jeudi 28 juin 2012

La théophanie des noms divins : d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader









Denis Gril






En s’installant à Damas, Abd el-Kader suit non seulement les traces d’Ibn ‘Arabî, mais il trouve aussi un milieu d’oulémas impressionnés par sa connaissance de l’œuvre du Shaykh al-Akbar et par la profondeur de ses propres inspirations. C’est de cette rencontre que sont nés les Mawâqif, ces haltes spirituelles, où Abd el-Kader reçoit le sens d’un verset ou d’un hadîth qu’il développe dans une perspective métaphysique, dans le droit-fil de la doctrine d’Ibn ‘Arabî. À partir de la notion de théophanie (tajallî) qui parcourt tout le texte des Mawâqif, il est montré comment Abd el-Kader explique la relation entre le Principe et la manifestation, à travers la théophanie des Noms divins. Cette doctrine de la théophanie permet également de comprendre les forces apparemment contraires qui s’exercent dans le monde et la multiplicité des croyances. À la suite du Cheikh al-Akbar, Abd el-Kader illustre cet héritage muhammadien dont l’universalité reste un modèle pour notre époque.







Plan

La hiérarchie des théophanies
Noms et Attributs
Théophanie, connaissance et adoration
Le monde, théâtre des théophanies des Noms
Le regard d’Abd el-Kader sur les hommes
Théophanie et croyance
Conclusion




Le lecteur des Mawâqif est frappé d’emblée par l’importance de la dette intellectuelle et spirituelle d’Abd el-Kader à l’égard de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il le cite, use de sa terminologie spécifique et accompagne la mention de son nom de formules de respect, reprenant à son compte la désignation du Cheikh al-Akbar comme l’héritier de la sainteté muhammadienne1. On ne peut pas non plus ne pas remarquer les affinités et les parallèles dans la courbe de vie de ces deux grandes figures de la spiritualité musulmane. Tous deux sont originaires de l’Occident musulman, se rendent en Orient après avoir atteint leur pleine maturité et acquis déjà une notoriété, pour s’installer définitivement à Damas, après quelques pérégrinations. Ils relèvent du même type spirituel : celui du « ravi en Dieu » (majdhûb), objet d’une illumination intérieure, avant même avoir parcouru les étapes de la voie initiatique sous la direction d’un maître spirituel. La source de leur inspiration, dans les événements de leur vie intérieure et dans leur écriture est la même : la plongée dans la mer du Coran pour en ramener les perles de son interprétation. Leur herméneutique de la tradition prophétique n’est pas différente, si bien que la plupart des ouvrages d’Ibn ‘Arabî peuvent être considérés comme un commentaire du Coran ou de la Sunna, tout comme les Mawâqif. Abd el-Kader dit à ce propos : « Une des grâces que Dieu m’a octroyées depuis qu’il m’a fait miséricorde en me faisant connaître mon âme est le fait que le discours divin et l’inspiration projetée en moi ne me parviennent que par l’intermédiaire du Coran » (n° 83, vol. I, p. 221). Aussi l’un et l’autre ont-ils conscience d’écrire sous l’inspiration divine. Le titre même des Mawâqif, « les Haltes », fait allusion à un arrêt entre deux étapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pour entendre un discours divin, comme c’est le cas des Mawâqif de Niffarî2.



Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deux auteurs est le concept coranique de « théophanie » (tajallî)3. Sur le plan cognitif ou épistémologique, ce terme désigne, selon la définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu li-l-qulûb min anwâr al-ghuyûb [ba‘da l-satr])4. Sur un autre plan, métaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la notion de tajallî permet d’une part d’expliquer le passage de l’Un au multiple, du non manifesté au manifesté, à travers la théophanie des Noms divins, par l’intermédiaire de l’être qui en constitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, et d’autre part, de comprendre comment l’Être se conditionne lui-même en déterminant l’existence des êtres du monde, tout en restant un. Il est intéressant de noter, comme le remarque W. Chittick, que les tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous le nom de ashâb al-tajallî. C’est ainsi que les désigne Ibn Khaldûn5, d’après Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb qui résume leur doctrine et les distingue des « tenants de l’unité absolue » (ashâb al-wahdat al-mutlaqa), représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité de l’Être » (wahdat al-wujûd), jamais employé par Ibn ‘Arabî lui-même et apparemment pas non plus par Abd el-Kader, a été popularisé de manière polémique par Ibn Taymiyya et ses émules jusqu’à ce qu’il soit revendiqué plus tard par les partisans de la doctrine d’Ibn ‘Arabî6.


Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept de théophanie est étroitement lié à l’affirmation que l’être est essentiellement unique puisque c’est une manière de montrer qu’il le reste dans la multiplicité de sa manifestation. Comme on l’a dit, les Noms divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans, la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ou universel. En effet, la perfection de l’Homme et l’universalité de sa fonction se réalisent par la science qu’il a reçue des Noms divins et par le fait qu’il réunit en lui la totalité des perfections divines et créaturelles.


Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al-zâhir), Dieu se manifeste aux choses existantes comme entités immuables (a‘yân thâbita) et les fait ainsi apparaître dans leur existence extérieure. Dieu, par son nom l’Intérieur (al-bâtin), s’occulte et se dérobe à sa création, provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin de connaissance car la science est lumière et existence et l’ignorance est obscurité et non-existence. Cette manifestation ou cette théophanie fait apparaître les degrés de l’existence (marâtib al-wujûd), à la mesure de la réceptivité (qabûl) des êtres et de leur prédisposition (isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière, comme l’Être, est unique et ses effets varient selon la capacité des êtres à la recevoir. C’est une même lumière qui brunit le visage du laveur et blanchit le vêtement qu’il étend au soleil. La lumière unique du soleil et la multiplicité de ses rayons symbolise l’Essence divine par les Noms et les Attributs de laquelle les formes et les statuts existentiels des êtres sont déterminés. Les Noms divins ne se manifestent en effet dans l’existence que par leurs effets.



Les initiés (al-qawm) se distinguent des autres hommes par le dévoilement de cette réalité et par la perception de l’unité divine dans la multiplicité des formes, divines dans leur fondement métaphysique. Ibn ‘Arabî tire le concept de transmutation divine dans les formes (al-tahawwul fî l-suwar) de ce hadith : « Dieu se montre (yatajallâ) aux gens de la Halte7 et leur dit : - Je suis votre Seigneur. Ils lui répondent : - Nous nous protégeons en Dieu contre toi ; tu n’es pas notre Seigneur. Nous resterons ici jusqu’à ce que vienne notre Seigneur. Lorsqu’il viendra, nous le reconnaîtrons…8 ». Dieu finit alors par se montrer sous la forme qu’ils connaissent et ils le reconnaissent alors, alors que les Gens de Dieu eux n’ont eux aucune difficulté à le reconnaître puisqu’ils le perçoivent en toutes formes. Se pose ici la question de la capacité de l’homme à contempler la théophanie. Moïse n’est-il pas tombé terrassé en voyant la théophanie de Dieu écraser la montagne ? (voir Coran 7 : 143). Comment Moïse est-il tombé terrassé, alors que les Hommes de Dieu, fermes dans leurs états spirituels, restent extérieurement impassibles ? À cela Ibn ‘Arabî répond que Moïse recherchait la vision des prophètes, à laquelle celle d’aucun homme, pas même des saints, ne saurait être comparée. Par contre, ce qui caractérise la vision des hommes de Dieu, même si celle des prophètes leur est nécessairement supérieure, c’est qu’ils contemplent la théophanie divine avec les deux yeux de la transcendance (tanzîh) et celui de la ressemblance (tashbîh), en rapport l’un avec l’Essence, l’autre avec les Noms et Attributs de Dieu9.



Cette présentation extrêmement simplifiée et schématique de la doctrine des théophanies chez Ibn ‘Arabî10 vise simplement à montrer combien Abd el-Kader reste fidèle à la pensée du Cheikh al-Akbar, tout en apportant sur certains points des précisions et des éclaircissements qui lui sont propres. La comparaison entre la doctrine du Maître et l’apport d’Abd el-Kader à son explicitation exigerait, pour être pleinement significative, de tenir compte des développements successifs de l’école akbarienne jusqu’aux Mawâqif. Cette courte présentation ne constitue donc qu’une étape préliminaire pour une telle recherche.



La hiérarchie des théophanies


La hiérarchie des théophanies correspond à celle des êtres depuis l’Essence divine dans son non-conditionnement absolu jusqu’à l’existence sensible. Abd el-Kader expose la hiérarchie des êtres et la manière dont ils procèdent de l’Essence dans un long chapitre, le mawqif 248, intitulé, comme s’il constituait un traité à part : Bughyat al-tâlib ‘alâ tartîb al-tajalliyât bi-kulliyyât al-marâtib « Le désir de celui qui cherche à connaître la hiérarchie des théophanies dans leur dimension la plus universelle ». Il s’appuie sur le symbolisme du miroir et de la réfraction de l’image dans des miroirs multiples pour exposer la réalité et les modalités existentielles de la théophanie dans un passage de ce mawqif, intitulé de manière significative : Inna-ka ramz wa-fakk kanz « Tu es symbole et découverte d’un trésor ». Ce titre suggère que la connaissance de l’existence est tout entière contenue, tel un trésor caché, dans l’âme de l’homme.



La théophanie hiérarchique de l’Être fait également l’objet du mawqif 8611, consacré au commentaire du début de la sourate al-Shams « Le soleil » : « Par le soleil et sa clarté matinale. Par la lune, lorsqu’elle le suit. Par le jour lorsqu’il le révèle. Par la nuit, lorsqu’elle le recouvre. Par le ciel et ce qui l’a édifié. Par la terre et ce qui l’a étendue. Par une âme et ce qui l’a formée » (Coran 91 : 1-7). Abd el-Kader voit dans ces serments l’expression par Dieu de sa propre théophanie :

Dieu n’a pas en réalité prêté serment par autre que sa propre essence. Les degrés hiérarchiques (marâtib) et les descentes (tanazzulât) ne sont qu’expressions symboliques (umûr i‘tibâriyya) qui n’ont d’existence que dans la transposition symbolique de celui qui l’effectue.


Ils sont donc « une représentation imaginale (khayâl) qui n’a d’autre réalité que celle de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) par laquelle ils ont été manifestés ». L’Être n’appartient en propre qu’à l’Essence transcendante et tout ce qu’on appelle, dans le langage des Initiés « degré hiérarchique », « détermination de l’être » (ta‘ayyun) etc. ne sont que transposition symbolique, relation et attribution, rien d’autre.


« Par le soleil et sa clarté matinale » fait allusion au plan hiérarchique de l’Unité (ahadiyya), « le premier des lieux de la théophanie (majlâ pl. majâlî), lieu essentiel où rien des Noms ni des Attributs, ni de quelque réalité créaturelle que ce soit, ne connaît de manifestation ». L’Unité est donc la théophanie de Dieu à Lui-même « car il n’est sur ce plan d’autre que Lui ». Toute chose est comprise dans cette réalité transcendante, mais sous un mode d’occultation (bi-hukm al-butûn). Cette théophanie est symbolisée par le soleil parce que « par lui les choses sont perçues tandis que lui ne peut être perçu dans sa réalité. De plus lorsque sa lumière apparaît, elle efface celle de tous les astres qui ne sont que la réflexion de sa lumière.



« Par la lune, lorsqu’elle le suit » représente le second plan théophanique. Cette première auto-détermination de l’Essence s’appelle “unitarité” absolue (wahda mutlaqa) parce qu’elle implique d’un côté l’Être conditionné par rien ou l’Unité et de l’autre l’Être conditionné par toute chose, c’est-à-dire l’Unicité. Il ne faut donc pas confondre ce plan avec celui de l’Unicité. Il constitue un plan intermédiaire et est appelé pour cette raison “l’Isthme des isthmes” (barzakh al-barâzikh), l’Esprit Universel ou encore la Réalité muhammadienne (haqîqa muhammadiyya)12. Abd el-Kader n’envisage pas ici ces principes comme réalités indépendantes mais comme l’expression d’une première auto-détermination de l’Essence, sans intermédiaire. Ce plan est symbolisé par la lune, intermédiaire entre le soleil et la terre ; il comporte une face tournée vers Dieu, une autre vers la création. Il est pour Abd el-Kader la réalité ultime à laquelle peut parvenir le connaissant et c’est à elle que les gens de la Voie adressent leurs poèmes d’amour13. Ce plan dans sa relation avec celui qui le précède et celui qui le suit est une question complexe dont les implications mériteraient d’être approfondies pour montrer le rôle décisif d’Abd el-Kader dans l’explicitation de certains concepts akbariens.


« Par le jour lorsqu’il le dissipe » désigne le plan de l’unicité (wâhidiyya) ou seconde détermination de l’Être ou de l’Essence en tant que Noms et Attributs procèdent d’elle. « Elle est un lieu de théophanie où l’Essence se manifeste comme Attribut et l’Attribut comme Essence. » Ce plan suit le précédent car il faut, pour que les Attributs divins soient manifestés, un principe d’autodétermination interne. Il est représenté par le jour qui permet à la lumière du soleil d’apparaître.


« Par la nuit lorsqu’elle le recouvre » est expression de la détermination de l’Être dans les corps physiques obscurs, produits par le mélange des éléments, depuis le règne minéral jusqu’à l’homme. Dans ce plan d’existence, par l’obscurité se révèlent la lumière et la perfection de l’Être. Comme dit Abd el-Kader : « N’était l’être grossier, on ne pourrait connaître ni entendre parler de l’être subtil. »


« Par le ciel et ce qui l’a édifié » fait allusion à la détermination des êtres comme esprits, bien que l’Esprit soit en réalité unique, multiplié par la manifestation des formes. C’est pourquoi le ciel est ici mentionné au singulier.


« Par la terre et ce qui l’a étendue » désigne la détermination de l’être sur le plan de l’Âme universelle, émanant de l’Intellect Premier. Ce plan et celui qui le précède concernent donc l’action conjointe de l’Intellect et de l’Âme, ou Adam et Ève, comme principes actif et passif. La science contenue synthétiquement dans l’Intellect est détaillée dans l’âme, ce que symbolise l’extension de la terre.


« Par l’âme et ce qui l’a formée ». L’âme est ici envisagée dans sa réalité particulière, créée de la lumière de Dieu, parfaite grâce à cette théophanie et imparfaite à cause de sa descente de « la plus parfaite constitution » au « plus bas des bas » (voir Coran 95 : 4-5). L’âme peut être comparée à l’eau, pure à l’origine, altérée au cours de sa descente dans les réceptacles obscurs. Les prophètes ont été envoyés et les lois sacrées instituées pour la purifier soit par le ravissement en Dieu soit par le cheminement initiatique. « La réalité de l’âme n’est autre que l’esprit et celle de l’Esprit, Dieu lui-même. » Ainsi « qui connaît son âme, connaît son Seigneur ». De ce point de vue, on peut considérer ce mawqif comme un commentaire de la définition du tajallî par Ibn ‘Arabî, précédemment citée : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] ».



Pour saisir la portée de ce commentaire de la sourate Le soleil, il convient de garder en mémoire le fait que Dieu, selon Abd el-Kader, ne prête serment que par Lui-même. Il remarque ailleurs combien la notion de tajallî et ce qu’elle implique est difficile à comprendre et à admettre pour les savants exotériques (‘ulamâ’ al-rusûm) qui distinguent radicalement l’existence éternelle et contingente, alors que pour les initiés, il n’y a pas de dualité dans l’Être : « la réalité de l’Être pour eux est unique ; elle ne peut ni se multiplier, ni se particulariser ni se diviser en parties ; elle est ce par quoi une chose se trouve être et se réalise d’une manière qui lui est essentielle14 ». Abd el-Kader en revient toujours à l’image du soleil sans lequel le monde ne serait que néant et dont la lumière ne pourrait se manifester dans tous les êtres du monde à la mesure de leur réceptivité à la lumière et de leurs qualités respectives : « La théophanie de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) sur tout l’univers est unique. Il n’y a aucune différence entre un être majestueux et un être vil, petit et grand, mais Il ne se manifeste dans une forme qu’à la mesure de sa réceptivité15. » Or, comme le répète souvent Abd el-Kader, les formes sont les traces des Noms divins.



Noms et Attributs



Les êtres viennent à l’existence par l’intermédiaire des Noms et des Attributs. Dans son commentaire de Coran 2 : 31 : « Et Il enseigna à Adam tous les noms16 », Abd el-Kader part de l’interprétation d’Ibn ‘Arabî, selon lequel ces noms sont les Noms divins orientés vers l’existentiation des êtres17. En effet, toute entité existentielle (‘ayn) venant à l’existence a un nom spécifique et les connaissants reconnaissent le nom à son effet (athar). Le nom est comparable à l’esprit et l’effet à la forme. Tout en restant très proche des formulations akbariennes, Abd el-Kader ajoute cette remarque : Dieu n’a pas enseigné à Adam les Noms de la manière dont on conçoit généralement l’enseignement mais en dévoilant à Adam le sens de son “humanité” (insâniyya), c’est-à-dire la réalité de l’homme en tant qu’Homme universel, « somme des noms divins et créatures dans la station de la distinction (maqâm al-farq) », c’est-à-dire entre le Créateur et le créé18. Il n’y a donc dans le monde, du point de vue de la Réalité, que Ses Noms ou, si l’on veut, la théophanie de Ses Noms. Adam ou l’Homme constitue par excellence le plan intermédiaire entre l’Être nécessaire et l’existence possible et est de ce fait le seul à pouvoir recevoir « tous les noms ». En effet, l’Ange connaît certains Noms, mais, ne se situant pas comme l’homme entre le monde de l’esprit et celui des sens, il ne peut en réaliser que la dimension purement spirituelle. Il ne connaît par exemple du Nom « Celui qui donne la subsistance » (al-Razzâq) que la subsistance spirituelle, alors qu’Adam réalise sa signification tant sur le plan spirituel que sensible. C’est par ce genre de remarques, subtiles et souvent inattendues, que l’on voit Abd el-Kader à l’œuvre dans une démarche herméneutique qui élargit l’interprétation de son Maître. On le constate encore dans ce même mawqif, lorsqu’il compare, à la suite d’Ibn ‘Arabî l’enseignement des Noms à Adam et celui à Muhammad. Ibn ‘Arabî affirme de manière concise qu’Adam a reçu les Noms et que Muhammad a reçu les significations des Noms19. Abd el-Kader précise : Dieu a fait connaître à Adam les entités immuables (al-a‘yân al-thâbita) et leurs prédispositions, ce qui constitue « la seconde localisation du monde » (al-mawtin al-thânî min mawâtin al-‘âlam), appelé « l’intérieur de la science et de l’existence » (par rapport à la Science divine). Quant à Muhammad, Dieu lui a fait connaître ces entités avant leurs déterminations : « le premier lieu du monde et l’intérieur de la science20 ». Les choses se situent donc dans cette théophanie de la science divine sur trois plans d’existence : leur existence dans la science divine avant leur détermination, leur existence en elle après leur détermination comme a‘yân thâbita et leur existence extérieure. Abd el-Kader, comme son Maître, mais de manière encore plus explicite, ramène toujours son lecteur vers la fonction ontogonique de la Réalité muhammadienne, pour remonter par elle à l’unicité essentielle de l’Être. Les entités immuables sont « celles qui, par leur prédisposition, demandent à Dieu ce qu’Il fait d’elles. Ce sont les formes des Noms divins, tout comme les Noms divins sont les formes de l’Essence transcendante et les degrés hiérarchiques de Ses théophanies, car les Noms sont des significations (ma‘ânî) qui ne subsistent pas par elles-mêmes21 ».



Théophanie, connaissance et adoration



Si Dieu se révèle à lui-même et au monde par sa théophanie, celle-ci constitue donc la voie par laquelle Il se fait connaître à ceux dont le cœur est prêt à la recevoir. À la suite d’Ibn ‘Arabî, mais en apportant une note qui lui est propre, Abd el-Kader commente ainsi la fameuse réponse de Junayd (m. 911) interrogé sur le connaissant et la connaissance : « La couleur de l’eau est celle de son récipient22. » Dieu, comme l’eau, n’a pas de couleur. Il ne peut donc apparaître que dans la forme de celui qui le connaît et qui est comme son « récipient ». « Le connaissant parfait est celui en qui la forme de Dieu se manifeste de la manière la plus parfaite, car il est le miroir dans lequel Dieu voit ses Noms et ses Attributs. Le connaissant est donc la forme de Dieu ; je veux dire : la forme intérieure du connaissant ; sa forme extérieure est création et sa forme intérieure Dieu. » Le connaissant s’est identifié à cette forme parce qu’il s’est qualifié par les caractères divins et a réalisé en lui la signification des Noms. Dieu en effet n’a d’autre forme que ses Noms dont le connaissant est le « récipient ». Si du point de vue de la Réalité essentielle, toutes les formes du monde sont les récipients où se manifeste l’eau de Dieu, l’homme constitue le seul récipient capable d’en recevoir la théophanie, autrement dit d’en avoir la science selon le hadith, « Dieu a créé Adam selon sa forme ». C’est pourquoi l’homme a mérité le califat, car le lieutenant de Dieu sur la terre (khalîfa) doit apparaître dans la forme de Celui qui lui a confié cette fonction. Or cette forme n’est autre que les Noms et les Attributs divins. Abd el-Kader ajoute ici une précision qui pourrait sembler inattendue, mais qui rappelle l’idée, exprimée par certains maîtres anciens, que le saint, pour être saint, ne doit pas savoir qu’il l’est. D’un certain point de vue, le connaissant ne sait pas qu’il est connaissant, c’est-à-dire ne peut saisir toute l’étendue de la connaissance, tout comme la face extérieure du récipient ne connaît pas la réalité de l’eau. Cette face est le serviteur dont la perfection est servitude et occultation des qualités de la Seigneurie qui constituent sa face intérieure.



La servitude (‘ubûdiyya) est la perfection du serviteur et l’adoration (‘ibâda) la manifestation de sa condition qui se réalise en particulier dans l’invocation de Dieu par ses Noms : « À Dieu appartiennent les Noms les plus beaux ; invoquez-Le par eux et laissez ceux qui s’écartent de ses Noms » (Coran 7 : 180). Abd el-Kader commente ainsi ce verset : Dieu a de nombreux noms qu’il est le seul à embrasser, noms d’Essence, d’Attributs et d’Actes, tous beaux. L’invocation signifie la connaissance ou la reconnaissance de Dieu dans tous les noms par lesquels il se manifeste dans sa théophanie. Celui qui ne reconnaît Dieu que dans certaines de ses théophanies ne le connaît que de manière conditionnée et non absolue. Ainsi l’ordre de laisser ceux qui s’écartent (yulhidûn) de Ses Noms, littéralement qui penchent vers certains noms et non vers d’autres, soit de transcendance, soit de ressemblance, concerne ceux qui conditionnent Dieu par leurs conceptions restrictives, au contraire de ceux mentionnés dans le verset suivant : « Et parmi ceux que nous avons créés, il est une communauté dont les membres guident par la vérité et qui par elles se montrent justes » (7 : 181). La communauté désigne les envoyés et les membres leurs héritiers qui appellent les hommes à Dieu et les guident vers la contemplation de Dieu par tous ses Noms car tous sont les lieux de manifestation de son Essence23.



La différence de degré entre ces héritiers tient à leur connaissance de la théophanie divine perpétuelle, bien qu’en apparence déterminée par un temps précis dans ce hadith : « Notre Seigneur, béni et exalté soit-il, descend chaque nuit vers le ciel le plus proche lorsque reste le dernier tiers de la nuit24. » La descente est ici l’expression de la théophanie car « toutes les théophanies sont Ses descentes (tanazzulâtu-hu) depuis le ciel de l’Unité pure jusqu’à la terre de la multiplicité ». Le ciel le plus proche (al-samâ’ al-dunyâ) désigne symboliquement le lieu de manifestation de la forme du Tout-Miséricordieux que manifeste l’être parfait (al-kâmil), « singulier et unique à chaque époque25 ». Si le dernier tiers de la nuit est précisé, c’est qu’il est le temps où les dévots, les ascètes et ceux dont l’adoration repose sur les œuvres se lèvent pour prier, alors que les connaissants contemplent la théophanie divine à tout moment.



Le monde, théâtre des théophanies des Noms

Quelle relation peut-on établir entre la vie d’Abd el-Kader au moment où il compose les Mawâqif, alors qu’il se montre toujours attentif aux événements du monde, et cette conception métaphysique de l’Être et du monde ? La notion même de tajallî repose sur une vision d’un monde inondé par la lumière divine. Elle donne à chaque être, aussi infime soit-il, la valeur incommensurable d’une manifestation divine et confère à l’homme, en tant que pleinement homme et lieutenant de Dieu par la science qu’il a reçu des Noms, une responsabilité immense.



Le monde pour cet homme d’action et de contemplation que fut Abd el-Kader est perçu comme le théâtre d’une lutte dont le principe, comme chez Ibn ‘Arabî, remonte à la confrontation des Noms divins de Beauté et de Majesté. C’est ainsi qu’il interprète le verset faisant suite au récit de la lutte entre les Fils d’Israël et leurs ennemis sous la conduite de Saül puis David : « Si Dieu ne repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait corrompue » (2 : 251). À travers les hommes, mais aussi dans les événements cosmiques, se manifestent les Noms divins en opposition perpétuelle, provoquant ainsi les luttes entre les hommes et à l’intérieur de l’homme. Seuls les hommes de Dieu opèrent la réunion de ces noms en opposition et conflit car ils sont eux-mêmes les lieux de manifestations du nom Allâh qui réunit tous les Noms divins. C’est par de tels êtres que se maintient l’ordonnance du monde car en eux se résolvent les contraires. C’est pourquoi le Prophète a annoncé : « L’Heure ne se lèvera pas sur quelqu’un qui dira : Allâh, Allâh26 ! » Abd el-Kader condense ici et réunit un double enseignement d’Ibn ‘Arabî, l’un sur les Noms divins, l’autre sur la hiérarchie initiatique et plus particulièrement le « Pôle ».



Dans le commentaire des derniers versets de la Fâtiha : « Guide-nous sur la voie droite, la voie de ceux sur lesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels est ta colère ni de ceux qui errent », Abd el-Kader remarque que seule la voie droite porte le nom de sirât mais non les autres, tout en signalant, qu’indépendamment de ce terme spécifique, tous les êtres se trouvent sur une voie vers Dieu, selon Coran 11 : 56 : « Il n’est d’animal qu’il ne tienne par la mèche frontale, certes mon Seigneur est sur une voie droite ». Ici encore la marque du Maître est visible27. Mais comment concilier d’une part la différence radicale entre la voie d’Allah et les voies contraires et d’autre part l’affirmation que tous les êtres, qu’ils le veuillent ou non, suivent une voie vers Dieu. Abd el-Kader cite le hadith rapporté par Ibn Mas‘ûd : « Un jour l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – traça pour nous un trait puis traça des petits traits à droite et à gauche de ce trait et dit : - ceci est la voie de Dieu et ceci sont des chemins. À la tête de chacun d’eux, il y a un démon qui appelle à le suivre28. » Partant du principe coranique selon lequel tout être est sur une voie de Dieu, Abd el-Kader voit dans la voie droite le lieu de manifestation du nom Allâh et dans les autres chemins les manifestations des aspects particuliers des Noms (mazâhir juz’iyyât al-asmâ’). Du point de vue de la Réalité essentielle, bien que d’une multiplicité incommensurable, ils restent une manifestation des Noms divins qui ne sont autres que Lui. Ce sont donc des noms divins qui égarent les hommes de la voie droite, puisqu’il est dit : « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut… » (35 : 8). Les noms « Celui qui égare » et « Celui qui guide » se trouvent en opposition relative sur le plan de la Loi, mais « Celui qui guide » conduit nécessairement à la voie droite car les Noms de Beauté et de Miséricorde doivent finir par l’emporter. Le malheur et le châtiment sont des états contingents, alors que les êtres sont essentiellement destinés au bonheur quels que soient les états par lesquels ils doivent passer. Ici encore une même vision métaphysique de l’univers conduit le maître et le disciple à une conclusion identique sur le devenir des êtres, voués finalement et sans exception à la miséricorde divine qui embrasse toute chose.



La théophanie des Noms implique une vision cyclique mais sans répétition du devenir du monde, car la théophanie est sans fin. Selon le verset : « C’est Nous qui hériterons de la terre et de ceux qui vivent à sa surface, et c’est vers Nous qu’ils seront ramenés » (19 : 40), le Nom divin « l’Héritier » (al-Wârith) annule l’attribution de toute forme de possession, non des êtres et des choses qui de toute manière n’ont jamais appartenu qu’à Dieu, mais du profit que chacun en tirait. Le retour obligé des êtres à Dieu est décrit dans cet autre verset : « À qui appartient le royaume aujourd’hui ? À Dieu, l’Unique, le Réducteur » (40 : 16). Dieu, Allâh, ou le nom qui réunit tous les autres, est le seul héritier du royaume. En effet, la fonction des noms l’Unique et le Réducteur ne s’exerce plus à l’égard du monde si ce n’est pour consommer sa disparition. L’Unique, nom de l’Essence, rappelle son indépendance à l’égard du monde et le Réducteur, nom d’Attribut, signifie son anéantissement sous l’effet des Noms de Majesté. C’est alors qu’intervient à nouveau la théophanie des Noms de Miséricorde et de Beauté qui tendent à la manifestation de leurs effets et réitèrent ainsi le monde29.



Le regard d’Abd el-Kader sur les hommes



L’explication du devenir du monde par l’effet des théophanies ne se limite pas chez Abd el-Kader à une simple doctrine. Quelques passages des Mawâqif nous montrent qu’il observait le monde avec les yeux d’un homme qui contemple Dieu en toute chose. Interrogé sur la raison pour laquelle les musulmans à son époque s’empressaient d’imiter les occidentaux en toutes choses, il répond que la plupart de ses contemporains, sauf l’élite des serviteurs de Dieu, agissent ainsi parce qu’ils pensent que Dieu a apporté son secours aux incroyants contre les musulmans. Or il n’en est rien. La défaite du musulman vient de ce que s’étant détourné de la Loi de son prophète, il se trouve soumis au nom divin al-Khâdhil « Celui qui abandonne », qui projette dans son cœur la peur de l’incroyant et provoque le triomphe de ce dernier. Les rois et les grands du monde musulman s’imaginent que les infidèles l’ont emporté sur eux par tout ce qui les caractérise et les distingue des musulmans et se mettent à imiter l’Occident, en particulier dans le domaine de l’État. Comme chacun cherche à gagner les faveurs de celui qui est au-dessus de lui, « ce poison se répand parmi les sujets à tous les niveaux chez ceux dont la foi est faible et d’autant plus que la foi s’affaiblit, comme on dit : “les hommes suivent la religion de leurs rois” ». On commence par imiter l’autre dans ses coutumes vestimentaires, dans sa manière de boire et de manger, de se déplacer « jusqu’à ce que ce mimétisme et cette imitation du plus fort gagnent la croyance et la religion, si toutefois le plus fort a une religion ». Abd el-Kader vise par ces propos les milieux dirigeants, ottomans en particulier, dont l’occidentalisation des mœurs s’accompagnait d’une perte des valeurs essentielles de l’islam. Mais, nous dit Abd el-Kader, celui qui lui pose cette question, sans doute un proche compagnon, ne se satisfait pas de cette réponse qui se situe sur un plan légal et psychologique, même si elle fait déjà intervenir l’action d’un nom divin, et lui demande une explication sur un plan supérieur. Il explique alors ce fait par « la cause de la variation des états du monde et celle des théophanies des noms divins car la divinité exige en elle-même la variation des états que ce soit vers le bien ou le mal, le bénéfique ou le plus bénéfique, le nuisible ou le plus nuisible. Les Noms divins exercent leur action et leur effet sur les créatures, sans interruption, selon ce qu’exige ce qui a été déterminé dans la “Mère du Livre” (Umm al-kitâb) pour tout être créé ». Les créatures, non seulement soumises aux statuts des Noms divins, sont aussi l’indication des noms qui exerce leur effet sur elles et sur leurs lieux de manifestation. Il n’y a pas d’autre explication à chercher pour tout ce qui survient dans le monde. Au-delà, on ne peut que citer ce verset, comme le fait également Ibn ‘Arabî, en renvoyant à Dieu la raison des choses : « Il a donné à chaque chose sa création » (Coran 20 : 50)30.


Cette explication métaphysique des événements terrestres et plus précisément de l’actualité confère à Abd el-Kader une grande liberté de pensée et lui fait porter un jugement sans complaisance sur ses contemporains. Elle permet également de comprendre l’étonnante mansuétude qu’il a toujours montrée durant les différentes étapes de sa vie à l’égard de ses ennemis et de tous ceux qui n’ont cessé de le trahir ou de l’espionner, comme s’il éprouvait une profonde compassion pour tous les êtres que le voile de l’individualité, de la cupidité et de l’ignorance empêchait de voir ce qu’il contemplait lui-même et qui, dans une large mesure, explique, sans pour autant les justifier, la mesquinerie et les crimes des hommes.



Théophanie et croyance



La longanimité d’Abd el-Kader n’a d’égal que sa curiosité et son ouverture à l’égard de la philosophie et surtout des autres religions, attestées tant par ses œuvres que par de nombreux témoignages. Cette attitude est fondée sur l’idée que la théophanie divine, tout comme elle imprime sa trace sur la réalité mouvante du monde, exerce son effet sur les cœurs et donc sur la croyance. Ici encore l’explication de la diversité des croyances et de son fondement métaphysique et l’affirmation que tous les hommes, aussi bien l’athée que l’idolâtre, adorent tous un même Dieu, n’aboutit nullement à la mise sur un même pied d’égalité de toutes les religions non plus qu’à une apologie de l’islam, mais à l’énoncé d’un modèle coranique et muhammadien dépassant les limites de la représentation du divin. Le verset : « Dites : Nous avons cru en ce qui a été descendu vers nous et en ce qui a été descendu vers vous ; notre Dieu et le vôtre est unique et nous nous remettons totalement (muslimûn) à Lui » (29 : 46) invite de manière allusive sinon explicite « l’élite des muhammadiens » (khawâss al-muhammadiyyîn) à reconnaître Dieu dans toutes les modalités de Sa théophanie. La descente, expression coranique de la Révélation, ne signifie pas une descente du haut vers le bas mais la relation entre Celui qui se révèle dans Sa théophanie et celui qui la reçoit. La voix passive en occultant le sujet du verbe, renvoie ainsi à « la Présence qui embrasse tous les Noms de la divinité », car une présence divine ne peut se manifester sous tous les Noms divins. Une présence en occulte nécessairement une autre. Cette remarque jette une lumière particulière sur la notion même de Révélation, laquelle voile et dévoile tout à la fois. Le propre des « muhammadiens » est donc de percevoir la théophanie de la divinité, d’une part affranchie de toute limitation, transcendante dans sa ressemblance à la création et semblable à celle-ci dans sa transcendance, et d’autre part de la saisir dans les formes particulière de toutes les croyances. Qu’il s’agisse des diverses religions ou des différentes conceptions théologiques de l’islam dont les 73 « sectes » (firaq) correspondent à des modalités multiples de la théophanie, chacun perçoit Dieu à la mesure de sa prédisposition. Les êtres étant créés pour adorer Dieu, l’adoration leur est inhérente. Il n’y a donc d’incroyance que de manière relative, sous la forme d’une expression erronée, cachant la réalité de la divinité selon le sens propre de kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que la plupart des hommes adorent Dieu dans la forme plus ou moins limitée de leur croyance ou de leur conviction, le saint muhammadien reconnaît Dieu en toute croyance. La largeur et l’ouverture de son cœur le prédispose à recevoir la théophanie de la divinité dans tous les lieux de Sa manifestation. L’enseignement et la perception d’Abd el-Kader coïncident parfaitement avec celles du Cheikh al-Akbar qui affirme avoir reçu l’explication de toutes les croyances31. Le verset « Ton Seigneur a décrété que vous n’adorez que Lui » (17 : 23) doit être compris dans ce sens32. Ce mawqif pourrait constituer le commentaire du fameux poème du Tarjumân al-ashwâq, si souvent cité et si mal compris :



« Mon cœur est devenu réceptif à toute forme : pâturage pour les gazelles et monastère pour les moines… Je professe la religion de l’amour ; où que se tournent ses montures. Telle est ma religion et ma foi… ». Selon le commentaire d’Ibn ‘Arabî lui-même, le cœur (qalb) est soumis à l’alternance (taqallub) des inspirations dues aux états spirituels, eux-mêmes engendrés par la succession des théophanies divines dans la conscience intime (sirr). Quant à la religion de l’amour, elle est une allusion au verset : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi ; Dieu vous aimera » (Coran 3 : 31), car il n’est de religion plus haute que celle fondée sur l’amour de celui pour qui on la professe et sur la foi dans le Mystère divin. Ceci est le propre des muhammadiens car Muhammad est parmi les prophètes l’Amant et le Bien-Aimé (al-Habîb) et tels sont ses héritiers33.



Dans le mawqif 362, pas plus qu’elle ne met en cause les exigences de la foi, la doctrine de la théophanie de Dieu qui « chaque jour est à une œuvre » (Coran 55 : 29) ne conduit à abolir la Loi qui émet des jugements sur les choses et les actes et les qualifie. « Les œuvres de Dieu sont les états dans lesquels Dieu se trouve alternativement et ne sont autres que les lieux où les Noms divins exercent leur action (masârif al-asmâ’ al-ilâhiyya) et les états exigés par les êtres possibles », comme l’exprime le début du verset précité « Lui adressent une demande ceux qui sont dans les cieux et la terre ». Tous les êtres sans exception demandent à Dieu chaque jour, c’est-à-dire chaque instant, ce qui convient à ce pour quoi ils ont été créés. Parmi eux, seuls les hommes et les djinns, nommés dans la même sourate (55 : 31) « les deux êtres doués de pesanteur » (al-thaqalân), ont été prédisposés à l’obéissance et à la désobéissance. Il importe ici de faire la différence entre l’œuvre ou l’acte de Dieu selon la réalité essentielle (fi-l-Allâh haqîqa) et l’acte émanant de l’homme soumis à la Loi, lieu de manifestation de l’acte divin. L’acte se trouve donc « lié entre Dieu et créature » (marbût bayn haqq wa-khalq) sans jamais appartenir totalement à l’un et à l’autre. Il y a donc d’un côté l’Être de Dieu (wujûd al-haqq) et de l’autre les altérations (taghyîrât) se manifestant dans un être particulier, effets des statuts spécifiques des êtres possibles (ahkâm al-mumkinât). Or ces statuts ou qualifications, divins dans leur principe, ne sont autres que ce que « demandent » les êtres en fonction de leur prédisposition (isti‘dâd). Ils se traduisent dans le langage de la Révélation et de la Loi par la colère ou l’agrément, la récompense et le châtiment, l’ordre et l’interdiction, etc. Le serviteur parfait agrée ce que Dieu agrée et s’irrite de ce qui provoque la colère divine. Conformément à l’enseignement prophétique34, il aime en Dieu et déteste en Dieu car amour et détestation sont des qualités divines. Il faut donc distinguer dans les actes ce qui relève du décret divin auquel il faut croire dans sa globalité et ce qui est décrété et peut être un bien ou un mal. Selon l’invocation du Prophète, « le bien tout entier est dans Tes mains et le mal ne revient pas à toi35 ». En effet l’Être dans sa totalité est le bien et l’acte est du point de vue de la réalité essentielle celui de Dieu. Quant au mal, en tant que mal, il ne peut émaner de Dieu puisqu’il est absence d’être. Quand Dieu veut une chose et la fait venir à l’être par Sa parole « sois ! », il faut distinguer l’être même de la chose (‘ayn al-shay’) venu à l’existence et ce qui qualifie cette chose et relève d’un statut (ou d’une qualification : hukm) déterminé par Dieu de toute éternité. Dieu ne veut donc pas plus le mal qu’Il ne l’ordonne car Sa volonté ne concerne pas ce qui est éternel. Abd el-Kader met donc en garde contre ceux qui n’ont qu’une vision unique de la Réalité et qu’il appelle « les gens de l’unicité de la vision » (ahl wahdat al-shuhûd)36. « Contre qui serions-nous en colère, leur fait-il dire, puisque c’est l’acte qui provoque la colère, or il n’est d’Agent que Dieu ». Ces hommes qui n’ont réalisé qu’une partie de la vérité et confondent le Principe et sa manifestation, sont incapables d’expliquer la nature de leur propre âme et la réalité multiple du monde, niant ainsi de fait la divinité qui implique la dualité ainsi que les Noms divins et leurs effets. À l’inverse d’une telle vision tronquée de la réalité et de ses conséquences antinomistes, il rappelle, en conclusion de ce mawqif, ce commandement du Prophète qu’il n’a cessé lui-même d’appliquer toute sa vie : celui d’entre vous qui voit une chose répréhensible, qu’il la corrige par la main – ceci appartient aux dirigeants – ou par la langue – ceci appartient aux savants – ou par le cœur et ceci est le minimum de la foi37.



Conclusion


Cette dernière démonstration, présentée de manière simplifiée, permet de comprendre l’attrait qu’Abd el-Kader a pu exercer sur le milieu des savants damascènes qui suivaient son enseignement et dont les questions ont suscité certains développements des Mawâqif. En faisant coïncider, à propos de la question classique des actes humains, la doctrine métaphysique de la théophanie des Noms et le credo ash‘arite, il les aidait à faire coïncider leur formation d’oulémas et leur propre expérience du tasawwuf. La clarté de son expression et l’évidence de sa démonstration s’expliquent par son assimilation profonde, intellectuellement et spirituellement, de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dont il est incontestablement l’un des grands héritiers. Cet héritage, pour fidèle qu’il soit, ne contredit nullement la fraîcheur d’une inspiration qu’implique la notion même de mawqif ou halte entre deux station sur la voie de la science inspirée par Dieu et transmise par la présence du Prophète, source de toute sainteté. En puisant à cette source, Abd el-Kader, après avoir résisté à la force matérielle de l’Occident, a contribué à raviver une doctrine dont il savait qu’elle seule pouvait assurer la défense intérieure du monde musulman. Avait-il pressenti au sein du mouvement réformiste au sein duquel il a peut-être contribué à éveiller des vocations, une tendance à se laisser gagner inconsciemment par certaines idées occidentales et à oublier les fondements métaphysiques de cette doctrine ? Toutefois, aussi bien son œuvre, et les Mawâqif en particulier, que ses positions humaines, intellectuelles et politiques, en Algérie, en France et au Proche-Orient, montrent que le terme de résistance ne caractérise aucunement sa personne. C’est bien plutôt celui d’ouverture qui lui convient tant sur le plan extérieur qu’intérieur. La théophanie ou manifestation dans le cœur de l’homme de Dieu et dans la création de la Réalité de l’Être à travers Ses Noms et donc les attributs divins et les qualités humaines, n’a pas été pour Abd el-Kader qu’une théorie. Il l’a vécue intensément, comme l’attestent la justesse de son calame, la grandeur de son cœur et la générosité de sa main.


Denis Gril



Notes

1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des connaissants, notre guide Muhyî l-Dîn… », « notre seigneur et appui, sceau des saints muhammadiens… ».

2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354 et 366/965-976-7) et sur le sens qu’il donne à ce terme, voir Abd el-Kader, Écrits spirituels, trad. M. Chodkiewicz, Paris 1982, p. 27-28. Sur Niffarî, voir l’introduction de A.J. Arberry à son édition des Mawâqif, Londres, 1935 et sa notice dans EI2, vol. VIII, p. 13-14.

3 La traduction anglaise : self-disclosure, adoptée par W. Chittick, est plus précise. Sur le tajallî et son rapport avec les Noms divins, voir W. Chittick, The Sufi Path of Knowledge : Ibn’Arabi’s Metaphysics of Imagination, Albany, New York, 1989, p. 91-96, et The self-Disclosure of God, Principles of Ibn al-Arabi’s Cosmology, Albany, New York, 1998, p. 52-57. Voir également l’introduction de O. Yahia à son édition des Tajalliyyât avec les commentaires d’Ibn Sawdakîn et le Khashf al-ghâyât, Téhéran, 1988, et la thèse de M. Chaouki Zine, Connaissance et dévoilement chez Ibn ‘Arabî, Université Aix-Marseille, vol. I, p. 206-226.

4 Istilâhât al-sûfiyya dans Rasâ’il, Haydarabad, 1948, n° 29, p. 9. La précision entre crochets est donnée dans Futûhât, vol. II, p. 132, chap. 73.

5 Voir Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth, 1959, p. 51-52, trad. R. Pérez, La Voie et la Loi, Paris, 1991, p. 180-184. Ibn Khaldûn reprend cette distinction dans le chapitre de la Muqaddima sur le tasawwuf.

6 Sur l’histoire de ce terme, voir W. Chittick, « Rûmî and wahdat al-wujûd », dans Poetry and mysticism in Islam. The heritage of Rûmî, A. Banani et alii (éds), Cambridge, 1994, p. 70-111.

7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommes entre le temps de la Résurrection et le séjour éternel.

8 Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée par Muslim. Elle annonce la vision de Dieu le jour de la Résurrection puis la division des hommes selon l’objet de leur adoration. « Quand il ne reste plus que ceux, justes ou prévaricateurs, qui adoraient Dieu, le Seigneur des mondes vient les trouver (atâ-hum) sous une forme inférieure (ou plus proche adnâ sûra) que celle dans laquelle ils L’ont vu […] et leur dit : Je suis votre Seigneur. Ils répondent : nous nous protégeons en Dieu contre toi et répètent deux ou trois fois : nous n’associons rien à Dieu […]. Puis ils relèvent la tête. Dieu s’étant transformé (tahawwala) dans la forme dans laquelle ils L’avaient vu la première fois, ils disent : Tu es notre seigneur… » La suite du hadith évoque les phases progressives de l’intercession (Muslim, Sahîh, îmân 302, Istanbul, 1329 H., vol. I, p. 114-117). Ibn ‘Arabî rapporte dans le Mishkât al-anwâr une partie de cette tradition avec un isnâd remontant à Muslim mais avec quelques variantes (ya’tî-him au lieu de atâ-hum, par ex.), voir La Niche des lumières, trad. Muhammad Vâlsan, Paris, 1983, hadith n° 26. Toutefois dans les Futûhât (par ex. vol. I, p. 314, chap. 64 sur la Résurrection) l’apparition de Dieu est toujours exprimée par le verbe yatajallâ, et de même chez l’émir.

9 Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, 2005, Mawâqif 8 et 9, vol. I, p. 117-119.

10 Cette présentation s’inspire en partie des deux passages de W. Chittick, cités plus haut.

11 Mawâqif, vol. I, p. 228-236.

12 Sur l’identification de l’Esprit à la Réalité muhammadienne, d’après le commentaire de Coran 17 : 85 : « Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit. Réponds : l’Esprit procède de l’ordre de mon Seigneur », voir en particulier mawqif 365, vol. II, p. 493.

13 Sur ce plan de l’Être, voir également le mawqif 89 où sont expliqués les différents noms de la haqîqa muhammadiyya, en particulier le nom al-tajallî al-thânî « la seconde théophanie », par rapport à « la théophanie première de l’Un » (al-tajallî l-ahadî al-awwal) et le nom hadrat al-asmâ’ wa-l-sifât « la Présence des Noms et des Attributs » où se fait la distinction entre « Celui qui appelle et celui qui est appelé à l’existence et à la manifestation » (tâlib wa matlûb li-l-wujûd wa-l-zuhûr). Cette Présence se trouve donc entre les deux présences éternelles de l’Unité et de l’Unicité ; voir Mawâqif, vol. I, p. 243-244.

14 Haqîqat al-wujûd ‘inda-hum wâhida lâ tata‘addadu wa-lâ tatajazza’u wa-lâ tataba‘‘adu wa hiya mâ bi-hi wijdân al-shay’ wa tahaqququ-hu al-tahaqquq alladhî la-hu bi-l-dhât.

15 Mawqif 63, vol. I, p. 192.

16 Voir le mawqif 144, vol. I, p. 367-369.

17 Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III, p. 74, 278, 399.

18 Peut-être l’émir s’inspire-t-il de la réponse à la question 131 du questionnaire de Tirmidhî : « Quel est le Nom qui est à la tête de Ses Noms et qui a exigé de Lui tous les autres ? ». Ibn ‘Arabî répond d’abord « le Nom suprême » (al-ism al-a‘zam) puis « le Grand Homme (al-insân al-kabîr), l’Universel (ou parfait : al-kâmil), car Dieu a enseigné à Adam tous les noms, à partir de sa propre essence, par connaissance “gustative” (dhawq). Il se montra à lui dans une théophanie totale (tajallî kullî), si bien qu’il ne resta aucun nom dans la Présence divine dans lequel Il ne se manifesta à lui. Il connut donc à partir de sa propre essence tous les Noms de son Créateur », Futûhât, vol. II, p. 120.

19 Voir Futûhât, vol. I, p. 109, chap. 5, à propos du Nom al-Rahîm.

20 L’émir identifie ailleurs « l’extérieur de la science » (divine) à l’Intellect premier ou à « la distance de deux arcs » (qâb qawsayn) qui est « le terme ultime de l’ascension des envoyés, sauf Muhammad – sur lui la grâce et la paix – dont le terme de l’ascension est “ou plus près encore” (aw adnâ) » (Coran 53 : 9) ; voir le mawqif 72, vol. I, p. 208.

21 Mawqif 122, vol. I, p. 318.

22 Mawqif 17, p. 130-131. Abd al-Bâqî Miftâh indique en note dans son édition les passages des Futûhât qui commentent la réponse de Junayd.

23 Mawqif 199, vol. I, p. 461-462. Voir aussi le mawqif 113 à propos du même verset où est affirmée avec encore plus de force l’identité de Dieu et de tout nom, tout en préservant la transcendance divine : « Il est – exalté soit-il – l’entité essentielle (‘ayn) de tout nommé par tout nom et de tout qualifié par toute qualité et c’est ce par quoi il se distingue. Il est l’être essentiel (‘ayn) du tout mais le tout n’est pas son être essentiel. Il ne se distingue donc de rien mais les choses se distinguent les unes des autres tout comme les noms se distinguent les uns des autres et l’Essence réunit le tout », Mawâqif, vol. I, p. 301.

24 Bukhârî, Sahîh, tahajjud 14, da‘awât 13.

25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam selon la forme du Tout-Miséricordieux » et au verset « Le Tout-Miséricordieux, sur le Trône s’est établi » (20 : 5). 

26 Muslim, Sahîh, îmân 234, vol. I, p. 91. Mawqif 225, vol. I, p. 514.

27 Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voir en particulier Fusûs, p. 106-114 (verbe de Hûd).

28 Ibn Hanbal, Musnad, vol. I, p. 435, 465.

29 Voir le mawqif 146, vol. I, p. 371.

30 Voir le mawqif 364, vol. II, p. 492-493.

31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ; vol. III, p. 523, chap. 383.

32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117, chap. 330 ; vol. III, p. 248, chap. 354 ; vol. IV, p. 166, chap. 523 ; Fusûs, p. 72.

33 Voir Dhakhâ’ir al-a‘lâq, commentaire du Tarjumân al-ashwâq, éd. M.‘AR. Al-Kurdî, Le Caire, 1968, p. 49-50.

34 Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophète répond : « C’est aimer en Dieu et détester en Dieu et employer sa langue à invoquer Dieu ». Et puis ? – « C’est aimer pour les hommes ce que tu aimes pour toi-même et avoir en aversion pour eux ce que tu as en aversion pour toi-même », Ibn Hanbal, Musnad, vol. V, p. 247 ; voir aussi Nasâ’î, Sunan, îmân 2.

35 Partie d’une invocation d’entrée en prière (voir Muslim, Sahîh, musâfirîn 201, vol. II, p. 185.

36 L’émir ne vise nullement ici ceux qui réalisent dans la contemplation de l’identité du témoin (shâhid) et de l’objet de la contemplation (mashhûd) l’unicité de l’Être, mais ceux qui s’arrêtent à une vision unique et confondent les plans d’existence, que cette confusion soit involontaire ou un simple prétexte.

37 Mawâqif, vol. II, p. 485-490. Voir le texte du hadith dans Muslim, Sahîh, îmân 78, vol. I, p. 50 etc.

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