bouscule celui-ci pour l’inciter à soulever le voile des apparences, pour lui diaphane. Muḥammad al-Ḥaḍramī déclare à son assistance au cours de sa ḫuṭba : « Je témoigne que vous n’avez qu’Iblīs [Satan] pour dieu »127, et Bahā’ al-Dīn, lors d’un repas auquel assiste Šaʿrānī, fixe dans la nuit les fuqahā’ présents et leur hurle au visage : « Vous avez outragé la parole divine ! »128
Si l’on prête au maǧḏūb plus qu’un regard superficiel, on s’aperçoit en effet que ce personnage n’est pas un “hors-la-loi”. Il accorde certes peu d’importance aux interdits formels, mais cela est dû au fait que, coupé du monde sensible, il a intériorisé sa propre norme religieuse. Sa conformité profonde à la Révélation est explicitée par cheikh ʿAlwān : l’extatique semble contrevenir à la Šarīʿa, mais il est en réalité en harmonie avec la Réalité divine (Ḥaqīqa)129. Le ḥarām ne constitue pas pour lui une notion juridique mais un état intérieur que ne saurait cacher aucune parure ; sa faculté de kašf l’amène ainsi à déceler, sans que sa volonté y ait une part, l’état de péché dans lequel sont plongés les êtres. Comme Dieu a dévoilé à Aḥmad al-Biǧā’ī les vices (maʿāṣī) des hommes, ceux qui transgressent la Loi crachent sur lui lorsqu’ils le rencontrent130. Šihāb al-Dīn al-Našīlī gifle un jour quelqu’un sortant d’une mosquée : ayant perçu qu’il était en état d’impureté majeure (ǧunub), il lui enjoint de retourner chez lui pour effectuer une grande ablution (ġusl) et refaire sa prière131. À un cadi reprochant à Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī d’introduire ses chiens à la mosquée, le maǧḏūb répond que ceux-ci ont plus de droit que lui à s’y trouver : « Eux au moins ne livrent pas de jugements vénaux et ne s’adonnent pas au faux témoignage ! »132
Pour saisir la modalité si particulière du maǧḏūb, d’autres éléments sont à prendre en considération. Les circonstances initiales entourant le ǧaḏb sont essentielles. Si le maǧḏūb et le cheikh ummī partagent un même “état d’enfance”, celui du premier diffère du second en ce qu’il est souvent le produit d’un accident. Cet accident peut être d’ordre physiologique133, mais il consiste le plus souvent en la rupture du fonctionnement ordinaire de la conscience due à la perception spirituelle d’un fait ou d’un dire apparemment insignifiant. Dans le soufisme, une telle perception est souvent à l’origine de l’ “illumination” (fatḥ), laquelle peut passer, nous l’avons vu, par une phrase transitoire de ǧaḏb ou s’y établir. La polysémie de la langue arabe constitue à cet égard un support privilégié, car elle permet aisément de se déplacer entre les différents niveaux de conscience. Bahā’ al-Dīn, un des témoins assermentés (šuhūd) du cadi, entend ainsi quelqu’un dire, lors d’un contrat de mariage, « faites venir les témoins ! » (hātū la-nā riǧāl al-šuhūd), ce qu’il perçoit subitement comme une injonction divine à s’immerger dans Sa contemplation (al-šuhūd). Il s’enfuit alors précipitamment, courant droit devant lui jusqu’à la montagne du Muqaṭṭam. Après y avoir passé trois jours sans boire ni manger, « il sort totalement » (ḫaraǧa bi-al-kulliyya) de sa raison134. Citons également le cas d’un faqīh amené au ǧaḏb par la perception spirituelle qu’il eut d’un point de droit : le Yéménite Muḥammad al-Sūdī entendant la formule juridique « l’esclave ne possède rien face à son maître » (al-ʿabd lā yamliku šay’an maʿa sayyidi-hi) en réalise soudain la portée initiatique et est pris par le ǧaḏb. L’énoncé se transposa directement pour lui du plan de la Šarīʿa à celui de la Ḥaqīqa135.
Le climat psychologique dans lequel se trouve la personne au moment de l’irruption du ǧaḏb est également déterminant. Le maǧḏūb en reste en effet imprégné pendant toute la durée de son “attraction”. Ce phénomène, que constate déjà Ibn ʿArabī136, est amplement développé par Šaʿrānī. Ce dernier reprend l’opposition classique entre les deux états majeurs que sont le qabḍ (le resserrement) et le basṭ (la dilatation)137, mais il fournit surtout des détails précieux sur l’occurrence du ǧaḏb. Dans ses Ṭabaqāt kubrā, il cite plusieurs cas de ʿulamā’ pris par un ḥāl et ressassant sans cesse des passages d’ouvrages de droit ou de grammaire qu’ils étudiaient à l’instant où le ǧaḏb les saisit138 : le temps se fige pour celui qui est arraché au monde sensible (al-maǧḏūb lā yadrī bi-murūr zamān ʿalay-hi), sa conscience temporelle s’arrêtant aux moments qui précèdent son ravissement139.
IV - Un lieu de prédilection pour la baraka et le kašf
Les maîtres considèrent en théorie que l’utilité sociale du maǧḏūb est moindre que celle du sālik. ʿAlī al-Ḫawwāṣ va jusqu’à dire que le petit peuple laborieux est plus profitable aux hommes que ces extatiques140 ; il conseille d’ailleurs à ses murīd-s de ne pas les côtoyer, car leurs pouvoirs surnaturels peuvent être dirigés contre ceux qui les abordent141. Ces propos semblent étonnants dans la bouche d’al-Ḫawwāṣ, dont nous avons souligné les liens étroits qu’il entretient avec les maǧḏūb-s du Caire. Partageant certains de leurs caractères spirituels, tel le dévoilement (kašf), il les connait en profondeur et sans doute considère-t-il que ses disciples ne possèdent pas la force, ou le discernement, qui leur permettrait de fréquenter sans danger ces personnages. Par ailleurs, une telle position chez al-Ḫawwāṣ ne s’applique sans doute qu’à certains maǧḏūb-s, ceux qui sont dominés perpétuellement par l’affliction (al-ḥuzn) et l’oppression (al-qabḍ) dans lesquelles ils se trouvaient lorsque survint leur ǧaḏb : Ḥabīb est décrit par al-Ḫawwāṣ comme une vipère créée par Dieu uniquement dans le but de nuire aux gens ; chaque fois que Šaʿrānī passe près de lui, il ressent une immense angoisse (qabḍ ʿaẓīm) et son maître apprend la nouvelle de la mort de ce maǧḏūb avec soulagement142.
Le rôle positif des maǧḏūb-s dans la société est pourtant indéniable. Al-Ḫawwāṣ, le premier, coopère avec eux dans sa fonction de protecteur de l’Égypte. Lui-même ainsi que beaucoup de cheikhs les placent à un degré élevé de la hiérarchie initiatique des saints ; il charge souvent ces aṣḥāb al-nawba143 de « lourdes missions »144 et leur demande de résoudre des affaires urgentes et délicates (ḍarūra) devant lesquelles lui-même se trouve impuissant145. Nous avons aussi remarqué que les maǧḏūb-s vivaient au même titre que les autres mystiques la ḫidma, le fait de se mettre au service des hommes146. Voici encore ʿAbd al-Qādir al-Subkī s’attachant à nourrir les veuves147 et Faraǧ redistribuant l’argent pris des plus aisés aux nécessiteux148.
Cette disponibilité à autrui n’explique cependant pas l’attraction qu’exerce le maǧḏūb dans la société. Échappant à la condition humaine ordinaire, ce personnage fascine. Il attire les hommes qui sentent dans son attitude, dans son regard, qu’il a lui-même été attiré – c’est le sens de la racine ǦḎB – par Dieu. Une telle fascination ne date pas, on peut s’en douter, de l’époque de Šaʿrānī. Ibn ʿArabī écrit ainsi que les créatures sont subjuguées par les bahālīl149 ; Dieu a placé dans le cœur des hommes, poursuit le Šayḫ al-Akbar, non seulement un assentiment pour de tels êtres, mais aussi de l’amour et de l’affection150. ʿAlī al-Ḫawwāṣ se fait également l’écho de ce phénomène, affirmant que les gens sont plus sensibles aux aṣḥāb al-ḥāl – c’est-à-dire les maǧḏūb-s – qu’à ceux qui dominent leurs états spirituels (al-rāsiḫūn) et qui leur sont pourtant supérieurs, parce qu’ils sont davantage “transportés” par les aḥwāl des premiers151.
La vénération (iʿtiqād) qui entoure le maǧḏūb dans la société islamique traditionnelle s’explique par le fait qu’il représente pour elle à la fois le récepteur privilégié de la baraka et le personnage qui dévoile l’invisible. Choisi par Dieu, le maǧḏūb véhicule l’ “influence spirituelle” émanant de la présence divine. La quête de la baraka, rappelons-le, ne constitue pas l’expression d’une religiosité populaire, car beaucoup de cheikhs, soufis ou non, s’y adonnent152. Šaʿrānī évoque avec émotion Ibn ʿUṣayfir dans ses Ṭabaqāt, affirmant que de son vivant il était protégé par la baraka bienveillante de cet extatique153. Lorsque ʿAlī al-Ḫawwāṣ recommande à ses disciples de ne pas solliciter les maǧḏūb-s pour des requêtes (duʿā’), cela signifie bien qu’ils y ont recours autant que le reste de la population154. Donnons un exemple extrême de la fonction que la société prête au maǧḏūb : par le jeu d’un mimétisme mystérieux, les gens se sentent très contractés (ḥaṣala li-al-nās šidda ʿaẓīma) lorsqu’Ibrāhīm le Maǧḏūb serre le col de son vêtement « jusqu’à s’en étrangler » ; quand il le relâche, ils éprouvent un grand soulagement (ḥaṣala li-al-nās al-faraǧ)155.
Les dévoilements dont est gratifié le maǧḏūb contribuent plus encore à capter l’attention de ses contemporains. Sans être le propre de l’extatique, le kašf constitue l’élément spécifique de sa personnalité spirituelle. Dieu a en effet soulevé le voile pour lui, dit al-Tirmiḏī156. Toutes les sources concordent sur ce point, celles que nous mettons à contribution pour notre période comme celles qui lui sont antérieures ou postérieures157. La contemplation du monde invisible dans lequel il est absorbé fait de lui un “voyant”, comme le disait Rimbaud. Ainsi, un des “fous de Dieu” qu’a rencontrés Ibn ʿArabī traite d’aveugle la foule à laquelle il s’adresse158, car elle croit que ce sont des colonnes qui soutiennent le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la place des piliers, des hommes invoquant Dieu159. Invisible au commun des mortels, le monde du Ġayb est également l’Inconnaissable, littéralement « ce qui est absent de la connaissance des hommes »160. Le maǧḏūb étant « perpétuellement immergé, selon Ibn Ḫaldūn, dans la mer de la Connaissance et de l’Unicité »161, il en puise une science extraordinaire sur les choses cachées162. De fait, les biographes rapportent dans quasiment toutes les notices qu’ils consacrent aux “ravis” que leurs prédictions se réalisent toujours163. Naturellement, leur perception des événements futurs concerne tout d’abord leur propre état et celui de leurs proches. ʿAbd al-Āl porte jusqu’à sa mort son linceuil (kafan) sur le ventre, car il se voit déjà enseveli dedans164. Suwaydān voyant à son tour que sa mère va mourir lui envoie depuis la Mecque où il se trouve un kafan lavé à l’eau de Zemzem165. Lorsque les Ottomans entrent au Caire en 923/1517, Muḥammad al-ʿUryān déambule dans la ville en disant « qu’est-ce qu’a fait al-Ruwayǧil – c’est son surnom – pour qu’ils lui coupent la tête ? » Peu après, des soldats de l’armée conquérante le décapitent en effet sur la route de Būlāq166.
Les dons de visionnaire du maǧḏūb s’illustrent aussi, on l’a vu, dans la prédiction politique167, et un tel personnage devait être sollicité par sultans et émirs autant que l’astrologue. Mais la population dans son ensemble tire également profit de cet homme étrange qui vit parmi elle. Imaginons Abū Sanqar al-Baʿlī errant dans les rues de Damas ; le peuple l’aborde pour entendre de sa bouche ce que le Destin lui réserve : il frappe alors son bâton de son doigtier et se met à parler du Ġayb168. Quant au cheikh Šaʿbān, on conçoit que les gens vivent « le simple fait de le voir comme une fête »169, et qu’après sa mort ils se disputent son corps, chacun voulant l’enterrer dans son quartier pour profiter de sa baraka170. Ce maǧḏūb voit en effet dans le premier croissant lunaire de la nouvelle année ce qui est inscrit (maktūb) pour les créatures durant cette année. A-t-il perçu que le cheptel serait décimé, il se couvre le lendemain matin d’une peau de vache ou de mouton ; les chameaux seront-ils réquisitionnés par le sultan, il s’affuble alors d’une sorte de tunique en fibre de palmier171. Nous retrouvons ici les išārāt, les allusions ou signes qu’il faut savoir décrypter chez l’extatique. ʿAlī al-Ḫawwāṣ s’en montre certes l’interprète privilégié mais nul doute que beaucoup de Cairotes ont dû s’initier rapidement à ce langage vestimentaire, car les prédictions du maǧḏūb, d’après Šaʿrānī, se réalisaient toujours. Il devait y avoir foule pour épier au petit matin du 1er de Muḥarram les métamorphoses du cheikh Šaʿbān172 !
Grande figure de la spiritualité islamique, personnage pittoresque et populaire de la rue médiévale, le maǧḏūb est tout cela à la fois. Il y a loin, bien sûr, des cheikhs ayant des états temporaires ou une simple prédisposition au ǧaḏb, au véritable “ravi” arraché au monde sensible et à ses normes. Mais Ibn ʿArabī et d’autres auteurs nous ont fourni les fondements de cet éventail de comportements. Ces maîtres ayant considérablement ouvert, par leurs explications doctrinales, le champ spirituel du ǧaḏb, il ne nous restait plus qu’à illustrer la richesse typologique du “fou de Dieu” en Islam173.
Éric Geoffroy
Notes
2 al-Ǧaḏb wahb laysa bi-kasb ; cf. Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 198.
3 L’Égyptien ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb parle en effet le suryānī (Ṭ.K., II, p. 141) et, au viie/xiiie siècle, un faqīr, lors de son extase, s’exprime dans une langue qui n’a pas été employée depuis deux mille ans et comprise seulement de son cheikh (D. Gril, traduction de la Risāla, p. 144).
4 Kaw., II, p. 124.
5 Ce qu’Ibn Ḫaldūn nomme, rappelons-le, la muǧāhadat al-kašf. On peut donc situer le ummī sur la frontière mouvante du “cheminement” et du “ravissement”.
6 Cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 190a. Le maître de Hama emprunte vraisemblablement cette idée à Ibn ʿArabī, pour lequel le murād définit « celui qui a été arraché à sa propre volonté » (al-maǧḏūb ʿan irādati-hi) ; cf. Fut., éd. O.Y., XIII, p. 233. Remarquons par ailleurs que le Šayḫ al-Akbar décrit par les mêmes termes l’état spirituel d’une catégorie des afrād, les solitaires qui occupent, selon lui, le degré suprême de la sainteté (cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 139). Une telle position chez le maître andalou se comprend mieux si l’on mesure l’influence qu’a eue sur lui la doctrine de Ḥakīm al-Tirmiḏī à propos de la walāya (nous évoquons cette doctrine dans les lignes qui suivent).
7 L’iǧtibā’ ou l’iṣṭifā’ équivalent chez al-Tirmiḏī au ǧaḏb ; cf. Kitāb ḫatm al-awliyā’, p. 360, 409.
8 « Après les avoir élus, Dieu parfait leur éducation (tarbiya) jusqu’à ce que leurs âmes terrestres se purifient par Ses lumières » ; ibid., p. 409. Al-Tirmiḏī parle plus loin de ta’dīb (p. 417).
9 Ibid., p. 416.
10 Ibid., p. 349.
11 Cf. l’art. de Geneviève Gobillot, « Un penseur de l’amour (ḥubb), le mystique khurāsānien al-Ḥakīm al-Tirmidhī », dans S.I., LXXIII, p. 1991, p. 41.
12 « Mon Seigneur m’a Lui-même éduqué, et l’a fait à la perfection », affirma-t-il (addaba-nī rabb-ī fa-aḥsana ta’dīb-ī).
13 Chez ʿAbd al-Raḥmān al-Sulamī par exemple, dans ses Ṭabaqāt al-ṣūfiyya (p. 188, 488). Ibn Abi al-Manṣūr n’utilise le terme maǧḏub qu’une fois dans sa Risāla qui date du viie/xiiie siècle. Partout ailleurs, le terme muwallah prévaut (cf. l’introduction de D. Gril, p. 40-41). L’emploi de ce dernier subsiste d’ailleurs partiellement à l’époque qui nous concerne : ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī et Ismāʿīl al-Ṣāliḥī sont désignés ainsi (Mufākaha, I, p. 328 ; Kaw., I, p. 161).
14 La folie est rarement perçue dans les civilisations traditionnelles comme une maladie ; elle y est plutôt le signe d’une inspiration ou d’une grâce particulière. Toutefois, l’Islam essaya de rompre l’équivoque qu’entretenaient les Arabes entre folie (ǧunūn) et prophétie (nubuwwa) : on sait combien les Qurayšites tentèrent de faire passer le Prophète pour un maǧnūn, ce que récuse le Coran en plusieurs occurrences (LII, 29 ; LXVIII, 2 ; LXXXI, 22). La relation entre la modalité de la Révélation et celle du ǧaḏb sera encore évoquée plus loin.
15 E. Dermenghem, Vie des saints musulmans, p. 242.
16 Ibid., p. 228.
17 Ṭ.K., II, p. 150. Le vice-roi de Syrie fait enfermer un moment ʿAlī al-Kurdī (m. 925/1519) à cause de son comportement extravagant, mais ce dernier, disciple d’Ibn ʿArrāq, ne fait que simuler le ǧaḏb (al-taǧāḏub) ; cf. Kaw., I, p. 283.
18 Beyrouth, éd. récente s.d.
19 Le walah par exemple, terme utilisé avant le ixe/xve dans un sens similaire au ǧaḏb, désigne la folie qui atteint celui qui a perdu son enfant (ʿUqalā’, p. 23).
20 ʿUqalā’, p. 22.
21 Bien que le terme ǧunūn soit attribué à ce personnage, l’auteur insiste suffisamment sur les liens spirituels qu’il eut avec le Prophète et le calife ʿUmar pour le démarquer de la folie ordinaire ; la notice qui lui est consacrée est d’ailleurs longue (ʿUqalā’, p. 44-47). Sur Uways et le modèle uwaysī, cf. supra, p. 215.
22 ʿUqalā’, p. 28.
23 al-Fanā’, al-baqā’, al-ḍanā’ : les deux premières sont bien connues du taṣawwuf (ibid., p. 30).
24 Ibid., p. 67-74 ; sur luI, p. cf. Aʿlām, II, p. 77. Bahlūl est aussi pour Ibn Ḫaldūn un prototype des “fous de Dieu” (Šifā’ al-sā’il, p. 244).
25 Fut., éd. O. Y., IV, p. 90, 101.
26 ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī affirme également que des théophanies trop puissantes de la magnificence divine provoquent le ǧaḏb ; cf. Šaʿrānī, al-Mīzān al-ḫaḍiriyya, Le Caire, 1989, p. 138.
27 Fut., éd. O. Y., IV, p. 89.
28 Muqaddima, Beyrouth, s.d., p. 123.
29 Il voit même en eux des “aspirants” (murīdūn), ce qui nous paraît erroné : tout don divin semble, chez Ibn Ḫaldūn, suscité au préalable par la volonté humaine.
30 Muqaddima, p. 122. Peut-être vise-t-il Ibn Taymiyya ; le polémiste va en effet jusqu’à taxer d’hérétiques (kāfir) et d’apostats (murtadd) ceux qui croient en la walāya des extatiques n’accomplissant pas les œuvres prescrites (al-wāǧibāt) ; cf. Maǧmūʿ al-fatāwā, X, p. 432.
31 Lā yatawaqqafu iṣṭifā’ Allāh ʿibāda-hu li-al-maʿrifa ʿalā šay’ min al-takālīf ; cf. Muqaddima, p. 123. Le savant tunisien développe une perspective identique dans son Šifā’ al-sā’il (p. 244-246).
32 Ce qui sépare le maǧḏūb du ṣūfī est toutefois d’importance, puisque le “ravi”, selon al-Ǧāmī, n’aurait pas pour mission de retourner vers les hommes pour les guider (cf. Vie des soufis, trad. S. de Sacy, p. 48-49). Nous verrons comment cette affirmation très courante doit être nuancée par la réalité qui s’impose au chercheur.
33 In lam yaku al-ʿulamā’ ahl al-walāya man yakun waliyyan siwā bi-al-wahb wa al-ǧaḏb ? Cf. al-Radd al-wāfir, p. 296 ; nous évoquerons ce texte ultérieurement.
34 Cf. l’introduction par D. Gril, p. 40-41.
35 Yūsuf al-Qamīnī (m. 657/1259) notamment y est enterré ; cf. al-ʿUmarī, Masālik al-abṣār, VIII, p. 145 ; ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī, al-Ḥaqīqa wa al-maǧāz fī al-riḥla ilā bilād al-Šām wa Miṣr wa al-Ḥiǧāz, p. 18.
36 Ibn Abī al-Manṣūr, p. 123-124 de la traduction.
37 Al-Ḏahabī, Ḏuyūl al-ʿibar (tome IV des ʿIbar), Beyrouth, s.d., p. 39. Sur al-Raqqī, cf. Ibn Ṭūlūn, Qalā’id, II, p. 472 ; sur sa fatwa, cf. O. Yahia., Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn ʿArabī, I, p. 123.
38 Kaw., I, p. 121. Les “fous de Dieu” sont peut-être moins nombreux à Damas qu’au Caire, mais ils jouissent d’un respect similaire chez les ʿulamā’ : al-Ġazzī affirme qu’ils vénèrent Ismāʿīl al-Ṣāliḥī (li-al-nās fī-hi iʿtiqād ḥattā al-aʿyān, écrit-il ; cf. Kaw., I, p. 161), et al-Ḥiṣkafī donne même les noms de ces savants ; on y relève un šayḫ al-Islām, un cadi et le représentant (naqīb) des descendants du Prophète (cf. Mutʿa, n° 251).
39 Al-ʿUlaymī, Uns, II, p. 505.
40 Le nāẓir al-dawla Šaraf al-Dīn al-Ṣaġīr, qui est lui aussi cadi, fait de même bâtir sur sa tombe un monument surmonté d’une coupole (Kaw., I, p. 120).
41 Ṭ.K., II, p. 185.
42 Ibid., II, p. 141 ; Kaw., I, p. 87.
43 Cf. cheikh ʿAlwān, Muǧlī al-ḥuzn, fol. 123a. À Beyrouth, Ibn ʿArrāq a sous son obédience plusieurs maǧḏūb-s « de haut niveau » (kummal) ; cf. Kaw., I, p. 63.
44 Ce four a pour nom al-qamīn, et plusieurs “ravis” de Damas ont en effet pour nisba al-Qamīnī (L. Pouzet, Damas, p. 224).
45 Suwaydān fut longtemps résident à la grande ḫānqāh de Siryāqūs, puis les soufis de cette ḫānqāh lui élevèrent à côté une zāwiya ; enfin, sous le sultan Ġawrī, ce maǧḏūb s’installe dans une madrasa de Būlāq (Kaw., I, p. 213). Dans le Badr zāhir d’Ibn al-Šiḥna, un certain ʿAbd al-Qādir est dit résider dans la madrasa Barqūqiyya (p. 101).
46 Ce phénomène concerne surtout l’Égypte et notamment certains quartiers du Caire comme Bāb Šaʿriyya ou al-Qarāfa (Ṭ.K., II, p. 137, 140, 144, 146, 151 ; Ǧāmiʿ, I, p. 612). On en trouve toutefois trace en Syrie : à Ṣāliḥiyya, le cheikh ʿAlī b. Šuʿayb al-Maǧḏūb fonda la zāwiya ʿAlā’iyya, dans laquelle Ibn Ṭūlūn participa à des séances de ḏikr (Qalā’id, I, p. 307).
47 C’est le cas de Muḥammad al-ʿUmarī (Kaw., I, p. 31).
48 Muḥammad al-ʿUryān s’est retiré près d’Alep dans un petit marabout (qubba) en terre parmi les vignes (ibid., I, p. 83) et Muḥammad al-Dalaǧī dans une turba de la Qarāfa (ibid., I, p. 79). Al-Kulaybātī a élu domicile dans les toilettes d’une mosquée (Ṭ.K., II, p. 143) tandis que Salmān hante mosquées désertes et jardins en friche (ibid., II, p. 187).
49 Le premier dans son Ḏayl mir’āt al-zamān, le second dans ses Masālik al-abṣār.
50 Cf. supra, p. 267.
51 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 199a.
52 Les définitions que donne l’auteur des Futūḥāt de l’un et l’autre termes sont très proches : c’est ce qui survient (yaridu, provenant comme le wārid de la racine warada) dans le cœur sans l’avoir suscité (min ġayr taʿammul) ; cf. Fut., éd. O. Y., XIII, p. 213 pour le wārid, p. 227 pour le ḥāl.
53 La racine ǧanna partage en effet avec celle de satara le sens de “voiler, couvrir, dérober à la vue”.
54 Fut., éd. O. Y., IV, p. 92-94.
55 Ibid., IV, p. 100.
56 Cf. par exemple Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī (Kaw., I, p. 120) ou Muḥammad al-Ḥaḍramī (Ǧāmiʿ, I, p. 286). Face au ṣaḥw, les termes ǧaḏb, ḥāl, ġayba et sukr sont peu différenciés par les auteurs. Le ravissement en Dieu (ǧaḏb) produit à la fois un état d’absence au monde sensible (ġayba) et une ivresse spirituelle (sukr) due à l’évasion du mystique hors des limites de la conscience humaine ordinaire. Le lien entre sukr, ġayba et wārid est explicite dans les définitions qu’al-Qušayrī et Ibn ʿArabī donnent du mot sukr (Risāla, p. 71 ; Fut., XIII, p. 218). Appliqué au cheikh Ḥusayn, le terme sukrān équivaut à celui de maǧḏūb (Nabhānī, Ǧāmiʿ, II, p. 48).
57 Ces rythmes binaires se repèrent également dans le ǧaḏb lui-même. L’Égyptien ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb parle ainsi durant trois mois, puis se tait pendant trois autres (Ṭ.K., II, p. 141), tandis que Muḥammad Ibn ʿIzz passe sa nuit tantôt à rire tantôt à pleurer (Kaw., I, p. 57).
58 Maʿa baqā’ aḥwāli-hi min al-kašf, dit al-Ġazzī (Kaw., II, p. 176).
59 Durar, p. 143. L’emprise de l’état (ġalabat al-ḥāl) sur une personne indique une déficience (naqṣ) et non la perfection (kamāl), dit encore le maître (ibid., p. 78).
60 Ibid., p. 117.
61 Nafʿu-hu qāṣir ʿalā nafsi-hi ; cf. Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 190b-191a.
62 al-Maǧḏūb ġayr al-sālik lam taṣiḥḥ la-hu nisbat al-nubuwwa ; cf. al-Ḫulāṣa al-marḍiyya, fol. 47a.
63 al-Ibrīz, II, p. 35.
64 Ces aḥwāl changent d’aspect ou de couleur (talwīn) chez le mystique, sans qu’il puisse avoir prise sur eux. Le talwīn, opposé traditionnellement au tamkīn (cf. par exemple la Risāla d’al-Qušayrī, p. 78-80), est perçu par la plupart des auteurs comme un degré déficient (maqām nāqiṣ), mais Ibn ʿArabī le place au sommet des maqām (Fut., éd. O. Y., XIII, p. 200-201).
65 Kaw., I, p. 191.
66 L’analogie entre les deux cas est établie par Ibn ʿArabī : si les prophètes n’étaient pas dotés par Dieu du tamkīn nécessaire pour effectuer leur mission (risāla) et guider les hommes, ils perdraient leur esprit, vu la sublimité de ce qu’ils contemplent (ḏahaba Allāh bi-ʿuqūl al-rusul li-ʿaẓīm mā yušāhidūna-hu) ; cf. Fut., IV, p. 91.
67 « La-nā quwwat al-tamkīn », lui dit-il ; cf. Kaw., I, p. 133.
68 Ṭ.K., I, p. 183.
69 Ibid., I, p. 185. Al-Badawī a en effet le comportement d’un extatique. Il reste des semaines entières debout sur sa terrasse de Tanta, fixant le ciel au point que « ses yeux noirs deviennent rouges », et y passe à plusieurs reprises quarante jours « sans manger, boire ou dormir » (ibid., I, p. 184). Il montre le même désintérêt pour l’apparence physique, car son habit et son turban restent sur lui jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux ; ses disciples alors seulement renouvellent son vêtement (ibid., I, p. 185).
70 Le fils du grand cadi Zakariyyā al-Anṣārī raconte à Šaʿrānī comment Faraǧ le Maǧḏūb lui demanda, pièce par pièce, tout l’argent qu’il avait sur lui ; cette somme lui fut rendue rapidement par un procédé surnaturel (Ṭ.K., II, p. 142).
71 Dans le Maroc du xe/xvie siècle, nous l’avons vu, ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb fait parcourir la Voie au ʿālim soufi Yūsuf al-Fāsī Abū al-Maḥāsin ; celui-ci se voua au cheikh extatique dès sa jeunesse, tout en suivant une formation complète en sciences extérieures. Les épreuves auxquelles al-Maǧḏūb soumet ses disciples sont telles qu’il n’y a guère qu’Abū al-Maḥāsin, proprement “ravi” par l’amour qu’il porte à son maître, pour les supporter (al-Talīdī, al-Muṭrib, p. 166-167) ; cf. également A. L. de Prémare, loc. cit., p. 76. Le maǧḏūb marocain figure, ne l’oublions pas, dans l’une des principales chaînes initiatiques de la Šāḏiliyya, et al-Zabīdī fait même de lui un des quatre Piliers (awtād) de son époque (Itḥāf, fol. 28).
72 Cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 15b.
73 Lā yaṣluḥu iḏḏāka li-al-tadrīs wa al-iftā’ ; cf. ibid, fol. 19a.
74 C’est le cas de Ḫumays à Damas (Kaw., I, p. 191) ou de Muḥammad al-ʿUryān à Alep (ibid., I, p. 83).
75 Vie des saints, p. 206.
76 Le ǧaḏb est en effet un paravent commode, et toutes les traditions connaissent le taǧāḏub (le fait de cacher son degré spirituel par le ǧaḏb) ; nous dévoilons ici un visage supplémentaire du malāmatī. Notons d’autre part que le “fou de Dieu” qui revient de temps à autre à la lucidité doit sans doute se complaire dans l’affranchissement des conventions que lui permet le ǧaḏb, et on peut concevoir qu’il ne cherche point à manifester son retour à la raison. Par ailleurs, le maǧḏūb arrive-t-il toujours à saisir la frontière entre folie et bon sens, ivresse et lucidité ? Malgré ce qu’en disent leurs biographes, ǧaḏb et taǧāḏub semblent renvoyer, chez ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī ou chez ʿAlī al-Kurdī, à des états de conscience peu différenciés (Kaw., I, p. 247, 283). Al-Dašṭūṭī se compte bien lui-même parmi les maǧḏūb-s, et il décrit la manière dont son ǧaḏb s’est imposé à lui progressivement (Ṭ.K., II, p. 138). L’ambivalence du personnage sur ce point se manifeste dans le fait qu’il puisse être désigné comme un “extatique conscient” (maǧḏūb wāʿī) ; cf. G. Wiet, Journal, II, p. 263.
77 Ḫuḏ al-ʿafw ay al-qalīl mim-mā yuǧrī Allāh ʿalā alsinati-him min al-ḥikam wa al-mawāʿiẓ ; cf. Fut., éd. O. Y., IV, p. 89.
78 Aḥmad al-Badawī ne s’adresse aux gens, après son walah, que par išārāt (Ṭ.K., I, p. 183), et Muḥammad al-ʿUryān fait de même avec ses disciples (Kaw., I, p. 83). Aḥmad al-Bahlūl constitue, par cette modalité allusive, le premier indice sur la Voie pour Šaʿrānī (Ṭāhā Surūr, loc. cit., p. 43).
79 Ṭ.K., II, p. 144.
80 Muǧlī al-ḥuzn, fol. 18b. « Le maǧḏūb est admirable, mais inimitable », dit l’Andalou Lisān al-Dīn Ibn al-Ḫaṭīb ; cf. la thèse de René Pérez, Rawḍat al-taʿrīf bi-al-ḥubb al-sharīf, Lyon II, p. 1981, p. 266. Ibn Ḥaǧar al-Haytamī fait un constat similaire, et exclut du même coup les maǧḏūb-s de la hiérarchie initiatique (Fat. ḥadīṯiyya, p. 314).
81 ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb demande en effet à ses disciples de ne pas l’imiter dans ses actes qui enfreignent, au moins en apparence, la Šarīʿa : de tels agissements sont suscités par un état spirituel provenant directement de la sphère de la Ḥaqīqa (al-Talīdī, al-Muṭrib, p. 162).
82 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 190a.
83 ʿAlī al-ʿAmmār, Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, II, p. 41.
84 Laṭā’if al-minan, p. 109, et Durar al-ġawwāṣ, p. 139. Pour M. Chodkiewicz, le maǧḏūb « survole d’un bond les étapes que le sālik franchit une à une au cours d’une longue progression méthodique » ; cf. son introduction aux Écrits spirituels de l’émir Abd al-Kader, Paris, 1982, p. 24.
85 Ibn ʿAyyād, al-Mafāḫir al-ʿaliyya, p. 150 ; al-Zabīdī, ʿIqd, fol. 53. Cette assertion éclaire le fait qu’un šāḏilī comme ʿAlī al-Kāzawānī, auteur doctrinal riche et guide spirituel, puisse être qualifié par Ṭāškoprüzādeh (Šaqā’iq, p. 325) de maǧḏūb au moins temporaire (ṣāḥib ǧaḏba) et explique peut-être les comportements que cheikh ʿAlwān réprouve chez lui durant une période (cf. supra, p. 276).
86 ʿAwārif, p. 87-88. Au ixe/xve, le cheikh suhrawardī égyptien Muḥammad al-Madyanī précise à son tour que le maǧḏūb sālik comme le sālik maǧḏūb sont de bons guides sur la Voie, car ils en font franchir rapidement les étapes à leurs disciples (al-Ḫulāṣa al-marḍiyya, fol. 47a).
87 Cl. Addas, loc. cit., p. 54-58.
88 M. Chodkiewicz, introduction aux Écrits spirituels, p. 24-25.
89 Cf. son compte rendu du livre de Cl. Addas, « Ibn ʿArabī », dans le Bulletin critique des Annales Islamologiques n° 7, 1990, p. 48.
90 La distinction entre stations et états est d’ailleurs loin d’être nette chez certains auteurs ; ʿIzz al-Dīn b. Ġānim al-Maqdisī, par exemple, écrit que des soufis « cheminent dans le plus parfait des états spirituels » (hum sālikūn atamm al-aḥwāl) ; cf. son Ḥall al-rumūz que nous présenterons plus loin, p. 61. « Les deux formes d’expérience sont étroitement liées l’une à l’autre », affirme Taoufik Ben Ameur (« À propos des “États” et des “Demeures” dans la mystique musulmane », dans IBLA, 135, 1975, p. 36). Cf. également L. Gardet, « La langue arabe et l’analyse des états spirituels », dans Mélanges Louis Massignon, II, p. 241-242.
91 Fut., éd. O. Y., IV, p. 100-101.
92 al-Mawāʿiẓ wa al-ḥikam tabdū min fī-hi (Ibn al-Ḥanbalī, Durr, I, p. 877).
93 Iḏā ġalaba al-ḥāl ʿalay-hi : telle est l’expression consacrée pour signifier qu’un cheikh est entré dans l’espace-temps privilégié du ǧaḏb.
94 Ce cheikh vit donc durant ses états deux expériences communes au cheikh ummī et au maǧḏūb : la glossolalie et le kašf (Kaw., I, p. 30).
95 Cf. son ouvrage déjà cité : al-Mawāhib al-laduniyya bi-al-minaḥ al-muḥamma-diyya (ibid., I, p. 127).
96 Ṭ.Ṣ., p. 84.
97 Ne peut-on envisager le ǧaḏb comme une sorte de “possession divine”, même si le possédé, au sens usuel du mot, l’est par Satan (al-Šayṭān) ou par les djinns (maǧnūn signifie également pris par les djinns) ? Si les profanes confondent souvent, dans le monde islamique actuel, ces deux formes de possession, les cheikhs soufis, auxquels sont fréquemment soumis divers cas de “folie”, font bien la distinction.
98 Ibn Ṭūlūn, Ḏaḫā’ir al-qaṣr, fol. 68b.
99 Cf. Ḥakīm al-Tirmiḏī, Kitāb ḫatm al-awliyā’, p. 360.
100 al-Maǧāḏīb ka-al-aṭfāl, lui fait dire Šaʿrānī dans les Durar (p. 33). Muḥammad al-Madyanī précise que la comparaison ne s’applique qu’aux “ravis” qui ne sont pas parvenus aux hauts degrés spirituels (al-maǧḏūb ġayr al-wāṣil) ; cf. al-Ḫulāṣa al-marḍiyya, fol. 47a. Souvenons-nous du faqīh malékite al-Laqqānī se laissant conduire chez lui par des enfants : lorsqu’il est submergé par l’extase, il devient semblable à eux. L’ “état d’enfance” représente donc une affinité supplémentaire entre le ummī et le maǧḏūb.
101 Selon les termes de D. Gril (traduction de la Risāla, p. 120, note 1).
102 L’entourage du maǧḏūb le ressent tellement étranger à ce monde que la famille de Šihāb al-Dīn al-Našīlī prend ce dernier pour un djinn (Ṭ.K., II, p. 141).
103 C’est le cas de Naṣr (Kaw., I, p. 311) ou de Šaʿbān (Ṭ.K., II, p. 185) ; Ibn al-Šiḥna en donne un autre exemple dans son Badr zāhir (p. 102), ainsi que ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī dans al-Ḥaqīqa wa al-maǧāz : Zāyid, en Palestine, et un faqīr ḫalwatī du Caire vivent entièrement nus (p. 102, 277). Certains extatiques sont même connus comme « le Nu » (al-ʿUryān) ; nous en avons un exemple au Caire (Ṭ.K., II, p. 141) et un autre à Alep (Kaw., I, p. 83). ʿAbīd al-Bulqīnī, quant à lui, reste dans cet état durant quinze ans et les vers (dūd) grouillent sur sa tête : on perçoit mieux pourquoi Ibn ʿArabī parle à propos de tels personnages, qu’il appelle d’ailleurs “déments” (maǧnūn), d’« animalité » (ḥayawāniyya) ; ce terme n’est cependant pas péjoratif sous la plume du maître ; cf. Ṭ.K., II, p. 147 ; Fut., éd. O. Y., IV, p. 88, 92.
104 Ṭ.K., II, p. 130.
105 Le fait que les biographes relèvent toujours que tel extatique a la « tête découverte » (makšūf al-ra’s) en est la preuve.
106 Le port du bâton est chez ces derniers une tradition (sunna li-al-anbiyā’), selon des autorités islamiques comme Ibn ʿAbbās et Ḥasan al-Baṣrī ; cf. al-Qurṭubī, al-Ǧāmiʿ li-aḥkām al-Qur’ān, Le Caire, 1967, XI, p. 187-188. Le bâton de Moïse est mentionné dans plusieurs passages coraniques.
107 Ṭ.K., II, p. 143.
108 Cf. Dozy, Suppl., II, p. 477.
109 Kaw., I, p. 121.
110 Ṭ.K., II, p. 141.
111 Kaw., I, p. 283.
112 Ibid., I, p. 311. Le ṭurṭūr est un bonnet haut et pointu, porté en Égypte par les Bédouins et certains derviches.
113 Ibid., I, p. 282. On ne peut que relever la similarité de comportement entre ce maǧḏūb et son homonyme, qui vécut également à Damas trois siècles plus tôt et en fut une figure célèbre (cf. D. Gril, traduction de la Risāla, p. 123-125, 226).
114 Ṭ.K., II, p. 184 ; Kaw., I, p. 176. Le ǧāwiš est sous les Mamelouks un militaire tenant le rôle du héraut ; lors de certaines cérémonies, il porte une masse d’armes (Dozy, Supplément, I, p. 169). Sur les “comportements particuliers” du maǧḏūb, on peut également lire l’aperçu qu’en donne J.-Cl. Garcin dans « Histoire et hagiographie », p. 308-309.
115 Al-Ġazzī parle de « métamorphoses vestimentaires » (taṭawwur fī al-libās) ; cf. Kaw., I, p. 283.
116 al-Ibrīz, II, p. 34. L’interlocuteur d’Aḥmad Ibn Mubārak ajoute que rien de tout cela n’apparaît sur le cheminant (sālik), qui est comme « une mer débordante [et cependant] calme » (baḥr zāḫir sākin) ; cf. ibid., II, p. 35.
117 Ṭ.K., II, p. 187.
118 Ibn Taymiyya, nous l’avons vu, montre vis-à-vis du maǧḏūb une intransigeance égale à celle qu’il manifeste pour toutes les modalités religieuses autres que la sienne. On peut toutefois se demander s’il ne fustige pas davantage Ibrāhīm al-Muwallah (m. 725/ 1325) parce qu’il vit au milieu des immondices et qu’il y rassemble hommes et femmes en totale mixité, que pour sa non-observance de la prière (Ibn Kaṯīr, Bidāya, Beyrouth, 1988, XIV, p. 137 ; cf. également L. Pouzet, Damas, p. 224).
119 Nusallimu la-hum ḥāla-hum wa nufawwiḍu li-Allāh ša’na-hum ; cf. sa Risāla fī al-Quṭb, fol. 21.
120 C’est le cas d’Aḥmad le Maǧḏūb (Ṭ.K., II, p. 142).
121 « Personne ne le blâme » pour cela, précise Šaʿrānī (lā yunkiru ʿalay-hi aḥad) ; cf. ibid., II, p. 185. Citons en regard le cas d’un prédicateur auquel on imputa des réflexions impertinentes à propos du prophète Ibrāhīm : échappant de justesse à la mort grâce à son repentir, il fut néanmoins emprisonné (Ibn Iyās, Badā’iʿ, IV, p. 120). Rappelons le caractère inviolable de la lettre coranique en Islam, et le contraste n’en sera que plus apparent entre le “responsable sur le plan juridique” (mukallaf) – en l’occurrence le prédicateur – et le non-responsable, c’est-à-dire le maǧḏūb.
122 Yawāqīt, I, p. 152.
123 Šarīf, qui ne respecte pas le jeûne, invoque le fait qu’il est « affranchi (maʿtūq) par son Seigneur » ; cf. Ṭ.K., II, p. 150.
124 Leur provocation semble parfois ludique, gratuite. Ils aiment par exemple confondre ceux qui croient les surprendre en train de fumer du haschisch : les voilà, tels des prestidigitateurs, transformer cette plante en gâteau ou autre nourriture ; c’est du moins ce qu’on rapporte de Šarīf (Ṭ.K., II, p. 150), de Barakāt (Kaw., I, p. 167) et de Suwayd (ibid., I, p. 212). L’obscénité fait bien sûr partie de ce jeu mi-conscient : ʿAbd al-Qādir al-Subkī, qui a toujours un langage très cru, se dénude devant sa fiancée et le père de celle-ci en exhibant son sexe ; elle pourra ainsi mieux évaluer, dit-il, le choix qu’elle fait (Ṭ.K., II, p. 184). Ibrāhīm le Nu (al-ʿuryān), qui pète en présence des grands émirs en leur attribuant le fait (ibid., II, p. 142), rappelle le maǧḏūb célèbre de Damas au viie/xiiie, ʿAlī al-Kurdī : le grand Šihāb al-Dīn al-Suhrawardī l’ayant enfin trouvé dans le cimetière de Bāb al-ṣaġīr, il s’approcha de l’extatique qui « lui péta au nez en exhibant sa nudité » (D. Gril, traduction de la Risāla, p. 125). Waḥīš, de son côté, fait descendre de leur ânesse les notables qu’il rencontre et simule la fornication avec la monture : Muḥammad Ibn ʿInān assure à Šaʿrānī, qui semble troublé par de tels agissements, qu’il ne s’agit là que d’un simulacre (Ṭ.K., II, p. 150).
125 Par exemple, « il s’irrite de la proclamation de l’Islam faite par le muezzin cinq fois par jour du haut de son minaret lors de l’appel à la prière, comme si l’Islam avait encore besoin d’être proclamé » ; cf. J.-Cl. Garcin, « Histoire et hagiographie musulmanes », p. 308.
126 « Ne fais pas le bien à notre époque, conseille-t-il à son serviteur, car il se retournerait contre toi en mal » (Ṭ.K., II, p. 140).
127 Ašhadu anna lā ilah la-kum illā Iblīs (ibid., II, p. 107).
128 Kafartum bi-kalām Allāh (ibid., II, p. 137).
129 Muǧlī al-ḥuzn, fol. 18b.
130 Al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, I, p. 543.
131 Ṭ.K., II, p. 141. La ṣalāt n’est en effet valable qu’en état de pureté légale.
132 Šaʿrānī ajoute que le cadi, suite à la malédiction du cheikh, fut ensuite condamné pour ce dernier motif (Ṭ.K., II, p. 143 ; Kaw., I, p. 120).
133 Le cerveau d’Ismāʿīl al-Ṣāliḥī se serait desséché (ǧaffa dimāġu-hu) comme suite à la lecture intensive qu’il faisait du Coran dans une madrasa ; il n’en continue pas moins, durant son ǧaḏb, de psalmodier le Livre saint (Kaw., I, p. 161).
134 Ṭ.K., II, p. 137.
135 Al-ʿAydarūsī, Nūr sāfir, p. 156. Il est intéressant de relever qu’al-Sūdī se met à écrire de la poésie mystique après ce ǧaḏb ; il ne l’écrit d’ailleurs que lorsqu’il se trouve, à l’instar de ʿUmar Ibn al-Fāriḍ, dans un état d’extase très puissant : il ne s’en reconnaît pas en effet l’attribution quand il revient à une relative sobriété (ibid., p. 155).
136 Fut., éd. O. Y., IV, p. 98.
137 Yawāqīt, I, p. 153.
138 Bahā’ al-Dīn récite en permanence des extraits de la Bahǧa : il s’agit sans doute de l’ouvrage de fiqh chafiite composé par Zakariyyā al-Anṣārī. Le cadi Ibn ʿAbd al-Kāfī répète jusque dans les toilettes les mêmes formules juridiques, tandis qu’Aḥmad al-Biǧā’ī ânonne de sempiternelles règles de grammaire, car son ǧaḏb est survenu alors qu’il étudiait le naḥw (Ṭ.K., II, p. 137).
139 Yawāqīt, I, p. 153.
140 Durar, p. 32.
141 Ibid., p. 123.
142 Ṭ.K., II, p. 142.
143 Cf. supra, p. 136.
144 Yursilu la-hu [il s’agit ici de Šarīf le Maǧḏūb] al-ḥamalāt al-ṯiqāl fa-yaqūmu bi-hā (Ṭ.K., II, p. 150).
145 Lorsqu’al-Ḫawwāṣ a recours pour un problème à Ibrāhīm le Maǧḏūb, appelé aussi Ibrāhīm al-Nawba, celui-ci le résout immédiatement (ibid., II, p. 142).
146 Cf. supra, p. 119.
147 Ṭ.K., II, p. 184.
148 Ibid., II, p. 142.
149 Saḫḫara Allāh la-hum al-ḫalq (Fut., éd. O.Y., IV, p. 99).
150 Ibid.
151 Al-Ḫawwāṣ emprunte une image à l’alchimie : « Leur être subit une transmutation comparable à celle de l’Élixir » (uqliba ʿaynu-hu ka-al-iksīr). Sur le qalb al-iksīr, voir L’élaboration de l’élixir suprême, traités d’alchimie de Ǧābir Ibn Ḥayyān édités et présentés par p. Lory, Damas, 1988, p. 114, ainsi que Alchimie et mystique en terre d’Islam du même auteur, Lagrasse, 1989, p. 31-32. Al-Ḫawwās justifie pour cette même raison que les prophètes, qui possèdent tous la maîtrise de leurs états (al-rusūḫ) et ne laissent donc rien paraître de ceux-ci, ne soient que peu suivis par les communautés auxquelles ils s’adressent (Durar al-ġawwāṣ, p. 136).
152 Visitant avec ses compagnons un maǧḏūb vivant dans une grotte en Palestine, ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī mentionne qu’ils ont sollicité la baraka de l’extatique avant de le quitter (al-Ḥaqīqa wa al-maǧāz, p. 102).
153 Kuntu fī barakati-hi wa taḥta naẓari-hi ; cf. Ṭ.K., II, p. 140.
154 Durar, p. 123. Les conseils du maître de Šaʿrānī ne sont cependant pas dénués de fondement, car le duʿā’ du maǧḏūb peut être exaucé en faveur d’une personne, mais aussi à son détriment. De par son lien privilégié avec le monde spirituel, le maǧḏūb a en effet plus part que quiconque à la “vengeance du saint” : Muḥammad Ibn ʿIzz est renversé un jour par un homme dans une rue du Caire ; il invoque alors Dieu pour que cet homme soit scié en deux (daʿā ʿalay-hi bi-al-tawsīṭ), ce qu’ordonnera le Pacha à la fin de la journée (Kaw., I, p. 57).
155 Ṭ.K., II, p. 142.
156 Loc. cit., p. 409, 417. L’expression kašf al-ġiṭā’ est d’ailleurs reprise par Ibn Ḫaldūn à propos des maǧḏūb-s dans son Šifā’ al-sā’il (p. 244-245).
157 Cf. les “fous de Dieu” de la Risāla d’Ibn Abī al-Manṣūr, p. 189, 190-192 de la traduction. Les habitants de Damas affirment la sainteté de Yūsuf al-Qamīnī en alléguant de son kašf et du fait qu’il devine les pensées (al-kalām ʿalā al-ḫawāṭir) ; cf. ʿIbar, V, p. 240. Bien qu’al-Ḏahabī considère que ces facultés peuvent émaner du devin (kāhin), du moine chrétien (rāhib) ou du possédé (al-maǧnūn al-laḏī la-hu qarīn min al-ǧinn), elles constituent néanmoins pour la société le gage de l’authenticité et donc de la walāya de l’extatique. À une période postérieure à celle que nous étudions, al-Nābulusī évoque également les dévoilements (kušūfāt) du maǧḏūb Zāyid (loc. cit., p. 102), et au Maroc, ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb prédit fréquemment les événements à venir (al-Talīdī, loc. cit., p. 161).
158 Antum ʿumyun, mā tubṣirūn al-laḏī ubṣiru-hu !
159 Fut., IV, p. 96.
160 Cf. l’art. de M. Gaudefroy-Demombynes, « Les sens du substantif Ġayb dans le Coran », dans Mélanges Louis Massignon, II, Damas, 1957, p. 245-250.
161 Huwa sābiḥ dā’iman fī baḥr al-maʿrifa wa al-tawḥīd ; cf. Šifā’ al-sā’il, p. 244. L’écrivain tunisien emploie d’autres expressions similaires : le maǧḏūb est « plongé dans la mer des lumières divines », il « contemple les lumières de la Connaissance » (ibid., p. 246). Šaʿrānī formule la permanence de cet état de dévoilement par l’expression baqā’ al-kašf (Yawāqīt, I, p. 152).
162 Yaqaʿu la-hum min al-aḫbār ʿan al-muġayyabāt ʿaǧā’ib, dit-il dans sa Muqaddima, p. 122. Le dévoilement du maǧḏūb évoque l’interrogation coranique : « Possède-t-il la science de l’Inconnaissable qui ferait de lui un voyant ? » (a ʿinda-hu ʿilm al-Ġayb fa-huwa yarā) ; Cor., LIII, p. 35.
163 Kāna kašfu-hu lā yuḫṭi’ est l’expression que l’on rencontre le plus couramment.
164 Ṭ.K., II, p. 186.
165 Kaw., I, p. 213.
166 Ibid., I, p. 87-88.
167 De tous les événements spirituels annonçant la victoire du sultan Muḥammad, le fils de Qāytbāy, sur son rival Qānṣūh « Ḫamsmiyya » (cf. supra, p. 143), ce sont les dévoilements des maǧḏūb-s qui sont invoqués en premier lieu par le cadi Ibn al-Šiḥna, avant même l’appui des grands awliyā’ et les rêves prémonitoires (al-Badr al-zāhir, p. 101-102).
168 Kaw., I, p. 121.
169 Yaʿuddūna ru’yata-hu ʿīdan ʿinda-hum (Ṭ.K., II, p. 186).
170 Yataqātalu al-nās ʿalā dafni-hi, kull ǧamāʿa yaqūlūna nadfanu-hu fī ḥārati-nā tabarrukan ; cf. Kaw., II, p. 152.
171 al-Šalīf al-līf (Dozy, Supplément, II, p. 570) ; cf. Ṭ.K., II, p. 185.
172 Le scepticisme naturel des hommes et leur manque de réceptivité font qu’ils ne prêtent souvent pas attention aux išārāt des maǧḏūb-s : Ibn ʿUṣayfir fait verser de l’eau un jour à l’avance sur l’incendie qu’il prédit à la madrasa où loge Šaʿrānī. Les gens considèrent qu’il s’agit là de divagations et que l’on a tort de gaspiller ainsi de l’eau ; dans la nuit, le minaret ainsi qu’une partie de l’établissement s’embrasent et sont détruits par le feu (Ṭ.K., II, p. 140). Les prostituées qui périrent lors de l’écroulement du ḫān qu’avait prévu Waḥīš n’avaient pas été plus attentives aux avertissements de ce maǧḏūb (cf. supra, p. 119). Le maître de ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb, ʿAlī al-Ṣanhāǧī, lui-même dépeint comme un maǧḏūb (al-Zabīdī, Itḥāf, fol. 28), veille sur les gens de Fès : il entre précipitamment dans une maison où les femmes sont dévoilées, pour attraper au vol un enfant dont il voit qu’il va tomber de la terrasse ; une autre fois, il fait sortir les habitants d’une demeure dont il pressent l’écroulement très proche (A.L. de Prémare, loc. cit., p. 180-181 ; al-Talīdī, loc. cit., p. 159, note 100).
173 Notons que toute tradition spirituelle possède ses “ravis”. Parmi les extatiques chrétiens que mentionne E. Dermenghem, on relèvera un saint contemporain de Šaʿrānī, Philippe de Néri (m. en 1595), aux comportements aussi extravagants que nos maǧḏūb-s ; cf. Vie des saints musulmans, p. 231-233 et 311 note 1.
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