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samedi 27 octobre 2012

Les pèlerins ; hôtes du Tout-Miséricordieux par L’Imâm `Abd Al-Halîm Mahmûd








http://www.islamophile.org/spip/


Traduit par Al-Murtada


A ceux qui se repentirent auprès de leur Seigneur et répondirent à Son Appel... A ceux qui quittèrent leurs demeures et se débarrassèrent des attaches terrestres... Ceux-là même qui accoururent vers Dieu Seul après avoir reçu Son invitation... Une invitation par laquelle Dieu les privilégia. Il l’insuffla dans leurs cœurs, si bien qu’ils furent bercés par la langueur et l’amour d’obéir au Commandement divin. C’est alors qu’ils accoururent en répondant à l’invitation de leur Maître et Créateur : « Labbayk Allâhumma Labayk (Me voici, Seigneur me voici !), labbayka lâ sharîka laka labbayk (Me voici, proclamant que Tu n’as point d’associé, me voici !) »

Cette invitation est un honneur et un grand hommage. En réalité, le pèlerin va à la rencontre du Seigneur de la Maison Sacrée et non pas à la rencontre de la Maison elle-même. Les pèlerins sont les hôtes de Dieu et les visiteurs de Sa Maison Sacrée. Dieu - Exalté Soit-Il - dit à notre maître Abraham - paix sur lui - après que celui-ci eût édifié la Maison Sacrée : « Et fais aux gens une annonce pour le pèlerinage. Ils viendront vers toi, à pied, et aussi sur toute monture, venant de tout chemin éloigné. » [1].

Alors il lança l’appel au Hajj.

Leur étonnement initial disparut lorsque la foi leur dévoila le secret de cette injonction. Si la force des humains est limitée et si leurs efforts sont restreints selon leurs capacités, la Puissance de Dieu - quant à Elle - est sans bornes et nul ne peut refouler Son bienfait. Et si la voix de celui qui appelle au pèlerinage ne porte guère au-delà de quelques kilomètres, elle n’est en fait qu’une cause voilant l’Omnipotence divine. On relate à cet égard que notre maître Abraham - paix sur lui - s’étonna lorsqu’il lui fut demandé d’appeler au pèlerinage. Il dit : « Ô Seigneur, comment ma voix parviendrait-elle aux quatre coins de la terre ? » Dieu lui répondit : « Il t’incombe de lancer l’appel, et Il M’appartient de le faire parvenir à qui Je veux, serait-ce aux quatre coins de la terre. » Dieu lui promit que les gens répondraient à son appel et se dirigeraient vers la Maison Sacrée, venant de tout chemin éloigné. Et la promesse de Dieu ne cesse de se réaliser, depuis l’édification de la Maison Sacrée jusqu’à nos jours, et elle se réalisera encore demain. Il y a encore des cœurs qui s’acheminent vers la Maison Sacrée et qui se passionnent pour sa visite. Il y a parmi eux des personnes riches et aisées, mais aussi des pauvres et des indigents, accourant à pieds, portés par le désir de rencontrer leur Seigneur...

Des millions de personnes affluent par tous les chemins de la terre et répondent à l’invitation divine dont Al-Khalîl se fit le porteur [2].

Les musulmans ont un noble rendez-vous auprès de la Maison du Très Généreux, Celui qui ne renvoie jamais une personne qui vient frapper à Sa porte et quémander Son Immense Générosité ; Il la comble et vient à son secours.

Ceux qui accomplissent le Hajj et la `Umrah sont la délégation reçue par Dieu. Il les invita et ils accoururent vers Lui. Ils Lui demandèrent et Il les exauça. Selon un hadith : « Chaque fois que le musulman part dans le Sentier de Dieu pour accomplir le jihâd ou le Hajj, répétant le témoignage de l’unicité divine et répondant à l’invitation de Dieu, le soleil se couche en emportant ses péchés, si bien qu’il en ressort purifié. »

Voilà que la saison du Hajj nous a couvert de paix et de sérénité, émanant de la terre bénie qui offrit au monde le plus grand des messages et la plus véridique des devises. L’invocation y est savoureuse et l’œuvre pie délicieuse. La lumière de la foi se propage dans le corps et le musulman ressent qu’il transcende le monde humain, battant de ses ailes avec les anges honorés. Voilà que le péché est pardonné et l’effort récompensé. Pour chacun de ses pas, les anges de la miséricorde lui inscrivent une bonne œuvre et effacent l’un de ses péchés.

Ô pèlerin, tu réponds à l’appel divin avec espérance. Tu accours vers Lui avec amour et obéissance. Tu tournes autour de la Maison Sacrée avec soumission et langueur. Tu jettes les cailloux en répétant le témoignage de l’unicité. Puis tu montes sur le Mont en répétant que Dieu est le plus grand. Alors Dieu te répond : « Mon serviteur, sois exaucé et comblé. Voici le bien entre tes mains. »

P.-S.

Traduit du site Islamonline.net.

Notes

[1] Sourate 22, le Pèlerinage, Al-Hajj, verset 27.

[2] Al-Khalîl, le Proche-Ami, désigne le Prophète Abraham - paix sur lui.

L’Imâm `Abd Al-Halîm Mahmûd : Un Grand Imâm d’Al-Azhar Ash-Sharîf





Traduit par Al-Murtada

Un enfant précoce et un étudiant brillant


Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd naquit en 1910 au village As-Salâm, près de la ville de Belbeis, dans la Province de Sharqiyyah, au sein d’une famille pieuse de la classe moyenne en Egypte. Ses parents descendent directement du petit fils du Prophète — paix et bénédictions sur lui — Al-Husayn Ibn `Alî Ibn Abî Tâlib - que Dieu les agrée tous deux ainsi que toute la famille du prophète. Son père, Sheikh Mahmûd `Alî Ahmad Al-Husaynî fut un savant d’Al-Azhar et le juge du village.

Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd apprit le Coran dans l’école coranique du village. Alors qu’il était très jeune, il finit la mémorisation du Coran. A cause de son jeune âge, il ne put intégrer un Institut Religieux d’Al-Azhar l’année où il finit l’apprentissage du Coran.

En 1923, il alla avec son père vers le Caire afin de suivre les cours du cycle primaire d’Al-Azhar. Deux ans plus tard, il quitta le Caire pour continuer son éducation à l’Institut Religieux d’Al-Azhar qui venait d’ouvrir ses portes dans la ville d’Az-Zaqâzîq, la capitale de sa province natale.
De nombreuses voies d’éducation s’ouvraient au jeune Sheikh `Abd Al-Halîm. A cette époque, de nombreuses écoles pour la formation des enseignants ouvrirent leurs portes. Elles bénéficiaient d’une bonne cote du fait que leurs diplômés étaient bien rémunérés. Cependant, le père du jeune Sheikh `Abd Al-Halîm insista pour que son fils, poursuive son éducation à Al-Azhar. Sheikh `Abd Al-Halîm trouva un compromis satisfaisant, mais très contraignant, en suivant trois systèmes d’éducation simultanément.

La persévérance de Sheikh `Abd Al-Halîm porta ses fruits. Au début du cycle secondaire, son savoir était largement supérieur à celui de ses collègues. C’est pourquoi, en classe de seconde, il couvrit en une année tout le programme du secondaire et obtint le baccalauréat d’Al-Azhar. Par conséquent, l’enseignement supérieur d’Al-Azhar ouvrit grandes ses portes pour accueillir l’étudiant brillant et précoce que fut Sheikh `Abd Al-Halîm.

Le Sheikh commença son cycle universitaire à Al-Azhar en 1928 à une époque où l’éducation supérieure de l’Université n’était pas divisée en Facultés. Il avait beaucoup de respect pour ses professeurs. Parmi les savants qui l’ont marqué, il cite Sheikh Mahmûd Shaltût, Sheikh Hâmid Meheisen, Sheikh Az-Zankalôni, Sheikh Muhammad `Abd Allah Daraz, Sheikh Muhammad Mustafâ Al-Marâghî et Sheikh Mustafâ `Abd Ar-Râziq.

A l’époque où Sheikh `Abd Al-Halîm était étudiant, il participa aux activités de deux associations islamiques de prédication : l’Association des Jeunes Musulmans (Jam`iyyat Ash-Shubbân al-Muslimîn) et l’Association de la Guidance Islamique (Jam`iyyat al-Hidaya al-Islamiyyah) dont le président était le savant connu Sheikh Muhammad Al-Khidr Husayn.

Son parcours en France

En 1932, Sheikh `Abd Al-Halîm termina ses études à Al-Azhar. Accompagné de sa femme, il partit étudier en France à la Sorbonne. A Paris, Sheikh `Abd Al-Halîm resta le savant attaché à ses principes et fidèle à la ligne droite qu’il avait suivie. En 1937, il finit ses études à la Sorbonne et en 1938 Al-Azhar le choisit pour figurer dans la délégation de savants préparant une thèse en France. La chose qui marqua Sheikh `Abd Al-Halîm, et contre laquelle il lutta en France, fut les préjugés de nombreux orientalistes et leur parti pris contre l’islam.

Sheikh `Abd Al-Halîm termina en 1940 sa thèse traitant du soufisme et de la vie de Al-Hârith Ibn Asad Al-Muhâsibi. Son encadrant, l’orientaliste Massignon, le laissa naviguer seul dans la dernière phase de sa thèse où il lutta contre les préjugés des orientalistes Allemands. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, Sheikh `Abd Al-Halîm dut retourner en Egypte en empruntant la voie du Cap de Bonne Espérance.

Sa carrière en Egypte

Sheikh `Abd Al-Halîm commença sa carrière professionnelle en tant que professeur à la Faculté de Langue Arabe d’Al-Azhar. Il travailla en 1951 à la Faculté des Fondements des Sciences Religieuses (Usûl Ad-Dîn) dont il devint le doyen en 1964.

En 1969, il fut nommé secrétaire général de l’Académie des Recherches Islamiques (Majma` al-Buhûth al-Islamiyyah). En 1970, il fut nommé vice-Imâm d’Al-Azhar. En 1971, il occupa le poste du ministre d’Al-Awqâf (ministre du culte et des affaires islamiques). En 1973, il fut nommé Grand Imâm d’Al-Azhar et devint ainsi la plus grande autorité religieuse d’Egypte.

Au début des années 1960, une vague anti-Azharite s’éleva dans les médias en Egypte. Cette vague calomnieuse contre Al-Azhar et ses savants fut entretenue par des figures puissantes du gouvernement. En guise de réponse, Sheikh `Abd Al-Halîm cessa de porter des vêtements occidentaux et repris son costume traditionnel d’Al-Azhar. Il demanda aux savants d’Al-Azhar d’en faire autant. Durant cette période, des vagues de critiques déferlaient dans les journaux à tendance socialiste dressés contre les savants d’Al-Azhar. Sheikh `Abd Al-Halîm ne fut pas épargné dans ces articles diffamatoires.

De plus, Sheikh `Abd Al-Halîm, une des plus grandes figures parmi les savants musulmans de son temps, fournit tous ses efforts pour conserver l’indépendance d’Al-Azhar loin de toute sphère d’influence. En 1974, un projet de loi visa à rétrograder les savants d’Al-Azhar. Le Sheikh menaça de démissionner de son poste de Grand Imâm. En raison de son extrême popularité parmi les savants et les étudiants d’Al-Azhar et dans les milieux islamiques, on le persuada de garder le poste de Grand Imâm et la loi ne fut pas votée.

Il essaya de modifier la loi de 1961 concernant Al-Azhar, laquelle ôtait au Grand Imâm une part importante de ses responsabilités et pouvoirs et mettait en péril l’indépendance d’Al-Azhar vis-à-vis du pouvoir politique. Les efforts de Sheikh `Abd Al-Halîm portèrent leurs fruits : il obtint une reformulation de la loi en question. Cette réussite provoqua un fort enthousiasme dans les milieux azharites.

En 1975, suite à l’assassinat du ministre d’Al-Awqâf, Sheikh Adh-Dhahabî, la police égyptienne sévit contre un groupe extrémiste appelé At-Takfîr wa al-Hijrah. Au cours du procès des membres de ce groupe, les juges demandèrent à Sheikh `Abd Al-Halîm de donner son opinion et lui suggérèrent de prononcer une fatwa déclarant l’apostasie du groupe. Le Sheikh refusa qu’on lui dicte ses fatwas. Et afin de donner un jugement équitable, il refusa de formuler une opinion avant d’étudier leurs idées et de les analyser à la lumière des enseignements islamiques. La fermeté de sa position déchaîna les médias contre lui et contre Al-Azhar de façon générale.

Dans un autre registre, des membres du personnel de la compagnie aérienne Egypt-Air refusèrent de travailler tant que le vin était servi sur leurs avions. Mais leurs supérieurs n’acceptèrent pas de mettre fin à cette pratique. Ces membres du personnel se retournèrent alors vers le Grand Imâm pour obtenir son soutien. Il rappela aux dirigeants de la compagnie le Hadîth du prophète selon lequel « Nulle obéissance n’est due à une créature impliquant la désobéissance au Créateur ». L’intervention de Sheikh `Abd Al-Halîm eut un impact sur les dirigeants de la compagnie qui acceptèrent de répondre à la requête du personnel.
Au milieu des années 70, des membres du gouvernement tentèrent de faire passer une loi, non conforme à la loi islamique (Shari`ah), au sujet du divorce. Sheikh `Abd Al-Halîm s’opposa fermement à cette loi. Il a fallu attendre sa mort pour que cette loi soit débattue...

Au début des années 70, les idéaux communistes se répandirent dans certains milieux intellectuels et estudiantins. Afin de les mettre en garde contre les failles et les déviances du communisme, Sheikh `Abd Al-Halîm encadra la publication de nombreux ouvrages analysant et critiquant le communisme à la lumière des enseignements islamiques.
Il fut le pionnier de l’unification des efforts des prédicateurs musulmans. Afin d’établir une ligne de conduite harmonieuse et mature, il dirigea un comité, sans antécédent, de la Da`wah Islamique, réunissant des savants d’Al-Azhar, des dirigeants de groupes islamiques et des ordres soufis. Il tissa également des liens entre Al-Azhar et des organisations de Da`wah dans d’autres pays.
Pendant qu’il occupait le poste de Grand Imâm, il ordonna la construction d’un grand nombre d’Instituts Religieux d’Al-Azhar.

Sheikh `Abd Al-Halîm fut le premier savant azharite à appeler publiquement à l’application de l’ensemble de la Shari`ah Islamique (loi islamique) dans le pays. Lorsque certains membres du gouvernement lui signifièrent qu’il fallait beaucoup de temps pour détailler toutes les lois de la Shari`ah, il mit en place des comités de spécialistes où des savants d’Al-Azhar avaient pour mission d’étudier dans le détail l’application de la loi islamique dans tous les domaines et leur substitution aux lois non islamiques. Sheikh `Abd Al-Halîm encadra ces comités, même lorsque sa santé se détériora et qu’il fut transporté à l’hôpital.

Ouvrages

Sheikh `Abd Al-Halîm était un écrivain talentueux. Il écrivit plus de 60 livres. Il était connu pour son caractère posé, généreux et tendre. Ses élèves retiennent sa modestie et son savoir abondant. Sa sensibilité soufie se dégage de ses ouvrages. A l’image de l’Imâm Al-Hârith Al-Muhâsabi qui fait l’objet de sa thèse en France, il était le reflet du noble visage du soufisme, celui qu’incarnaient les pieux de l’Islam, à savoir un soufisme basé sur le respect et l’application des enseignements coraniques et les traditions du Prophète - paix et bénédictions sur lui. Parmi ses ouvrages nous pouvons citer :
Muhammad le Messager d’Allah
Somme de Fatwas
Les preuves du statut de Prophète
L’Islam et le Communisme
Notre Jihâd Sacré
Abû Al-Hasan Ash-Shadhlî
Dhû’n-Nûn Al-Mis
Notre maître Zayn Al-`Âbidîn
As-Sayyid Ahmad Al-Badawî
Le sieur connaisseur de Dieu, Sahl At-Tostarî

Il édita et annota un certain nombre d’ouvrages anciens, dont Ar-Ri`âyah li Huqûqi’llâh, "L’Observance des Droits de Dieu" de l’Imâm Al-Muhâsibî et Latâ’if Al-Minan, "Manne Des Bienfaits" de l’Imâm Ahmad Ibn `Atâ’illâh d’Alexandrie, l’auteur des célèbres Hikam.

Disciple de la confrérie soufie shadhilie à laquelle il dédia l’un de ses ouvrages, l’Imâm `Abd Al-Halîm Mahmûd participa plus généralement à une réelle revivification du patrimoine soufi tant par ses discours que par ses ouvrages. Son travail n’est pas celui d’un historien ou d’un académicien qui analyse la discipline du soufisme et les récits de ses hommes, mais il s’agit de l’expression d’un cœur qui a goûté à cette discipline et qui projette à travers son expérience spirituelle et son savoir l’essence de cette composante de l’islam qui traite des œuvres du cœur. Outre l’hommage qui est rendu à des figures clefs de la spiritualité islamique, ses écrits visent à guérir les cœurs et encouragent les aspirants à marcher sur les pas de leurs pieux prédécesseurs, car les bienfaits de Dieu ne tarissent jamais ; seulement chacun reçoit à la hauteur de la sincérité de son effort.
Au vu de ses écrits et de sa vie, l’Imâm `Abd Al-Halîm Mahmûd fut surnommé à juste titre « Le père du soufisme dans l’ère contemporaine ».

En 1978, un voile de deuil couvrit l’Egypte. L’âme de Sheikh `Abd Al-Halîm Mahmûd retourna auprès de son Créateur. La tristesse de la société égyptienne fut proportionnelle à la popularité de ce Grand Imâm d’Al-Azhar et ses obsèques furent suivies par un grand nombre de musulmans.

 

vendredi 26 octobre 2012

Le renouveau de l'intellectualité islamique entre Orient et Occident


 
                                                                   Cheikh Abd Al-Halîm Mahmûd
 

 

Le renouveau de l'intellectualité islamique entre Orient et Occident

 

René Guénon, « un soufi d’Occident », vu par le Shaykh Al-Azhar, ‘Abd-al-Halîm Mahmûd

 By: Yahya Sergio Yahe Pallavicini Italie

 

« Aujourd’hui, dans le tourbillon frénétique qui caractérise le monde des formes, il semble presque impossible de trouver le temps et la paix nécessaires pour cultiver, avec l’apport équilibrant de la foi en Dieu, cette certitude spirituelle qui représente le but de la vie humaine. Les livres de référence ne manquent pas. Ce qui semble devenir inaccessible ou inintelligible, c’est la compagnie des saints, “amis de Dieu” (awliyâ’ Allâh), qui sont seuls capables de transmettre la vitalité et le goût de la réalité spirituelle, entendue comme réalité vécue et vivante de la Présence divine. On comprend alors combien est approprié le titre Al-‘ârif bi-Llâh, “le connaissant par Dieu”, qui a été donné par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd à un chapitre consacré à René Guénon dans l’une de ses oeuvres.

 
L’intense travail entrepris par ces deux intellectuels musulmans, tant en Occident qu’en Orient, témoigne justement de la nécessité d’un éveil de la fonction spirituelle, qu’une analyse stérile de leur riche production livresque ne peut certes épuiser. »1

 
Cette citation nous permet de présenter ici notre traduction en langue française du chapitre mentionné précédemment, qui fait partie d’une étude publiée en 1968 par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, sur la Madrasa Shâdhiliyya, l’école traditionnelle fondée par le Shaykh Abû-l-Hasan Ash- Shâdhilî (1196-1258), et sur son héritage spirituel jusqu’à l’époque contemporaine. Cette partie du livre est en fait la version enrichie d’un petit ouvrage écrit en arabe par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, paru au Caire en 1954 soit trois ans après la disparition de René Guénon (1886_-1951), sous le titre : « Un philosophe musulman : René Guénon ou ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ».
 

Ce changement de titre et cet enrichissement du contenu, opérés entre 1954 et 1968, par lesquels on passe du « philosophe musulman » (al-faylasuf almuslim) au « connaissant par Dieu » (al-‘ârif bi-Llâh), semblent traduire chez le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd une compréhension plus approfondie et une vision plus juste de la fonction spirituelle du métaphysicien musulman. Cette dernière version de l’étude du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd rappelle finalement que c’est dans la longue lignée initiatique des maîtres de la Madrasa Shâdhiliyya au sein du taçawwuf – la dimension intérieure de la tradition islamique – que s’ancrent profondément le témoignage traditionnel et les enseignements doctrinaux de René Guénon, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ en islam, un « soufi d’Occident » dont nous commémorons ici le rappel à Dieu.

 
Avant de présenter plus en détail le contenu de cet ouvrage, il convient de présenter brièvement le Shaykh Al-Azhar, ‘Abd-al-Halîm Mahmûd et son oeuvre, pour mieux comprendre l’actualité des témoignages et des enseignements contenus dans son étude sur René Guénon et le soufisme, ainsi que la valeur et la portée des rapprochements providentiels qu’ils ont suscités entre ces deux confrères musulmans d’Orient et d’Occident, issus de la voie et de l’école Shâdhiliyya.

 
Vie et oeuvre du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd

 
Progressivement élève, professeur puis président de l’université islamique Al-Azhar du Caire, ainsi que ministre des Biens de main morte (Awqâf) de la République Arabe d’Égypte de 1971 à 1973 le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd occupait à sa mort la fonction suprême de Shaykh Al-Azhar (1973 -1978).

 
Savant musulman formé à la tradition séculaire des sciences religieuses exotériques, il participa de manière concrète et active au rayonnement et au renouveau de la civilisation islamique, sur les plans intellectuel, éducatif, social et politique.

 
Toutefois, ces fonctions extérieures prestigieuses n’empêchèrent pas le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd de choisir le faqr ilâ Allâh, « l’indigence spirituelle » qui scelle la nature ontologique de toute créature dans sa dépendance à l’égard du Créateur. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd était en effet lui-même un faqîr, un initié du taçawwuf, engagé dans la voie de la gnose, c’est-à-dire de la « Connaissance par Dieu » (al-ma‘rifa bi-Llâh), par son rattachement initiatique à une branche de la tarîqa Shâdhiliyya. Il rédigea une série de biographies sur certaines figures éminentes de l’histoire du taçawwuf, édita et annota plusieurs oeuvres majeures de ses maîtres2, ainsi que des études sur les enseignements spirituels de l’islam, parmi lesquelles est tirée la présente traduction consacrée à « un soufi d’Occident », héritier spirituel de la Shâdhiliyya à l’époque contemporaine : le Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ Guénon.

 
Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm

Mahmûd

 
C’est à la fin de ses études en France3, juste avant de retourner en Égypte, que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd eut son premier contact avec l’oeuvre de René Guénon. Cette première approche de l’oeuvre de Guénon, même partiellement littéraire, s’accomplira par la rencontre directe et effective avec le métaphysicien musulman d’Occident, pour se transformer progressivement en une connaissance réciproque et une amitié fraternelle sur la voie de Dieu.

 
A cette époque, René Guénon s’était déjà retiré au Caire depuis une dizaine d’années, où il menait une vie spirituelle en conformité avec la tradition exotérique et ésotérique de l’islam. Connu désormais parmi ses coreligionnaires musulmans comme le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, le maître poursuivait son oeuvre intense et sa fonction d’interprétation et de revivification de la Science sacrée, pour le bénéfice de ses lecteurs et des nombreux chercheurs de vérité, tant occidentaux qu’orientaux, qui le consultaient régulièrement.

 
La rencontre entre, d’un côté, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, l’Oriental revenant de France, et, de l’autre, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, l’Occidental retiré en Égypte, marque une convergence intellectuelle dont l’universalité dépasse largement l’opposition souvent artificielle entre Orient et Occident. Si René Guénon a lui-même magistralement rappelé tout au long de son oeuvre que la métaphysique véritable n’est ni orientale ni occidentale, il a également mis en évidence les significations symboliques de la géographie sacrée selon laquelle, précisément, l’Orient et l’Occident représentent avant tout des directions métaphysiques qui indiquent respectivement le lieu où naît la lumière spirituelle et celui où elle décline.

 
Le portrait que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans son étude biographique, trace du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ reflète particulièrement le degré de transparence et de présence à Dieu qui est le propre de la sainteté et de la servitude spirituelle. Tout aussi significative est la comparaison que le savant d’Al-Azhar fait entre le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, dans la profondeur de sa recherche de la Vérité, et l’imam Muhammad Abû Hâmid Al-Ghazâlî, l’auteur de la Revivification des sciences religieuses. En effet, qu’il s’agisse de l’oeuvre critique et clarificatrice dans l’ordre doctrinal, des enseignements relatifs à la voie initiatique, de la nouvelle vitalité spirituelle apportée aux différentes branches de la Science sacrée, on remarque que la vie et le parcours de l’imam Al-Ghazâlî et du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont très similaires. A notre époque, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ est l’un des premiers intellectuels européens musulmans à avoir redonné à des Occidentaux, et à quelques Orientaux, la possibilité d’une réelle « délivrance de l’erreur », l’erreur d’une vie sans Dieu. Bien que l’époque fût différente, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ s’appliqua, comme l’imam Al-Ghazâlî justement, par l’effort spirituel et la discipline de l’âme, à pratiquer le détachement à l’égard des suggestions liées aux apparences de ce monde.

 
Ainsi, tous deux ont réalisé une identification avec leur nature primordiale (fitra), grâce à laquelle ils méritent d’être appelés en islam des « vivificateurs de la religion » (muhyî ad-dîn). Dans l’introduction de son étude portant sur la Madrasa Shâdhiliyya depuis ses origines jusqu’à l’époque contemporaine, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd écrit : « C’est par la Volonté de Dieu que nous avons eu l’idée de mettre en évidence ces traces de l’imam Ash-Shâdhilî à l’époque contemporaine en particulier. Nous avons ainsi traversé les siècles depuis le début de sa mission divine, pour arriver finalement au quatorzième siècle de l’Hégire (XXème siècle). Cette dernière période compte nombre de saints rapprochés de Dieu, des figures éminentes de la Shâdhiliyya qui ont bénéficié de la Satisfaction de Dieu et de Son prophète, se parant des qualités divines en parfaite conformité avec la noble tradition prophétique. Nous avons néanmoins choisi, grâce à Dieu, deux figures vénérables parmi les saints de Dieu, en raison même de notre proximité avec eux. Le premier d’entre eux vient d’Europe, de la France profonde ; il passa sa jeunesse à Paris puis finit sa vie au Caire. De l’Amérique à l’Europe, tout l’Occident le connaît, car il est l’un des plus célèbres guides en matière d’ésotérisme authentique. Il est mentionné aussi bien par les historiens des religions, par ceux qui sont affiliés à la spiritualité, que par les partisans d’une réforme de la civilisation moderne qui veulent l’élever à un niveau idéal. Il s’agit du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ. Comme d’autres, il s’est rattaché à la voie shâdhiliyya, prenant le pacte initiatique de la main du regretté gnostique, le Shaykh Salâma Ar-Râdî. Les plus anciens disciples du Shaykh Salâma – que Dieu soit satisfait de lui – se souviennent encore de ce shaykh européen, avec son vêtement vert et son turban blanc, de taille haute et mince ; ils n’ont pas oublié son visage resplendissant de lumière, ses traits angéliques, sa démarche digne et posée, sa façon de s’asseoir devant le Shaykh avec humilité et effacement. Ils n’ont pas oublié comment il essayait, aimablement, de faire taire les demandes faites au Shaykh Salâma, afin que celui-ci continue de transmettre son enseignement et son soutien spirituel, que les questions ne sauraient épuiser et que le niveau de compréhension humaine ne peut atteindre. C’était un shâdhilî d’Occident. »

 
Le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd présente brièvement, dans sa biographie sur René Guénon, le parcours exceptionnel de ce dernier ainsi que les modalités de son entrée en islam et de son rattachement à la voie initiatique islamique. Ce qu’il importe de faire remarquer ici, c’est le témoignage apporté par le Recteur d’Al-Azhar qui révèle certains aspects de ce qui continue de constituer, aux yeux de nombreux héritiers intellectuels de René Guénon, « la vie exemplaire du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ». De manière similaire, d’autres proches du métaphysicien occidental, comme Najm-oud- Dine Bammate, ont mis en lumière les vertus humaines, la qualité du
comportement religieux et la rectitude intérieure qui caractérisaient le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, et qui témoignaient indéniablement d’un haut degré d’effacement et de transparence à l’égard de la Réalité divine.4 Cette marque du sacré était le signe visible de la mise en oeuvre de la doctrine métaphysique dont il se voulait l’interprète fidèle, témoin de la Tradition primordiale ou immuable (ad-dîn al-qayyim) dans le cadre de la tradition islamique, qui en est l’ultime expression avant la fin du cycle d’existence de la présente humanité.

 
La reconnaissance réciproque et l’affinité intellectuelle qui liaient le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd au Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont loin de constituer des éléments isolés et anodins, qui seraient restés sans effet par rapport au reste de la communauté musulmane. En effet, c’est sur la base des enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ que le Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd put contribuer au renouveau du soufisme dans le monde islamique contemporain. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans le cadre de ses fonctions à Al-Azhar, inscrivit l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ dans les enseignements de l’université en rapport avec la spiritualité islamique et la philosophie. Certains anciens élèves du Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd se souviennent bien, encore aujourd’hui, comment ils ont approfondi la connaissance du taçawwuf et de la civilisation islamique, à la lumière des explications apportées par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd citant et commentant les écrits et l’expérience du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ.

 
« A Dieu appartiennent l’orient et l’occident »5


Plus de cinquante ans après la mort du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ Guénon, on peut s’interroger sur les suites qui ont été données à son oeuvre et à son exemple, dont le but principal était de préparer des voies effectives de réalisation et de renouveau spirituels pour l’Occident.

 
Au point de vue traditionnel, suivant les enseignements du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ et des grands maîtres spirituels, si les représentants de l’exotérisme d’une tradition ne sauraient être habilités à juger de la régularité de la doctrine transmise par les maîtres de l’ésotérisme, ils peuvent néanmoins en vérifier l’authenticité dans sa conformité et son intégrité par rapport à l’essence unique de la Révélation, autour de laquelle les dimensions intérieure et extérieure s’ordonnent de manière hiérarchique. En tant qu’il émane d’une autorité religieuse participant de ces deux dimensions, le travail du Shaykh Al-Azhar ‘Abd-al-Halîm Mahmûd ne présente pas seulement l’intérêt de confirmer la parfaite conformité islamique de l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ, à la fois sur le plan de la sharî‘a et sur le plan de la tarîqa, « la Loi et la Voie », l’intégrité religieuse et l’opérativité spirituelle. Il rassemble également un certain nombre de réflexions et de précisions d’ordre doctrinal et opératif, qui restent tout à fait d’actualité, au moins pour tous ceux qui aspirent encore à la réalisation spirituelle dans un monde où les hommes n’ont jamais été aussi éloignés de la conscience de leur raison d’être et de la vocation universelle à la sainteté.

 
En effet, outre les données biographiques qui constituent déjà en elles-mêmes une source d’enseignements vivants, l’ouvrage du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd offre une synthèse, à la fois primordiale et islamique, des fondements de la vie spirituelle et des aspects essentiels de la voie qui mène à la Connaissance véritable par la réalisation métaphysique de l’Unicité divine.
 

Dans le même temps, l’ouvrage fournit des éclaircissements et des clés de compréhension, qui permettent de mieux discerner les erreurs de la civilisation moderne et de la mentalité profane dans les domaines de la connaissance et de la religion. Le rationalisme, le matérialisme et l’individualisme formulés par la pensée moderne sont à l’origine de graves confusions sur la nature de l’homme et du monde qui subsistent encore jusqu’à nos jours. En fait, comme le montrent les extraits de l’oeuvre guénonienne choisis par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, chaque fois que le mental et le sentimental s’allient pour ignorer l’intuition intellectuelle transcendante, on aboutit à des confusions entre spéculation et réalisation, entre mysticisme et ésotérisme, entre spiritualisme et spiritualité, entre psychique et spirituel.6

 
Le reste des textes rassemblés dans l’étude du Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd se compose de traductions, d’extraits et de résumés d’écrits de René Guénon.

 
On trouvera ainsi, notamment sur l’initiation et la réalisation spirituelle, des articles traitant de la nécessité du rattachement exotérique et des conditions nécessaires à la pratique de l’ésotérisme, à savoir la transmission régulière d’une influence spirituelle, la méthode initiatique et la présence d’un maître.

Ce sont des points fondamentaux sur lesquels René Guénon a insisté, comme garantie « objective » de l’orthodoxie et de l’orthopraxie, suivi en cela par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd qui cite à l’appui les sources traditionnelles que sont le Coran, la tradition prophétique et les paroles des maîtres et disciples du taçawwuf.

 
La clarté des enseignements traditionnels exposés magistralement par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, qu’il mettait lui-même en application dans la vie quotidienne, contraste avec les confusions et les manquements que certains courants se réclamant de son oeuvre commettent de manière récurrente. Ainsi, certains prétendent, au détriment de l’intégrité de toute tradition authentique, suivre une voie initiatique sans pratiquer les rites exotériques de la tradition correspondante ; d’autres mélangent les formes traditionnelles dans un syncrétisme rituel et doctrinal qui n’est que la parodie de la synthèse métaphysique et de la science des symboles telles qu’elles ont été réalisées par Guénon. De manière plus subtile, dans un contexte islamique, certains imaginent pouvoir bénéficier d’une initiation effective par la seule étude littéraire des oeuvres des maîtres du taçawwuf, en s’estimant dispensés de la nécessité de s’insérer dans une communauté spirituelle sous la guidance d’un maître vivant. Au lieu de réalisation spirituelle, entendue comme élévation aux états supérieurs de l’être, on parle de réalisation « personnelle », qui n’est qu’une inflation de l’individualité coupée de toute dimension transcendante. La Tradition met pourtant en garde contre les risques d’égarement liés à cette situation dans laquelle la vérification de la communauté initiatique et la guidance de la maîtrise, contribuant à discipliner et à protéger l’âme, ne sont pas assurées. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd rappelle la parole du Saint Abû Yazîd al-Bistâmî qui affirme en effet que « celui qui n’a pas de maître a le diable pour maître ». Dans le même ordre, l’attirance psychique pour les phénomènes continue de se répandre, favorisée en cela par une mentalité matérialiste qui touche de plus en plus de branches initiatiques, tant en Orient qu’en Occident. Le Shaykh Ahmad Al-‘Alawî lui-même raconte comment, sur les indications de son maître, il dut abandonner certains prodiges et certaines pratiques, tels que charmer les serpents, pour s’attacher, au contraire, à la recherche de la seule sagesse en apprenant à maîtriser un serpent bien plus venimeux et bien plus grand : son âme.      7

 
De manière plus générale, on peut dire que l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ risque parfois d’être reçue et interprétée de façon erronée, voire différemment, selon les contextes culturels et religieux. D’un côté, en Orient, on a tendance, dans certains cas, à ignorer l’unité transcendante des traditions que l’oeuvre de René Guénon met en lumière, pour instrumentaliser finalement ses écrits relatifs à l’islam ou à la critique du monde moderne à des fins d’apologie et d’exclusivisme religieux. D’un autre côté, en Occident, on tombe dans une erreur similaire, en minimisant ou en sous-estimant l’appartenance du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ à la tradition musulmane, pour nier l’universalité de l’islam que l’on jugerait inadapté au contexte actuel des sociétés européennes largement sécularisées.

 
Au contraire, le présent ouvrage témoigne des efforts et de l’action du Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd visant à offrir à tous ceux qui cultivent une aspiration sincère à la Connaissance grâce à une orientation métaphysique, des précisions doctrinales utiles ainsi que des clés efficaces de discernement pour mieux comprendre et suivre la voie spirituelle du taçawwuf. C’est en cela que résident avant tout l’actualité et la portée des enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ. L’éclairage qu’ils apportent également sur la situation actuelle de notre monde, toujours plus éloigné de la spiritualité et plus proche de sa fin, s’applique également à la civilisation islamique et au monde dit « musulman », qui s’enfoncent de plus en plus dans cette perte progressive de la sagesse et de la science du coeur, qui est l’un des signes annonciateurs de l’Heure dernière. Qu’il s’agisse des instrumentalisations politiques ou du réformisme rationaliste et moderniste, comme de l’exclusivisme religieux menant finalement au terrorisme, tous ces phénomènes manifestent l’absence de références véritablement intellectuelles qui fondent l’autorité supérieure de l’Esprit. Apparemment opposées, ces différentes tendances traduisent pourtant une même myopie intellectuelle, et se rejoignent dans leur rejet commun de la dimension authentiquement métaphysique qui, en islam, est représentée par la voie des saints dépositaires de l’héritage prophétique avec l’inspiration de Dieu.

 
Finalement, l’héritage spirituel transmis à l’Orient et à l’Occident par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd n’est autre que celui qu’ils avaient eux-mêmes reçu et approfondi, avec l’aide de Dieu, auprès de maîtres et de disciples rattachés à la filiation initiatique du Shaykh Abû-l-Hasan Ash-Shâdhilî. Que Dieu soit satisfait d’eux ! Celui-ci était lui-même l’un des descendants et héritiers éminents de la Sagesse divine enseignée par le Prophète Muhammad – que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui ! – qui puise son origine céleste au-delà du temps et de l’espace, dans l’éternel présent de la Connaissance de Dieu.

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1 Yahya Pallavicini, « La Madrasa Shâdhiliyya », Le Message-Il Messaggio, Intellectualité et Sacralité, n°10, 2004, publié par le Centro Studi Metafisici Milano et l’Institut des Hautes Études
Islamiques.

2 On peut mentionner en particulier : Ar-Ri‘âya li-huqûq Allâh d’Al-Muhâsibî, Al-Munqidh min addalâl d’Abû Hâmid Al-Ghazâlî, et Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh Al-Iskandarî. Ces trois ouvrages ont été traduits en français, respectivement sous les titres : L’observance des droits de Dieu, Iqra, 1999 ; La délivrance de l’erreur, Albouraq, 2002 ; La sagesse des maîtres soufis, Grasset, 1998.

3 Il y obtint en 1940 un doctorat sous la direction de l’orientaliste Louis Massignon, pour une étude consacrée au célèbre savant et mystique du premier siècle de l’Hégire Al-Muhâsibî. Thèse écrite en français par le Dr. ‘Abd-al-Halîm et parue sous le titre : Al-Mohâsibî : un mystique musulman religieux et moraliste, Geuthner, Paris,1998.

4 On se reportera avec profit à l’article de Najm-oud-Dine Bammate, « Visites à René Guénon », dans L’Islam et l’Occident, dialogues, Ed. UNESCO, 2000.

5 Coran II : 115 .

6 Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ rédigea lui-même, en arabe, plusieurs articles traitant de ces sujets, pour une revue nommée Al-Ma‘rifa, la « connaissance divine » ou la « gnose », qu’il

fonda, peu de temps après son arrivée au Caire vers 1930, avec le Shaykh Mustafâ ‘Abd-ar-Râziq.

Celui-ci était alors Recteur d’Al-Azhar, et fut d’ailleurs l’un des enseignants du jeune ‘Abd-al-Halîm, son futur successeur. La plupart de ces textes, ont paru en français dans la revue des Etudes Traditionnelles ou dans des ouvrages posthumes de Guénon. S’ils constituent une partie non négligeable de l’oeuvre du Shaykh, ces écrits témoignent également de son intégration profonde dans la tradition islamique tout autant que d’une faveur divine exceptionnelle.

7 Martin Lings, Un Saint soufi du XXème siècle, Editions du Seuil, 1990, pp. 59-60.

 

The Supreme Council for Islamic Affairs

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lundi 5 septembre 2011

Au contact de Cheikh Abd al-Wahid Yahia







Témoignages de Jean-Louis Michon, Cheikh Abd al-Halim Mahmoud, Martin Lings


Les éditions Arché Milano viennent d'éditer " L'Ermite de Duqqi - René Guénon en marge des milieux francophones égyptiens ". Cet ouvrage rassemble notamment quantité d'articles sur René Guénon parus dans la presse égyptienne dans les années 1950, ainsi que plusieurs témoignages de proches. Nous en avons extrait certains passages particulièrement éclairants sur l'intimité de Guénon dans sa villa au Caire.



  
Je ressentais un grand désir de rencontrer celui qui, par son œuvre et sa discrète orientation, avait tant contribué à nous frayer un chemin vers la Vérité. La Providence facilita ce dessein en me procurant un poste de professeur d’anglais au Lycée franco-arabe de Damas. Et c’est de là qu’à l’occasion de mes premières vacances scolaires, à Pâques de l’année 1947, je pus me rendre au Caire où Guénon avait accepté de me recevoir. Ce fut mon ami Martin Lings, alors lecteur de littérature anglaise à l’Université Fuad, qui me conduisit chez René Guénon avec lequel il était en contact quasi quotidien. Guénon habitait, dans le quartier de Duqqi, une modeste villa qu’il avait baptisée " Fatima " du nom de son épouse, une chérifa - descendante du Prophète Muhammed -, qui lui avait déjà donné deux filles : Khadija et Layla, alors âgées de 3 et 1 an environ. […] Le souvenir de cette première visite à la villa Fatima se fond aujourd’hui avec celui de toutes celles que j’ai eu le privilège de lui rendre par la suite, au cours de la même semaine de Pâques, puis durant l’été de la même année 1947, et, plus tard, en mars-avril 1948, et en juillet 1949. Pour en restituer l’atmosphère, je ne puis faire mieux que citer ce que j’écrivais de Damas à mes parents le 5 avril 1947 à mon retour du Caire : " Ce séjour m’a permis de rendre souvent visite à René Guénon, dont la santé est maintenant rétablie et qui est certes un des hommes les plus simplement bienveillants que l’on puisse rencontrer ".
J’ai passé bien des heures, au cours de ces trois années, dans la pièce où travaillait Cheikh Abd al-Wahid, assis dans un fauteuil à la droite du bureau sur lequel il travaillait et qu’il ne quittait à aucun moment, sauf pour aller prier dans le salon voisin aux heures prescrites. Il écrivait de son écriture régulière, légèrement penchée vers l’avant, bien appuyée et sans ratures, ne s’interrompant que pour allumer une fine cigarette tirée de la boîte posée sur sa table ou pour émettre de sa voix sourde, un peu tremblante, quelques réflexions sur l’objet de sa lettre ou sur le sujet de l’article qu’il était en train de rédiger pour le prochain numéro des Etudes traditionnelles. Parfois, son épouse ou le jeune serviteur attaché à la maison venait lui demander un des menus objets qu’il tenait serrés dans un tiroir de son bureau : des allumettes, une paire de ciseaux, une pelote de ficelle… Son épouse s’adressait à lui avec douceur, l’interpellant avec le titre de " ustadh ", " professeur ". Elle pouvait être accompagnée de l’aînée des fillettes et porter la plus petite dans ses bras. Le Cheikh les accueillait avec tendresse, le visage éclairé d’un grand sourire et il ne manquait pas d’extraire du tiroir à surprises quelque sucrerie dont les fillettes s’emparaient avec ravissement…Ainsi, je me sentais comme faisant partie de la famille, en partageant les préoccupations de René guénon écrivain et celles du chef de famille. […]


Au temps où je l’ai connu, Cheikh Abd al-Wahid ne sortait plus de chez lui que deux fois par an : une fois en compagnie d’un " frère dans la voie ", Seyyid Ramadan, pour aller prier au tombeau de son maître, le Cheikh Abd ar-Rahman ILLaysh al-Kabir, à qui est dédié Le symbolisme de la Croix. De ce maître soufi, d’origine maghrébine, il m’a un jour montré la photographie : un beau visage de vieillard très basané, drapé dans un Hayk. Quant à la seconde sortie hors de la villa Fatima, il s’agissait d’une partie de campagne où la famille était au complet : tous se rendaient en taxi dans le jardin et la maison de Martin Lings, près des pyramides de Gizeh. J’ai eu le bonheur de participer pendant l’été 1947 à l’une de ces journées où Cheikh Abd al-Wahid, loin de ses préoccupations habituelles, se montrait détendu et attentif à tout ce qui se passait autour de lui. […]


En juillet 1949, au début du mois de Ramadan, je fus invité à venir rompre le jeûne. Je le trouvai étendu sur le divan du salon, et il m’expliqua que le jeûne le fatiguait au point qu’il ne pouvait travailler que la nuit, la journée étant consacrée à la prière et au repos. Dès que retentit le coup de canon annonçant le coucher du soleil, Hajja Fatima nous apporta une tasse de café turc, qui fut bue en même temps que nous allumions une cigarette. Ensuite de quoi, Cheikh Abd al-Wahid accomplit la prière du maghreb, dont je suivis les mouvements derrière lui. Après un excellent repas à l’égyptienne et une paisible veillée, je pris congé du Cheikh et de sa famille. […] Un an plus tard, en novembre 1950, il tombait sérieusement malade, en même temps que ses trois enfants. Tous furent soignés avec un dévouement admirable par Hajja Fatima, pourtant enceinte pour la quatrième fois. Mais son corps déjà affaibli par d’anciens épisodes de maladie et par le manque de mouvement ne résista pas à cette ultime agression…

Jean-Louis Michon (Ali Abd al-Khaliq)

Ma thèse de doctorat soutenue, je quittais Paris pour rentrer en Egypte. Dès mon arrivée au Caire, je n’eus rien de plus pressé que de me rendre dans la banlieue de Dokki à la recherche de Cheikh Abd al-Wahid Yahia. A la rue Nawal, je frappai à la porte de la villa Fatima […] et demanda à la bonne de prier le Cheikh de me recevoir. Quelques instants après, la bonne apparut de nouveau portant un banc en bois d’aspect bien modeste et me pria de m’y asseoir et d’attendre un moment. J’attendis à la porte, presque dans la rue. Les minutes passèrent et je commençais à trouver l’attente longue. La bonne faisait des apparitions dans l’entrée, et dès que je la voyais, je me levais de mon siège, croyant qu’elle venait m’introduire auprès de son maître. Quelque temps après, elle vint me demander de retourner le lendemain à onze heures du matin. Je quittais la maison, non sans un sentiment de surprise et de honte, mais avec l’attention bien arrêtée de voir ce Cheikh qui faisait attendre ses visiteurs dans la rue et qui les congédiait en leur demandant de retourner le lendemain.


Je fus le jour suivant exact au rendez-vous, mais pas plus heureux que la fois précédente. Le Cheikh me fit prier par sa bonne de lui écrire ce que j’avais à lui demander ; il me répondrait aux questions que je lui poserais. Je me retirais après l’échec de cette seconde tentative. Je ne lui écrivis pas. Les réponses qu’il pouvait faire aux questions que je lui aurais posées ne m’intéressaient pas autant que sa rencontre. […]


Nous prîmes un jour la résolution, M. Madero, le ministre de l’Argentine au Caire, et moi, de forcer le barrage que le Cheikh Abd al-Wahid avait élevé entre lui et le monde. Je me souviendrais toujours de ce jour où nous étions allés frapper à la porte de la villa Fatima. Un vieillard, haut de taille, le visage illuminé, l’allure imposante, les yeux brillants, nous ouvrit. Après l’échange traditionnel de salut, il nous demanda l’objet de notre visite. Le ministre lui transmit les salutations d’un ami. A peine le vieil homme eut-il entendu le nom de ce dernier, qu’il nous invita à entrer chez lui. Il garda durant notre visite le silence, et sans la diplomatie du ministre, nous nous serions trouvés dans une situation bien embarrassante. M. Madero rompit en effet le silence en rendant un vif hommage aux opinions du Cheikh Abd al-Wahid. Mais celui-ci ne se départit pas pour autant de son mutisme. Avant de nous retirer, nous lui demandâmes s’il nous permettait de lui rendre une autre visite, ce qu’il accepta fort aimablement. […]


Nos visites au Cheikh se suivirent par la suite. Il nous parla longuement et tint surtout à nous signaler que seuls les importuns qui ont du temps à perdre dans les propos personnels et futiles, croient qu’il se confine dans la solitude. Nous fûmes flattés de l’entendre dire qu’ayant perçu chez nous le désir sincère de comprendre, nous pouvions venir le voir à n’importe quel moment.
Par la suite, nous parvînmes à le sortir de son gîte et à l’accompagner à la mosquée du Sultan Abul-Ala où nous organisions des cérémonies pour la récitation du nom d’Allah. On le voyait, au cours de ces réunions, murmurer d’abord des mots inintelligibles et pris de légères secousses. Puis les mots qu’il prononçait devenait plus nets et les secousses plus fortes, pour faire place ensuite à un profond recueillement . Quand il m’arrivait de lui rappeler que l’heure du départ était venue, il se réveillait en sursaut comme s’il revenait de régions bien lointaines.
Le temps passa. Le ministre quitta l’Egypte et le Cheikh mourut, me laissant les plus beaux souvenirs.

Cheikh Abd al-Halim Mahmoud

Je pense que vous avez déjà reçu la nouvelle de la mort de Cheikh Abd al-Wahid qui j’en suis certain repose dans la Grâce de la Bénédiction Divine. Tout ceci a été pour nous inattendu. Après la visite de Abd as-Sabur, je l’ai persuadé de voir un docteur. Il a tout à fait refusé de faire analyser son sang, mais cependant il s’est entièrement soumis à un traitement médical. Sa jambe qui lui avait causé de grandes douleurs paraissait de nouveau se rétablir et quatre jours avant sa mort le docteur paraissait penser qu’il était hors de danger. Il semble être rentré dans le coma vingt-quatre heures avant sa mort qui est due, pense le docteur, moins à quelqu’affection particulière qu’à une déficience générale de différents organes, une espèce de sénilité corporelle prématurée, conséquence d’une complète sédentarité combinée avec une diététique inopportune.


Sa dernière maladie a duré un mois. Pendant ce temps, il fut tout à fait inapte à écrire et il ne lut pratiquement rien, ne paraissant prendre aucun intérêt à son courrier. Pendant les derniers jours, il eut évidemment conscience qu’il était perdu et le dernier soir - il mourut vers deux heures dans la nuit du 7 au 8 janvier 1951- il fit entièrement un violent dhikr (soutenu par les bras de sa femme et de sa parenté) qui l’épuisa d’autant qu’il l’était auparavant. On dit que sa sueur avait le parfum des fleurs durant ce jour. Vers la fin, il leur demanda la permission de mourir comme s’il pouvait choisir le moment de sa mort, mais comme ils le suppliaient de rester encore un peu de temps, finalement il dit à sa femme : " Je dois mourir maintenant ; j’ai suffisamment souffert " et il dit " avec la protection d’Allah " et il mourut immédiatement après deux invocations.


Son chat, apparemment en parfaite santé, commença à gémir et quelques heures après, il mourait aussi.
J’ai oublié de dire que le cheikh Abd al-Wahid le jour de sa mort déconcerta sa femme en lui disant qu’après sa mort elle devait tout laisser dans sa chambre exactement comme c’était. Personne ne devait toucher à ses livres et à ses papiers. Il dit qu’autrement il ne serait plus capable de la voir, ni ses enfants, mais que si sa chambre n’était pas dérangée il pourrait toujours les voir bien qu’eux ne le verraient point.


Martin Lings (Abu Bakr Siraj ad-din), Lettre à Frithjof Schuon