vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Introduction à la première partie - Approche historique - Chapitre I – Les voies d’accès




                              


 







-Introduction à la première partie  - Approche historique
I – Les grandes chroniques et les textes d'histoire locale
II - Les dictionnaires biographiques

1 - Dans l’ensemble du Proche-Orient
2 - À l’échelle régionale

III - L’hagiographie
1 - Les recueils généraux
2 - De l’usage pédagogique de l’hagiographie : exemple de la Šāḏiliyya
3 - L’effet de distorsion temporelle

IV - La littérature du soufisme






-Introduction à la première partie - Approche historique


Avant de situer le taṣawwuf dans son contexte historique immédiat, nous procéderons à l’analyse des types de sources, ce qui constitue selon nous un mode d’accès essentiel à notre sujet. Le regard posé par les historiens modernes, tant arabes qu’occidentaux, apportera un éclairage supplémentaire. La présentation du système politique et de l’administration religieuse s’impose ensuite, car émirs et ʿulamā’ sont les interlocuteurs privilégiés des soufis. Par ailleurs, on ne peut traiter d’histoire religieuse au Proche-Orient sans évoquer les rapports qu’entretiennent les Musulmans avec les “gens du Livre”, et nous verrons si les soufis adoptent sur ce point des positions spécifiques. La présence de ceux-ci dans le champ social nous a imposé de focaliser notre attention sur la fin du régime mamelouk et le début de la domination ottomane, et de retracer les circonstances du passage de l’un à l’autre. Enfin, les enjeux que la mystique porte alors ne peuvent s’apprécier que replacés dans le cadre de la culture islamique de la fin de l’époque médiévale.



La richesse et la variété de nos sources, ainsi que leur caractère souvent inédit, méritent une présentation assez ample. L’époque mamelouke se caractérise en effet, sur le plan culturel, par une production littéraire prolifique. Les auteurs, qui appartiennent généralement au milieu des ʿulamā’, ne limitent pas leur champ d’écriture aux sciences strictement religieuses ; ils manifestent également de l’intérêt pour des domaines très divers de la culture qu’on ne peut appeler « profanes », car toute discipline représente pour eux un moyen d’investigation et de connaissance de la création.

On peut distinguer d’une part les sources écrites sur les personnages, et d’autre part celles qui le sont par eux. Les premières consistent en chroniques, textes d’histoire locale et recueils biographiques ou hagiographiques. Les secondes constituent, schématiquement, la « littérature du soufisme » : elles comprennent des textes d’auteurs qui traitent de la mystique dans une perspective doctrinale ou dans un but polémique. Occupant la scène de l’écriture sur plusieurs fronts, ces auteurs apparaissent aussi comme des acteurs. Une telle interaction entre sujet et objet apporte une grande dynamique dans l’analyse. Si l’on s’intéresse maintenant aux auteurs de ces sources, on s’aperçoit que la ligne de démarcation entre soufis et non-soufis s’estompe. En effet, l’éclectisme pratiqué à cette époque fait que la science du taṣawwuf est abordée non seulement par des maîtres soufis mais aussi par des ʿulamā’ ayant intégré cette dimension de l’Islam à divers degrés. Les mêmes auteurs s’adonnent souvent à des genres littéraires différents, ce qui fournit des éclairages inattendus sur leur personnalité.


Une remarque s’impose, quant à notre domaine de recherche : l’état des sources égyptiennes diffère largement de celui des sources syriennes. Ces dernières n’ont, pour la plupart, jamais bénéficié d’une impression, et beaucoup de manuscrits ont été détruits par le feu ou perdus1. L’édition, dans la province qu’est la Syrie, n’a jamais eu la même importance qu’au Caire, où le soufisme a toujours suscité un vif intérêt. Certains textes concernant l’histoire du Bilād al-Šām sont même édités dans la métropole égyptienne. Notons également que les recueils biographiques et les chroniques ont retenu davantage l’attention des éditeurs que les ouvrages de taṣawwuf, les premiers s’adressant évidemment à un public plus large.

 Il nous reste à justifier notre choix de privilégier dans notre présentation les sources biographiques et hagiographiques : leur étude ne sera pas poursuivie dans la suite de notre travail ; la littérature du soufisme, par contre, alimentera notamment la partie consacrée aux débats doctrinaux. Nous évoquerons uniquement les ouvrages composés durant la période qui nous intéresse, sans hésiter toutefois à élargir le champ temporel ou spatial pour les besoins de l’analyse.



I – Les grandes chroniques et les textes d'histoire locale2



Si les chroniques offrent des éléments d’information ponctuels et en général succincts sur les soufis, elles livrent toutefois des instantanés vivants et révèlent la personnalité des cheikhs dans diverses situations. Les Badā’iʿ al-zuhūr fī waqā’iʿ al-duhūr d’Ibn Iyās campent avec un grand souci du détail le décor de la fin du régime mamelouk en Égypte ; l’auteur est également un témoin privilégié de la conquête ottomane, puisqu’il meurt en 928/15223. Il juge les événements d’après des critères islamiques et donne une large place au soufisme, pour lequel il ne cache pas ses sympathies ; il défend ainsi ouvertement le poète mystique Ibn al-Fāriḍ, comme nous le verrons. Très critique d’une façon générale envers les Mamelouks, il apprécie un gouvernant qui soutient les soufis. Sur tous ces points, Ibn Iyās nous semble être le digne élève de Suyūṭī, auprès duquel il étudia. Cette source étant déjà connue et exploitée, nous avons prospecté davantage dans le Bilād al-Šām4.



L’« Histoire » (Tārīḫ) de Damas écrite par ʿAlī al-Buṣrawī (m. 905/ 1500) concerne les années 871 à 904 h. L’auteur est un cadi qui s’intéresse peu aux milieux soufis de Damas5. Plus généreuse est la Mufākahat al-ḫullān fī ḥawādiṯ al-zamān d’Ibn Ṭūlūn, chronique de l’Égypte et surtout de la Syrie de 884 h. à 926 h.6. L’ouvrage enrichit notre information sur les positions très nuancées de ce savant polygraphe, qui appartient lui-même aux milieux du soufisme damascène.



La chronique ne constitue pas toujours un genre indépendant. Dans son histoire de Jérusalem et d’Hébron intitulée al-Uns al-ǧalīl bi-tārīḫ al-Quds wa al-Ḫalīl7, le cadi hanbalite Muǧīr al-Dīn al-ʿUlaymī (m. 928/ 1521)8 rapporte d’abord anecdotes et traditions sur le passé de ces villes ; il consacre ensuite une longue partie aux biographies de notables ayant vécu ou simplement séjourné en Palestine. Il finit son ouvrage par la biographie du sultan mamelouk Qāytbāy, et en profite pour relater les événements ayant eu lieu sous son règne en Palestine, de 872 h. à 900 h.9. De même, le cadi damascène Aḥmad Šihāb al-Dīn al-Ḥumṣī (m. 934/1528) marie-t-il chronique et obituaire dans ses Ḥawādiṯ al-zamān wa wafayāt al-šuyūḫ wa al-aqrān10. Plus encore, la chronique peut être un « fourre-tout » dans lequel s’insèrent des éléments divers. Le Tārīḫ al-nūr al-sāfir ʿan aḫbār al-qarn al-ʿāšir de ʿAbd al-Qādir al-ʿAydarūsī (m. 1038/1628) retrace l’histoire du Yémen au dixième siècle de l’Hégire, mais le cadre s’élargit parfois à l’Égypte et à la Syrie. L’auteur y mêle nécrologie, anecdotes, hagiographie et doctrine du taṣawwuf11. Il fait partie en effet des ʿAydarūs, grande famille de chérifs soufis implantée au Yémen et en Inde ; dans son ouvrage, son premier souci est de témoigner de la science et de la sainteté de ses aïeux, et la perspective historique se trouve parfois détournée au profit de l’hagiographie.



Les textes d’histoire locale sont principalement illustrés par le genre littéraire des ḫiṭaṭ. Ces ouvrages de topographie urbaine, dans lesquels les hommes revêtent autant d’importance que les bâtiments qu’ils habitent, témoignent de l’esprit encyclopédique qui prévaut à l’époque mamelouke dans les métropoles islamiques. Depuis les Ḫiṭaṭ d’al-Maqrīzī (m. 845/ 1442) – que nous citons peu, car leur cadre chronologique est antérieur au nôtre –, ce type de compilation n’a pas tari12. Nous possédons ainsi un volumineux ouvrage de ʿAbd al-Qādir al-Nuʿaymī (m. 927/1520) concernant Damas : al-Dāris fī tārīḫ al-madāris décrit, au-delà des seules madrasa-s, tous les établissements religieux de la ville du vie siècle de l’Hégire jusqu’au début du xe ; surtout, il évoque pour nous les personnages qui s’y sont illustrés13. Al-Nuʿaymī représente typiquement, comme son élève Ibn Ṭūlūn, le savant musulman affilié à un soufisme modéré, tel qu’on le trouve fréquemment à la fin de l’époque médiévale ; sa description des bâtiments et des hommes qui y ont vécu est assez transparente pour révéler ses positions sur ce point.



Les Syriens ont toujours aimé vanter les vertus de leur pays et de Damas plus spécialement. Ibn Ṭūlūn s’est intéressé à différents quartiers et édifices de sa ville. Al-Maʿazza fī mā qīla fī al-Mazza constitue un opuscule sur Mezzé, village touchant Damas, et les personnalités religieuses qui y ont séjourné14. Les Qalā’id ǧawhariyya fī tārīḫ al-Ṣāliḥiyya ont plus d’ampleur, car l’ouvrage constitue une étude complète du quartier de Ṣāliḥiyya, sur les pentes du Qāsiyūn15. Il est de la même veine que le Dāris, mais Ibn Ṭūlūn ajoute à al-Nuʿaymī une participation plus directe à la vie du soufisme ; ainsi ne fait-il pas siens les préjugés fréquents d’al-Nuʿaymī sur les soufis de zāwiya.

 
Les sources mentionnées plus haut n’offrent que des éclairages très partiels, car le soufisme n’y est évoqué que comme un élément parmi d’autres. Les recueils biographiques, par contre, respirent davantage la dimension spirituelle de l’Islam, qui imprègne parfois même l’ensemble du discours.


II - Les dictionnaires biographiques



Ce type de sources, que l’on appelle ṭabaqāt car les personnages y sont groupés par « classes » d’âge, constitue une production très prisée à l’époque mamelouke. On peut en juger par le nombre élevé de recueils dont nous disposons16, et par la notoriété dont certains jouissent. L’étude comparée de ṭabaqāt contemporaines est d’un grand intérêt, car la position des biographes à l’égard du soufisme ressort de ce que chacun dit ou ne dit pas au sujet d’une même personne. Il faut donc être attentif au dosage pratiqué par chaque auteur : quelle proportion accorde-t-il aux soufis dans l’ensemble de ses notices, quels types de soufis présente-t-il et comment s’y prend-il ? Si l’on envisage maintenant la dimension diachronique, on s’aperçoit que les biographes reprennent souvent mot pour mot ce qu’ont écrit leurs prédécesseurs, mais il ne faut pas négliger les petites variantes – ce qui a été ajouté ou retranché avec le temps – car elles sont lourdes de sens.



Les lecteurs occidentaux retirent souvent une impression d’ennui à la lecture de ces recueils ; les notices y semblent en effet stéréotypées et les qualités des personnages codifiées immuablement. Les auteurs médiévaux doivent de façon évidente se couler dans les moules littéraires de leur époque ; en outre, ils ne ressentent absolument pas la nécessité de faire une œuvre originale, idée moderne s’il en est17. Notons que les personnalités bien marquées des soufis ainsi que la variété de leurs types spirituels suscitent souvent chez les biographes des tableaux colorés contrastant avec la platitude des autres notices.

 
Le profit que nous retirons des ouvrages de ṭabaqāt est double, car ils constituent à la fois une source d’information et un objet d’étude. Leurs auteurs s’intéressent aux lettrés, à l’élite – les aʿyān – parce qu’ils en font partie ; ils écrivent donc sur leur propre milieu, sur eux-mêmes. Dans la société islamique traditionnelle en effet, la plume est détenue en priorité par les hommes de religion ; la formation intellectuelle qu’ils ont reçue leur donne les outils pour analyser leur propre culture.



Pour chaque ouvrage abordé, nous esquisserons les rapports de l’auteur avec le soufisme ; la vision qu’ont les biographes de la mystique détermine en effet largement le contenu des notices qu’ils consacrent à ses représentants. Nous distinguerons par ailleurs entre les dictionnaires biographiques couvrant l’ensemble du Proche-Orient ou au-delà, et ceux qui ne concernent qu’un pays ou une ville18.


1 - Dans l’ensemble du Proche-Orient



Allons un peu en amont de la période que nous étudions, pour nous intéresser au premier recueil biographique qui englobe de manière exhaustive les personnalités ayant vécu dans un même siècle : les Durar kāmina fī aʿyān al-mi’a al-ṯāmina du grand traditionniste Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī (m. 852/1449) ont pour cadre l’Égypte et la Syrie du huitième siècle de l’Hégire. Son principal élève, Muḥammad Šams al-Dīn al-Saḫāwī (m. 902/1496), prend sa relève avec, pour le ixe/xve siècle, le Ḍaw’ lāmiʿ fī aʿyān al-qarn al-tāsiʿ19. L’auteur y manifeste un esprit critique que dénoncera le savant tardif Muḥammad al-Šawkānī (m. 1250/1834)20. La partialité de Saḫāwī se révèle notamment dans son dénigrement systématique de Suyūṭī, son rival.



La mystique a sa place dans ces deux recueils. Leurs auteurs entretiennent en effet des liens non négligeables avec elle, même s’ils sont de nature différente. Ibn Ḥaǧar, tout en se montrant sévère envers certaines aberrations du soufisme, émet un jugement plutôt favorable sur Ibn ʿArabī et aurait même revêtu le « manteau initiatique » (al-ḫirqa) de la chaîne issue du maître andalou21. Cette affiliation explique que l’auteur des Durar ait écrit un commentaire d’une partie de la Tā’iyya du poète Ibn al-Fāriḍ, qui se situe dans le même courant spirituel qu’Ibn ʿArabī. Le respect que témoigne Ibn Ḥaǧar pour les maîtres du taṣawwuf apparaît dans le fait qu’il envoie ce commentaire à cheikh Madyan (m. 861/1456) en vue d’obtenir son appréciation22. Ajoutons qu’Ibn Ḥaǧar restera toujours en relation avec son ami d’école, le cheikh šāḏilī Muḥammad al-Ḥanafī (m. 847/1443)23, et qu’il dirigera la ḫānqāh Baybarsiyya durant trente et un ans24. Saḫāwī a des attaches initiatiques plus précises, puisqu’il fréquente les maîtres suhrawardis Muḥammad al-Ġamrī (m. 849/1446) et cheikh Madyan25 ; il reçoit même de ce dernier l’enseignement du ḏikr26. Ce grand détracteur d’Ibn ʿArabī ne pose pas pour autant sa plume acerbe lorsqu’il mentionne certains soufis. Au-delà d’une vision modérée du taṣawwuf, on relève dans le Ḍaw’ quelques règlements de comptes avec des cheikhs qu’il a côtoyés.



Avant de passer à des recueils biographiques bien postérieurs, nous signalons que nous n’avons guère exploité le Manhal ṣāfī d’Ibn Taġrī Birdī (m. 874/1469). C’est là l’œuvre d’un notable cultivé qui fait preuve d’un grand éclectisme dans le choix de ses biographies, mais qui s’intéresse davantage à la vie des hommes politiques qu’à celle des hommes de religion27.



Le Rawḍ ʿāṭir fī-mā tayassara min aḫbār ahl al-qarn al-sābiʿ ilā ḫitām al-qarn al-ʿāšir est l’œuvre du cadi chafiite damascène Mūsā Šaraf al-Dīn al-Anṣārī, appelé Ibn Ayyūb ou encore al-Ayyūbī (m. après 1002/1593)28. Son recueil, qui commence en 745 h. pour finir en 998 h., a aussi pour nom al-Taḏkira al-ayyūbiyya. L’ouvrage dépasse par son envergure le cadre de la seule Syrie, et surtout l’auteur apporte des informations originales que nous n’avons lues que chez lui. Ibn Ayyūb aime et côtoie les soufis, tant à Damas qu’aux lieux saints, et sa vénération pour Ibn ʿArabī et Ibn al-Fāriḍ n’a rien d’étonnant en ce xvie siècle ottoman.



Avec les Kawākib sā’ira bi-aʿyān al-mi’a al-ʿāšira du savant chafiite damascène Naǧm al-Dīn al-Ġazzī (m. 1061/1650), les dictionnaires biographiques se métamorphosent en astres (Kawākib) étincelants de l’hagiographie. L’intérêt de l’ouvrage réside déjà dans les extraits de sources disparues – telle celle d’al-Ḥumṣī – qui y figurent, et dans son ouverture au monde turc. Il se situe formellement dans la lignée des Durar et du Ḍaw’, puisqu’il constitue un répertoire des personnalités du Proche-Orient au xe siècle de l’Hégire29. Pourtant, la place que l’auteur accorde aux manifestations de la sainteté, ainsi que le style et le vocabulaire qu’il emploie, témoignent à cette époque avancée de l’imprégnation profonde de la mystique dans le genre des ṭabaqāt. Al-Ġazzī stipule d’ailleurs dans les Kawākib qu’il dresse ici le tableau des vertus spirituelles (manāqib) des hommes qu’il évoque30 ; or, nous allons le voir, le mot manāqib est le terme générique pour désigner le genre hagiographique. Si Saḫāwī fait preuve trop souvent d’un esprit critique, al-Ġazzī en est dépourvu, et ce trait caractérise fréquemment les hagiographes. Lorsqu’il cite par exemple le Ḍaw’ à propos des miracles de ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī31, il supprime les « on dit, on rapporte que » (qīla), qui ne permettent pas d’adhérer pleinement au discours et estompent la dimension charismatique du saint. Al-Ġazzī vit un siècle ou plus après les personnages qu’il mentionne, et ceux-ci appartiennent déjà d’une certaine manière à la Légende dorée32.



En cette époque ottomane déjà avancée, la titulature et les formules d’eulogie employées à propos des soufis relèvent de l’hyperbole, vu la courte notice qui suit parfois. Si l’on compare les Kawākib avec les Ṭabaqāt kubrā de Šaʿrānī, on retire l’impression d’une dévaluation des qualificatifs : chez al-Ġazzī, il y a pléthore de ṣūfī et de walī, et le moindre cheikh est vite érigé en gnostique (ʿālim rabbānī, ʿārif bi-Allāh).



Rien dans la biographie de l’auteur ne laisse présager un tel attachement au soufisme33, et il faut invoquer ici l’héritage familial. Naǧm al-Dīn est fortement impressionné par la personnalité de son grand-père, Raḍī al-Dīn al-Ġazzī (m. 935/1529), qui a été au centre d’un réseau très dense de soufis s’étendant sur l’Égypte et la Syrie. Il est omniprésent dans les Kawākib, car il a côtoyé la plupart des « hommes de Dieu » de son temps. Naǧm al-Dīn a de façon évidente pris de lui son amour du soufisme ; ainsi mentionne-t-il que son meilleur ouvrage, parmi la trentaine de ses écrits, est un commentaire (šarḥ) du poème de son grand-père sur la Voie, Alfiyyat al-taṣawwuf34. Son père, le šayḫ al-Islām Badr al-Dīn (m. 984/ 1576), resta dans la même lignée de grands ʿulamā’ proches de la mystique35. Naǧm al-Dīn vante d’ailleurs les vertus spirituelles de ses père et grand-père dans un ouvrage ayant pour titre Bulġat al-wāǧid fī tarǧamat šayḫ al-Islām al-wālid.



Nous nous sommes attardé sur l’auteur des Kawākib, car il s’inscrit dans une tradition familiale d’attachement au soufisme que l’on peut suivre sur les deux époques mamelouke et ottomane ; en outre, al-Ġazzī constitue un point culminant dans l’imprégnation progressive des ʿulamā’ biographes par la mystique. À cet égard, on peut établir un parallèle entre notre auteur syrien et al-ʿAydarūsī, l’auteur du Nūr sāfir évoqué plus haut : ils sont l’un et l’autre pratiquement contemporains, issus de grandes familles de ʿulamā’ adhérant au soufisme ; ils ont le même rapport à l’hagiographie, qu’ils pratiquent sur leur propre lignage (en dressant les manāqib de leurs aïeux), ou sur autrui.



2 - À l’échelle régionale



Le Ḥusn al-muḥāḍara de Suyūṭī (m. 911/1505) se présente comme une suite de tableaux sur les titres de gloire de l’Égypte ; il accorde une place relativement limitée aux spirituels, mais ici la brièveté n’entame en rien l’importance du contenu36. L’auteur n’y évoque pas ses contemporains37 ; ceci lui permet – en contraste avec Saḫāwī – d’épargner les susceptibilités. Le soufisme y est certes exposé de façon très orthodoxe, comme l’a montré J.-Cl. Garcin38 ; toutefois, l’absence de jugement péjoratif sur les « ravis en Dieu » (maǧḏūb) nous semble un élément nouveau, qui préfigure l’ampleur que les extatiques prendront chez Šaʿrānī. Par ailleurs, la fréquence de certains termes (karāmāt, kašf ou mukāšafa, aḥwāl, sakra, etc.) nous introduit dans un registre propre au taṣawwuf.



Le Uns ǧalīl bi-tārīḫ al-Quds wa al-Ḫalīl du cadi Muǧīr al-Dīn al-ʿUlaymī (m. 928/1521), histoire de Jérusalem et d’Hébron, a déjà été cité dans les chroniques. Nous avons vu qu’une bonne partie de l’ouvrage est constituée par les biographies de notables ayant vécu ou étant simplement passés en Palestine. Les ʿulamā’ y sont classés par maḏhab et l’auteur, hanbalite, commence de façon logique par les chafiites largement majoritaires, et s’y attarde davantage. Il est intéressant de relever qu’il agrège à ces derniers les soufis (al-ṣūfiyya) et les ascètes (al-zuhhād), ne parlant pour les membres des autres rites que de fuqahā’,ʿulamā’ et qāḍī-s. Ceci ne fait que confirmer ce que l’on sait des liens historiques entre chafiisme et soufisme39.



Al-ʿUlaymī témoigne également du renforcement des liens entre hanbalisme et soufisme à la fin de l’époque mamelouke. Ses aïeux étaient chafiites, mais son père, disciple du cheikh qādirī et kubrawī Šihāb al-Dīn Ibn Raslān (m. 841/1437), choisit le rite d’Aḥmad Ibn Ḥanbal. L’auteur ne semble pas affilié à une des voies initiatiques, mais il est évident, de par les informations qu’il prodigue sur elles dans le Uns, qu’il côtoie les soufis de Palestine et connaît bien leurs lignages. L’accent est mis sur les ʿulamā’ soufis, dont la plupart séjournent à la madrasa-ḫānqāh al-Ṣalāḥiyya de Jérusalem, véritable poumon de la vie islamique en Palestine. Mais l’auteur laisse entrevoir par ailleurs une grande vénération pour les maǧḏūb-s, qu’il intègre dans la sphère de la sainteté. Le vocabulaire qu’il emploie est de la même veine que celui du Ḥusn de Suyūṭī, et nous sommes à nouveau ici dans la frontière mouvante entre biographie et hagiographie. En outre, l’auteur du Uns visite volontiers les sanctuaires des saints, et il donne des exemples éprouvés de leur baraka40. Son ouvrage touche en cela au genre littéraire des ziyārāt (les « visites pieuses »), dont nous avons un modèle concernant Jérusalem dans le Itḥāf al-aḫiṣṣā’ bi-faḍā’il al-Masǧid al-Aqṣā de Muḥammad Šams al-Dīn al-Suyūṭī (m. 880/1475)41.



Le Tamattuʿ bi-al-aqrān bayna tarāǧim al-šuyūḫ wa al-aqrān d’Ibn Ṭūlūn (m. 953/1546) dresse les biographies succintes des notables religieux de Damas depuis la fin de l’époque mamelouke42. Il en va de même pour ses Ḏaḫā’ir al-qaṣr fī tarāǧim nubalā’ al-ʿaṣr43. Les notices y sont en général assez sobres, et les soufis se distinguent à peine du monde des ʿulamā’ : les personnages évoqués doivent apparaître avant tout comme respectables. On trouvera le Ibn Ṭūlūn soufi et hagiographe dans d’autres œuvres.



La Mutʿat al-aḏhān min al-Tamattuʿ bi-al-aqrān du savant chafiite Aḥmad al-Ḥiṣkafī (m. 1003/1595) reprend, comme son nom l’indique, les rubriques du Tamattuʿ. Elle y agrège celles de recueils disparus, et c’est là que réside son intérêt44.



Restons dans le Bilād al-Šām, mais déplaçons-nous vers Alep, qui bénéficie pour cette époque d’un dictionnaire biographique volumineux, le Durr al-ḥabab fī tārīḫ aʿyān Ḥalab45. Y sont mentionnées les personnalités ayant vécu ou séjourné en cette ville depuis la fin du ixe/xve siècle ; on peut aisément reconstituer, à partir de cet ouvrage, le réseau qui relie Alep au monde turco-persan.



L’auteur, Muḥammad Raḍī al-Dīn Ibn al-Ḥanbalī (m. 971/1563), appartient comme al-ʿUlaymī à une des familles syriennes de ʿulamā’ hanbalites affiliés traditionnellement à la Qādiriyya, l’ordre fondé par ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī. L’importance du lignage familial apparaît nettement dans le fait que l’auteur est désigné par son nasab : le « fils du hanbalite ». Le hanbalite en question est son grand-père, Yūsuf Ǧamāl al-Dīn al-Tāḏifī (m. 900/1494), qui fut grand cadi à Alep et cheikh d’une des branches importantes de la voie d’al-Ǧīlānī. Son fils Ibrāhīm (m. 959/1551), père de Raḍī al-Dīn, devint hanafite, et l’on comprend mieux son goût pour la logique (al-manṭiq), peu à l’honneur chez les hanbalites. Ce changement de maḏhab est sans doute dû en partie à l’influence ottomane. Son fils Muḥammad, notre auteur, est également hanafite et hérite du rattachement à la Qādiriyya46 ; il innove cependant en s’affiliant à un maître persan de la Hamadāniyya, branche de la Kubrawiyya. Ce lien spirituel se concrétise dans les biographies alépines du Durr par une grande présence du soufisme turco-persan. Nous y voyons par exemple Ibn al-Ḥanbalī prendre la défense du soufi et poète ʿAbd al-Raḥman al-Ǧāmī (m. 898/1492), dont les dīwān sont attaqués à Alep par le Persan Rūḥ Allāh al-ʿAǧamī (m. 948/ 1541)47. L’auteur du Durr connaît donc bien les milieux soufis de la ville, et il précise toujours les appartenances initiatiques de ses personnages dans leur présentation. Il n’hésite pas à être mordant à l’occasion, et al-Ġazzī, qui le cite beaucoup, lui reproche de mentionner dans certaines biographies des détails inconvenants et les surnoms péjoratifs (alqāb) qui ont cours à Alep48.



Enfin, Aḥmad Ṭāškoprüzādeh (m. 968/1560) nous permet d’établir, avec ses Šaqā’iq nuʿmāniyya fī ʿulamā’ al-dawla al-ʿuṯmāniyya49, une comparaison avec le monde turc, voisin du Proche-Orient arabe. L’auteur ordonne ses biographies par classes d’âge (ṭabaqāt) suivant les règnes des souverains ottomans ; ce classement met en relief les liens entre la dynastie et la mystique, mais nous y reviendrons. Pour chaque classe, Ṭāškoprüzādeh mentionne d’abord les ʿulamā’, puis les soufis ; la distinction est toute formelle, car ces soufis se trouvent être la plupart du temps des savants. Si aucune affiliation initiatique n’apparaît dans la biographie de l’auteur, il montre à plusieurs reprises qu’il apprécie les fuqahā’ bienveillants envers les mystiques. Les Šaqā’iq nous concernent directement dans les pages consacrées aux cheikhs de la Šāḏiliyya syrienne qui séjournèrent en Turquie.



À l’issue de cette présentation des sources biographiques régionales, on s’aperçoit que la province syrienne suscite un grand intérêt chez les ʿulamā’ qui en sont natifs, ce que nous avait déjà révélé notre exploration des textes d’histoire locale. Sur un plan plus général, on remarque que la grande majorité des biographes et des historiens évoqués a un lien avec le soufisme, par tradition familiale souvent, mais aussi par affinité. Ce trait, qui se renforce à l’époque ottomane avec notamment al-Ġazzī, Ibn al-Ḥanbalī et al-ʿAydarūsī, n’est pas absent des chroniques et ṭabaqāt de la première période mamelouke50. Une telle imprégnation du soufisme chez nos ʿulamā’ écrivains explique que la frontière entre biographie et hagiographie soit si mouvante. Mais, si nous voulons éviter les classifications hâtives, nous devons nous demander ce que recouvrent les termes « écriture de la sainteté ».

III - L’hagiographie



L’affirmation de Michel de Certeau selon laquelle « l’individualité dans l’hagiographie compte moins que le personnage » vaut certainement autant pour la tradition islamique que pour la tradition chrétienne51. On relève globalement dans l’une comme dans l’autre une proportion similaire de clichés, et la fin d’édification y justifie pareillement l’idéalisation du « héros », comme le dit M. de Certeau. Il est à noter cependant que le genre hagiographique est pluriel, ce que démontrera l’étude de nos sources52. Le saint ne représente donc pas toujours en Islam un « modèle social » interchangeable ; il se distingue souvent au contraire d’un autre walī par sa personnalité spirituelle propre. Pour la période qui nous concerne tout au moins, cette personnalité est réellement déterminante, au-delà des lignages initiatiques et des « types » généraux de la sainteté. Les Ṭabaqāt kubrā de Šaʿrānī en sont la meilleure illustration, par l’échantillon très riche de tempéraments qu’elles offrent.



Il n’est pas inutile de s’arrêter dans un premier temps sur les termes arabes qui traduisent la notion française d’hagiographie. Le terme générique tarǧama désigne aussi bien la biographie que l’hagiographie, ce qui nous ramène à l’imbrication, déjà évoquée, existant entre les deux genres. Seul le dosage pratiqué par l’auteur et l’orientation qu’il donne au texte permettent de caractériser l’œuvre. Quoi qu’il en soit, ce terme n’implique pas à priori un récit fantastique ou merveilleux .



L’expression adab al-manāqib constitue un vocable plus précis ; il définit déjà un genre littéraire, comme l’indique la présence du mot adab. En fait, le modèle que proposent les manāqib aux premiers siècles de l’Islam n’est pas celui du thaumaturge auréolé de prodiges et de charismes comme on l’imagine souvent, mais celui du musulman totalement engagé dans sa vie religieuse, ce qui représente aussi une voie vers la sainteté. Dans cette optique, les imams fondateurs des quatre maḏhab-s sunnites sont souvent considérés comme des awliyā’. Prenons un exemple particulièrement éloquent de manāqib à l’époque classique. Le strict savant hanbalite Ibn al-Ǧawzī (m. 597/1200) a composé un recueil de ce genre sur Maʿrūf al-Karḫī (m. 200/815), grande figure de l’école soufie de Bagdad53. Ce récit n’a rien de fantastique, car il « informe »54 en vingt-sept chapitres de la vie et de la personnalité spirituelle du cheikh. L’auteur relate évidemment les karāmāt (faveurs surnaturelles, miracles) d’al-Karḫī, mais celles-ci sont noyées dans un discours sur ses vertus spirituelles, où l’ascèse (zuhd) et la « bonne parole » (waʿẓ) l’emportent55. On remarquera d’ailleurs que ces karāmāt sont en quelque sorte normalisées par une mention infaillible de l’isnād des rapporteurs de l’anecdote. En outre, leur narration (chapitre 19) est immédiatement atténuée par « le souci manifesté [par al-Karḫī], selon Ibn al-Ǧawzī, d’occulter ses œuvres d’adoration et ses miracles » (titre du chapitre 20). Nous sommes donc loin ici d’un étalage de prodiges stéréotypés56.



En Islam, le genre hagiographique ne saurait en effet être considéré comme une littérature purement populaire et orale ; il relève également de la tradition la plus savante, celle de la « défense et illustration de la sainteté ». Il faut ici rappeler que la croyance aux miracles des saints (karāmāt) fait partie du dogme sunnite officiel depuis que celui-ci l’a emporté sur le muʿtazilisme, au iiie/ixe siècle. La sainteté possédant en Islam des fondements scripturaires solides, notamment dans le Coran et le ḥadīṯ qudsī, il est logique de la trouver intégrée dans la tradition écrite ; l’hagiographie n’est donc pas, dans cet espace culturel, un écrit se contentant de fixer l’oralité – il peut l’être à l’occasion –, mais un genre littéraire à part entière. Les cheikhs qui s’y adonnent sont d’ailleurs des grands ʿulamā’ ou des maîtres reconnus du taṣawwuf, ou l’un et l’autre. Il faut ici distinguer entre les répertoires hagiographiques à portée générale et les textes concernant une voie initiatique ou un personnage particuliers.



1 - Les recueils généraux




Le premier ouvrage de ce type pour l’époque mamelouke réunit les Ṭabaqāt al-awliyā’ (« classes de saints ») de l’Égyptien Sirāǧ al-Dīn Ibn Mulaqqin (m. 804/1401)57. Savant chafiite, cadi et mufti, celui-ci n’en mentionne pas moins dans le détail ses nombreux rattachements initiatiques ainsi que ses rencontres avec Ḫaḍir. La richesse des biographies consacrées aux premiers maîtres fait place à la brièveté parfois sèche des notices rédigées sur les soufis récents ou contemporains de l’auteur. Ibn Mulaqqin esquisse les traits plus qu’il ne les souligne, et ce n’est pas dans ses Ṭabaqāt que l’on rencontrera l’emphase imputée à l’hagiographie.



ʿAbd al-Wahhāb al-Šaʿrānī (m. 973/1565) constitue un point de jonction privilégié entre les diverses familles spirituelles égyptiennes. Il est en effet affilié à toutes les grandes voies de l’époque58. Sur le plan social, on peut le désigner comme un cheikh de zāwiya ; bien qu’il soit savant en sciences exotériques, il ne brigue pas de postes ou de charges officielles. Son œuvre est marquée par la quête d’un équilibre entre la Loi (Šarīʿa) et la Voie (Ḥaqīqa), entre exotérisme et ésotérisme. Dans cet esprit, il compose les Ṭabaqāt kubrā, puis les Ṭabaqāt ṣuġrā ou Ḏayl (« Supplément » des premières)59.



Le caractère hagiographique des Ṭabaqāt kubrā s’énonce dès le titre. Šaʿrānī les a nommées en effet Lawāqiḥ al-anwār fī ṭabaqāt al-aḫyār : il ne s’agit plus de aʿyān – terme qui garde un aspect mondain, même lorsqu’on parle d’hommes de religion – mais de aḫyār, de l’élite spirituelle, des saints. Ceux-ci sont moins assujettis aux conventions et codes sociaux que l’homme moyen ; d’où la palette très riche en comportements et types spirituels que Šaʿrānī déploie, figures souvent hautes en couleurs dans lesquelles s’incarne pourtant la doctrine du taṣawwuf. Ce qui concerne les soufis anciens est évidemment repris d’ouvrages antérieurs, et ces Ṭabaqāt ne doivent leur originalité qu’aux notices consacrées aux personnages ayant vécu à l’époque mamelouke et au début de la période ottomane. En effet, de par ses liens étroits avec le milieu soufi du Caire, Šaʿrānī n’est jamais étranger à ceux qu’il évoque, et sans doute représente-t-il le vrai centre de son œuvre60. Ceci explique que ses deux recueils de Ṭabaqāt se nourrissent exclusivement du terroir égyptien61.



Les Ṭabaqāt ṣuġrā, biographies de ʿulamā’, n’en gardent pas moins un style hagiographique. Alors que les Ṭabaqāt kubrā soulignent la qualification spirituelle des cheikhs, les Ṭabaqāt ṣuġrā mettent en relief des vertus et des comportements exemplaires. Cependant, les frontières s’estompent bien souvent, et l’on perçoit constamment en filigrane le thème de la fusion entre la Loi et la Voie, si cher à Šaʿrānī.



ʿAbd al-Ra’ūf al-Munāwī (m. 1031/1621) suit le sillage de son maître Šaʿrānī dans ses Kawākib Durriyya fī tarāǧim al-sāda al-ṣūfiyya. Ces autres « astres brillants » de l’hagiographie imitent la forme et le contenu des Ṭabaqāt kubrā. L’auteur commence, à l’instar de son cheikh, par les soufis des premières générations pour aboutir à son époque ; on y relève également une même emphase sur les miracles et les fous de Dieu (maǧḏūb). Al-Munāwī apporte cependant des éléments inédits, et surtout il ne se limite pas, quant à l’époque mamelouke, au seul espace égyptien. Notons enfin que les folios consacrés aux soufis des premiers siècles ont bénéficié d’une édition62, mais les biographies postérieures restent manuscrites.


2 - De l’usage pédagogique de l’hagiographie : exemple de la Šāḏiliyya



Les grandes voies initiatiques possèdent leur propre littérature hagiographique, généralement à usage interne. Elle est a priori portée à l’enthousiasme, car elle propose la vénération de ses maîtres. Pourtant, la Šāḏiliyya, qui véhicule à cet égard une tradition aussi riche qu’abondante, nuance cette image. Ses cheikhs ont généralement des personnalités marquantes, et il est compréhensible que les šāḏilis, qui manifestent par ailleurs un grand esprit de corps, aient tenu à vivifier leur mémoire. Cette tradition a son origine dans les Laṭā’if al-minan d’Ibn ʿAṭā’ Allāh al-Iskandarī (m. 709/1309), troisième maître de la voie. Celui qui fut également un grand faqīh y retrace les manāqib du fondateur Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, et de son successeur Abū al-ʿAbbās al-Mursī, cheikh de l’auteur63. Les auteurs šāḏilis postérieurs y font presque toujours référence de manière expresse.



Al-Sirr al-ṣafī fī manāqib al-sulṭān al-Ḥanafī constitue notre source d’informations sur Muḥammad Šams al-Dīn al-Ḥanafī (m. 847/1443), grand maître šāḏilī du Caire et personnalité notoire64. L’ouvrage, écrit en 900 h., est de ʿAlī al-Battanūnī65, disciple d’Abū al-ʿAbbās al-Sarsī (m. 861/1456), le successeur d’al-Ḥanafī. Šaʿrānī n’a eu qu’à en extraire les passages marquants, dans la longue biographie qu’il consacre dans ses Ṭabaqāt kubrā à ce dernier66. La personnalité extraordinaire d’al-Ḥanafī se prêtait certes à l’amplification, et l’ascendant qu’exerçait indiscutablement le maître sur les dirigeants temporels se transmue en autorité spirituelle sur les créatures en général.



Plus représentatif de l’esprit šāḏilī est le Muǧlī al-ḥuzn ʿan al-maḥzūn fī manāqib al-sayyid al-šarīf ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī du maître syrien cheikh ʿAlwān (m. 936/1530)67. Comme dans les Laṭā’if al-minan, c’est le ḫalīfa (successeur à la tête de l’ordre) qui témoigne des vertus spirituelles de son maître et de ceux qui l’ont précédé dans cette lignée. Comme dans les Laṭā’if, la personnalité du maître sert d’illustration à un exposé sur la sainteté : de l’hagiographie, nous pénétrons dans l’hagiologie. L’auteur suit en outre une progression chronologique. Cheikh ʿAlwān, il est vrai, appartient également au monde des ʿulamā’. Il fait preuve de pondération et refuse l’ostracisme qui règne souvent entre les diverses voies. Il n’hésite pas, par exemple, à puiser dans d’autres traditions initiatiques comme la Qādiriyya. Il a d’ailleurs composé un ouvrage à caractère général sur les vertus spirituelles des saints, intitulé Nasamāt al-asḥār fī manāqib al-awliyā’68 ; ce texte dépasse le cadre hagiographique et même celui de la mystique pour aborder divers aspects de la vie islamique en Syrie69. Le fils de cheikh ʿAlwān, Šams al-Dīn, est le digne successeur de son père ; il dresse, dans sa Tuḥfat al-ḥabīb fī-mā yabhaǧu-hu fī riyāḍ al-šuhūd wa al-taqrīb70, le tableau des manāqib de son père et des cheikhs de ce dernier, tout en accordant une large place aux développements métaphysiques.



Sortir du cadre « confrérique » pour mener à bien l’apologie globale du soufisme : cette vocation que nous avons reconnue chez cheikh ʿAlwān est partagée par un autre šāḏilī, égyptien cette fois : dans son Fatḥ mubīn, Ibn Muġayzil (m. 894/1489) puise sa matière dans la littérature générale du soufisme et se réfère de manière prévisible aux Laṭā’if al-minan d’Ibn ʿAṭā’ Allāh71. Il émaille son ouvrage d’histoires de saints (ḥikāyāt al-ṣāliḥīn) ; le texte mis à contribution est le Rawḍ al-rayāḥīn, un modèle du genre ḥikāyāt composé par un autre šāḏilī – mais aussi qādirī – : ʿAfīf al-Dīn al-Yāfiʿī (m. 768/1367)72.



La méthode šāḏili veut autant éduquer qu’édifier, en mettant à la portée du musulman quelque peu lettré la doctrine du taṣawwuf. Le Fatḥ al-bārī fī ḏikr mā iḫtaṣṣa Allāh bi-hi al-šayḫ Zakariyyā al-Anṣārī73 est sur ce point typique. L’auteur, le šāḏilī Murād al-Rūmī, fait partie des ʿulamā’ d’al-Azhar. Nous savons que ce texte a été rédigé en 1022/1613 ; il déborde donc du cadre temporel de notre étude, mais il contribue largement à dévoiler l’aspect ésotérique de la personnalité du grand cadi chafiite Zakariyyā al-Anṣārī (m. 926/1520)74. Il ne s’agit plus ici de littérature de voie initiatique, car Šaʿrānī, qui est le maître – direct ou indirect – de l’auteur75, n’est pas spécifiquement šāḏilī ; il en va de même pour al-Anṣārī, nœud de transmission essentiel des différentes voies initiatiques. Al-Rūmī, on peut s’y attendre, n’entraîne pas sur la pente du miraculeux ; au contraire, il cherche à nous fournir des critères objectifs sur la spiritualité. Il n’emploie d’ailleurs pas, à l’égard d’al-Anṣārī le terme walī, mais celui de ʿālim ʿāmil : le savant qui joint la réalisation spirituelle à la science extérieure. L’auteur vise à prouver que le savant capable d’unifier en lui Šarīʿa et Ḥaqīqa a par là-même accès à la sphère de la sainteté.



Les textes présentés ici sont le plus souvent écrits peu de temps après la mort du maître, par un proche qui l’a côtoyé et parfois par son successeur (ḫalīfa). La distorsion temporelle ne joue donc que peu, et l’aspect biographique y trouve sa place76. L’apport doctrinal a son importance, car il vise à authentifier le degré spirituel du cheikh et à objectiver les signes de son élection divine ; d’où les traditionnels développements sur les karāmāt et sur la hiérarchie ésotérique des saints. En ce qui concerne la Šāḏiliyya proprement dite, si les miracles illuminent certes ses différents textes, il faut néanmoins rappeler, comme un principe majeur, la méfiance des différentes branches de cet ordre initiatique envers les faveurs surnaturelles. En effet, les karāmāt peuvent être d’origine satanique, ou cacher la ruse divine (al-istidrāǧ, al-makr al-ilahī). Au-delà, le renoncement à ces « faveurs » s’inscrit dans une méthode spirituelle. La sobriété qui caractérise les écrits šāḏili en général n’est certainement pas une simple figure de style77.



On ne saurait évoquer la littérature hagiographique en Islam sans faire allusion à la pratique qui lui correspond sur le plan de l’oral : le waʿẓ, l’art de sermonner, d’instruire, d’édifier le public. L’éducation du public musulman, on le sait, fait autant appel à la parole qu’à l’écrit. Les cheikhs šāḏili, notamment, s’illustrent dans les deux registres. Le sermon ne représente-t-il pas, au même titre que l’adab al-manāqib un genre moyen, utilisant des procédés divers pour toucher chacun à son niveau, l’homme du peuple comme le lettré78 ? Les histoires de saints (ḥikāyāt al-ṣāliḥīn) que les hagiographes relatent dans leurs ouvrages ont le plus souvent une source orale, et ce sont ces mêmes auteurs qui, transformés en sermonnaires de mosquées (wuʿʿāẓ), tiennent leur public en alerte avec des récits édifiants. Ces récits, ne nous y trompons pas, contiennent des éléments doctrinaux, mais ils sont formulés de manière adéquate. Le waʿẓ est pratiqué à l’époque médiévale par le grand savant comme par le cheikh de quartier, voire par le charlatan. Nous reviendrons plus longuement sur cette question ; retenons pour l’instant que la prédication comme l’écrit hagiographique ne peut être indûment assimilée à la « religion populaire ».

3 - L’effet de distorsion temporelle



L’hagiographie, telle que nous l’avons abordée jusqu’alors, relève d’un modèle qui peut s’énoncer comme « savant ». On s’en convaincra en observant combien les plus grands ʿulamā’ de la fin de l’époque mamelouke ont investi ce domaine. La conscience historique qui caractérise Suyūṭī et surtout Saḫāwī peut justifier au premier abord l’ouvrage de manāqib que l’un et l’autre consacrent à l’imam al-Nawawī (m. 676/1277), savant et traditionniste encore très apprécié à notre époque79. Les deux auteurs y confèrent à l’auteur du Riyāḍ al-ṣāliḥīn une carrure spirituelle insoupçonnée. Selon eux, al-Nawawī enseignait aux djinns et s’entretenait régulièrement avec Ḫaḍir, le guide invisible des saints ; de nombreux dévoilements spirituels (kašf) et pouvoirs surnaturels80 lui sont également attribués. Il serait même devenu le Pôle (al-quṭb) de la hiérarchie des saints dans la nuit précédant sa mort81. Ces deux textes nous montrent d’abord que les thèmes et le vocabulaire du taṣawwuf sont tout à fait intégrés par les grands ʿulamā’ de l’époque ; mais il est vrai qu’ils sont eux-mêmes affiliés au soufisme. Ce que nous relevons surtout, c’est la probabilité d’une distorsion temporelle, car les presque deux siècles et demi séparant Suyūṭī et Saḫāwī de Nawawī ne nous semblent pas étrangers à l’accent mis sur le charisme du personnage ; ce trait est manifeste chez Saḫāwī, qui nous a habitué à davantage de sobriété dans son Ḍaw’ lāmiʿ.



Le facteur temps joue en effet un grand rôle dans la manière dont l’hagiographe appréhende la réalité. Il semble généralement que plus le héros du récit est éloigné dans le temps par rapport à l’auteur, plus la légende dorée qui l’entoure prend d’importance. Même si cet auteur ne rajoute rien de son cru, il est tributaire des divers intermédiaires qui ont transmis l’événement de siècle en siècle, et qui ont puisé dans une mémoire souvent orale. La distance temporelle semble encourager l’hagiographe à accréditer de façon consciente l’amplification qui a pu s’opérer au cours des âges, et à entrer lui-même dans ce processus ; il s’agit là d’une liberté qu’il prend rarement lorsqu’il écrit sur des personnages ayant vécu à une époque récente.



Prenons par exemple le cas d’Ibn Ṭūlūn, savant sérieux et sobre s’il en est, et auteur, nous l’avons vu, des biographies un peu sèches du Tamattuʿ bi-al-aqrān. On découvre un autre homme à la lecture de son Ġāyat al-bayān fī tarǧamat al-šayḫ Arslān al-dimašqī, ouvrage d’hagiographie très coloré qu’il a écrit sur le saint patron de la ville de Damas, cheikh Arslān (m. vers 555/1160). Quatre siècles séparent les deux hommes, et bien qu’il s’agisse d’une tarǧama, les seuls éléments biographiques consistent en faits miraculeux (karāmāt) très typés et qui semblent visiblement forcis par la tradition damascène. Le plus étonnant est que, avant Ibn Ṭūlūn, le prudent al-Ḏahabī (m. 748/1348), élève d’Ibn Taymiyya, avait repris à son compte cette tradition sans sourciller, alors qu’il la savait transmise par un soufi fort critiqué, ʿAlī al-Ḥarīrī (m. 645/ 1248) ainsi que par le bon peuple de Damas82. Cet exemple illustre l’importance que revêt l’oralité dans l’élaboration du texte hagiographique, et ce, même en milieu urbain et savant. Les miracles des saints, faut-il le rappeler, représentent pour ces ʿulamā’ une réalité ; ils ne dédaignent pas de temps à autre de faire appel à des traditions non canoniques pour édifier la Umma : la fin justifie les moyens. Ajoutons qu’Ibn Ṭūlūn est affilié à la voie initiatique issue de cheikh Arslān83. Celle-ci ne fait que véhiculer à Damas l’influence spirituelle du saint, et l’on ne peut donc parler de « mentalité confrérique »84 ; mais cette affiliation explique peut-être qu’Ibn Ṭūlūn n’ait pas censuré, dans son Ġāyat al-bayān, la tradition populaire damascène sur cheikh Arslān.



On observe le même phénomène dans un bel exemple de littérature hagiographique provenant de la Qādiriyya. Les ouvrages sur ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī fleurissent à l’époque mamelouke et au-delà, notamment en Syrie où cet ordre est très présent. D’Alep nous viennent les Qalā’id al-ǧawāhir fī manāqib al-šayḫ ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī85 ; or, celles-ci intègrent certains éléments apocryphes de la Bahǧat al-asrār d’al-Šaṭṭanūfī (m. 713 /1314), violemment critiqué et accusé de falsification par le savant hanbalite Ibn Raǧab (m. 795/1392)86. L’auteur des Qalā’id, Muḥammad al-Tāḏifī (m. 963/1556)87, a beau être un scrupuleux grand cadi hanbalite, il est aussi qādirī et participe à l’économie interne de sa voie spirituelle. Là encore, l’éloignement dans le temps semble être un facteur déterminant. On ne peut cependant pas voir en al-Šaṭṭanūfī un simple collectionneur d’anecdotes, car il a également des informateurs de première main ; d’autre part, al-Tāḏifī s’appuie parfois sur des sources syriennes directes, et non seulement sur l’auteur de la Bahǧa.



Ces derniers exemples pourraient donner à croire que l’hagiographie n’est qu’une suite de tableaux ou de légendes88 pour le peuple, mais ils sont en fait minoritaires dans l’ensemble des sources dont nous disposons. Nous pouvons du moins en conclure que l’hagiographie islamique n’est pas un genre monolithique. Depuis l’époque reculée d’al-Ḥakīm al-Tirmiḏī (m. vers 285/898), les soufis ont développé les perspectives doctrinales de l’hagiologie, « science de la sainteté » et non pas seulement « écriture de ses manifestations » (ce qu’est l’hagiographie)89. L’évolution historique va aller, il est vrai, dans le sens du spectaculaire, du « donner-à-voir », sans toutefois jamais effacer l’autre versant, celui d’une écriture sobre nourrie par la doctrine. La variété des textes évoqués précédemment nous apprend à éviter les généralisations abusives.



IV - La littérature du soufisme



Cette expression générique regroupe des écrits variés relatifs à la science du taṣawwuf. Nous ne donnerons ici que quelques repères sur ce type de sources, sous peine d’empiéter sur le cœur même de cette étude. Le soufisme n’étant pas un système philosophique abstrait mais une doctrine à mettre en pratique, ces textes restent rarement sur un plan purement métaphysique, et abordent indistinctement différents niveaux. Par ailleurs, nombreux sont les maîtres soufis n’ayant jamais écrit d’ouvrage de taṣawwuf. L’éducation par le regard reste essentielle, et la parole n’est efficiente que véhiculée par la présence du cheikh. Celui-ci vise avant tout à former des disciples aptes à intégrer son enseignement et son héritage initiatique, afin de les transmettre par la suite90.


Il y a cependant pléthore d’ouvrages pour la période qui nous intéresse, et nous sommes amené à distinguer tout d’abord la littérature technique à usage interne car destinée avant tout aux aspirants d’un maître, puis les textes doctrinaux non limités par ce cadre initiatique – même si leurs auteurs sont aussi des guides spirituels –, et enfin les textes à caractère polémique visant à défendre ou à attaquer le soufisme.



La littérature propre aux voies initiatiques consiste en épîtres (risāla) composées par les maîtres, le plus souvent à la demande de disciples. Ces épîtres décrivent le parcours de la Voie soufie (le sulūk) en ses différentes stations (maqāmāt), ainsi que les convenances spirituelles (ādāb) dont l’aspirant ne doit jamais se départir. Parfois, cet exposé est assorti de commentaires sur les techniques et les rites propres au taṣawwuf91. Les Anwār qudsiyya de Šaʿrānī appartiennent bien à ce genre, si ce n’est qu’elles ne s’adressent pas à une voie particulière mais à tous les murīd-s92. Les auteurs ne cherchent pas, rappelons-le, à faire preuve d’originalité, mais à expliciter selon leur propre expérience l’enseignement traditionnel en la matière. Certaines sources de type biographique recèlent incontestablement plus de fraîcheur, et, à ce titre, sont exploitables à un niveau plus immédiat que les textes d’auteurs. L’un et l’autre genre d’ouvrages apportent cependant un éclairage complémentaire sur l’histoire du soufisme. Les recueils contenant les différentes investitures du « manteau » (ḫirqa) reçues par les soufis sont d’un abord plus technique encore, mais ils apportent beaucoup de renseignements inédits sur les familles spirituelles. Nous verrons que la ḫirqa constitue pour les cheikhs un vecteur privilégié de l’influx spirituel (baraka) de leurs maîtres et, en dernier ressort, du Prophète93.



Les traités purement doctrinaux sont principalement l’œuvre d’une famille spirituelle que nous connaissons déjà : la Šāḏiliyya94. Les commentaires (šarḥ) de textes anciens du soufisme contiennent des développements métaphysiques95, ainsi que certains ouvrages ayant la forme d’une fatwa mais dont le contenu est spirituel. Citons ici les Durar al-ġawwāṣ fī fatāwī al-Ḫawwāṣ, que nous avons largement mises à contribution96. Šaʿrānī y a recueilli l’enseignement oral de son maître ʿAlī al-Ḫawwāṣ (m. 939/1532), personnage central du soufisme cairote. Ces paroles respirent un ésotérisme proprement égyptien, mais il est difficile d’évaluer l’apport personnel de Šaʿrānī dans le contenu des Durar . Au total, on s’aperçoit que les éléments de doctrine font rarement l’objet de traités autonomes ; ils sont le plus souvent enchâssés dans des arguments polémiques ou des considérations d’ordre social. On envisage peu la question de la « connaissance » (maʿrifa), et sans doute les maîtres considèrent-ils qu’à leur époque le bagage en matière doctrinale est suffisant pour attirer l’attention sur les aspects pratiques de la Voie.



Les ouvrages à caractère polémique, émanant des soufis comme de leurs antagonistes les fuqahā’, cherchent à convaincre en prenant à témoin le public. Un des traits remarquables de cette période, nous le verrons, consiste en ce que des grands ʿulamā’ usent de leur notoriété pour défendre le soufisme. Ils utilisent pour ce faire le cadre incontesté de la fatwa, à l’instigation de Suyūṭī : celui-ci ouvre la voie aux grands docteurs chafiites du xe/xvie siècle également affiliés au soufisme97, et son recueil de fatwas, le Ḥāwī li-al-fatāwī98, annonce les Fatāwā ḥadīṯiyya d’Ibn Ḥaǧar al-Haytamī (m. 974/1566)99. Parallèlement, les grands sujets de controverse, comme Ibn ʿArabī et la waḥdat al-wuǧūd ou la question de l’audition spirituelle (samāʿ), suscitent une surenchère entre partisans et opposants, qui se manifeste par une véritable prolifération des textes polémiques, mais tout cela sera étudié en son contexte.



On ne peut prétendre étudier le soufisme à une époque donnée sans en avoir une perspective historique générale. Les doctrines comme les comportements ne naissent pas ex abrupto, et la synchronie n’est réellement significative qu’éclairée par la diachronie. Il ne faut pas perdre de vue qu’aux époques mamelouke et ottomane, la culture islamique repose sur un patrimoine immense. Nous n’hésiterons donc jamais à remonter le cours du temps pour dégager les invariables. Nous nous référerons à l’occasion, à l’instar des maîtres étudiés, aux manuels de taṣawwuf des ive et ve siècles de l’Hégire ; la permanence de la typologie spirituelle nous amènera également à puiser dans l’enseignement d’Ibn ʿArabī. D’autre part, certains ouvrages à caractère général datant de la première période mamelouke présentent sans doute un grand intérêt, car ils esquissent déjà la configuration du soufisme à l’arrivée des Ottomans ; c’est le cas par exemple du Muʿīd al-niʿam de Tāǧ al-Dīn al-Subkī.



En aval, un texte fondamental de taṣawwuf comme le Kitāb al-Ibrīz d’Aḥmad Ibn Mubārak (m. 1133/1720) ne peut être négligé pour les éclairages doctrinaux qu’il apporte et les informations qu’il prodigue sur les débats concernant l’époque mamelouke100. De même, le regard que pose le savant yéménite Muḥammad al-Šawkānī (m. 1250/1834) – dans son Badr ṭāliʿ déjà cité – sur certains acteurs de cette période permet de fortifier notre jugement. Nous avons enfin recueilli beaucoup de renseignements inédits dans les recueils de lignages initiatiques (isnād, pl. asānīd) composés par Murtaḍā al-Zabīdī (m. 1205/1791) et Muḥammad al-Sanūsī (m. 1276/1859) : al-ʿIqd al-ǧawhar al-ṯamīn et Itḥāf al-aṣfiyā’ pour le premier, al-Salsabīl al-maʿīn fī al-ṭarā’iq al-arbaʿīn et al-Manhal al-rawī fī asānīd al-ʿulūm wa uṣūl al-ṭarā’iq pour le second101. Ces recueils sont tardifs, et il est évident qu’ils n’ont pas la même fiabilité que les ouvrages de ḫirqa rédigés à l’époque mamelouke. Confrontés à d’autres sources, ils restent néanmoins des auxiliaires précieux pour démêler l’écheveau des affiliations initiatiques102.




Éric Geoffroy 




Notes

1 Nous pensons surtout aux ouvrages du savant damascène Ibn Ṭūlūn.

2 Précisons que les auteurs sont toujours cités par ordre chronologique, mais Égyptiens et Syriens sont confondus car faisant partie d'une même aire culturelle.

3 Cf. les volumes III-V, Istanbul, édités de 1931 à 1936.

4 Sur Ibn Iyās et les Badā’iʿ, cf. Akram al-ʿUlabī, Dimašq bayna ʿaṣr al-Mamālīk wa al-ʿUṯmāniyyīn, Damas, 1982, p. 450-454 ; M. Winter, Society and religion in early Ottoman Égypt, New Brunswick et Londres, 1982 ; B. Martel-Thoumian, Les civils et l'administration dans l'État militaire mamlūk, Damas, 1992. Les Badā’iʿ ont été traduites par G. Wiet dans Histoire des Mamlouks Circassiens (Le Caire, 1945), puis dans Journal d'un bourgeois du Caire (Paris, 1955 pour le premier tome, 1960 pour le second). La chronique d'Ibn Iyās a également inspiré le roman de l'Égyptien Ǧamāl Ġīṭānī, al-Zaynī Barakāt, (Damas, 1974, traduit en français par J.-F. Fourcade, Paris, 1985) ; ce livre restitue parfaitement le climat teinté d'ésotérisme qui règne au Caire à la fin de l'époque mamelouke, et met en valeur le rôle des cheikhs dans la vie politique.

5 Tārīḫ al-Buṣrawī, texte édité par Akram al-ʿUlabī, Damas, 1988. Sur l'auteur, cf. Ibn Ṭūlūn, al-Tamattuʿ bi al-aqrān, p. 149 ; Naǧm al-Dīn al-Ġazzī, al-Kawākib al-sā’ira, I, p. 279 ; ces deux textes sont présentés plus loin.

6 Texte édité et commenté par Muḥammad Muṣṭafā, Le Caire, 1962 pour le premier volume, 1964 pour le second. La biographie d'Ibn Ṭūlūn la plus complète se trouve dans l'introduction de son texte Iʿlām al-warā bi-man wuliya nā’iban min al-Atrāk bi-Dimašq al-Šām al-kubrā, par ʿAbd al-ʿAẓīm Ḫaṭṭāb, Le Caire, 1973, p. 49-110 ; cf. également l'introduction à la version française de ce texte par h. Laoust, sous le titre Les gouverneurs de Damas, Damas, 1952, p. IX-XVI, ainsi que Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, Muʿǧam al-mu’arriḫīn al-dimašqiyyīn, Beyrouth, 1978, p. 290-298.

7 Lithographie en deux tomes, Le Caire, 1283 h.

8 Cf. sur lui al-Naʿt al-akmal (p. 52-55), dictionnaire biographique de hanbalites qui sera présenté ultérieurement.

9 II, p. 616-712. Qāytbāy est mort en 901/1495, un an après qu'al-ʿUlaymī eut fini la rédaction de sa chronique.

10 Cette source est perdue, mais Naǧm al-Dīn al-Ġazzī la cite fréquemment dans ses Kawākib sā’ira. La chronique débute en 851 h. et se termine en 908 h. Sur l'auteur, cf. Kaw., II, p. 97 ; Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, Muʿǧam al-mu’arriḫīn al-dimašqiyyīn, p. 284-285.

11 Le texte fut édité sans aucun commentaire et avec des erreurs dans la table des matières par Muḥammad al-Ṣaffār à Bagdad en 1934. Bien qu'étant écrit en 1012/1603, cette œuvre nous renseigne sur la nature du soufisme au Yémen à l'époque que nous étudions. Sur la famille des ʿAydarūs, voir E.I.2, I, p. 804-805.

12 Akram al-ʿUlabī a publié récemment les Ḫiṭaṭ Dimašq (Damas, 1990). Cf. également l'art. « Khiṭaṭ » dans E.I.2, V, p. 23.

13 Le texte a été édité par Ǧaʿfar al-Ḥasanī à Damas en 1951. C'est un ouvrage de référence pour ceux qui étudient l'histoire religieuse de Damas, et al-ʿUlaybī l'a largement mis à contribution pour ses Ḫiṭaṭ. Notons que le savant damascène Yūsuf Ibn ʿAbd al-Hādī (m. 909/1503) a consacré un ouvrage aux mosquées de Damas qui est maintenant publié : Ṯimār al-maqāṣid fī ḏikr al-masāǧid (Damas, 1990).

14 Publié à Damas en 1348 h.

15 Ce texte fut publié par Muḥammad Dahmān (Damas, 1980).

16 G. Makdisi note leur importance déjà pour le ve/xie siècle ; cf. Ibn ʿAqīl et la résurgence de l'Islam traditionaliste au xie siècle, Damas, 1963, p. 46.

17 Sur ce point, cf. Jacqueline Sublet, « L'historiographie mamelouke en question », dans Arabica, XXII, p. 71-77.

18 La spécialisation des ṭabaqāt peut être autre que géographique ; il existe de nombreux dictionnaires techniques consacrés par exemple aux fuqahā’ d'un rite juridique, aux cadis, aux émirs, aux médecins, etc.

19 Les Durar et le Ḍaw’ sont édités à Beyrouth (s.d.).

20 Cf. infra p. 493, note 95.

21 Cf. infra p. 463-464.

22 Cf. Šaʿrānī, al-Aǧwiba al-marḍiyya ʿan a’imma al-fuqahā’ wa al-ṣūfiyya, fol. 100. Ce manuscrit, que nous a communiqué Riyāḍ al-Māliḥ, provient du Caire (cf. G.A.L., II, p. 444).

23 Selon Šaʿrānī, celui-ci jouit d'une grande influence auprès des gouvernants, et on le voit intercéder auprès du sultan Ṭaṭar afin qu'il rende à Ibn Ḥaǧar un poste dont il vient d'être destitué ; cf. Ṭ.K., II, p. 93.

24 Ceci ne fait pas de lui un ṣūfī, car de nombreux notables religieux sont placés à la tête de tels établissements sans qu'ils soient pour autant engagés dans la Voie.

25 Ḍaw’, VIII, p. 238-240 pour le premier, X, p. 150-152 pour le second.

26 Les affiliations à la Šāḏiliyya que lui prêtent Murtaḍā al-Zabīdī nous semblent par contre d'une authenticité douteuse ; cf. ʿIqd al-ǧawhar al-ṯamīn, fol. 65, et Itḥāf al-aṣfiyā’ bi-rafʿ salāsil al-awliyā’, fol. 34.

27 Cf. Gaston Wiet, « Les biographies du Manhal al-Ṣāfī » dans Mémoires de l'Institut d'Égypte, XIX, Le Caire, 1932.

28 Il est également l'auteur d'un dictionnaire biographique des cadis de Damas intitulé Nuzhat al-ḫāṭir wa bahǧat al-naẓar ; ce texte a été édité et commenté par ʿAdnān Ibrāhīm et ʿAdnān Darwīš (Damas, 1991) ; ce dernier nous a prêté le manuscrit du Rawḍ ʿāṭir. Sur Ibn Ayyūb, cf. Nuzha, I, p. 7-14 ; Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, al-Mu’arriḫūn fī al-ʿahd al-ʿuṯmānī, Beyrouth, 1964, p. 20-21.

29 Le texte fut édité en trois volumes par Ǧibrā’īl Ǧabbūr (Beyrouth, 1945). Sur l'auteur, cf. le préambule du premier tome, et Ṣ. al-Munaǧǧid, al-Mu’arriḫūn, p. 53-54.

30 Cf. Kaw., I, p. 7.

31 Ḍaw’, I, p. 7.

32 D'autres exemples, pris ici ou là dans les Kawākib, relèvent d'une démarche identique. Al-Ġazzī présente ainsi ʿAbd al-Hādī al-Ṣaffūrī comme un grand maître (Kaw., I, p. 256), alors que celui-ci est décrit par son contemporain ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī (m. 917/1511) comme un pseudo-cheikh entouré de disciples ignorants (cf. sa Risāla kašf al-ammāra ; ms. Damas). Al-Ġazzī présente également ʿAlī al-Daqqāq (m. 902/1496) comme un personnage sur la sainteté duquel tout le monde serait unanime (Kaw., I, p. 280), tandis que le chroniqueur al-Buṣrawī – l'exact contemporain de ce cheikh, car mort la même année – signale que les gens sont divisés à son sujet. Il se méfie lui-même d'al-Daqqāq, qui touche des revenus du waqf de la mosquée des Omeyyades pour des fonctions qu'il n'exerce pas ; cf. son Tārīḫ, p. 216.

33 Cf. l'introduction aux Kawākib par l'éditeur, I, p. Ẕ à – ; il y est présenté comme un savant chafiite, enseignant et mufti, rien de plus. Mais nous le voyons également à la mosquée des Omeyyades terminer son cours en chantant des vers d'Ibn al-Fāriḍ et d'al-Ǧīlānī, ce qui émeut l'assistance : le musulman cultivé d'alors connaît la poésie mystique ; cf. Ibn Ayyūb, Nuzhat al-ḫāṭir, II, p. 203-204.

34 Cf. l'introduction des Kawākib, p. Ÿ .

35 Son fils nous dit qu'il aimait les soufis (al-ṣūfiyya), les honorait et offrait l'hospitalité à ceux qui arrivaient à Damas ; cf. Kaw., III, p. 6.

36 Cf. Ḥusn, I, p. 243-254.

37 Exception faite d'Aḥmad Šihāb al-Dīn al-Abšīṭī (m. 888/1483), ami de Suyūṭī que celui-ci décrit comme un grand savant et un walī : n'est-il pas un miroir pour l'auteur du Ḥusn (ibid., I, p. 253) ?

38 « Histoire, opposition politique et piétisme traditionaliste dans le Ḥusn al-muḥāḍara de Suyūṭī », dans Ann. Isl., VII, 1967, p. 81.

39 Cf. notamment sur ce point Mohammad Ebn E. Monawwar, Les étapes mystiques du shaykh Abu Saʿid, Paris, 1974, p. 36 : « Le soufisme et le shafiisme », et infra, p. 95.

40 Ainsi mentionne-t-il par deux fois que celui qui fait un duʿā’ entre les tombes du maître égyptien Abū ʿAbd Allāh al-Qurašī (m. 599/1202 à Jérusalem ; sur lui, cf. D. Gril, texte français de la Risāla, p. 232) et de Šihāb al-Dīn Ibn Arslān est exaucé ; lui-même affirme avoir expérimenté cette pratique ; cf. p. 488, 516.

41 Qu'il ne faut pas confondre avec le grand polygraphe Suyūṭī. Šams al-Dīn fut l'élève d'Ibn Ḥaǧar ; son texte a été publié au Caire en 1982.

42 Il faudrait plutôt lire al-Tamattuʿ bi-al-iqrān bayna.... Une partie du manuscrit a été éditée par Ṣalāḥ al-Dīn al-Mawṣilī à Damas en 1986.

43 Manuscrit de la Bibliotheca Ducalis Gothana, photocopié et indexé à Damas par al-Mawṣilī.

44 Par exemple, l'auteur cite amplement le savant hanbalite Yūsuf Ibn ʿAbd al-Hādī, sans préciser le nom de ses sources. Le manuscrit de la Mutʿa nous a été communiqué par al-Mawṣilī.

45 Édité en deux tomes et annoté par Maḥmūd al-Fāḫūrī et Yaḥyā ʿAbbāra (Damas, 1973).

46 Il le prouve en faisant l'apologie du maître éponyme de cette voie. Le rang spirituel d'al-Ǧīlānī fut en effet minimisé par un groupe de fuqarā’ d'Alep ; ceux-ci voyaient en lui non pas un walī (saint), mais seulement un raǧul ṣāliḥ (ici, homme pieux et vertueux, mais le plus souvent walī et ṣāliḥ sont présentés comme équivalents). Ibn al-Ḥanbalī leur répondit dans un texte intitulé al-Šarāb al-nīlī fī walāyat al-Ǧīlī (« Le breuvage du Nil à propos de la sainteté d'al-Ǧīlī », c'est-à-dire al-Ǧīlānī) ; cf. Durr, I, p. 323.

47 Ibid., I, p. 640.

48 Kaw., II, p. 243.

49 Beyrouth, 1975.

50 Ainsi le hanbalite syrien et qādirī Quṭb al-Dīn al-Yunīnī (m. 726/1326) montre-t-il une grande ouverture, dans son Ḏayl mir’āt al-zamān, à l'égard de soufis "litigieux" comme Ibn Sabʿīn et Ibn Hūd, qu'il défend courageusement. Lui qui a par ailleurs écrit un ouvrage hagiographique sur ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī, expose sans passion les débats autour d'Ibn ʿArabī et d'Ibn al-Fāriḍ. Ibn Faḍl Allāh al-ʿUmarī (m. 749/1347) emprunte largement à al-Yunīnī dans son huitième volume des Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār consacré aux fuqarā’ ; cet encyclopédiste prône la voie d'al-Ǧunayd, le grand maître de Bagdad, et entretient des relations avec les cheikhs šāḏilis d'Alexandrie. Dans les Ṭabaqāt al-ṣāfiʿiyya de Taǧ al-Dīn al-Subkī (m. 771/1370), le taṣawwuf représente déjà une science à part entière (on peut en juger en se reportant aux index thématiques figurant à la fin de chacun des dix volumes de l'édition du Caire, faite en 1964). Ceci n'est pas surprenant de la part du fils de Taqī al-Dīn al-Subkī (m. 756/1355), savant et disciple šāḏilī d'Ibn ʿAṭā’ Allāh al-Iskandarī. Tāǧ al-Dīn manifeste d'ailleurs une profonde vénération pour les soufis dans son Muʿīd al-niʿam wa mubīd al-niqam (nous utilisons l'ancienne édition de David Mihrman, faite à Londres en 1908, mais le texte a été à nouveau publié à Beyrouth en 1986). Sur la présence du soufisme dans les Ṭabaqāt al-šāfiʿiyya, on pourra consulter l'article d'Henri Laoust, « La survie de Ġazālī d'après Subkī », dans B.E.O., XXV, 1972, p. 153-172.

51 Cf. son article « Hagiographie » dans l'Encyclopaedia Universalis, Paris, 1983, p. 208, 3° colonne.

52 La comparaison entre les aires chrétienne et islamique présente certes de l'intérêt, mais elle requiert l'étude d'un grand nombre de textes. Ainsi la vision de l'hagiographie que propose ʿAbd al-Maǧīd Zeggaf à propos du Maroc (cf. sa contribution dans l'ouvrage collectif Histoire et hagiographie, Rabat, 1989, p. 5-14) semble par trop tributaire de celle de M. de Certeau, qu'il cite amplement. Peut-on en effet, à partir de deux échantillons marocains, « analyser un certain nombre de problèmes que pose le récit hagiographique d'une manière générale » (p. 5) ?

53 Il représente un maillon important des chaînes initiatiques tant sunnites que chiites (cf. infra, p. 232, note 190). Cf. J.-S. Trimingham, The Sufi Orders, Oxford, 1971, p. 31, 261-263.

54 Le titre de l'ouvrage est Manāqib Maʿrūf al-Karḫī wa aḫbāru-hu. Cet ouvrage a été édité par Ṣādiq al-Ǧumaylī dans la revue iraqienne al-Mawrid (1981, n° 4, p. 609-680).

55 Les "faveurs divines" dont est gratifié le saint n'occupent que huit pages dans l'ouvrage (p. 657-665)

56 On pourra consulter sur ce point l'introduction à la traduction des Manāqib d'Abū Isḥāq al-Ǧabanyānī de h. R. Idris, Paris, 1959.

57 Elles ont été publiées à Beyrouth en 1986.

58 Il reçut l'initiation dans vingt-six ordres, selon M. Winter (Society and Religion in Early Ottoman Égypt, p. 90).

59 Cf. J.-Cl. Garcin, « Index des Ṭabaqāt de Shaʿrānī », dans Ann. Isl., VI, 1966, p. 36.

60 Ibid., p. 42.

61 Du moins en ce qui concerne les soufis tardifs. Les Ṭabaqāt kubrā mentionnent tout au plus un soufi syrien, que Šaʿrānī a par ailleurs connu à la Mecque : ʿAlī al-Kāzawānī (Ṭ.K., II, p. 180-182).

62 Deux fascicules seulement ont paru au Caire (s.d.).

63 Le titre complet est Laṭā’if al-minan fī manāqib Abī al-ʿAbbās al-Mursī wa šayḫi-hi al-Šāḏilī Abī al-Ḥasan. Notre mémoire de DEA a porté sur ce texte majeur, sous le titre Laṭā’if al-minan d'Ibn ʿAṭā’ Allāh Iskandarī, essai d'analyse d'un texte hagiographique (sous la direction de MM. Garcin et Gril, Aix-en-Provence, 1989). Plusieurs éditions des Laṭā’if existent ; nous nous référons à celle de la Maktaba ʿAllāmiyya (Le Caire, s.d.).

64 Lithographie du Caire datée de 1306 h. ; cf. Īḍāḥ al-maknūn, p. 10.

65 Nous ne connaissons pas la date de sa mort.

66 II, p. 88-101.

67 Ms. Berlin.

68 Ms. Damas.

69 Sur lesquels il est très critique, comme nous le verrons.

70 Ms. Damas.

71 Cette œuvre inédite (ms. Paris) a aussi pour nom al-Kawākib al-zāhira fī iǧtimāʿ al-awliyā’ yaqaẓatan bi-sayyid al-dunyā wa al-āḫira (il y est très peu question de la vision du Prophète à l'état de veille, contrairement à ce que suggère le titre).

72 Le Rawḍ a été édité récemment à Chypre, mais aucune date ne figure dans l'ouvrage.

73 Ms. que nous a communiqué à Damas Riyāḍ al-Māliḥ.

74 On verra que celui-ci a marqué autant que Suyūṭī la vie islamique égyptienne à la fin de l'époque mamelouke.

75 al-Rūmī cite amplement les Ṭabaqāt kubrā.

76 À défaut d'une chronologie précise défilent devant le lecteur les grandes phases d'une carrière spirituelle. La vie du maître s'y déroule en une suite de tableaux dans lesquels celui-ci évolue, mais ce plan spatio-temporel n'est qu'un prétexte ; seul est significatif le plan abstrait de l'éthique, du spirituel.

77 Les exemples sont légion (cf. par exemple E. Dermenghem, Vies des saints musulmans, Paris, 1981, p. 256, 314, note 24), mais la position šāḏili en la matière peut se résumer par un adage soufi ancien que le cheikh syrien ʿAlī al-Kāzawānī reprend à son compte : « Les miracles sont aux saints ce que les menstrues sont aux femmes » (inna al-karāmāt ḥayḍ al-awliyā’) ; cf. ses Rasā’il, ms. Damas, fol. 48a.

78 Li-kull maqām maqāl, dit l'adage : à chaque degré [de compréhension] correspond un type de discours.

79 Le texte de Suyūṭī, al-Minhāǧ al-sawī fī tarǧamat al-imām al-Nawawī, a été édité à Médine en 1989, et celui de Saḫāwī, al-Manhal al-ʿaḏb al-rawī fī tarǧamat quṭb al-awliyā’ al-Nawawī, au Caire en 1935.

80 Dans le contexte de ces ouvrages, c'est en effet l'expression qui convient pour traduire le terme karāmāt. Un même vocable arabe peut être rendu en français de plusieurs façons. N'oublions pas que le mot arabe est généralement polysémique.

81 Cf. al-Manhal, p. 33.

82 al-Ḥarīrī se rattachait en effet sur le plan initiatique à cheikh Arslān (cf. Ġāyat al-bayān, p. 29). Sur ce cheikh, cf. L. Pouzet, Damas, p. 220. Par ailleurs, al-Ḏahabī serait « très largement tributaire des légendes répandues sur le compte de Djīlānī », selon J. Chabbi ; cf. « ʿAbd al-Qādir al-Djīlānī, personnage historique », S.I., XXXVIII, p. 85. La distance temporelle joue certainement aussi dans le cas d'al-Ḏahabī, car sa plume est bien plus critique envers ses contemporains qu'à l'égard de cheikh Arslān (on peut s'en rendre compte en lisant ses ʿIbar fī ḫabar man ġabara).

83 al-Ġazzī parle de ṭarīqa arslāniyya à propos d'un soufi damascène du xe/xvie siècle (Kaw., III, p. 211).

84 L'expression est de J. Chabbi, « ʿAbd al-Qādir al-Djīlānī... », p. 77.

85 L'édition ancienne du Caire, faite par ʿAbd al-Ḥamīd al-Ḥanafī, ne porte pas de date.

86 J. Chabbi, loc. cit., p. 85.

87 Il est le cousin de l'historien Ibn al-Ḥanbalī évoqué plus haut.

88 Au sens étymologique de legendum : ce qui "doit être lu" tel jour, comme le rappelle M. de Certeau (loc. cit., p. 209).

89 Mentionnons au passage le cas particulier de l'hagiographie akbarienne : les ouvrages de manāqib consacrés à Ibn ʿArabī répondent avant tout au souci de justifier la doctrine du maître, en s'appuyant sur des autorités islamiques. Ce but purement apologétique fait que l'élément miraculeux n'y apparaît que très secondairement ; cf. par exemple les Manāqib Ibn ʿArabī d'Ibrāhīm al-Qārī, soufi du viiie/xive siècle (Beyrouth, 1959), ou le texte beaucoup plus tardif de Muḥammad Raǧab Ḥilmī, al-Burhān al-azhar fī manāqib al-Šayḫ al-Akbar (Le Caire, 1326 h.).

90 Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī dit, en réponse à quelqu'un lui demandant pourquoi il n'écrivait pas d'ouvrages : « Mes livres, ce sont mes disciples » (kutub-ī aṣḥāb-ī) ; cf. Ibn ʿAṭā’ Allāh al-Iskandarī, Laṭā’if al-minan, p. 3.

91 Cf. par exemple al-Ḫulāṣa al-marḍiyya de Muḥammad al-Madyānī (ms. Paris) ; Adab al-murīd d'Ibn Dā’ūd (ms. Damas) ; Fatḥ al-wadūd d'Ibrāhīm al-Dayrī (ms. Damas).

92 Beyrouth, 1985.

93 Cf. Risāla fī ilbās al-ḫirqa (ms. Damas) de Quṭb al-Dīn al-Qasṭallānī ; Ibn Mulaqqin, Ṭabaqāt al-awliyā’, p. 494 et sq. ; al-Ḥuǧǧa al-rāǧiḥa d'Abū al-Fatḥ al-Mazzī (ms. Damas) ; Ḫiraq al-Suyūṭī de Suyūṭī (ms. Damas).

94 Cf. par exemple le Kitāb al-taǧalliyāt (ms. Berlin) de l'Égyptien Abū al-Mawāhib, ainsi que son Kitāb qawānīn ḥikam al-išrāq, présenté et traduit en anglais par E. Jurji sous le titre Illumination in Islamic Mysticism, Princeton, 1938, et édité en arabe à Damas en 1966. Cf. aussi les Rasā’il (Épîtres) du šāḏilī syrien ʿAlī al-Kāzawānī (ms. Damas), ou encore les Qawā’id al-taṣawwuf d'Aḥmad al-Zarrūq (Damas, 1968). Cheikh Damirdāš appartient à la voie des ḫalwati, mais l'on perçoit bien dans ses Rasā’il (Le Caire, s.d.) qu'il a été éduqué à ses débuts par un maître šāḏilī.

95 Mentionnons ceux du grand cadi Zakariyyā al-Anṣārī, qui s'est beaucoup adonné au genre du šarḥ : celui qu'il a rédigé sur la fameuse Risāla qušayriyya (Le Caire, 1346 h.), et son Fatḥ al-Raḥmān bi-šarḥ risālat al-walī Arslān (édité par ʿIzzat Ḥaṣriyya avec d'autres commentaires de cette épître dans un livre intitulé Šurūḥ risālat šayḫ Arslān, Damas, 1969).

96 Édition populaire du Caire, 1985.

97 Tel Muḥammad Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī (m. 983/1575), qui rédige des avis juridiques sur Ḫaḍir et sur la hiérarchie ésotérique des saints (ms. Damas).

98 Nous utilisons la nouvelle édition de Beyrouth, s.d.

99 Beyrouth, s.d.

100 Nous utilisons l'édition récente et amplement commentée par ʿAdnān al-Šammā’ (2 tomes, Damas, 1984).

101 Ces deux derniers ouvrages ont bénéficié de l'édition complète des œuvres d'al-Sanūsī, entreprise sous les auspices d'un de ses descendants, Muḥammad Idrīsī al-Sanūsī, « roi de Libye » selon l'énoncé de la couverture (Beyrouth, 1968) ; quant aux textes d'al-Zabīdī, ils sont encore à l'état de manuscrits.

102 al-Zabīdī et al-Sanūsī ont puisé en partie leur matière dans la risāla inédite de ʿAlī al-ʿUǧaymī (m. 1113/1702) envers lequel ils reconnaissent d'ailleurs leur dette ; cf. sur ce point J.-S. Trimingham, The Sufi Orders in Islam, p. 198-199.





































Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire