par SEYYED HOSSEIN NASR.
L’étude des rapports existant entre le shiisme et le soufisme est assez complexe, aussi bien au point de vue de leur réalité métahistorique que sous l’angle de leur manifestation dans l’histoire. Dans une telle étude, nous n’avons pas à nous occuper de la critique de certains orientalistes qui mettent en question le caractère islamique et coranique du shiisme et du soufisme. Ces critiques se basent sur l’hypothèse a priori qui veut que l’Islam ne soit pas une religion révélée et même que s’il est une religion, il est simplement celle de « l’épée » pour les bédouins du désert, et du coup renient complètement que le côté gnostique et ésotérique de la religion musulmane soit dérivé de la révélation islamique.
Beaucoup d’orientalistes pensent que l’absence des documents historiques, se rapportant aux premiers siècles de l’hégire, corrobore leur thèse comme si la non-existence en soi-même pouvait infirmer l’existence de quelque chose qui aurait pu exister sans avoir laissé des traces écrites que nous pourrions étudier et analyser aujourd’hui. La réalité du shiisme et du soufisme, comme étant des aspects essentiels de la révélation islamique, est trop évidente pour être niée par n’importe quel argument historique. L’arbre étant jugé suivant ses fruits, la spiritualité ne peut être que le fruit d’un arbre dont les racines sont plongées dans une vérité révélée. Renier cette évidente vérité serait comme si nous doutions de la sainteté chrétienne d’un saint François d’Assise, parce que l’on ne dispose pas de documents historiques témoignant clairement des premières années de la succession apostolique. En effet, ce que la présence d’un saint François prouve est le fait opposé, c’est-à-dire que la succession apostolique doit être vraie, même s’il n’existe pas de documents historiques. On pourrait affirmer mutatis mutandis la même chose à propos du shiisme et du soufisme.
En tout cas, cette étude se base sur le fait que le soufisme et le shiisme sont de caractère islamique ; en effet, le shiisme et le soufisme constituent des aspects intrinsèques de l’orthodoxie islamique, compris non pas seulement sous le sens théologique, mais dans toutes les formes révélées.
Le rapport entre le shiisme et le soufisme est compliqué par le fait que ces deux réalités spirituelles et religieuses ne se situent pas sur le même plan de l’Islam. L’Islam a un aspect exotérique (zâhir) et un aspect ésotérique (bâtin), qui constituent avec toutes leurs divisions intérieures la structure verticale de cette révélation. Mais l’Islam se divisant aussi en sunnisme et en shiisme, on peut dire que ces deux constituent la structure « horizontale » de cette tradition.
Mais si ce n’était que cela, la question serait relativement simple en effet, la dimension ésotérique de l’Islam, qui, dans le milieu sunnite, s’identifie presque complètement avec le soufisme, se répercute sur tous les aspects du shiisme, non seulement sur l’aspect ésotérique, mais encore sur l’aspect exotérique.
On pourrait dire que l’ésotérisme ou la gnose islamique s’est cristallisée dans la forme du soufisme dans le monde sunnite tandis qu’il a fécondé toute la structure du shiisme, surtout pendant les premiers siècles de l’ère islamique.
Du point de vue sunnite, le soufisme présente des similitudes avec le shiisme, et il a même assimilé des aspects du shiisme. Le grand historien Ibn Khaldûn écrit : « Donc les soufis furent imprégnés des théories shiites. Les théories shiites ont pénétré si profondément dans les idées religieuses des soufis qu’ils fondaient leur pratique de l’utilisation du manteau (khirqah) surle fait que ‘Alî habilla Hasan al-Basrî d’un tel manteau, et l’obligea solennellement de consentir à suivre la voie mystique. (Donc la tradition commencée par ‘Alî était suivie selon les soufis par al-Junayd, un des maîtres soufiques).
Du point de vue shiite, le shiisme est à l’origine de ce qu’on appellera plus tard le soufisme. Mais ici, par le shiisme, on veut dire les enseignements ésotériques du Prophète, c’est-à-dire les (asrâr) que plusieurs autorités shiites identifient avec la taqîyah des shiites.
Chacun de ces deux points de vue présente un aspect de la même réalité, mais considéré à travers deux mondes qui appartiennent à l’orthodoxie totale de l’Islam. Cette réalité est l’ésotérisme ou la gnose islamique. Si l’on considère le soufisme et le shiisme dans leur manifestation historique, durant les périodes ultérieures, ni le shiisme, ni le sunnisme ni le soufisme sunnite ne dérivent l’un de l’autre. Chacun tient son autorité du Prophète lui-même et de la source de la révélation islamique. Mais si l’on entend par le shiisme l’ésotérisme islamique comme tel, il sera naturel qu’il soit inséparable du soufisme. Par exemple, les Imams shiites jouent un rôle fondamental dans le soufisme, mais en tant que représentants de l’ésotérisme islamique et non pas comme Imam shiite.
Il y a en effet une tendance parmi les historiens musulmans tardifs, aussi bien que chez les savants modernes, à appliquer d’une manière régressive les claires distinctions qui paraitront plus tard aux deux premiers siècles de l’hégire. Il est vrai qu’on peut discerner un élément « shiite », même pendant la vie du Prophète, et que le shiisme et le sunnisme ont leur origine dans la révélation islamique et qu’ils existent providentiellement pour que l’Islam puisse intégrer des éléments ethniques et psychologiques divers dans la communauté islamique. Mais dans les premiers siècles, on ne peut pas discerner les mêmes divisions claires et distinctes que l’on trouvera plus tard. Il y avait des éléments sunnites avec des tendances définitivement shiites. Il y avait aussi des contacts intellectuels et sociaux, établis par les shiites avec des éléments sunnites. En fait, dans certains cas, il est difficile de dire si un auteur particulier était shiite ou sunnite, surtout avant, le IVe-Xe siècle, bien que dans cette période la vie spirituelle et religieuse du shiisme et du sunnisme possède déjà un parfum distinct. Dans ce milieu moins cristallisé et plus fluide, les éléments d’ésotérisme islamique qui, du point de vue shiite, sont particulièrement shiites, paraissent dans le monde sunnite en tant que l’ésotérisme islamique comme tel.
On trouve le meilleur exemple de ce principe dans la position de ‘Ali ibn Abî Tâlib. Le shiisme est essentiellement « l’Islam de ‘Ali », lequel représente pour les shiites l’autorité « spirituelle » et «temporelle» après le Prophète. Dans le sunnisme aussi, ‘Ali est à l’origine de presque tous les ordres soufiques, et il est l’autorité spirituelle par excellence après le Prophète. Le célèbre hadîth, «Je suis la cité de la connaissance et ‘Ali en est la porte », qui est une référence directe au rôle initiatique de ‘Alî dans l’ésotérisme islamique, est accepté par les shiites aussi bien que par les sunnites. Mais « la régence spirituelle » (khilâfah rûhânîyah) de ‘Ali paraît au soufisme dans le monde sunnite non pas comme quelque chose de shiite, mais comme reliée directement à l’ésotérisme islamique, en soi-même.
Cependant, le cas de ‘Ali et la vénération que lui témoignent les shiites et les sunnites montrent que des rapports très intimes les rattachent l’un à l’autre. Le soufisme ne possède pas une sharî’ah, il n’est qu’une voie spirituelle (tarîqah) attachée à un rite particulier shari’ite comme le rite malékite ou shâféite. Le shiisme possède une sharî’ah et une tarîqah. Dans son aspect de tariqah pur, le shiisme est presque identique au soufisme tel qu’il existe chez les sunnites. Il y a même certaines confréries soufiques, telles que celle des Ni’matulâhîs, qui ont existé dans les deux mondes des sunnites et des shiites. Outre cela, le shiisme possède, dans son aspect shari’ite et théologique, des éléments ésotériques qui sont apparentés au soufisme. On pourrait même dire que le shiisme, même dans son aspect extérieur, est orienté vers les stations spirituelles (maqâmât-i rûhânî) du Prophète et des Imams, qui sont aussi le but de la vie spirituelle dans le soufisme.
Quelques exemples de ces rapports vastes et complexes entre le shiisme et le soufisme peuvent éclairer les principes que nous avons déjà considérés. En Islam en général et dans le soufisme en particulier, le saint s’appelle wali (waliallâh, ami de Dieu) et la sainteté (wilâyah). Dans le shiisme, toute la fonction de l’Imam est associée avec le pouvoir et la fonction de ce qu’en persan on appelle walâyat et qui dérive de la même racine que wilâyah et a un rapport intime avec elle. Même quelques autorités ont considéré ces deux notions comme étant identiques. En tout cas, selon le shiisme, le Prophète de l’Islam, comme tous les grands prophètes avant lui, a eu en outre la fonction prophétique d’avoir été le messager d’une nouvelle législation divine (nubawwah) et (risâlah), a eu aussi la fonction du guide spirituel et le pouvoir initiatique (walâyat) qu’il a transmis par l’intermédiaire de Fâtimah à ‘Alî, et de ‘Alî à tous les Imams. Etant donné la présence perpétuelle de l’Imam, cette fonction et ce pouvoir sont toujours présents et peuvent guider les hommes dans la vie spirituelle. « Le cycle d’initiation » (dâ’iart al-wilâyah), qui suit « le cycle de la prophétie » (dâ’irat al-nubuwwah), continue donc jusqu’à nos jours et garantit la présence perpétuelle d’une voie ésotérique en Islam. On peut dire la même chose à propos de wilâyah, parce qu’elle aussi implique une présence spirituelle permanente en Islam, qui donne la possibilité aux hommes de pratiquer une vie spirituelle et d’atteindre à la sainteté. C’est pourquoi certains soufis comme Hakim al-Tirmidhî, se sont particulièrement occupés de cet aspect fondamental du soufisme. Naturellement, il y ades différences entre le soufisme et le shiisme en ce qui concerne la manière dont fonctionne ce pouvoir et la personne qui la représente, aussi bien que celui qui est considéré comme « le sceau de la sainteté ». Mais la similitude entre les doctrines shiites et soufiques est assez remarquable et elle résulte directement du fait que les deux interprétations de la doctrine de wilâyah ou wilâyat sont deux aspects de la même réalité, c’est-à-dire l’ésotérisme islamique qui est lui-même appelé walâyat.Parmi les pratiques des soufis, il y en a une qui est intimement reliée, dans le sens symbolique, à la notion de la wilâyah et dans son origine à la notion shiite de walâyat. Cette pratique, le port du manteau et sa transmission par le maître au disciple, symbolise la transmission des enseignements spirituels et la grâce (barakah) particulière associée à l’acte d’initiation. Chaque état de l’Etre est comme un manteau ou un voile qui « couvre » l’état plus élevé, parce que symboliquement le « plus haut » s’associe toujours avec «l’intérieur ». Le manteau soufique symbolise la transmission d’une influence spirituelle qui permet au disciple de pénétrer l’état de conscience « profane » pour atteindre un nouvel état de conscience. Symboliquement, c’est par la vertu de ce manteau ou le voile transmis par le maître au disciple, que celui-ci peut déchirer son propre voile intérieur qui le sépare de Dieu.
Le port et la transmission du manteau et le symbolisme de cet acte et son rapport avec le shiisme sont confirmés par Ibn Khaldûn dans un passage déjà cité. Dans le Hadith-i kisâ’ (la tradition du vêtement) qui est célèbre dans le shiisme, le Prophète appelle sa fille, Fâtimah, aussi bien que ‘Ali et ses fils Hasan et Husayn, et leur demande de se mettre tous autour de lui. Puis, il prend un manteau et il le place de manière telle qu’il les couvre complètement.
Le manteau et sa transmission symbolisent la transmission de la walâyat universelle du prophète à la forme de la walâyat partielle (walâyat-i fâtimiyah) à Fâtimah et par celle-ci aux Imams.
Il y a une référence directe au symbolisme ésotérique du manteau dans une tradition shiite bien connue, qu’en raison de son importance et de sa beauté, nous citons complètement :
« On a rapporté du Prophète — la paix soit sur lui et sur sa famille — ce dit : « Quand je fus ravi au ciel en l’ascension nocturne et que j’entrai au paradis, je vis au milieu de celui-ci un palais fait de rubis rouge. Gabriel m’en ouvrit la porte et j’y vis une demeure faite de perles blanches. J’entrai dans la demeure et vis en son centre un coffre fait de lumière et fermé par une serrure faite de lumière. Je dis : « Ô Gabriel ! Qu’est ce coffre et qu’y a-t-il en lui ? » Gabriel dit : « Ô, Ami de Dieu (habiballâh) ! En elle est le secret de Dieu (sirrallâh), que Dieu ne révèle à personne, sauf à celui qu’Il aime. » Je dis : « Ouvre-m’en le couvercle ? » Il dit : « Je suis un esclave qui suit le commandement divin. Prie ton Seigneur jusqu’à ce qu’Il accorde la permission de l’ouvrir. » J’implorai donc la permission de Dieu. Une voix vint du Trône divin disant : « Ô Gabriel ! Ouvre-la ! » Il l’ouvrit. Je vis en elle la pauvreté spirituelle (faqr) et le manteau (muraqqa’ah). Je dis :
« Qu’est-ce que ce faqr et ce muraqqa’ah ? » La voix du ciel dit : « Ô Muhammad, ce sont deux choses que j’ai choisies pour toi et ton peuple (ummah) depuis le moment où Je vous ai créés tous deux. Ces deux choses, Je ne les donne à personne sauf à ceux que J’aime. Et Je n’ai rien créé de plus précieux qu’elles. » Alors le saint Prophète dit : « Dieu — que son Nom soit exalté — a choisi le faqr et le muraqqa’ah pour moi, et tous deux sont pour lui les choses les plus précieuses. » Le Prophète tourna son attention vers Dieu et quand il revint de son ascension nocturne (mi’raj), il fit revêtir à ‘Alî le manteau avec la permission de Dieu et sur son commandement. ‘Alî le revêtit et il y cousit des pièces jusqu’à ce qu’il dise : « J’ai cousu tant de pièces sur ce manteau que je suis embarrassé devant celui qui coud. » ‘Ali le fit revêtir à son fils Hasan après lui, puis ce fut Husayn et ensuite les descendants de Husayn l’un après l’autre jusqu’au Mahdi. Le manteau reste avec celui-ci maintenant. »
Ibn Ahi Jumhûr, aussi bien que les commentateurs shiites plus tardifs de ce hadith, ajoute que le manteau revêtu et transmis par les soufis n’est pas le même manteau que celui dont il est question dans le hadîth. Ce que, plutôt, les soufis cherchent à faire, c’est d’arriver à imiter les circonstances de la vêture du manteau telle que le Prophète la fit et, par cet acte, de devenir conscients des mystères divins (asrâr) que symbolise le manteau, dans la mesure de leur capacité.
Toute la question de la wilâyah et du manteau qui la symbolise met en évidence l’élément commun le plus important entre le soufisme et le shiisme, qui est la présence d’une forme ésotérique et cachée de connaissance et d’instruction. L’usage de la méthode du ta’wil, ou herméneutique spirituelle, pour comprendre le saint Qur’ân aussi bien que le « texte cosmique », et la croyance en des degrés de signification à l’intérieur de la révélation, qui sont communs au soufisme et au shiisme, résultent de la présence de cette forme ésotérique de connaissance. La présence de la wilâyah, ou walâyat , est le garant, dans le shiisme comme dans le soufisme, d’un caractère gnostique et ésotérique dont le ta’wil et le mode caractéristique d’instruction présent en tous deux sont les expressions naturelles.
Etroitement associé à la walâyat est le concept de l’Imam dans le shiisme, car l’Imam est celui qui possède le pouvoir et la fonction de la walâyat. Le rôle de l’Imam est central pour le shiisme, et nous ne pouvons nous occuper ici de toutes ses ramifications. Mais, du point de vue spirituel, il est important de mettre en valeur sa fonction de guide spirituel, une fonction qui ressemble beaucoup à celle du maître soufi. Le shiite cherche à rencontrer son Imam, qui n’est autre que son guide spirituel intérieur, si bien que certains soufis shiites parlent de l’Imam de l’existence de chaque personne (imâm wujûdika). Si on laisse de côté les fonctions shari’ites et aussi les fonctions cosmiques de l’Imam, sa fonction initiatique et son rôle de guide spirituel sont semblables à ceux des maîtres soufis.
De fait, tout comme dans le soufisme où chaque maître est en contact avec le pôle (qutb) de son époque, dans le shiisme toutes les fonctions spirituelles à chaque époque sont intérieurement reliées à l’Imam. L’idée de l’Imam comme pôle de l’univers et celle de qutb en soufisme sont presque identiques, comme c’est affirmé si clairement par Sayyid Haydar Âmulî quand il dit : « Le qutb et l’Imam sont deux expressions ayant la même signification et se référant à la même personne ». La doctrine de l’homme universel (al-insân al-kâmil), exposée par Ibn ‘Arabi, est très semblable à la doctrine shiite du qutb et de l’Imam, comme l’est la doctrine du mahdî développée par les maîtres soufis postérieurs. Toutes ces doctrines se réfèrent essentiellement à la même réalité ésotérique, à la haqîqat al-muhammadîyah, telle qu’elle se présente à la fois en shiisme et en soufisme. Et en ce cas, en tant qu’il s’agisse de la formulation de cette doctrine, il a pu y avoir des influences shiites directes sur les formulations soufies postérieures.
Une autre doctrine, qui est commune aux shiites et aux soufis, bien que sous certaines formes différentes, est la « lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî) et la chaîne initiatique (silsilah). Le shiisme croit qu’il y a une « lumière primordiale » passée d’un prophète à l’autre et, après le Prophète de l’Islam, aux Imams. Cette lumière préserve les prophètes et les Imams du péché, en les rendant impeccables (ma’sûm), et leur accorde la connaissance des mystères divins. Pour acquérir cette connaissance, l’homme doit être relié à cette lumière à travers l’Imam qui, suivant le Prophète, agit comme l’intermédiaire de l’homme à l’égard de Dieu dans la quête de la connaissance divine. De la même manière, dans le soufisme, pour obtenir l’accès aux méthodes qui, seules, rendent possible la réalisation spirituelle, l’homme doit être relié à une chaîne initiatique, ou silsilah, qui remonte au Prophète et par laquelle une barakah coule de la source de la révélation jusqu’à l’être de l’initié. La chaîne s’appuie donc sur la continuité d’une présence spirituelle qui ressemble fort à la « lumière muhammadienne » du shiisme. De fait, les soufis plus tardifs parlent eux-mêmes de la « lumière muhammadienne ». Dans la période primitive, spécialement dans les enseignements de l’Imam Ja’far al-Sâdiq, la doctrine shiite de la « lumière muhammadienne » et la doctrine soufie de la chaîne spirituelle se rejoignent et, comme dans les autres cas, ont leur source dans les mêmes enseignements ésotériques de l’Islam.
Nous voulons finalement, dans cette comparaison entre doctrine shiite et doctrine soufie, mentionner les stations spirituelles et gnostiques (maqâmât-i ‘irfânî). Si nous nous tournons vers une étude de la vie du Prophète et des Imams comme on la trouve par exemple dans la compilation de Majlisi dans le Biâhr al-anwâr, nous découvrons que ces récits sont fondés, plus que tout autre chose, sur les états intérieurs spirituels des personnages considérés. Le but de la vie religieuse dans le shiisme est, en réalité, d’arriver à imiter la vie du Prophète et des Imams et d’atteindre leur état. Bien que pour la majorité des shiites, ceci reste seulement comme une possibilité latente, l’élite (khawâss) y a toujours été pleinement attentive. Les stations spirituelles du Prophète et des Imams, conduisant à l’union avec Dieu, peuvent être considérées comme le but final vers lequel tend la piété shiite et sur lequel est fondée toute la structure spirituelle du shiisme.
Dans le soufisme aussi, le but qui est d’atteindre Dieu ne peut être réalisé qu’en passant par les états (ahwâl) et stations (maqâmat) qui occupent une place si éminente dans les traités classiques du soufisme. La vie soufie aussi est une vie axée sur l’accomplissement de ces états, bien que le soufi ne recherche pas ces états en eux-mêmes, mais cherche Dieu en sa sublime Essence. Il est vrai qu’en soufisme chacun est attentif aux états et aux stations, tandis qu’en shiisme l’élite seule y est éveillée, mais ceci est assez naturel dans la mesure où le soufisme est lui-même le chemin de l’élite spirituelle, tandis que le shiisme concerne une communauté entière, possédant sa propre dimension exotérique et ayant sa propre élite aussi bien que ses croyants ordinaires (‘awâmm). Mais dans la signification spéciale donnée aux stations spirituelles dans les récits shiites de la vie du Prophète et des Imams, il y a une similitude frappante avec ce qu’on trouve en soufisme. Ici encore tous deux se réfèrent à la même réalité, l’ésotérisme islamique, àl’aspect pratique et « réalisé » auquel se rapportent les stations spirituelles.
Du point de vue shiite, le shiisme est à l’origine de ce qu’on appellera plus tard le soufisme. Mais ici, par le shiisme, on veut dire les enseignements ésotériques du Prophète, c’est-à-dire les (asrâr) que plusieurs autorités shiites identifient avec la taqîyah des shiites.
Chacun de ces deux points de vue présente un aspect de la même réalité, mais considéré à travers deux mondes qui appartiennent à l’orthodoxie totale de l’Islam. Cette réalité est l’ésotérisme ou la gnose islamique. Si l’on considère le soufisme et le shiisme dans leur manifestation historique, durant les périodes ultérieures, ni le shiisme, ni le sunnisme ni le soufisme sunnite ne dérivent l’un de l’autre. Chacun tient son autorité du Prophète lui-même et de la source de la révélation islamique. Mais si l’on entend par le shiisme l’ésotérisme islamique comme tel, il sera naturel qu’il soit inséparable du soufisme. Par exemple, les Imams shiites jouent un rôle fondamental dans le soufisme, mais en tant que représentants de l’ésotérisme islamique et non pas comme Imam shiite.
Il y a en effet une tendance parmi les historiens musulmans tardifs, aussi bien que chez les savants modernes, à appliquer d’une manière régressive les claires distinctions qui paraitront plus tard aux deux premiers siècles de l’hégire. Il est vrai qu’on peut discerner un élément « shiite », même pendant la vie du Prophète, et que le shiisme et le sunnisme ont leur origine dans la révélation islamique et qu’ils existent providentiellement pour que l’Islam puisse intégrer des éléments ethniques et psychologiques divers dans la communauté islamique. Mais dans les premiers siècles, on ne peut pas discerner les mêmes divisions claires et distinctes que l’on trouvera plus tard. Il y avait des éléments sunnites avec des tendances définitivement shiites. Il y avait aussi des contacts intellectuels et sociaux, établis par les shiites avec des éléments sunnites. En fait, dans certains cas, il est difficile de dire si un auteur particulier était shiite ou sunnite, surtout avant, le IVe-Xe siècle, bien que dans cette période la vie spirituelle et religieuse du shiisme et du sunnisme possède déjà un parfum distinct. Dans ce milieu moins cristallisé et plus fluide, les éléments d’ésotérisme islamique qui, du point de vue shiite, sont particulièrement shiites, paraissent dans le monde sunnite en tant que l’ésotérisme islamique comme tel.
On trouve le meilleur exemple de ce principe dans la position de ‘Ali ibn Abî Tâlib. Le shiisme est essentiellement « l’Islam de ‘Ali », lequel représente pour les shiites l’autorité « spirituelle » et «temporelle» après le Prophète. Dans le sunnisme aussi, ‘Ali est à l’origine de presque tous les ordres soufiques, et il est l’autorité spirituelle par excellence après le Prophète. Le célèbre hadîth, «Je suis la cité de la connaissance et ‘Ali en est la porte », qui est une référence directe au rôle initiatique de ‘Alî dans l’ésotérisme islamique, est accepté par les shiites aussi bien que par les sunnites. Mais « la régence spirituelle » (khilâfah rûhânîyah) de ‘Ali paraît au soufisme dans le monde sunnite non pas comme quelque chose de shiite, mais comme reliée directement à l’ésotérisme islamique, en soi-même.
Cependant, le cas de ‘Ali et la vénération que lui témoignent les shiites et les sunnites montrent que des rapports très intimes les rattachent l’un à l’autre. Le soufisme ne possède pas une sharî’ah, il n’est qu’une voie spirituelle (tarîqah) attachée à un rite particulier shari’ite comme le rite malékite ou shâféite. Le shiisme possède une sharî’ah et une tarîqah. Dans son aspect de tariqah pur, le shiisme est presque identique au soufisme tel qu’il existe chez les sunnites. Il y a même certaines confréries soufiques, telles que celle des Ni’matulâhîs, qui ont existé dans les deux mondes des sunnites et des shiites. Outre cela, le shiisme possède, dans son aspect shari’ite et théologique, des éléments ésotériques qui sont apparentés au soufisme. On pourrait même dire que le shiisme, même dans son aspect extérieur, est orienté vers les stations spirituelles (maqâmât-i rûhânî) du Prophète et des Imams, qui sont aussi le but de la vie spirituelle dans le soufisme.
Quelques exemples de ces rapports vastes et complexes entre le shiisme et le soufisme peuvent éclairer les principes que nous avons déjà considérés. En Islam en général et dans le soufisme en particulier, le saint s’appelle wali (waliallâh, ami de Dieu) et la sainteté (wilâyah). Dans le shiisme, toute la fonction de l’Imam est associée avec le pouvoir et la fonction de ce qu’en persan on appelle walâyat et qui dérive de la même racine que wilâyah et a un rapport intime avec elle. Même quelques autorités ont considéré ces deux notions comme étant identiques. En tout cas, selon le shiisme, le Prophète de l’Islam, comme tous les grands prophètes avant lui, a eu en outre la fonction prophétique d’avoir été le messager d’une nouvelle législation divine (nubawwah) et (risâlah), a eu aussi la fonction du guide spirituel et le pouvoir initiatique (walâyat) qu’il a transmis par l’intermédiaire de Fâtimah à ‘Alî, et de ‘Alî à tous les Imams. Etant donné la présence perpétuelle de l’Imam, cette fonction et ce pouvoir sont toujours présents et peuvent guider les hommes dans la vie spirituelle. « Le cycle d’initiation » (dâ’iart al-wilâyah), qui suit « le cycle de la prophétie » (dâ’irat al-nubuwwah), continue donc jusqu’à nos jours et garantit la présence perpétuelle d’une voie ésotérique en Islam. On peut dire la même chose à propos de wilâyah, parce qu’elle aussi implique une présence spirituelle permanente en Islam, qui donne la possibilité aux hommes de pratiquer une vie spirituelle et d’atteindre à la sainteté. C’est pourquoi certains soufis comme Hakim al-Tirmidhî, se sont particulièrement occupés de cet aspect fondamental du soufisme. Naturellement, il y ades différences entre le soufisme et le shiisme en ce qui concerne la manière dont fonctionne ce pouvoir et la personne qui la représente, aussi bien que celui qui est considéré comme « le sceau de la sainteté ». Mais la similitude entre les doctrines shiites et soufiques est assez remarquable et elle résulte directement du fait que les deux interprétations de la doctrine de wilâyah ou wilâyat sont deux aspects de la même réalité, c’est-à-dire l’ésotérisme islamique qui est lui-même appelé walâyat.Parmi les pratiques des soufis, il y en a une qui est intimement reliée, dans le sens symbolique, à la notion de la wilâyah et dans son origine à la notion shiite de walâyat. Cette pratique, le port du manteau et sa transmission par le maître au disciple, symbolise la transmission des enseignements spirituels et la grâce (barakah) particulière associée à l’acte d’initiation. Chaque état de l’Etre est comme un manteau ou un voile qui « couvre » l’état plus élevé, parce que symboliquement le « plus haut » s’associe toujours avec «l’intérieur ». Le manteau soufique symbolise la transmission d’une influence spirituelle qui permet au disciple de pénétrer l’état de conscience « profane » pour atteindre un nouvel état de conscience. Symboliquement, c’est par la vertu de ce manteau ou le voile transmis par le maître au disciple, que celui-ci peut déchirer son propre voile intérieur qui le sépare de Dieu.
Le port et la transmission du manteau et le symbolisme de cet acte et son rapport avec le shiisme sont confirmés par Ibn Khaldûn dans un passage déjà cité. Dans le Hadith-i kisâ’ (la tradition du vêtement) qui est célèbre dans le shiisme, le Prophète appelle sa fille, Fâtimah, aussi bien que ‘Ali et ses fils Hasan et Husayn, et leur demande de se mettre tous autour de lui. Puis, il prend un manteau et il le place de manière telle qu’il les couvre complètement.
Le manteau et sa transmission symbolisent la transmission de la walâyat universelle du prophète à la forme de la walâyat partielle (walâyat-i fâtimiyah) à Fâtimah et par celle-ci aux Imams.
Il y a une référence directe au symbolisme ésotérique du manteau dans une tradition shiite bien connue, qu’en raison de son importance et de sa beauté, nous citons complètement :
« On a rapporté du Prophète — la paix soit sur lui et sur sa famille — ce dit : « Quand je fus ravi au ciel en l’ascension nocturne et que j’entrai au paradis, je vis au milieu de celui-ci un palais fait de rubis rouge. Gabriel m’en ouvrit la porte et j’y vis une demeure faite de perles blanches. J’entrai dans la demeure et vis en son centre un coffre fait de lumière et fermé par une serrure faite de lumière. Je dis : « Ô Gabriel ! Qu’est ce coffre et qu’y a-t-il en lui ? » Gabriel dit : « Ô, Ami de Dieu (habiballâh) ! En elle est le secret de Dieu (sirrallâh), que Dieu ne révèle à personne, sauf à celui qu’Il aime. » Je dis : « Ouvre-m’en le couvercle ? » Il dit : « Je suis un esclave qui suit le commandement divin. Prie ton Seigneur jusqu’à ce qu’Il accorde la permission de l’ouvrir. » J’implorai donc la permission de Dieu. Une voix vint du Trône divin disant : « Ô Gabriel ! Ouvre-la ! » Il l’ouvrit. Je vis en elle la pauvreté spirituelle (faqr) et le manteau (muraqqa’ah). Je dis :
« Qu’est-ce que ce faqr et ce muraqqa’ah ? » La voix du ciel dit : « Ô Muhammad, ce sont deux choses que j’ai choisies pour toi et ton peuple (ummah) depuis le moment où Je vous ai créés tous deux. Ces deux choses, Je ne les donne à personne sauf à ceux que J’aime. Et Je n’ai rien créé de plus précieux qu’elles. » Alors le saint Prophète dit : « Dieu — que son Nom soit exalté — a choisi le faqr et le muraqqa’ah pour moi, et tous deux sont pour lui les choses les plus précieuses. » Le Prophète tourna son attention vers Dieu et quand il revint de son ascension nocturne (mi’raj), il fit revêtir à ‘Alî le manteau avec la permission de Dieu et sur son commandement. ‘Alî le revêtit et il y cousit des pièces jusqu’à ce qu’il dise : « J’ai cousu tant de pièces sur ce manteau que je suis embarrassé devant celui qui coud. » ‘Ali le fit revêtir à son fils Hasan après lui, puis ce fut Husayn et ensuite les descendants de Husayn l’un après l’autre jusqu’au Mahdi. Le manteau reste avec celui-ci maintenant. »
Ibn Ahi Jumhûr, aussi bien que les commentateurs shiites plus tardifs de ce hadith, ajoute que le manteau revêtu et transmis par les soufis n’est pas le même manteau que celui dont il est question dans le hadîth. Ce que, plutôt, les soufis cherchent à faire, c’est d’arriver à imiter les circonstances de la vêture du manteau telle que le Prophète la fit et, par cet acte, de devenir conscients des mystères divins (asrâr) que symbolise le manteau, dans la mesure de leur capacité.
Toute la question de la wilâyah et du manteau qui la symbolise met en évidence l’élément commun le plus important entre le soufisme et le shiisme, qui est la présence d’une forme ésotérique et cachée de connaissance et d’instruction. L’usage de la méthode du ta’wil, ou herméneutique spirituelle, pour comprendre le saint Qur’ân aussi bien que le « texte cosmique », et la croyance en des degrés de signification à l’intérieur de la révélation, qui sont communs au soufisme et au shiisme, résultent de la présence de cette forme ésotérique de connaissance. La présence de la wilâyah, ou walâyat , est le garant, dans le shiisme comme dans le soufisme, d’un caractère gnostique et ésotérique dont le ta’wil et le mode caractéristique d’instruction présent en tous deux sont les expressions naturelles.
Etroitement associé à la walâyat est le concept de l’Imam dans le shiisme, car l’Imam est celui qui possède le pouvoir et la fonction de la walâyat. Le rôle de l’Imam est central pour le shiisme, et nous ne pouvons nous occuper ici de toutes ses ramifications. Mais, du point de vue spirituel, il est important de mettre en valeur sa fonction de guide spirituel, une fonction qui ressemble beaucoup à celle du maître soufi. Le shiite cherche à rencontrer son Imam, qui n’est autre que son guide spirituel intérieur, si bien que certains soufis shiites parlent de l’Imam de l’existence de chaque personne (imâm wujûdika). Si on laisse de côté les fonctions shari’ites et aussi les fonctions cosmiques de l’Imam, sa fonction initiatique et son rôle de guide spirituel sont semblables à ceux des maîtres soufis.
De fait, tout comme dans le soufisme où chaque maître est en contact avec le pôle (qutb) de son époque, dans le shiisme toutes les fonctions spirituelles à chaque époque sont intérieurement reliées à l’Imam. L’idée de l’Imam comme pôle de l’univers et celle de qutb en soufisme sont presque identiques, comme c’est affirmé si clairement par Sayyid Haydar Âmulî quand il dit : « Le qutb et l’Imam sont deux expressions ayant la même signification et se référant à la même personne ». La doctrine de l’homme universel (al-insân al-kâmil), exposée par Ibn ‘Arabi, est très semblable à la doctrine shiite du qutb et de l’Imam, comme l’est la doctrine du mahdî développée par les maîtres soufis postérieurs. Toutes ces doctrines se réfèrent essentiellement à la même réalité ésotérique, à la haqîqat al-muhammadîyah, telle qu’elle se présente à la fois en shiisme et en soufisme. Et en ce cas, en tant qu’il s’agisse de la formulation de cette doctrine, il a pu y avoir des influences shiites directes sur les formulations soufies postérieures.
Une autre doctrine, qui est commune aux shiites et aux soufis, bien que sous certaines formes différentes, est la « lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî) et la chaîne initiatique (silsilah). Le shiisme croit qu’il y a une « lumière primordiale » passée d’un prophète à l’autre et, après le Prophète de l’Islam, aux Imams. Cette lumière préserve les prophètes et les Imams du péché, en les rendant impeccables (ma’sûm), et leur accorde la connaissance des mystères divins. Pour acquérir cette connaissance, l’homme doit être relié à cette lumière à travers l’Imam qui, suivant le Prophète, agit comme l’intermédiaire de l’homme à l’égard de Dieu dans la quête de la connaissance divine. De la même manière, dans le soufisme, pour obtenir l’accès aux méthodes qui, seules, rendent possible la réalisation spirituelle, l’homme doit être relié à une chaîne initiatique, ou silsilah, qui remonte au Prophète et par laquelle une barakah coule de la source de la révélation jusqu’à l’être de l’initié. La chaîne s’appuie donc sur la continuité d’une présence spirituelle qui ressemble fort à la « lumière muhammadienne » du shiisme. De fait, les soufis plus tardifs parlent eux-mêmes de la « lumière muhammadienne ». Dans la période primitive, spécialement dans les enseignements de l’Imam Ja’far al-Sâdiq, la doctrine shiite de la « lumière muhammadienne » et la doctrine soufie de la chaîne spirituelle se rejoignent et, comme dans les autres cas, ont leur source dans les mêmes enseignements ésotériques de l’Islam.
Nous voulons finalement, dans cette comparaison entre doctrine shiite et doctrine soufie, mentionner les stations spirituelles et gnostiques (maqâmât-i ‘irfânî). Si nous nous tournons vers une étude de la vie du Prophète et des Imams comme on la trouve par exemple dans la compilation de Majlisi dans le Biâhr al-anwâr, nous découvrons que ces récits sont fondés, plus que tout autre chose, sur les états intérieurs spirituels des personnages considérés. Le but de la vie religieuse dans le shiisme est, en réalité, d’arriver à imiter la vie du Prophète et des Imams et d’atteindre leur état. Bien que pour la majorité des shiites, ceci reste seulement comme une possibilité latente, l’élite (khawâss) y a toujours été pleinement attentive. Les stations spirituelles du Prophète et des Imams, conduisant à l’union avec Dieu, peuvent être considérées comme le but final vers lequel tend la piété shiite et sur lequel est fondée toute la structure spirituelle du shiisme.
Dans le soufisme aussi, le but qui est d’atteindre Dieu ne peut être réalisé qu’en passant par les états (ahwâl) et stations (maqâmat) qui occupent une place si éminente dans les traités classiques du soufisme. La vie soufie aussi est une vie axée sur l’accomplissement de ces états, bien que le soufi ne recherche pas ces états en eux-mêmes, mais cherche Dieu en sa sublime Essence. Il est vrai qu’en soufisme chacun est attentif aux états et aux stations, tandis qu’en shiisme l’élite seule y est éveillée, mais ceci est assez naturel dans la mesure où le soufisme est lui-même le chemin de l’élite spirituelle, tandis que le shiisme concerne une communauté entière, possédant sa propre dimension exotérique et ayant sa propre élite aussi bien que ses croyants ordinaires (‘awâmm). Mais dans la signification spéciale donnée aux stations spirituelles dans les récits shiites de la vie du Prophète et des Imams, il y a une similitude frappante avec ce qu’on trouve en soufisme. Ici encore tous deux se réfèrent à la même réalité, l’ésotérisme islamique, àl’aspect pratique et « réalisé » auquel se rapportent les stations spirituelles.
Ayant considéré ces quelques exemples de parenté existant en principe entre le shiisme et le soufisme, nous devons discuter maintenant brièvement de la façon dont la parenté entre eux s’est elle-même manifestée dans l’histoire de l’Islam. Au cours de la vie des Imams, du premier jusqu’au huitième, le contact entre le shiisme et le soufisme a été très intime. Les écrits des Imams contiennent un trésor de gnose islamique. Le Nahj al-balaghah de ‘Alî, l’une des œuvres les plus négligées dans les études modernes des islamisants, le beau Sahîfah sajjâdîyah du quatrième Imam, Zayn al-’âbidîn, appelé le « Psautier de la famille du Prophète », et le Usûl al-kâfî de Kulayni, contenant les traditions des Imams, contiennent un exposé complet de la gnose islamique et ont servi en fait de base aux commentaires gnostiques et soufis postérieurs, bien que leur vocabulaire technique ne soit pas le même en toute manière que celui des œuvres des premiers soufis, comme l’a montré Massignon, les doctrines et les exposés spirituels qui y sont contenus sont essentiellement les mêmes que ceux que nous trouvons dans les traités classiques du soufisme.
Durant cette période où vécurent les Imams, il y eut un contact étroit entre les Imams et certains des plus grands parmi les premiers soufis Hasan al-Basrî et Uways al-Qarani furent disciples de ‘Ail, Ibrâhîm al-Adham, Bishr al-Hâfî et Bâyazid al-Bastâmî firent partie du cercle de l’Imam Ja’far al-Sâdiq, et Ma’rûf al-Karkhî était un compagnon intime de l’Imam Ridâ. D’ailleurs, les plus anciens soufis, avant d’être appelés de ce nom, furent connus comme ascètes (zuhhâd) et nombre d’entre eux furent associés aux Imams et suivirent leur exemple dans la vie d’ascèse. A Kufa, des hommes comme Kumayl, Maytham al-Tammâr, Rashîd al-Hajarî, qui tous furent parmi les premiers soufis et ascètes, appartiennent à l’entourage des Imams. Avant eux, les « compagnons de la banquette » (ashâb a1-suffah) comme Salmân, Abû Dharr et ‘Ammâr al-Yâsir, furent aussi à la fois parmi les pôles du soufisme primitif et les premiers membres de la communauté shi’ite.
C’est seulement après le huitième Imam, ‘Alî al-Ridâ, que les Imams shi’ites ne s’associèrent plus eux-mêmes ouvertement avec les soufis. Ce n’est pas qu’ils parlèrent contre le soufisme, comme certains critiques shi’ites exotériques l’ont prétendu. A cause, plutôt, de conditions spéciales qui prévalurent à cette époque, ils gardèrent le silence en ces matières. L’Imam Ridâ apparaît ainsi comme le dernier chaînon explicite et manifeste entre le soufisme et les Imams shi’ites. En fait, jusqu’à ce jour, il est considéré comme « l’ Imam de l’initiation » et de nombreux Iraniens à la recherche d’un maître spirituel et d’une initiation au soufisme vont sur sa tombe à Mashhad implorer son aide pour trouver un maître. Pour cette raison aussi, son rôle dans les ordres shi’ites soufis fut important jusqu’à ce jour.
Durant cette période où vécurent les Imams, il y eut un contact étroit entre les Imams et certains des plus grands parmi les premiers soufis Hasan al-Basrî et Uways al-Qarani furent disciples de ‘Ail, Ibrâhîm al-Adham, Bishr al-Hâfî et Bâyazid al-Bastâmî firent partie du cercle de l’Imam Ja’far al-Sâdiq, et Ma’rûf al-Karkhî était un compagnon intime de l’Imam Ridâ. D’ailleurs, les plus anciens soufis, avant d’être appelés de ce nom, furent connus comme ascètes (zuhhâd) et nombre d’entre eux furent associés aux Imams et suivirent leur exemple dans la vie d’ascèse. A Kufa, des hommes comme Kumayl, Maytham al-Tammâr, Rashîd al-Hajarî, qui tous furent parmi les premiers soufis et ascètes, appartiennent à l’entourage des Imams. Avant eux, les « compagnons de la banquette » (ashâb a1-suffah) comme Salmân, Abû Dharr et ‘Ammâr al-Yâsir, furent aussi à la fois parmi les pôles du soufisme primitif et les premiers membres de la communauté shi’ite.
C’est seulement après le huitième Imam, ‘Alî al-Ridâ, que les Imams shi’ites ne s’associèrent plus eux-mêmes ouvertement avec les soufis. Ce n’est pas qu’ils parlèrent contre le soufisme, comme certains critiques shi’ites exotériques l’ont prétendu. A cause, plutôt, de conditions spéciales qui prévalurent à cette époque, ils gardèrent le silence en ces matières. L’Imam Ridâ apparaît ainsi comme le dernier chaînon explicite et manifeste entre le soufisme et les Imams shi’ites. En fait, jusqu’à ce jour, il est considéré comme « l’ Imam de l’initiation » et de nombreux Iraniens à la recherche d’un maître spirituel et d’une initiation au soufisme vont sur sa tombe à Mashhad implorer son aide pour trouver un maître. Pour cette raison aussi, son rôle dans les ordres shi’ites soufis fut important jusqu’à ce jour.
Après les Imams, shi’isme et soufisme se distinguèrent l’un de l’autre et, jusqu’à un certain point, se séparèrent. Durant cette période, en contraste avec celle où vécurent les Imams, le shi’isme commença à jouer un rôle politique plus actif, tandis que la plupart des soufis, du moins au IIIe/IXe siècle et au IVe/ Xesiècle, évitèrent de participer à la vie politique et à tout ce qui possède un aspect mondain. Néanmoins, certains soufis comme al-Hallâj furent définitivement shi’ites ou de tendance shi’ite, et il y eut certaines relations entre le soufisme et le shi’isme, particulièrement l’isma’ilisme, comme on le voit dans les claires références au soufisme contenues dans les Epîtres des Frères de la Pureté, lesquelles si elles ne furent pas dès l’origine définitivement isma’iliennes, du moins provinrent certainement d’un fond shi’ite et furent plus tard étroitement associées à l’isma’ilisme. Le shi’isme duodécimain, lui aussi, montre certains liens avec le soufisme. Ibn Bâbûyah, le célèbre théologien shi’ite, décrit le cercle (halqah) soufi où est accomplie l’invocation (dhikr) et Sayyid Sharîf Murtadâ appelle les soufis « véritables shi’ites. » Les associations et les divers ordres de chevalerie (futuwwât), eux aussi, manifestent un lien entre shi’isme et soufisme, parce que d’une part ils grandirent dans un climat shi’ite avec une particulière dévotion à ‘Alî, et d’autre part nombre d’entre eux se lièrent aux ordres soufis et en devinrent l’extension sous la forme « d’initiation artisanale ».
Après l’invasion mongole, shi’isme et soufisme formèrent une nouvelle fois d’étroites associations de bien des manières. Certains isma’iliens, dont le pouvoir avait été détruit par les Mongols, cheminèrent secrètement et apparurent plus tard à l’intérieur des ordres soufis ou comme de nouvelles branches des ordres déjà existants. Dans le shi’isme duodécimain également, à partir du VIIe/XIIIesiècle et jusqu’au Xe/XVIIe siècle, le soufisme se mit à croître à l’intérieur des cercles shi’ites officiels. Ce fut durant cette période que, pour la première fois, certains ‘ulamâ’ et juristes shi’ites reçurent des titres comme sûfî, ‘ârif ou muta’allih, et certains d’entre eux consacrèrent de nombreuses pages de leurs écrits aux doctrines soufies. Kamâl al-Din Maytham al-Bahrâni, au VIIe/XIIIesiècle, écrivit un commentaire du Nahj al-balàqhah qui révèle sa pensée gnostique et mystique. Presque à la même époque, Radî al-Dîn ‘Ali ibn al-Tâ’ûs, un membre de la famille bien connu des savants shi’ites et lui-même ‘âlim shi’ite éminent, écrivit des prières marquées de traits soufis. ‘Allâmah al-Hillî, l’élève de Nasir al-Din al-Tûsî et un homme qui joua un grand rôle dans la diffusion du shi’isme en Iran, écrivit de nombreuses œuvres de caractère gnostique. Peu après al-Hillî, l’un des théologiens shi’ites les plus importants de cette période, Sayyid Haydar Âmulî, fut aussi un soufi et un disciple de l’école d’Ibn ‘Arabi. Son Jâmi’al-asrâr est un sommet du shi’isme gnostique où, peut-être plus qu’en aucune autre œuvre, la parenté métaphysique entre shi’isme et soufisme se trouve traitée. C’est Âmulî qui pensa que tout vrai shi’ite est un soufi et que tout vrai soufi est un shi’ite.
La tendance au rapprochement entre le soufisme et les cercles officiels d’étude shi’ite doit être vue au IXe/XVe siècle dans des figures telles que Hâfiz Rajab al-Bursi, auteur de l’ouvrage gnostique Mashâriq al-anwâr, Ibn Ahi Jumhûr, dont le Kitâb al-mujlî est également une pierre d’angle de cette nouvelle structure de la littérature shi’ite gnostique, et Kamâl al-Dîn Husayn ibn ‘Ali, dont le titre était al-Wâ’iz al-Kâshifî, et qui, bien que sunnite, était un soufi naqshbandî et l’auteur d’œuvres sur la piété shi’ite qui devinrent très populaires, spécialement le Raudat al-shuhadâ’ qui a donné son nom à la pratique typiquement shi’ite de la raudah. Toutes ces figures contribuèrent largement à préparer l’arrière-plan intellectuel de la renaissance safavide, fondée à la fois sur le shi’isme et sur le soufisme.
D’un spécial intérêt est, à cette même époque, la diffusion des écrits d’Ibn ‘Arabî en Iran, spécialement dans les cercles shi’îtes. Il est bien connu qu’Ibn ‘Arabi était, pour ce qui concerne son madhhab, un sunnite de l’école de Zâhirî. Mais l’on sait aussi qu’il écrivit un traité sur les douze Imams shi’ites, qui a toujours été populaire parmi les shi’ites. Il existe une complémentarité interne et une attraction entre les écrits d’Ibn ‘Arabi et le shi’isme, qui rendit immédiate et complète l’intégration de ses enseignements dans les cercles de la gnose shi’ite. Des soufis shi’ites, tels que Sa’d al-Dîn al-Hamûyah, ‘Abd al-Razzâq al-Kâshânî, Ibn Turkah, Sayyid Haydar Âmulî, Ibn Abi Jumhûr et bien d’autres gnostiques shi’ites de cette période, sont complètement imprégnés des enseignements d’Ibn ‘Arabî sans parler des philosophes et théosophes shi’ites, dont on voit la pensée culminer dans l’école de Mullâ Sadrâ.
Du VIIe/XIIIesiècle au Xe/XVIIe siècle, il y eut également des mouvements religieux et soufis liés à la fois au soufisme et au shi’isme. Les sectes extrémistes hurûfî et sha’sha’ah sont directement issues d’un fond à la fois shi’ite et soufi. Plus importants à la longue que ces mouvements furent les ordres soufis qui se répandirent en Iran à cette époque et aidèrent à préparer le terrain pour le mouvement shi’ite des safavides. Deux de ces ordres sont d’une particulière importance dans cette question de relation entre shi’isme et soufisme : l’ordre ni’matullâhî et l’ordre nûrbakhshî. Shâh Ni’matullâh était originaire d’Alep et, quoique descendant du Prophète, était probablement sunnite de par son madhhab. Mais l’ordre, étroitement apparenté à l’ordre shâdhilî en sa silsilah avant Shâh Ni’matullâh, devint un ordre soufi spécifiquement shi’ite et resta jusqu’à aujourd’hui l’ordre soufi le plus répandu dans le monde shi’ite. L’étude des doctrines et des méthodes de cet ordre, qui possède une régularité de chaîne ou silsilah et une méthode très semblable à celle des ordres soufis dans le monde sunnite, est fort révélatrice comme exemple d’un ordre encore vivant du soufisme qui soit complètement shi’ite et fonctionne dans un climat shi’ite.
L’ordre nûrbakhshî, fondé par Muhammad ibn ‘Abdallâh, appelé Nûrbakhsh, un Iranien du Quhistan, est particulièrement intéressant pour ce fait que le fondateur chercha à créer une sorte de pont entre sunnisme et shi’isme en sa propre personne et donne une teinte mahdiste à son mouvement. La diffusion de son ordre et la puissance de sa propre personnalité contribuèrent beaucoup à attirer nombre de gens à garder une particulière vénération pour ‘Alî et les ‘alides. Il déclara lui- même ouvertement que son mouvement combinait soufisme et shi’isme. Et la diffusion de ses idées fut l’un des facteurs qui contribuèrent à la combinaison des mouvements shi’ite et soufi qui aboutit à la domination safavide en Iran.
Dans l’Empire ottoman également, nous trouvons soufisme et shi’isme étroitement liés dans l’ordre bektâshî fondé par un Khorassanien, Hâjj Baktâsh, qui, après avoir fui les Tartares, obtint d’innombrables adhésions parmi les Iraniens et les Turcs anatoliens et fonda l’ordre qui exerça tant d’influence durant la période ottomane. Bien qu’avec l’établissement des safavides shi’ites, les shi’ites furent durement persécutés dans l’Empire ottoman, l’ordre bektâshî continua à manifester de fortes tendances shi’ites et posséda une atmosphère spirituelle très semblable à celle qu’on trouve dans certains ordres soufis shi’ites.
La montée des safavides à partir du noyau d’un ordre soufi, celui de Shaykh Safi al-Dîn Ardibîlî, est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en reparler ici. Il suffit de dire que ce mouvement politique, qui fonda le nouvel Etat iranien, était d’origine soufie et de croyance shi’ite. Le résultat fut qu’il fit du shi’isme la religion officielle de l’Iran, tandis qu’il favorisait de toute manière la croissance et la propagation des idées soufies. Il n’est donc pas surprenant de voir, durant cette période, une renaissance de l’étude shi’ite où la gnose shi’ite joue un rôle si important. Les noms de Mir Dâmâd, Sadr al-Dîn Shirâzî, Mullâ Muhsin Fayd, ‘Abd al-Razzâq Lâhîjî, Qâdi Sa’îd Qummî, et de tant d’autres gnostiques de cette période, appartiennent plus peut-être au chapitre des théosophes et philosophes safavides qu’au soufisme. Mais, puisque tous ces hommes furent shi’ites et en même temps complètement imprégnés des idées soufies et gnostiques, ils représentent encore un autre aspect du lien existant entre shi’isme et soufisme. Il y eut aussi d’éminents ‘ulamâ’ shi’ites de cette période, comme Bahâ’ al-Dîn ‘Âmilî et Muhammad Taqi Majlisi, qui furent des soufis pratiquants tout comme les maîtres des ordres réguliers soufis tels que les dhahabîs, les ni’matullahîs et les safavîs.
Mais, assez étrangement, durant le règne de cette même dynastie d’origine soufie, une sévère réaction se fit contre les ordres soufis, en partie à cause d’éléments étrangers qui s’étaient adjoints au soufisme pour des motifs mondains et aussi parce que certains ordres s’étaient relâchés dans leur pratique de la Shari’ah. Certains savants religieux écrivirent des traités contre les soufis, tel que al-Fawâ’id al-dinîyah fi’l-radd ‘a1a’l-hukamâ’ wa’1-sûfîyah de Mollâ Muhammad Tâhir Qummî. Même l’éminent théologien et savant Mullâ Muhammad Bâqir Majlisî, qui n’était pas complètement opposé au soufisme, comme l’atteste son Zâd al-ma’âd, fut obligé en ces circonstances de renier le soufisme même de son père et de s’opposer ouvertement aux soufis. Dans un tel climat, le soufisme rencontra un grand nombre de difficultés au cours de la dernière partie de la période safavide, et en cette période même les théosophes (hukamâ’) de l’école de Mollâ Sadrâ eurent à faire face à une sévère opposition de la part des ‘ulamâ’. Ce fut à la suite de cette situation que, dans les cercles religieux, le soufisme changea désormais son nom en ‘irfân et jusqu’à ce jour, on peut étudier ouvertement, enseigner et discuter, dans les cercles religieux, officiels shi’ites, l’’irfân mais jamais le tasawwuf, trop souvent associé aux derviches relâchés, oublieux des injonctions de la Shari’ah, et qu’on appelle ordinairement en persan qalandar ma’âb. Durant l’invasion afghane et le rétablissement d’un gouvernement fort par Nâdir Shâh, il ne fut pas beaucoup question du soufisme dans les cercles shi’ites en Iran, tandis que le soufisme prospérait dans les milieux shi’ites en Inde. Et c’est du Deccan qu’au XIIe/XVIIIe siècle Ma’sûm ‘Alî Shâh et Shâh Tâhir du Deccan, de l’ordre ni’matullâhî, furent envoyés en Iran pour ranimer le soufisme. Bien que certains de leurs disciples comme Nûr ‘Alî Shâh et Muzaffar ‘Ali Shâh furent martyrisés, le soufisme se remit à fleurir, spécialement sous le règne du roi Fath ‘Ali Shâh, tandis que Muhammad Shâh et son Premier Ministre Hâjj Mîrzâ Âqâsi furent eux-mêmes attirés vers le soufisme. Désormais les différents ordres soufis, en particulier les diverses branches de l’ordre ni’matullàhî ainsi que les ordres dhahabi et khâksâr, fleurirent dans l’Iran shi’ite et continuent jusqu’à ce jour. Durant la période qajar également, les doctrines gnostiques d’Ibn ‘Arabi et de Sadr al-Dîn Shîrâzi reprirent vie avec des hommes comme Hâjjî Mullâ Hâdi Sabziwârî et Âqâ Muhammad Ridâ Qumshah’i. Ils ranimèrent une école qui, elle aussi, continue à prospérer aujourd’hui.
Dans l’Iran shi’ite actuel, on peut distinguer trois groupes de gnostiques et mystiques : ceux qui appartiennent aux ordres soufis réguliers, tels que l’ordre ni’matullâhî et l’ordre dhahabî, et ceux qui suivent une vie très semblable à celle des soufis dans le monde sunnite ; ceux qui ont eu également un maître spirituel définitif et ont reçu une initiation régulière, mais dont le maître et ses prédécesseurs ne constituent pas un ordre soufi organisé et « institutionnalisé » ayant sa silsilah ouvertement déclarée et un centre établi ou khâniqah ; et finalement ceux qui ont reçu définitivement une inspiration gnostique et mystique, qui ont d’authentiques visions (mushâhadât) et possèdent les états (ahwâl) spirituels, mais pas de maître humain. Parmi ce dernier groupe, certains sont uwaysîs, d’autres appartiennent à la lignée de Khadir, ou Khidr en persan, et la plupart parviennent au contact spirituel avec l’Imam qui est aussi le guide spirituel intérieur. Le véritable débordement d’ésotérisme dans le shi’isme, même dans les aspects extérieurs de la religion, a rendu cette troisième possibilité plus commune qu’on ne peut le voir dans l’Islam sunnite. Certains des grands théosophes et gnostiques de fait, qui ont atteint définitivement l’état de vision spirituelle comme l’attestent leurs œuvres, appartiennent à cette dernière catégorie et peut-être aussi à la seconde, car en ce cas également il est difficile de discerner de l’extérieur la lignée spirituelle.
Aussi shi’isme et soufisme possèdent une parenté commune en ceci qu’ils sont tous deux liés à la dimension ésotérique de la révélation islamique et qu’en leur primitive histoire ils furent inspirés par les mêmes sources. Dans les périodes postérieures, ils ont eu de nombreuses interactions réciproques et se sont influencés l’un l’autre, d’innombrables manières. Mais ces manifestations historiques n’ont été rien d’autre que les applications aux différents moments de temps d’une parenté essentielle et principielle qui appartient à l’éternelle et intégrale réalité de l’Islam lui-même et qui, sous la forme de la gnose, qui caractérise l’ésotérisme islamique, s’est manifestée dans les deux segments de la communauté islamique, le sunnisme et le shi’isme pareillement.
Après l’invasion mongole, shi’isme et soufisme formèrent une nouvelle fois d’étroites associations de bien des manières. Certains isma’iliens, dont le pouvoir avait été détruit par les Mongols, cheminèrent secrètement et apparurent plus tard à l’intérieur des ordres soufis ou comme de nouvelles branches des ordres déjà existants. Dans le shi’isme duodécimain également, à partir du VIIe/XIIIesiècle et jusqu’au Xe/XVIIe siècle, le soufisme se mit à croître à l’intérieur des cercles shi’ites officiels. Ce fut durant cette période que, pour la première fois, certains ‘ulamâ’ et juristes shi’ites reçurent des titres comme sûfî, ‘ârif ou muta’allih, et certains d’entre eux consacrèrent de nombreuses pages de leurs écrits aux doctrines soufies. Kamâl al-Din Maytham al-Bahrâni, au VIIe/XIIIesiècle, écrivit un commentaire du Nahj al-balàqhah qui révèle sa pensée gnostique et mystique. Presque à la même époque, Radî al-Dîn ‘Ali ibn al-Tâ’ûs, un membre de la famille bien connu des savants shi’ites et lui-même ‘âlim shi’ite éminent, écrivit des prières marquées de traits soufis. ‘Allâmah al-Hillî, l’élève de Nasir al-Din al-Tûsî et un homme qui joua un grand rôle dans la diffusion du shi’isme en Iran, écrivit de nombreuses œuvres de caractère gnostique. Peu après al-Hillî, l’un des théologiens shi’ites les plus importants de cette période, Sayyid Haydar Âmulî, fut aussi un soufi et un disciple de l’école d’Ibn ‘Arabi. Son Jâmi’al-asrâr est un sommet du shi’isme gnostique où, peut-être plus qu’en aucune autre œuvre, la parenté métaphysique entre shi’isme et soufisme se trouve traitée. C’est Âmulî qui pensa que tout vrai shi’ite est un soufi et que tout vrai soufi est un shi’ite.
La tendance au rapprochement entre le soufisme et les cercles officiels d’étude shi’ite doit être vue au IXe/XVe siècle dans des figures telles que Hâfiz Rajab al-Bursi, auteur de l’ouvrage gnostique Mashâriq al-anwâr, Ibn Ahi Jumhûr, dont le Kitâb al-mujlî est également une pierre d’angle de cette nouvelle structure de la littérature shi’ite gnostique, et Kamâl al-Dîn Husayn ibn ‘Ali, dont le titre était al-Wâ’iz al-Kâshifî, et qui, bien que sunnite, était un soufi naqshbandî et l’auteur d’œuvres sur la piété shi’ite qui devinrent très populaires, spécialement le Raudat al-shuhadâ’ qui a donné son nom à la pratique typiquement shi’ite de la raudah. Toutes ces figures contribuèrent largement à préparer l’arrière-plan intellectuel de la renaissance safavide, fondée à la fois sur le shi’isme et sur le soufisme.
D’un spécial intérêt est, à cette même époque, la diffusion des écrits d’Ibn ‘Arabî en Iran, spécialement dans les cercles shi’îtes. Il est bien connu qu’Ibn ‘Arabi était, pour ce qui concerne son madhhab, un sunnite de l’école de Zâhirî. Mais l’on sait aussi qu’il écrivit un traité sur les douze Imams shi’ites, qui a toujours été populaire parmi les shi’ites. Il existe une complémentarité interne et une attraction entre les écrits d’Ibn ‘Arabi et le shi’isme, qui rendit immédiate et complète l’intégration de ses enseignements dans les cercles de la gnose shi’ite. Des soufis shi’ites, tels que Sa’d al-Dîn al-Hamûyah, ‘Abd al-Razzâq al-Kâshânî, Ibn Turkah, Sayyid Haydar Âmulî, Ibn Abi Jumhûr et bien d’autres gnostiques shi’ites de cette période, sont complètement imprégnés des enseignements d’Ibn ‘Arabî sans parler des philosophes et théosophes shi’ites, dont on voit la pensée culminer dans l’école de Mullâ Sadrâ.
Du VIIe/XIIIesiècle au Xe/XVIIe siècle, il y eut également des mouvements religieux et soufis liés à la fois au soufisme et au shi’isme. Les sectes extrémistes hurûfî et sha’sha’ah sont directement issues d’un fond à la fois shi’ite et soufi. Plus importants à la longue que ces mouvements furent les ordres soufis qui se répandirent en Iran à cette époque et aidèrent à préparer le terrain pour le mouvement shi’ite des safavides. Deux de ces ordres sont d’une particulière importance dans cette question de relation entre shi’isme et soufisme : l’ordre ni’matullâhî et l’ordre nûrbakhshî. Shâh Ni’matullâh était originaire d’Alep et, quoique descendant du Prophète, était probablement sunnite de par son madhhab. Mais l’ordre, étroitement apparenté à l’ordre shâdhilî en sa silsilah avant Shâh Ni’matullâh, devint un ordre soufi spécifiquement shi’ite et resta jusqu’à aujourd’hui l’ordre soufi le plus répandu dans le monde shi’ite. L’étude des doctrines et des méthodes de cet ordre, qui possède une régularité de chaîne ou silsilah et une méthode très semblable à celle des ordres soufis dans le monde sunnite, est fort révélatrice comme exemple d’un ordre encore vivant du soufisme qui soit complètement shi’ite et fonctionne dans un climat shi’ite.
L’ordre nûrbakhshî, fondé par Muhammad ibn ‘Abdallâh, appelé Nûrbakhsh, un Iranien du Quhistan, est particulièrement intéressant pour ce fait que le fondateur chercha à créer une sorte de pont entre sunnisme et shi’isme en sa propre personne et donne une teinte mahdiste à son mouvement. La diffusion de son ordre et la puissance de sa propre personnalité contribuèrent beaucoup à attirer nombre de gens à garder une particulière vénération pour ‘Alî et les ‘alides. Il déclara lui- même ouvertement que son mouvement combinait soufisme et shi’isme. Et la diffusion de ses idées fut l’un des facteurs qui contribuèrent à la combinaison des mouvements shi’ite et soufi qui aboutit à la domination safavide en Iran.
Dans l’Empire ottoman également, nous trouvons soufisme et shi’isme étroitement liés dans l’ordre bektâshî fondé par un Khorassanien, Hâjj Baktâsh, qui, après avoir fui les Tartares, obtint d’innombrables adhésions parmi les Iraniens et les Turcs anatoliens et fonda l’ordre qui exerça tant d’influence durant la période ottomane. Bien qu’avec l’établissement des safavides shi’ites, les shi’ites furent durement persécutés dans l’Empire ottoman, l’ordre bektâshî continua à manifester de fortes tendances shi’ites et posséda une atmosphère spirituelle très semblable à celle qu’on trouve dans certains ordres soufis shi’ites.
La montée des safavides à partir du noyau d’un ordre soufi, celui de Shaykh Safi al-Dîn Ardibîlî, est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’en reparler ici. Il suffit de dire que ce mouvement politique, qui fonda le nouvel Etat iranien, était d’origine soufie et de croyance shi’ite. Le résultat fut qu’il fit du shi’isme la religion officielle de l’Iran, tandis qu’il favorisait de toute manière la croissance et la propagation des idées soufies. Il n’est donc pas surprenant de voir, durant cette période, une renaissance de l’étude shi’ite où la gnose shi’ite joue un rôle si important. Les noms de Mir Dâmâd, Sadr al-Dîn Shirâzî, Mullâ Muhsin Fayd, ‘Abd al-Razzâq Lâhîjî, Qâdi Sa’îd Qummî, et de tant d’autres gnostiques de cette période, appartiennent plus peut-être au chapitre des théosophes et philosophes safavides qu’au soufisme. Mais, puisque tous ces hommes furent shi’ites et en même temps complètement imprégnés des idées soufies et gnostiques, ils représentent encore un autre aspect du lien existant entre shi’isme et soufisme. Il y eut aussi d’éminents ‘ulamâ’ shi’ites de cette période, comme Bahâ’ al-Dîn ‘Âmilî et Muhammad Taqi Majlisi, qui furent des soufis pratiquants tout comme les maîtres des ordres réguliers soufis tels que les dhahabîs, les ni’matullahîs et les safavîs.
Mais, assez étrangement, durant le règne de cette même dynastie d’origine soufie, une sévère réaction se fit contre les ordres soufis, en partie à cause d’éléments étrangers qui s’étaient adjoints au soufisme pour des motifs mondains et aussi parce que certains ordres s’étaient relâchés dans leur pratique de la Shari’ah. Certains savants religieux écrivirent des traités contre les soufis, tel que al-Fawâ’id al-dinîyah fi’l-radd ‘a1a’l-hukamâ’ wa’1-sûfîyah de Mollâ Muhammad Tâhir Qummî. Même l’éminent théologien et savant Mullâ Muhammad Bâqir Majlisî, qui n’était pas complètement opposé au soufisme, comme l’atteste son Zâd al-ma’âd, fut obligé en ces circonstances de renier le soufisme même de son père et de s’opposer ouvertement aux soufis. Dans un tel climat, le soufisme rencontra un grand nombre de difficultés au cours de la dernière partie de la période safavide, et en cette période même les théosophes (hukamâ’) de l’école de Mollâ Sadrâ eurent à faire face à une sévère opposition de la part des ‘ulamâ’. Ce fut à la suite de cette situation que, dans les cercles religieux, le soufisme changea désormais son nom en ‘irfân et jusqu’à ce jour, on peut étudier ouvertement, enseigner et discuter, dans les cercles religieux, officiels shi’ites, l’’irfân mais jamais le tasawwuf, trop souvent associé aux derviches relâchés, oublieux des injonctions de la Shari’ah, et qu’on appelle ordinairement en persan qalandar ma’âb. Durant l’invasion afghane et le rétablissement d’un gouvernement fort par Nâdir Shâh, il ne fut pas beaucoup question du soufisme dans les cercles shi’ites en Iran, tandis que le soufisme prospérait dans les milieux shi’ites en Inde. Et c’est du Deccan qu’au XIIe/XVIIIe siècle Ma’sûm ‘Alî Shâh et Shâh Tâhir du Deccan, de l’ordre ni’matullâhî, furent envoyés en Iran pour ranimer le soufisme. Bien que certains de leurs disciples comme Nûr ‘Alî Shâh et Muzaffar ‘Ali Shâh furent martyrisés, le soufisme se remit à fleurir, spécialement sous le règne du roi Fath ‘Ali Shâh, tandis que Muhammad Shâh et son Premier Ministre Hâjj Mîrzâ Âqâsi furent eux-mêmes attirés vers le soufisme. Désormais les différents ordres soufis, en particulier les diverses branches de l’ordre ni’matullàhî ainsi que les ordres dhahabi et khâksâr, fleurirent dans l’Iran shi’ite et continuent jusqu’à ce jour. Durant la période qajar également, les doctrines gnostiques d’Ibn ‘Arabi et de Sadr al-Dîn Shîrâzi reprirent vie avec des hommes comme Hâjjî Mullâ Hâdi Sabziwârî et Âqâ Muhammad Ridâ Qumshah’i. Ils ranimèrent une école qui, elle aussi, continue à prospérer aujourd’hui.
Dans l’Iran shi’ite actuel, on peut distinguer trois groupes de gnostiques et mystiques : ceux qui appartiennent aux ordres soufis réguliers, tels que l’ordre ni’matullâhî et l’ordre dhahabî, et ceux qui suivent une vie très semblable à celle des soufis dans le monde sunnite ; ceux qui ont eu également un maître spirituel définitif et ont reçu une initiation régulière, mais dont le maître et ses prédécesseurs ne constituent pas un ordre soufi organisé et « institutionnalisé » ayant sa silsilah ouvertement déclarée et un centre établi ou khâniqah ; et finalement ceux qui ont reçu définitivement une inspiration gnostique et mystique, qui ont d’authentiques visions (mushâhadât) et possèdent les états (ahwâl) spirituels, mais pas de maître humain. Parmi ce dernier groupe, certains sont uwaysîs, d’autres appartiennent à la lignée de Khadir, ou Khidr en persan, et la plupart parviennent au contact spirituel avec l’Imam qui est aussi le guide spirituel intérieur. Le véritable débordement d’ésotérisme dans le shi’isme, même dans les aspects extérieurs de la religion, a rendu cette troisième possibilité plus commune qu’on ne peut le voir dans l’Islam sunnite. Certains des grands théosophes et gnostiques de fait, qui ont atteint définitivement l’état de vision spirituelle comme l’attestent leurs œuvres, appartiennent à cette dernière catégorie et peut-être aussi à la seconde, car en ce cas également il est difficile de discerner de l’extérieur la lignée spirituelle.
Aussi shi’isme et soufisme possèdent une parenté commune en ceci qu’ils sont tous deux liés à la dimension ésotérique de la révélation islamique et qu’en leur primitive histoire ils furent inspirés par les mêmes sources. Dans les périodes postérieures, ils ont eu de nombreuses interactions réciproques et se sont influencés l’un l’autre, d’innombrables manières. Mais ces manifestations historiques n’ont été rien d’autre que les applications aux différents moments de temps d’une parenté essentielle et principielle qui appartient à l’éternelle et intégrale réalité de l’Islam lui-même et qui, sous la forme de la gnose, qui caractérise l’ésotérisme islamique, s’est manifestée dans les deux segments de la communauté islamique, le sunnisme et le shi’isme pareillement.
DISCUSSION
M. FAHD. —Quelle est la part exacte du shî’isme dans la naissance du sûfisme ? En d’autres termes, y aurait-il eu sûfisme s’il n’y avait pas eu shî’isme ?
M. NASR. — C’est la gnose islamique qui est à l’origine à la fois du shiî’isme et du sûfisme. Tous deux s’apparentent à cette réalité, à cette même connaissance divine, quoique leurs interprétations diffèrent.
Miss LAMBTON — Quelle est la source du Cheikh Ahmad al-Ahsâ’î?
M. NASR. — Il était opposé à la fois aux philosophes et aux soufis de son temps. Mais sa doctrine tire son origine des sources des VIe et VIIe siècles, qui s’appuient sur des textes gnostiques et sûfis écrits dans un milieu shî’ite et aussi des traditions des Imams shî’ites.
Article de Seyyed Hossein NASR tiré de « Le shî’isme imamite » aux PUF, 1970.
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