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vendredi 30 mars 2018

Pierre Lory - Existe-t-il un humanisme musulman ?



Agrégé d’arabe et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, Pierre Lory est un spécialiste du soufisme. Il s’intéresse à des thèmes oubliés ou négligés par la tradition musulmane, l’ésotérisme, le rêve, la magie.


Son dernier livre « De la dignité de l’homme » (Albin Michel) ouvrant la question de l’humanité de l’homme, nous avons voulu savoir ce qu’il en est à l’époque où il n’est question que de fanatisme, de terrorisme et de djihadisme.

Reporters : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette question ?

Pierre Lory : À vrai dire, mon intérêt pour le sujet a commencé par une interrogation sur les animaux dans le Coran. Bien entendu, le Coran s’adresse aux hommes, mais il y est aussi question des animaux. Quand je me suis penché sur la question de l’intelligence animale, je me suis demandé : au fond, en quoi les animaux sont-ils tellement inférieurs aux hommes ? Ceux-ci sont magnifiés, car les anges se prosternent devant les hommes alors que les animaux sont également des êtres qui sont doués de raison. Lorsque dans le Coran, Dieu dit aux hommes : « Ne raisonnerez-vous donc pas ? », en quoi consiste ce raisonnement ? Il consiste en ceci que c’est d’être assez intelligent pour comprendre que le but de l’existence, c’est de rendre un culte à Dieu et Lui seul. Or, cela, les animaux le font puisqu’il est dit que les animaux offrent à Dieu une louange chacun dans sa langue, que les animaux forment des communautés et qu’il y a quelque chose dans l’animal qui fait qu’il comprend Dieu, qu’il adore Dieu, qu’il obéit à une Loi, une sorte de Charia en fin de compte. Il en est ainsi des Abeilles dont il est dit qu’elles reçoivent une inspiration divine. Donc, les animaux, on peut le dire, sont croyants, obéissants ; obéissants plus que les hommes puisqu’on ne connaît pas d’histoire d’animal transgresseur. Alors que l’homme - à la différence de l’animal et de l’ange - est le seul qui soit transgresseur, rétif, ingrat, ne reconnaissant pas les bienfaits de son Seigneur. La question ne gravite pas bien entendu autour du statut de l’animal en islam, mais autour de ce qui fait que l’homme soit réellement  humain et de ce qui fait que son statut soit si supérieur auprès de Dieu.

Au moment où l’on n’entend parler que de violence, de barbarie, de fanatisme religieux, vous vous engagez dans une voie différente en vous interrogeant sur la vision de l’humanité dont le Coran est l’expression.

Exactement. Qu’est-ce qui permet de dire qu’un être est réellement humain ? C’est la question fondamentale de mon livre. Bien entendu, dans la pensée musulmane, en tant qu’elle est théologique et religieuse, il y a l’idée que plus un être se conforme à la Loi et à la volonté de Dieu, plus il se perfectionne. D’une certaine manière, plus il est adorateur et obéissant à Dieu, plus il devient humain. Cette proposition peut être reçue et interprétée de diverses façons. On voit les implications qu’en tirent les jurisconsultes, implications qui peuvent être assez dangereuses, puisque c’est une façon de considérer que ceux qui n’obéissent pas à la volonté de Dieu ou à la Loi religieuse, qui seraient mécréants, seraient donc moins humains que les autres. En fait, je ne me suis pas du tout intéressé à cette dimension du problème. Comme ma spécialité est le soufisme, j’ai plutôt tenté d’examiner l’être humain en tant qu’être totalisant, habité par quelque chose de divin par rapport aux animaux, aux anges et aux djinns.

Vous évoquez le passage bien connu sous le nom de « péché originel » dans la tradition judéo-chrétienne qui en tire naturellement des conclusions tout autres que la tradition musulmane et vous écrivez que ce passage est constitutif de toute une vision des rapports entre Dieu et l’homme.

Le passage sur la désobéissance d’Adam et d’Ève dans le Coran est assez elliptique. Seul un nombre réduit de versets l’évoque. J’ai consulté à ce propos divers commentateurs du Coran, sollicitant non pas tellement les commentateurs mystiques que les juridiques et théologiques comme al-Qûrtûbî, al-Tabarî, et bien entendu Fakhr al-Dîn al-Râzî. Ces derniers se sont posé la question : mais quelle est la portée du péché commis par Adam ? Comment l’homme a-t-il pu désobéir d’une façon aussi évidente peu après avoir été admis au Paradis et peu après que les anges se sont prosternés devant lui ? La réponse, au fond, c’est qu’à partir du moment où Dieu a installé Adam dans le paradis, avec tous ses plaisirs, Il l’a en quelque sorte séparé de Lui-même. Du coup, Adam a été tenté de s’occuper d’autre chose que de Dieu.  Dieu a induit ainsi une situation de tentation et de péché. La tradition musulmane ne dira jamais ouvertement que Dieu a voulu qu’Adam pèche parce qu’il  y a une certaine courtoisie qui interdise qu’on puisse affirmer que Dieu veut le mal, mais en fait il s’agit bien de cela. Dieu a délibérément voulu qu’Adam quitte le paradis et qu’il vive sa vie d’homme, afin que l’homme puisse devenir  humain, puisse se développer, puisse à travers l’exercice de son autonomie devenir quelque chose d’autre qu’un animal ou qu’un ange.

L’accès à la nature humaine serait donc un processus ? Ce ne serait pas un donné ?

Tout à fait. Ce qui fait la grande différence, je le dis dans la conclusion de mon essai, entre un animal et un ange est que l’animal, même très obéissant, qu’il soit abeille ou éléphant, restera toujours un animal. Un ange, qui est un être très pur, louant Dieu à chaque instant, restera toujours un ange. Alors que l’homme, lui, peut en effet devenir plus grand qu’un ange mais peut aussi déchoir à un rang inférieur à celui de l’animal.

On sait que Satan a refusé l’obéissance à Dieu, rejetant sa sommation, vous suggérez dans votre livre que Satan avait des raisons de désobéir à Dieu ?

Satan considérait que sa substance était plus noble que celle de l’homme ; du reste, le Coran le dit explicitement. Satan a été créé de feu alors que l’homme a été créé d’argile. C’est de ce point que les commentateurs se saisissent pour dire qu’il s’agit là d’un raisonnement par analogie, mais qui n’est pas valide. Car ce qui fait qu’un être est plus noble qu’un autre, ce n’est pas sa substance, mais c’est le statut que Dieu lui accorde dans la création. De ce point de vue, qu’on soit créé de feu comme Iblîs ou de lumière comme l’ange, ne confère aucune supériorité en quoi que ce soit dans la cosmologie qui est celle du Coran.

Tout votre livre gravite autour de la place de l’homme dans la création, n’avez-vous pas été tenté de faire le rapprochement avec les thèses de la tradition occidentale ?

J’ai travaillé uniquement sur les textes médiévaux, mais il est vrai que cette conception, telle qu’elle est exposée notamment chez Ibn ‘Arabî (1165-1240) pose la question du néant humain, puisque l’homme n’est rien par lui-même ; ce qui fait la  noblesse de l’homme est juste le regard que Dieu daigne porter sur lui. Mais en même temps, l’homme est un microcosme, le condensé de toute la création et c’est en cela que se situe sa noblesse entre le tout et le néant, c’est ce qu’on peut nommer la « nature humaine »

Est-ce que les sourates du Coran, dont certaines portent les noms d’animaux, répondent clairement aux questions que vous vous posez ou est-ce qu’il faut les solliciter ?

Il faut les solliciter. Cela dit, à partir du moment où on considère que les animaux ont leur langage, l’homme n’est plus le seul être parlant et l’ange pas davantage. Ce qui définit l’homme par rapport aux animaux, c’est sa rationalité. Cette idée-là, il faut la tempérer quand on regarde les textes des commentateurs, ceux qu’Ibn ‘Arabî par exemple a consacrés à l’animal dans deux chapitres des al-Fûtûhât al-Makiyya (ndlr : « Les Illuminations mecquoises »). Les animaux ont une langue, une intelligence, mais eux ils sont en quelque sorte plus proches de Dieu, ils sont dans un état de perplexité continuelle et c’est ce qui fait qu’ils ne peuvent pas  progresser. Ils sont figés, éblouis dans la lumière de la présence divine, alors que l’homme lui peut évoluer grâce à sa capacité de transgression.

Vous consacrez un chapitre de votre livre aux animaux dans le soufisme. Comment le soufisme considère-t-il l’animal ?

Ibn ‘Arabî donne en quelque sorte le cadre théorique dans lequel les animaux peuvent être compris. Dans l’hagiographie, les récits des saints expliquent comment ils étaient souvent entourés d’animaux et transmettaient leur sainteté aux animaux. On connaît les récits de lions domptés par des saints et même une histoire particulièrement touchante d’un chien qui, regardé par un saint devient saint lui aussi, et on voit les autres chiens venir prêter allégeance à ce chien sanctifié. Celui-ci a été considéré comme un maître, y compris par certains hommes calender qui le respectaient comme un guide. C’est intéressant parce que le chien est l’exemple même du fidèle obéissant, qui se soumet même quand on lui fait du mal. Après tout, on peut dire que les arrêts de Dieu sont fort rigoureux, Il destine les hommes à une condition qui est parfois très douloureuse. Le croyant doit supporter, affronter avec patience l’adversité, et le chien peut être à cet égard un modèle à suivre.

On est loin de la conception des « animaux-machines » de Descartes…

Oui, très loin. L’animal n’est pas une mécanique. C’est un adorateur, il a une dignité, une sacralité qui fait que toute la pensée islamique, y compris le droit musulman, insiste beaucoup sur le fait qu’il est nécessaire de bien traiter les animaux. Quand on doit les abattre pour des nécessités vitales, il faut le faire avec respect et éviter de les faire souffrir. Il y a là une dimension écologique qui est très moderne. A partir du moment où on considère avec les soufis, mais avec les autres musulmans tout aussi bien, que toute la création manifeste la beauté et la présence divine, ce sont tous les êtres créés qui doivent être respectés, avec une infinie dévotion.

Recueillis par Omar Merzoug

dimanche 11 août 2013

Humour et religion en Islam - Pierre Lory


 

Pierre Lory, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, chaire de mystique musulmane


Il pourrait sembler paradoxal de rapprocher le thème de l’humour des données de la religion musulmane. L’Islam offre en effet une apparence générale de gravité, de sérieux, voire de sévérité. Cette impression est en partie justifiée. Toute la tradition lettrée insiste sur le ‘principe de sérieux’ (jidd) qui anime la vie religieuse, opposé au pôle de la distraction vaine, mondaine et délétère (hazl). L’homme a été créé pour rendre un culte à Dieu sur terre, sa récompense principale lui sera accordée dans l’au-delà. Sans valoriser pour autant le dolorisme ou la componction, les thèmes de la morale islamique tournent autour de cette idée essentielle : tous les avantages et plaisirs que l’homme recherche si ardemment sur terre sont périssables, seules demeureront les joies du Paradis. L’adoption de cette attitude de ‘sérieux’ reprend tout bonnement des thèmes fréquents dans le Coran : Nous n’avons pas créé ce monde « en jouant », dit Dieu dans le texte sacré (XXI 16 ; XLIV 38), lequel attaque violemment les mondains prenant à la légère les avertissements des prophètes.

Mais il serait faux d’imaginer toute la communauté musulmane plongée dans une lugubre attente de l’au-delà. Le modèle suprême de tout croyant, le prophète Muhammad, n’est pas présenté comme un ascète austère et triste. En fait, il eut un débat sur la question de savoir si le Prophète riait, et comment. Car la question était de taille, comme le fut au Moyen Age celle du rire de Jésus mentionnée par Umberto Eco dans son roman Le nom de la rose. Définir le rire du Muhammad revenait à donner un modèle de comportement à toute la communauté musulmane. Or nous trouvons dans les recueils de traditions prophétiques - les hadîths, qui relatent les dires et actes du Prophète - des attestations divergentes. Selon les unes, Muhammad ne riait pas vraiment, il ne faisait que sourire, on ne voyait jamais ses gencives ; c’est l’attitude de gravité des chefs bédouins que l’on retrouve de nos jours chez les dignitaires séoudiens ou émiratis. Mais selon d’autres traditions, attestées notamment par Bukhârî dans son recueil de hadîths le Sahîh, Muhammad était « le plus rieur des hommes » ; au point que lorsqu’il riait, on pouvait voir ses molaires – tout autre profil humain, on le constate, que dans le premier tableau.

En fait, il existe des rires d’origine et d’intentions très différentes. Le rire de simple détente n’est nullement blâmé dans la bienséance sociale de l’Islam. Ce qui est par contre violemment dénoncé, c’est la raillerie, la dérision, en matière de religion plus précisément. Muhammad pardonna à plusieurs de ses grands adversaires païens mecquois qui l’avaient rejeté et combattu par les armes ; mais il se montra intraitable contre tous ceux qui s’étaient moqué de sa prédication, des poètes satyriques persifleurs cherchant à ridiculiser sa mission notamment. Le rire dans cette forme précise de dérision plutôt, représente pour l’ordre religieux une attaque plus grave que la polémique des adversaires des autres religions. De nos jours, les attaques virulentes de certains missionnaires ou évangélistes chrétiens contre l’Islam donnèrent lieu à de multiples réfutations de la part d’essayistes musulmans ; mais le roman de Salman Rushdie Les versets sataniques, dont le ton et le contenu persifleur était manifeste, donna lieu à la fatwa que l’on sait. Bref, l’humour n’est pas absent de la culture arabo-islamique classique, il s’y trouve simplement canalisé. Il est multiple, occupant plusieurs fonctions dans le système symbolique et social des pays musulmans. On pourrait consacrer plusieurs volumes à ses différentes facettes. Nous nous bornerons ici à en évoquer très schématiquement trois qui nous paraissent jouer un rôle essentiel.

 

La dérision ‘anticléricale’

Il a existé depuis les premiers siècles de l’ère musulmane un humour frondeur. Nous ne considérons pas ici celui des ‘anti-religieux’, considérant les prophètes comme des imposteurs et les prescriptions de la Loi comme des absurdités nuisibles, car ils se placent par définition en–dehors du champ communautaire musulman (v. notre article « Islam : l’athéisme est-il pensable ? » dans le Bulletin de la SASR n°1). Nous envisageons plutôt un courant que l’on pourrait appeler faute de mieux ‘anticlérical’. Le terme n’est pas adéquat, car on sait qu’il n’existe pas de clergé à proprement parler dans la société musulmane. Mais il existe cependant des ‘hommes de religion’ occupant des fonctions divers : juges et hommes de Loi (la Loi était pour l’essentiel d’origine religieuse), enseignants dans les medersas, personnel des mosquées etc, sans parler des membres des confréries soufies, ou des derviches ne relevant parfois d’aucune organisation précise.

Un certain humour s’est donc porté sur ces groupes, accusés de d’être composés d’hypocrites ne respectant pas les interdits qu’ils imposent aux autres. De multiples histoires épinglent les professeurs des écoles, rapaces à la recherche de cadeaux de la part de leurs élèves, ou encore essayant d’abuser d’eux sexuellement. La vénalité des juges est également un des thèmes les plus anciens et les plus répandus. Les fonctions religieuses, selon ces récits inventés ou caricaturant des faits réels, seraient devenues de simples sources de revenus. Même les Soufis, qui devraient avoir tout abandonné pour la prière continuelle de Dieu, se présenteraient souvent comme de simples feignants cherchant à trouver une justification à une lucrative mendicité. Revêtus d’un froc rapiécé, habit distinctif des derviches, ils parcourent villes et campagne pour échanger leurs bénédiction contre des aumônes ou des repas. « Vends ton froc » aurait-on conseillé à l’un d’entre eux. « Si le pêcheur vend son filet, avec quoi pêchera-t-il ? » aurait répondu l’intéressé (Obeyd-e Zâkânî, Risâle-ye delgûsheh). Leur malhonnêteté se double de bêtise, selon le prosateur rationalisant Jâhiz (m. 868), car l’intelligence se développe par la fréquentation des hommes, et eux cultivent l’isolement (al-Bayân wa-al-tabyîn).

Plus grave, le rite est devenu pour eux un comportement mécanique, privé de toute intention ou ferveur religieuse, et en cela ils contaminent les autres croyants. Un pèlerin s’étant rendu à La Mecque s’assoupit au moment de la station sur le plateau de ‘Arafât ; il entendit deux anges se lamenter de ce que sur les 70.000 pèlerins, seule la prière de 7 d’entre eux serait agréée par Dieu – par bonheur, la ferveur de ces sept saints venait compenser l’indifférence des autres (Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr). Parfois, la critique se fait plus incisive. Les religieux sont accusés de prêcher des attitudes qui abrutissent le peuple. Sharaf al-dîn Dâmgânî voit le gardien de la mosquée expulser un chien qui s’y était introduit. Il aide le chien à s’enfuir, puis dit au gardien : « Lui est un animal sans raison, c’est pour cela qu’il est entré dans ta mosquée ; nous, tu ne nous y vois jamais ». La raillerie s’étend bien sûr à tous les bigots qui masquent leurs propres impuissances ou mensonges sous un voile de piété. Le ‘héros comique’ de plaisanteries populaires turques Molla Nasreddine, selon une histoire, se rend chez un tailleur et lui demande :

- Pourrais-tu me faire un manteau dans ce tissu gris ?

- Certainement, avec l’aide de Dieu, répond le tailleur.

- Quand sera-t-il prêt ?

- Dans une semaine, avec l’aide de Dieu !

- Veux-tu être payé maintenant ?

- Avec l’aide de Dieu, oui, j’aimerais bien !

Nasreddine lui règle ce qu’il lui doit puis revient la semaine suivante.

- Mon manteau est-il prêt ?

- Non, je n’ai pas pu. Ma femme est tombée malade. Mais elle a guéri maintenant, avec l’aide de Dieu.

- Quand penses-tu le finir alors ?

- Dans trois jours, avec l’aide de Dieu.

Trois jours plus tard :

- Alors, mon manteau ?

- Il me manque du tissu, mais avec l’aide de Dieu …

- Ecoute, interrompt Nasreddine, maintenant je suis pressé. Essaie de travailler sans l’aide de Dieu, ça te retarde !

Ces récits ne traduisent pas un rejet de la religion en tant que telle, mais le refus d’une attitude sociale qui conduit précisément à en adultérer l’intention religieuse. On pourrait citer ici ce vers du corpus attribué à Omar Khayyam :

« Mieux vaut Te parler (= à Dieu) dans l’intimité au fond du cabaret

que venir sans Toi prier au pied d’un minaret »

 

La dérision pieuse

L’humour ne servit toutefois pas seulement d’armes aux esprits forts. Les religieux l’utilisèrent à leur tour. L’exemple le plus fameux est constitué par les Récits des imbéciles et des stupides (Akhbâr al-hamqâ wa-al-mughaffalîn) d’Ibn al-Jawzî (m. 1201), qui fut un savant, juriste, prédicateur de premier plan à Baghdad. Son œuvre colossale porte sur le droit, l’histoire, la morale, mais comprend aussi plusieurs recueils d’anecdotes légères ou comiques qui sont intéressantes pour l’histoire de la pensée. Dans l’introduction de ces Récits des imbéciles…, Ibn al-Jawzî répond par avance aux lecteurs qui s’étonneraient qu’un des hommes de religion les plus en vue du monde musulman de cette époque entreprennent de recueillir des anecdotes frivoles. Trois raisons, répond-il, poussent un Musulman à s’intéresser à l’humour et à la bêtise. Elles sont ‘sérieuses’, utiles pour la foi :

1) Le lecteur, lisant ces récits, est conduit à remercier Dieu de ne pas être un stupide, d’être doté de la raison qui lui permettra d’obtenir la félicité post mortem ; cette reconnaissance envers Dieu est un des piliers de l’attitude religieuse.

2) Un tel ouvrage fait comprendre quelles sont les causes de la bêtise, ce qui est très salutaire pour l’obtention du salut éternel

3) La détente et l’humour sont licites et même utiles. Ibn al-Jawzî cite ici le récit de Hanzala, un des Compagnons du Prophète, qui écouta les larmes aux yeux un sermon de Muhammad sur les peines de l’Enfer. Rentré chez lui, il se mit à plaisanter avec les membres de sa famille. Soudainement, il eut honte de son attitude et revint voir le Prophète pour s’excuser d’avoir ri si peu de temps après le sermon. Muhammad lui répondit : « O Hanzala, il y a un temps pour tout ! » En effet, poursuit Ibn al-Jawzî, un travailleur qui ne se reposerait jamais s’épuiserait et finirait par mal travailler. De même, un croyant qui ne se détend jamais devient aussi un mauvais pratiquant.

En fait, on s’aperçoit vite qu’Ibn al-Jawzî obéit à une stratégie culturelle à peine masquée : il s’agit de disqualifier tous ceux qui échappent au contrôle moral des religieux, et c’est eux dont la bêtise est dénoncée ici. Il fait le partage entre les ‘imbéciles’ et les ‘stupides’. Sa dérision porte d’abord sur les ‘imbéciles’. Ces gens ne comprennent rien en matière religieuse, ils sont bornés dès leur naissance, ce sont des incurables. « Al-Awzâ‘î rapporte que l’on avait demandé à Jésus fils de Marie : - O esprit de Dieu, peux-tu ressusciter les morts ? Il répondit : - Certes, avec la permission de Dieu. On lui dit : - Peux-tu guérir un lépreux ? Il répondit : - Oui, avec la permission de Dieu. - Et comment soigner un imbécile ? lui demanda-t-on. - Cela, reprit Jésus, je n’en ai pas la capacité ». Qui sont ces imbéciles ? Au fond, tous ceux qui refusent le dogme sunnite : les Mazdéens avec leur croyance absurde en deux dieux, les Chrétiens qui croient que Dieu est devenu un homme et a eu besoin de manger et boire, les Juifs qui ont vu Moïse accomplir des miracles stupéfiants devant eux et qui lui ont quand même désobéi par la suite, ainsi que Chiites qui dénoncent les premiers califes alors que leur premier Imam, ‘Alî, leur avait fait allégeance, etc. Un ‘imbécile’ peut être quelqu’un de cultivé, mais qui est privé d’un élémentaire bon sens dans le domaine de la religion. Une telle conception ne relève ni de l’invective ni de la simple plaisanterie. Elle pose la question de la prédestination et du libre arbitre. Certains hommes sont fondamentalement aveuglés à l’égard des vérités de la religion. Ainsi est expliqué leur refus de l’évidence du monothéisme islamique.

A la différence des ‘imbéciles’ incurables, les ‘stupides’ le sont par éducation ou fréquentation. Ils peuvent donc être amendés. Les victimes de la dérision d’Ibn al-Jawzî sont ici :

- les bédouins frustes, qui sont restés à moitié païens. Tel celui qui, parti en pèlerinage, se précipite au petit matin vers la Kaaba pour transmettre à Dieu sa demande, avant que Celui-ci ne soit trop sollicité par la foule des autres pèlerins. Un autre – durant le pèlerinage également – priait ardemment pour sa mère seule. A qui lui demanda pourquoi il ne priait pas pour son père, il répondit : « C’est un homme, il sait se débrouiller seul ! ».

- les ascètes ignares, qui récitent le Coran sans le comprendre Ibn al-Jawzî cite un récit d’après Jâhiz d’un homme dont le voisin était ultra-pratiquant et récitait indéfiniment un verset du Coran en pleurant et se frappant la tête. Impressionné et intrigué, l’homme s’approcha de la maison de son voisin et entendit qu’il récitait le verset  II 222 : «  Ils t’interrogent au sujet de la menstruation des femmes. Réponds : c’est une souillure … ». Un autre ascète ignorant, fut scandalisé lorsqu’il comprit enfin le sens du récit de Joseph en Egypte et de la tentative de séduction par la femme de son maître, et se mit à exhorter les Musulmans à ne pas lire ces versets de débauche. Un autre serait enduit un œil de goudron pour le tenir fermé, jugeant le monde d’ici-bas trop vil pour mériter d’être regardé avec deux yeux.

- les semi-lettrés, qui se servent uniquement de livres et n’ont pas accès à la transmission  orale en présence d’un maître, et commettent de ce fait des fautes de langue et de compréhension grossières.

- les gouverneurs de province qui ne connaissent rien du droit, tels celui qui, embarrassé par les réquisitoires de deux plaignants s’accusant mutuellement, les aurait fait flageller tous les deux, se félicitant d’avoir ainsi certainement châtié le coupable.

Toute autre est la dérision religieuse transmise dans les milieux populaires. Dans ces histoires et mises en scène, le petit peuple prend une revanche. Les princes et les grands de ce monde, eux aussi, sont mortels, faibles, pervers, vicieux, et en tant que tel soumis au Jugement de celui qui est plus grand et plus puissant que tous. Les héros de ces types d’anecdotes sont les ‘fous sages’ ; une de nos sources principales à leur endroit est le traité Les fous sensés  (‘Uqalâ’ al-majânîn) rédigé par Abû al-Qâsim al-Naysâbûrî (m. 1015) Leurs comportements  sont erratiques : ils sont souvent présentés comme de pauvres hères nus, chevauchant un bâton comme si c’était une monture, vivant dans les cimetières « où je fréquente des gens qui ne me font aucun mal, qui ne me calomnient pas derrière mon dos » précise Bahlûl, l’une des plus célèbres de ces figures. Ils tiennent des discours délirants mais où pointe souvent une sagesse insolente. Pénalement irresponsable, le fou ne peut se voir imputer aucun crime de lèse-majesté ou de blasphème. Pas plus, par conséquent, que celui qui rapporte ses dires réels ou supposés.

Il s’agit là pour des cas assez nombreux de prétextes littéraires pour attaquer les riches, les puissants sous l’angle de la religion. Pauvre parmi les pauvres –il n’a même pas sa raison – le ‘fou sage’ peut rappeler aux grands de ce monde leur condition essentielle de pauvres devant la mort et devant Dieu. Bahlûl, qui aurait habité Bassora, aurait eu un entretien mémorable avec le calife Hârûn al-Rashîd au moment où celui-ci se rendait en pèlerinage à La Mecque. Par humilité réelle ou piété feinte, le souverain écouta la harangue de Bahlûl qui l’accusait de folie pour vivre dans tant de richesse alors que le Jugement de Dieu était imminent. Puis Hârûn transmit une bourse d’argent à Bahlûl, à quoi le fou répondit en offrant un quignon de pain au calife ; mais celui-ci était si sec et dur que le calife ne put y mordre, et le rendit à Bahlûl en lui disant : « Je ne peux le digérer ». Bahlûl lui rendit alors la bourse en lui disant : « Moi non plus, je ne peux pas digérer ton cadeau ». Au final, il s’agit donc de montrer que les vrais fous, ce sont les hommes immergés dans les plaisirs ou les soucis du monde.

Le ‘fou sage’, lui, est souvent un homme immergé dans la présence divine, et c’est ce qui rend ses comportement incompréhensibles au commun des hommes. A un intellectuel qui lui disait qu’on le prenait pour un dément (majnûn), le ‘fou’ Sa‘dûn répondit : « Les gens affirment que je suis dément, alors que nulle folie ne m’affecte. Mais l’amour pour mon Seigneur a envahi mon cœur et mes entrailles, il circule dans ma chair, mon sang et mes os. Et moi, je suis emporté de passion pour Lui ». Cette dernière affirmation nous permet de passer à un dernier versant de l’humour religieux en Islam : celui qui concerne la mystique et ses paradoxes.

 

Les paradoxe des mystiques

Le rire n’est en effet pas du tout absent de la littérature mystique. Certes, la mystique musulmane connut des individualités assez sombres, tels Fudayl ibn ‘Iyâd qui, paraît-il, ne rit qu’une seule fois durant sa vie : le jour de la mort prématurée de son fils. A qui l’interrogeait sur ce comportement surprenant, il répondait : « J’avais aimé une chose, et Dieu l’a aimée aussi ». Toutefois, les anecdotes humoristiques sont fréquentes dans les milieux soufis. Les porte-paroles de cette tendance sont des extatiques qui sont ‘restés sur l’autre rive’, les ravis en Dieu, ceux qui ont connu une expérience d’illumination soudaine et qui sont restés commotionnés pour le restant de leurs jours. Le grand historien et penseur Ibn Khaldoun (m. 1406) s’interroge dans sa Muqaddima sur cette question paradoxale : un fou peut-il éventuellement être un saint, sachant que pour être un croyant ordinaire, il est nécessaire de jouir de toutes ses facultés mentales ? Il répond qu’il existe deux formes de raison : un raison ‘logique’, qui permet de vivre en société, exercer une profession et des responsabilités etc ; et une raison métaphysique, qui permet de saisir les vérités d’ordre religieux. Les fous ‘ravis’ ont perdu leurs facultés rationnelles ordinaires, mais ils restent conscients, pleinement, face au monde divin. Ils peuvent donc éventuellement être considérés comme des saints. De tels saints peuvent parler ‘en-dehors’ de la Loi, tenir des propos des plus surprenants, provocants. Grâce à eux, la Loi n’est plus un absolu.

Un thème qui leur est souvent attribué est le paradoxe du mal ; Helmut Ritter, dans Das Meer der Seele, y consacre un chapitre éloquent. De même qu’un fou comme Bahlûl a pu faire des remontrances au calife, de même arrive-t-il que le ‘ravi’ en fasse à Dieu. Un fou accuse Dieu de gouverner le monde comme s’Il avait perdu la raison. Le plus grave problème de la créature, dit un autre ‘saint’, c’est son Créateur. Son excuse, lorsqu’il fait mourir des enfants en bas âge, dira un homme qui vient d’apprendre le décès d’un de ses fils, c’est qu’Il n’a pas d’enfant et ne peut comprendre la souffrance d’un père. « Si tu te conduis ainsi avec ceux que Tu aimes, dit un Soufi pauvre et souffrant, qu’est-ce que cela sera avec tes ennemis ! ». Un autre encore, vivant dans la misère et la maladie : « Surtout, ne me donne rien, prends moi plutôt ce que Tu m’as donné, cette vie ne me convient plus ». Un autre vivait en Egypte à un moment où le pays fut frappé par une terrible famine : « Si Tu n’arrives pas à nourrir tout ce monde, Tu n’as qu’à en créer moins ! ». A un Soufi à qui l’on demandait s’il connaissait Dieu, il répondit par l’affirmative : cela faisait tant d’années que Celui-ci le faisait souffrir de mille manières par la faim, la nudité, la honte. Sur un registre moins pathétique, on raconte que Molla Nasreddine fut placé en position d’arbitre pour partager équitablement neuf dattes entre trois enfants qui se disputaient à ce sujet. Il leur proposa de délaisser l’imparfaite justice des hommes, et d’agir « selon la parfaite justice de Dieu », ce que les enfants acceptèrent. « Vous êtes de bons Musulmans, répondit Nasreddine. Tiens, Ahmet, tu auras cinq dattes. Malik en aura trois. Quant à toi, mon pauvre Mahmut, tu n’auras rien du tout ».

La clé de tous ces dires paradoxaux voire choquants réside, selon l’optique des mystiques, dans le caractère équivoque de toute la création. Dieu ne peut se montrer aux hommes tel qu’Il est en Lui-même : l’univers serait pulvérisé en un clin d’œil s’Il Se manifestait ainsi. Il doit passer par la médiation d’un monde limité. Dieu est partout présent, mais masqué. Il Se manifeste ainsi dans le mal, la souffrance, le manque, lesquels sont inhérents à la création. Le fou vient clamer haut et fort que c’est bien Dieu Qui a voulu cela, qu’il n’y a pas à adoucir la cruauté de cette vie en cherchant des excuses au Tout-Puissant, et que c’est en vivant totalement cette souffrance qu’on peut atteindre quelque chose du Vrai.

 

Conclusion

L’humour permet ainsi de parler du plus inconcevable. Il exprime une vérité non logique. C’est toute la littérature religieuse de l’Islam qui se trouve traversée par des éléments humoristiques. L’exemple vient de haut, puisque selon des textes traditionnels, Dieu Lui-même rit. Daniel Gimaret, dans son livre Dieu à l’image de l’homme sur les anthropomorphismes dans le hadîth, consacre même un chapitre complet à ce sujet. Ces thèmes de l’humour rappellent un point essentiel : malgré tout l’effort des juristes, des théologiens et des philosophes pour ‘rationaliser’ la foi, pour lui donner un cachet clair et accepté par tous, il restera toujours un pivot essentiel relevant de la foi seule, d’une expérience qu’au fond rien ne peut justifier complètement par de simples arguments. Naysâbûrî raconte qu’un lettré, sortant de chez lui, aperçoit des enfants en train de jeter des pierres sur un vieux mendiant – il s’agissait du ‘fou’ Sa‘dûn. Il se met à morigéner les enfants pour se montrer aussi durs envers le vieillard. « Mais c’est un hérétique, disent les enfants pour se justifier ; il dit qu’il a vu Dieu ! ». Le lettré se tourne alors vers Sa‘dûn : « Malheureux ! comment pourrais-tu voir Dieu ? ». Et le pauvre hère de répondre : « Mais comment pourrais-je ne pas Le voir ? ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 

lundi 20 mai 2013

Le Paradis et l’ Enfer selon Ibn 'Arabî




 
Pierre Lory

 

Est-ce que l'enfer est éternel dans les religions monothéistes (Islam, Christianisme, Judaïsme) ? Est-ce vrai qu'Ibn 'Arabî dit que l'enfer n'est pas éternel et qu'il sert plutôt à purifier, et qu'une fois purifiés on va au paradis ? Si tel est l'avis d'Ibn 'Arabî, quel est son point de vue sur les Associateurs, les idolâtres ? Dieu ne dit il pas qu'il pardonne tous les péchés sauf l'idolâtrie, le polythéisme ?

Dans l'Islam et selon la plupart des dénominations chrétiennes, les châtiments infligés aux damnés sont effectivement considérés comme éternels, en ce sens qu'il n'est pas prévu de "moment" ou de modalité de leur fin [quant au judaïsme, il n'impose pas de dogme sur les conditions de la vie dans l'au-delà]. Dans le cas précis de l'Islam, il est dit des hommes qui meurent dans l'incroyance qu'ils resteront dans l'enfer "khâlidin", ce qui signifie au sens strict "un temps d'une longueur indéfinissable", et est traduit en général par "éternellement". Des hadiths (enseignements oraux du prophète Muhammad) confirment le caractère éternel de cet état, puisqu'ils rapportent qu'après la Résurrection, la mort sera abolie sous forme d'un mouton sacrifié.

Quant aux interprétations d'Ibn 'Arabi, elles relèvent de plusieurs considérations :

•Chaque homme retrouve dans l'au-delà la configuration morale et psychique qu'il a forgée durant sa vie. Un homme pieux et aimant retrouvera un au-delà paradisiaque où se reflèteront ses actions et aspirations vers le Bien, de façon démultipliée. De même, celui qui aura manifesté sur terre des qualités et des actions de violence retrouvera dans l'au-delà cette même brutalité elle aussi amplifiée à l'extrême. Il s'y trouvera dans un cadre qui lui est naturel, qui prolonge son propre Etre violent, qui est conforme à sa personnalité profonde "comme un poisson préfère l'eau et fuit l'air qui fait vivre les êtres sur la terre" selon l'expression d'Ibn 'Arabî. De même l'idolâtre, l'"associateur" se voile ici- bas dans l'ignorance de l'origine divine de toute chose : dans l'au-delà, il ne peut échapper aux ténèbres de l'ignorance qu'il a développées en luimême. Les conditions infernales décrites dans le Coran (feu, supplices) sont d'abominables tourments pour un croyant, mais ne représentent pas pour le damné de véritables souffrances, en un sens il prend même plaisir dans cet environnement qui lui correspond.

•Par ailleurs, il convient de replacer toutes ces considérations dans le système global d'Ibn 'Arabî, pour qui le cosmos entier reflète les Attributs divins de Miséricorde et de Rigueur. Le déploiement de cette double série d'Attributs conduit à l'existence nécessaire d'un Paradis comme d'un Enfer. Mais ces deux Attributs ne sont pas symétriques : la Miséricorde précède et domine la Rigueur et la Vengeance, c'est elle qui "existe" au sens vrai. La Miséricorde finira par avoir la préséance sur toute Rigueur. Les pécheurs resteront effectivement en Enfer, mais le côté douloureux du châtiment, lui, n'est pas éternel. Au fond, la seule vraie démarcation sera entre une demeure où la vision de Dieu sera offerte - le Paradis - et une autre où les humains resteront voilés dans l'ignorance - l'Enfer.

jeudi 24 janvier 2013

Compte-rendu Jâbir ibn Hayyan : Dix Traités d’Alchimie de Pierre Lory - Turba Philosophorum


                                                             Turba Philosophorum








Compte-rendu paru dans la revue La Tourbe des Philosophes n° 28 (1986).

A.A.

Jâbir ibn Hayyan : Dix Traités d’Alchimie. Les dix premiers Traités du Livre des Soixante-Dix,traduits de l’arabe et présentés par Pierre Lory, Paris, Sinbad, 1983.
 
Le Corpus Jâbirianum occupe dans l’histoire de l’alchimie en général, et dans l’histoire de l’alchimie islamique en particulier, une place de première importance, et il faut remercier Pierre Lory d’avoir permis au lecteur de langue française d’en prendre une meilleure connaissance grâce à cette traduction des dix premiers traités du Livre des Soixante-Dix. Seule une vingtaine de traités attribués à Jâbir avaient en effet été édités auparavant, dont quelques-uns seulement étaient accompagnés d’une traduction, alors que plus deux cents traités de ce corpus nous ont été conservés (sur un total, il est vrai, de trois mille environ), ce qui donne une mesure du travail qui attend les chercheurs dans ce domaine. D’autre part, les textes que le Moyen Age occidental a connu sous le nom de Geber, s’ils sont probablement des traductions de l’arabe, sont de toutes manière beaucoup plus tardifs que ceux du corpus jâbirien proprement dit qui nous occupe ici. Ces derniers, en effet, même s’ils n’ont pas (tous ?) été l’oeuvre d’un alchimiste du nom de Jâbir, ne peuvent en tout cas être postérieurs au dixième siècle, puisqu’on les trouve cités et commentés à partir de ce moment, tandis qu’il est généralement admis que les traités de Geber datent du treizième siècle, ce qui n’exclut pas, évidemment, un certain rapport de filiation entre ceux-ci et ceux-là. (Notons que vers 1300 une traduction latine du Traité des Soixante- Dix vit le jour, mais que, paradoxalement, ce Liber de Septuaginta n’était pas attribué à Geber.)
 

Eschatologie alchimique chez jâbir ibn Hayyân - Pierre Lory


 

 
 
 
Par Pierre Lory

Le Corpus des écrits attribués à l'alchimiste Jâbir ibn Hayyân, achevé vraisemblablement dans la première moitié du Xe siècle, contient des éléments d'une doctrine eschatologique ultra-chiite assez originale. Celle-ci ne se prononce pas sur les questions de succession de l'imamat qui avait déchiré le mouvement chiite. Pour elle, la rencontre avec l'Imam a lieu par le truchement du savoir, et tout particulièrement par la compréhension des secrets de l'alchimie, science totale, universelle. Le présent article tente d'en dégager des données nouvelles à partir de l'analyse du traité Kitâb al-Bayân. Ce texte suggère que la libération collective de l'humanité des chaînes de l'ignorance aura lieu grâce à la diffusion de ces sciences ésotériques. À la fin des temps, un personnage messianique divino-humain désigné comme le Bayân viendra rendre manifeste le caché, et accomplir ainsi le destin de l'humanité entière.

L'imposant corpus des œuvres attribuées à Jâbir ibn Hayyân1 intéresse principalement, on le sait, l'alchimie et la pharmacopée, la philosophie et les sciences naturelles, la magie et les sciences occultes. Il serait plus exact en fait de dire que son propos tend à souligner la solidarité profonde, la cohérence intime qui noue ensemble toutes ces disciplines. L'entreprise la plus originale de l'école jâbirienne aura été d'élaborer un système de correspondances entre phénomènes naturels et mécanismes linguistiques, la Balance des Lettres (mîzân al-hurûf). Rien n'échappe à cette lecture totalisante du milieu humain — y compris bien sûr sa finalité et son accomplissement historique. Nous voudrions attirer ici l'attention sur un traité jâbirien intitulé le Livre de l'Explication (Kitâb al-Bayân), qui révèle les liens existant entre l'explication linguistique, l'élucidation intellectuelle, le Grand Œuvre alchimique et la manifestation eschatologique d'un personnage prophétique désigné précisément comme le Bayân. Mais il importe de revenir quelque peu sur les présupposés de l'ultra-chiisme jâbirien.

La dimension eschatologique du message jâbirien affleure en effet dans plusieurs parties du Corpus, mais d'une façon fragmentée et allusive. C'est la raison pour laquelle Paul Kraus, après avoir publié son magistral Jâbir ibn Hayyân — Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam (1942/1) et son répertoire analytique des œuvres jâbiriennes (1943), avait eu pour projet de rédiger un troisième volet traitant des doctrines religieuses de l'école jâbirienne, et tout particulièrement de leur rapport avec l'ismaélisme. Son point de vue, notons-le, avait sensiblement évolué au fil des années. Dans un premier article (Kraus, 1930), il considérait Jâbir comme un membre déclaré de la da'wa ismaélienne pro-fatimide. L'originalité de la position jâbirienne lui apparut cependant de plus en plus au fil de ses recherches2. Sa fin tragique empêcha la maturation du projet d'une synthèse définitive. Toutefois, nous avons eu l'occasion de consulter les éléments de ses notes manuscrites conservées alors à l'IFAO au Caire lors de deux missions en Egypte en 1988 et 1989 : il comporte à l'état de brouillons des chapitres destinés à composer ce dernier grand travail d'érudition. Ces textes sont assez fragmentaires et non publiables en l'état ; nous en avons résumé les tenants essentiels dans une précédente publication (Lory, 1989 : 155 sq). La thèse défendue par Kraus était que les auteurs jâbiriens auraient en quelque sorte travesti des éléments d'une gnose ultra-chiite sous des spéculations alchimiques ou astrologiques visant à justifier indirectement la théorie de la venue prochaine d'un mahdi (fatimide ?) et à annoncer un bouleversement universel amenant l'abolition de la charia qui leur était contemporaine. Cette perspective a été adoptée, sous un angle un peu différent, par Yves Marquet dans un ouvrage plus récent (1988). Nous avons pour notre part entrepris une analyse systématique des doctrines ima-mologiques de l'école jâbirienne dans Alchimie et mystique en terre d'Islam (1989). Le présent article se veut un approfondissement de l'un des aspects de cette imamologie : la figure du Qâ'im, du prophète-imam devant inaugurer l'ère eschatologique de l'histoire humaine. Rappelons quelques points de cette vision de l'histoire sacrale sous-tendant cette attente eschatologique.

Jâbir ibn Hayyân se donne comme le disciple direct de l'imam Ja'far al-Sâdiq (m. en 765) ; la totalité de ses livres auraient été écrits avec l'aval, voire sous l'inspiration ou même la dictée du Maître. Or, les travaux de P. Kraus l'ont montré de façon convaincante, les traités jâbiriens ont en fait été rédigés lors d'une période s'étendant du milieu du IXe au milieu du Xe siècle (Kraus, 1943 : LXV). Les passages imamologiques du Corpus jâbirien devaient donc proposer des réponses à des questionnements posés aux mouvements pro-alides de cette époque plus tardive, tout en maintenant la fiction d'un enseignement ja'farien. L'originalité de la position jâbirienne réside justement dans sa tentative de transcender les questions de la succession à l'imamat qui divisaient le courant chiite à cette époque, laquelle recouvre, on le constate, la période de l'Occultation mineure des Duodécimains.

 Les auteurs jâbiriens manifestent en effet des tendances concordistes. Dans le trente-huitième chapitre du Livre des Cinquante (K al-Khamsîn, éd. Kraus, 1935 : 495 sq), ils énumèrent les questions de succession qui s'étaient posées aux Alides depuis la mort de 'Alî jusqu'à la désignation du successeur de Ja'far al-Sâdiq. Ils suggèrent la possibilité de l'existence d'un double imamat et, pour chaque imam d'un discours pluriel variant en fonction de l'auditoire (Lory, 1989 : 92-93 ; 96). Ils ne se risquent pas à spéculer sur la situation qui prévaudra après l'imamat de Mûsâ al-Kâzim (m. en 799). Mais ils introduisent par contre une hiérarchie des figures d'initiés, de cinquante-cinq formes de « personnes spirituelles » (ashkhâs rûhâniyya) participant à la fois des natures humaine et angélique, et constituant sans doute moins les dignitaires d'une hiérarchie d'une organisation constituée qu'une pluralisation des fonctions de l'imam parmi un ensemble d'initiés chiites, chacun manifestant un de ses aspects dudit imam (Kraus, 1942-2). Ces personnes, visiblement, ne symbolisent pas le plérôme angélique guidant les hommes, elles le constituent. Essentielle ici est la figure de l'Orphelin (al-Yatîm), désigné également comme le Glorieux (al-Mâjid). L'Orphelin n'est pas alide par son ascendance charnelle, mais par son degré de compréhension spirituelle qui fait de lui un authentique adopté par l'imam, accédant aux plus hauts niveaux de la gnose (Corbin, 1986 : 3e partie ; Lory, 1989 : 81-82). Point essentiel que nous trouverons en filigrane dans la problématique du Livre de l'Explication.

Enfin, les auteurs jâbiriens replacent leurs spéculations dans le cadre d'une histoire sacrale profondément spiritualiste. Les âmes humaines, immergées dans les ténèbres de la matérialité, sont invitées par les personnes prophétiques à lutter pour parvenir petit à petit à la lumière de la gnose, et ce au cours de « réincarnations » (takrîrât) successives. Le but pour chaque personne est d'entrer dans le plérôme des « personnes spirituelles » angéliques car « quiconque accomplit et profère la vérité est une personne spirituelle, surtout s'il est engagé dans la voie de la science et de la vertu de par lui-même, par disposition naturelle » (Livre de la Recherche, Kraus, 1935 : 508). Une fois intégrée à ce plérôme selon l'une des cinquante-cinq fonctions mentionnées, l'élu continue à y croître dans la pureté de la connaissance, se conformant de plus en plus à l'exemple parfait qu'est l'imam. Ainsi l'Orphelin découvre-t-il au bout de son parcours qu'il ne fait qu'un avec l'imam (Lory, 1989 : 79-84).

Le corpus jâbirien ne mentionne pas la cause de la déchéance, mais il désigne en tout cas le mal dont il entend délivrer les humains, à savoir l'ignorance. Or, l'élément essentiel dans la lutte contre l'ignorance est, logiquement, la diffusion de la science. Et c'est ici qu'intervient le rôle précis de l'alchimie dans l'économie du salut. L'alchimie ne constitue pas ici un simple savoir sur les minéraux, une discipline parmi d'autres. Elle représente le savoir des savoirs, la science qui contient la clé de toutes les compréhensions possibles en ce monde ; elle est la sagesse par excellence. Son origine n'est pas humaine ; elle fait partie des savoirs ésotériques transmis par Dieu aux prophètes, aux imams et aux grands saints3. L'alchimie révèle le secret intime du monde, qui est la structure humaine elle-même. Elle constitue le savoir ultime sur l'Homme Parfait, sur l'Imam lui-même, à l'instar du Coran et des autres livres sacrés : d'où le titre de « sœur de la prophétie » que lui confère une version de la Khidbat al-bayân (Corbin, 1986 : lre partie). La connaissance de la Pierre Philosophale est, en ce sens, assimilable à la rencontre avec l'Imam, et opère la transmutation de l'alchimiste lui-même en gnostique parfait, en Orphelin adopté (Lory, 1989 : 48-53 ; 60-62) : cela en raison d'une doctrine jâbirienne que nous ne pouvons aborder ici, celle de la transformation par la connaissance, le connaissant se conformant intérieurement à ce qu'il comprend.

On saisit dès lors combien nos alchimistes se sentent investis d'une mission initiatique décisive. Dans l'histoire sacrale présentée par les auteurs jâbiriens, Ja‘far al- Sâdiq et son enseignement représentent un sommet absolu ; le degré même de la prophétie lui est conféré. Il aurait possédé la science complète — entendez, dans le domaine de l'alchimie en particulier. Lui a succédé une période de trouble. Qui prendra le relais dans la diffusion de cette science dont dépend le devenir même de l'humanité ? Les initiés chiites de divers grades, parmi lesquels les auteurs jâbiriens se comptent certainement eux-mêmes (Lory, 1989 : 102-103 ; 67 sq ; 72 sq ; 110). Au-delà de toutes les querelles sur la désignation des imams chez les futurs Duodécimains, les Ismaéliens carmates ou fatimides, le corpus jâbirien annonce la transition assumée par une hiérarchie de savants, de gnostiques, qui assurent en quelque sorte collectivement la mission de l'imam sur terre. Cette période n'est certes évoquée qu'en des termes discrets et allusifs. Les auteurs jâbiriens se placent plus au niveau de l'évolution générale des âmes humaines vers leur ultime finalité qu'à celui des événements politiques. Mais ils mentionnent toutefois des signes censés se produire visiblement, dans la société voire dans le cosmos.

Un des plus importants de ces signes sera la venue d'un personnage messianique dont le profil rappelle celui du mahdi, mentionné notamment dans un court traité intitulé le Kitâb al-Bayân dont nous allons ici tenter une analyse systématique. Ce personnage est évoqué de façon très sibylline. À la suite de considération sur les différentes acceptions possibles du terme bayân, il est désigné lui-même sous le titre de Bayân. Nous sommes donc apparemment bien démunis pour élucider une doctrine eschatologique complète à partir de données si allusives. Mais c'est précisément cette paucité qui a attiré notre attention. L'auteur nous avertit d'entrée qu'il existe un lien entre les différents niveaux du Bayân. En d'autre termes, il existe un lien entre les éléments de la rhétorique et de l'acte de comprendre d'une part, et la révélation eschatologique du sens de l'histoire de l'autre. De la même manière qu'une métaphore ou un terme rare contiennent déjà présent en eux le sens que l'opération de bayân vient expliciter, ainsi le sens de l'histoire est-il déjà implicitement contenu dans les phénomènes apparents du monde terrestre. Mais laissons plutôt parler le texte lui-même.

Le Livre de l'Explication, dont nous donnons ici une traduction commentée, correspond au n° 785 du répertoire établi par Kraus (1943 : 109 ; Sezgin, 1971 : 251). Il fait partie de la collection des Cinq cents Livres, collection jâbirienne tardive dont P. Kraus situe l'achèvement vers 330/941 (Kraus, 1943 : LXV), et dont les traités s'attardent plus sur les questions doctrinales, philosophiques, que les collections les plus anciennes où la description matérielle des opérations alchimiques tient une place prépondérante. Il existe deux autres traités jâbiriens (n° 14-15 et 192 dans le répertoire) portant le même titre, mais dont le contenu diffère de celui du présent Kitâb al-Bayân. Le texte que nous suivons ici est celui qu'avait édité Holmyard en reprenant la lithographie de Bombay publiée en 1891 (Holmyard, 1928 : 5-12 ; sans précision des manuscrits utilisés. Ici : A), mais nous le corrigeons à l'aide du manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris n° 5099 (fol. 174 b – 175 b ; ici B), souvent moins fautif.

Le Livre de l'Explication

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux !

 

 

I. 1. Louange à Dieu qui par son explication (bi-bayâni-hi) guide les hommes bien guidés et par sa justice sauve les croyants. Que Dieu accorde ses prières et son salut à son prophète Muhammad, à sa famille et à ses compagnons en abondance.

2. Sache que l'ordonnance de ces livres impose, comme nous l'avons expliqué (bayannâ) précédemment, de les disposer selon un ordre gradué : il s'agit d'en nourrir le disciple progressivement comme on alimente le petit enfant [d'abord] avec du lait. De plus, la nécessité conduisait à répartir les parties différentes de ces sciences entre les livres. Nous nous étions en effet engagé à exposer le contenu de chacune d'elles selon son ordre propre, sans placer au commencement [une explication] concernant la fin [de l'œuvre], ou inversement. La part propre à chaque science se voit ainsi garantie. L'apprentissage de chaque discipline impose pour celle-ci une position propre et obligée, en fonction de la facilité de son accès pour l'esprit des étudiants. Il nous fallait donc éviter de présenter la part d'une science quelconque sans introduire alors la part d'une autre science au même degré [de difficulté]. De ce fait, ne t'étonne pas que prenne place dans l'ensemble des exposés sur chaque science des mentions d'autres disciplines4 : ne présume pas que nous cherchons à brouiller ta compréhension, à mélanger l'alchimie à la religion, la religion à la philosophie etc. Une telle impression de ta part serait erronée ; la vérité est ce que je viens de l'expliquer, sache-le !

3. Le discours sur l'explication (al-bayân) étant l'une5 des sciences de nos maîtres6— la paix soit sur eux ! — devant être mise à la première place, sa démarche étant l'une des voies indispensables qu'il importe de présenter [en premier] au disciple et dont il doit être nourri, il était nécessaire que nous en fassions état dans ce livre afin que l'aspirant à ces nobles sciences en apprenne la réalité et la véracité, et qu'il en tire un grand profit. Comprends ce que nous te disons, saisis notre intention et tu atteindras la félicité si Dieu — qu'il soit exalté — le veut.

II. Le terme bayân, ô mon frère, s'emploie dans deux sens, selon qu'il s'applique à la parole (qawl) ou à la connaissance ('ilm) — ou bien, si tu veux, selon qu'il s'applique à la parole ou à la signification (ma'nâ). Les deux (la connaissance et la signification) désignent une chose unique7 ; apprends ceci dans les livres du Sens et du sensible et de l'Intellect et de l'intelligible8, qui sont des traités de cette collection, si Dieu - qu'il soit exalté - le veut. L'explication (bayân) se rapportant à la parole d'abord est de plusieurs sortes.

1) Nous avons celle qui est décrite comme étant l'éloquence (al-balâgba), s'agissant du bayân des rhétoriciens, consistant à rassembler de nombreuses significations en peu de mots. C'est en ce sens que l'on a dit : « Il y a de la magie dans le bayân »9. Ceci et les formes apparentées [d'éloquence] reviennent à assurer à des significations une bonne réception dans l'esprit [de l'auditeur] et une compréhension rapide grâce à la beauté et à l'agencement des termes, au choix d'expressions familières et faciles à saisir pour l'auditeur, de préférence à des termes étranges ou trop recherchés.

2) Une deuxième forme de bayân appliqué aux mots, est ce qui relève du commentaire, de l'explicitation, de la répétition d'un même sens au moyen de vocables différents ; il n'est utile qu'à l'homme dépourvu d'intelligence.

3) Une troisième forme est le bayân spécifique. Elle est la [simple] allusion suffisante pour l'homme intelligent, sagace, à l'esprit éveillé ; elle le dispense [du besoin] d'éclaircissements explicites. Cette forme de bayân est nécessaire à ceux qui, par politique, choisissent de faire comprendre à l'élite [initiée] ce que le commun des hommes ne saisit pas, même si tous entendent ensemble ce même propos.

4) La quatrième forme de bayân verbal, c'est la parole délivrant explicitement la signification visée par des termes sans équivoque, qu'ils soient considérés ou non comme nobles par les philologues.

III. 1. Voilà donc les différents types de bayân verbal. Quant au second type de bayân, qui se rapporte à la connaissance et à la signification, il se divise lui aussi en différentes formes. 1) La première, c'est la [simple] connaissance d'une chose ; car le fait [en tant que tel] de savoir une chose s'appelle bayân ou tibyân, l'objet s'explicitant et devenant clair (yastabîn) dans l'esprit par l'acte de savoir. C'est à cause de cet acte de savoir que l'on a appelé la parole explicative bayân-cat cette parole conduit en effet vers la science, elle en est le chemin. Il est deux sortes10 de connaissances : a) la connaissance globale, comme celle de l'homme [qu'il est lui-même], et c'est le bayân inférieur, b) la connaissance discriminante, comme celle de l'homme se sachant vivant, raisonnable [nâtiq), mortel, et c'est une connaissance moyenne. Et c) la connaissance doublement discriminante, par laquelle l'homme se connaît de par son âme (nafs) et son intellect ('aqt) simples ; c'est le bayân supérieur. Comprends cela et mets-le en pratique, tu seras sur la bonne voie si Dieu — qu'il soit exalté — le veut.

2. La seconde forme, c'est la manifestation de la signification (zuhûr al-ma'nâ), son épiphanie (tajallî-hî), son dévoilement soit aux sens, soit à l'intellect. Elle peut s'effectuer selon deux modalités : en manifestant soit l'essence de cette signification, soit son action, son effet. Ce qui se manifeste dans son essence même, ce sont par exemple les choses sensibles apparaissant aux sens du sujet percevant, lorsque l'obstacle à leur saisie et à leur présence aux sens est enlevé, lorsqu'aucune équivoque ni incertitude de quelqu'ordre n'entache plus la perception. Le bayân intellectif, c'est par exemple la proposition positive ou négative, et les évidences premières dans les intellects. Quant à ce qui se manifeste par son effet renvoyant à lui, c'est par exemple le Créateur — béni et exalté soit-Il — ou le mouvement, la vie, les substances spirituelles simples11, chaque chose selon son degré propre d'explicitation (bayân). D'où cette parole prophétique (khabar) affirmant au sujet des Noms divins qu'ils comportent un bayân.

3. La troisième forme d'explication se rapportant au sens, c'est la Guidance — non pas sur le mode déductif, car ce que nous venons de dire sur les effets renvoyant aux essences établit clairement la preuve (de ce type) — mais ainsi que Dieu — béni et exalté soit-Il — a dit : « Celui que Dieu veut guider, Il lui ouvre son cœur à l' islâm ; celui qu'il veut égarer, Il lui resserre et oppresse le cœur comme s'il avait à escalader le ciel » (Coran : VI, 125). Sache que ce dernier bayân rentre dans toutes les autres formes d'explicitations. Sache cela, car c'est un des immenses prodiges du Livre qu'il intervienne dans toutes les catégories (du bayân). En tant que l'homme trouve en effet nécessairement (ce bayân) à partir de lui-même lorsqu'il y prête attention, il est de l'ordre des choses sensibles et perceptibles. En tant qu'il ne peut en douter lorsqu'il le rencontre, il ressort aux intelligibles premiers. En tant qu'il est un effet et une signification dérivée d'un agent efficient, renvoyant à cet agent, il relève d'une des deux sortes (de bayân) renvoyant à autre chose qu'à elles-mêmes. En tant qu'il s'impose à l'existence de celui chez qui il est présent, il correspond à ce qui renvoie à sa propre essence. Et en tant qu'il est présent dans l'esprit humain (nafs) sans origine sensible, il est pur intelligible. Considère donc, ô mon frère, cette chose unique ; comment il lui advient des états différents, alors qu'elle reste une en elle-même, afin de désigner que l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune substance ne dépasse en noblesse. Voilà pourquoi toutes les significations des choses advenantes sont ses effets. Sache cela, ô mon frère, que tu puisses bénéficier en de nombreuses occasions dans les disciplines intellectuelles et les matières religieuses.

IV. 1. Sache qu'il reste une forme de bayân, existant (muhdath)dans le monde de la génération et de la corruption en vue du gouvernement (siyâsa).Parmi l'ensemble des différents types de bayân, il ressemble à ce très noble bayân divin, car il est conformé selon son modèle et provient d'une action de son agent. Cependant, revêtu d'équivoque par le monde, il apparut selon une signification différente de celui-là, appropriée au monde et à ses habitants. Il est le hamza terrestre et en mouvement (mutaharrik, doté de voyelles), non le Alifen repos [sâkin, non vocalisé] muet : car le Alifen repos est le Silencieux. C'est ce Hamza vocalisé qui est à l'origine de toute chose, le Compositeur des livres, l'Initiateur des métiers, des arts, des sciences et des gouvernements (siyâsât) qui assureront le salut à tous ceux qui se trouvent dans le monde de la génération et de la corruption proportionnellement aux mérites et aux capacités de réception. Il manifeste ainsi qu'il est la Cause première. Il pourra en dériver des effets se comportant de façon semblable. Ceux qui ne connaissent pas [le Hamza] estimeront que [ces hommes] sont Lui-même, non ses effets issus de Lui. Ces hommes [= les effets] rédigeront des livres et entreprendront des actions dans le monde, non de par eux-mêmes mais en s'ins-pirant de ce que Lui [le hamza] a apporté, à titre de commentaires et de gloses explicatives. Voila – par mon Maître — la différence entre Lui et eux.

2. Sache cela, ô mon frère, afin que tu ne t'égares12 pas et que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations (takrîr) ; car celui qui connaît en toute vérité cette noble personne et reçoit la félicité de pouvoir la contempler, d'agir selon ses ordres et interdictions, celui-là ne connaîtra plus d'autre réitération. Quiconque le verra n'atteindra cependant pas [pour autant] ce degré, car il peut arriver que le voie celui qui mérite la transformation avilissante sous forme animale (maskh) ou minérale13, la réitération (takrîr) etc. Il n'appartient pas à ce dernier d'accéder à la connaissance, même s'il a lu ses écritures. Ainsi Dieu a-t-il dit : « Ainsi menons-nous les cœurs des criminels » (Coran : XV 12) ; ils ne croiront pas « jusqu'à ce qu'ils aient vu le châtiment terrible » (Coran : X 87 ; 97), jusqu'à ce qu'ils accomplissent le châtiment douloureux, se purifient, deviennent mûrs en abandonnant14 leurs penchants naturels, leurs éléments ténébreux se consumant à force de punitions subies comme le font les calcinations pour les métaux ; sache cela.

3. Cette personne, ô mon frère, n'apparaîtra qu'au moment des conjonctions déterminant les mutations (al-intiqâlât), lorsque les sciences seront délaissées, les religions altérées et la corruption générale. Elle provoquera alors un redressement de toute chose, et sa première initiative sera de composer des livres sur les sciences éso-tériques laissées à l'abandon, et de mettre en évidence leurs démonstrations. Puis elle se lèvera l'épée à la main pour redresser les âmes ne pouvant être amendées par des sciences et ayant encore besoin de réitérations sous des formes inférieures15, car ces âmes sont semblables à la gale par son effet corrupteur et à l'infection maligne dans les membres du corps. Pour cette noble personne ont été préparés les trésors enfouis des temps anciens. Elle apparaîtra dans le futur dans une conjonction du Sagittaire, sache cela.

 

Ayant exposé ce qui relevait du bayân, que ceci soit la fin de ce traité, si Dieu — qu'il soit exalté — le veut. Fin du Traité de l'Explication, avec la louange à Dieu, grâce à l'aide et au succès qu'il nous a accordés. Que ses prières reviennent à notre seigneur Muhammad et à sa famille, ses compagnons, qu'il leur accorde le salut en abondance, perpétuellement. Louange à Dieu, Seigneur des mondes !

 

Commentaire

Le titre de ce court traité semblera à première vue bien courant voire anodin, puisqu'il est identique à celui de maintes oeuvres bien plus prestigieuses de la littérature de langue arabe. Mais, on s'en sera aperçu, le sens ultime conféré à bayân est ici très spécifique : il s'agit de la rencontre transformante avec l'imam, avec la Cause Première, personne elle-même désignée comme le Bayân. Et ici, on ne peut éviter d'établir un rapprochement avec la fameuse Khutbat al-bayân, dans laquelle 'Alî aurait dévoilé à ses fidèles rassemblés dans la mosquée de Koufa sa véritable nature d'agent cosmique. Le propos, dans les deux textes, est finalement le même. Le texte de la Khutbat al-bayân était connu de Jâbir, qui en cite un fragment dans son Livre de la Pierre (éd. Holmyard, 1928 : 22) ; et, plus tardivement, des passages alchimiques du célèbre prône ont été transmis, et commentés par Jaldakî (Corbin, 1986 : lre partie). Que le terme de bayân ait pu recouvrir des connotations escha-tologiques dans différents milieux ésotéristes est suggéré par Massignon dans une note malheureusement incomplète à propos du traité hallâjien Khulq al-insân wa-al-bayân,16qu'il rapproche d'un [Kitâb al-] Bayân signalant l'année 290/902 comme date messianique (Massignon, 1975 : III, 289).

I. 1. L'Explication visée par le texte se précisera par la suite : il ne s'agit pas du Coran en lui-même comme le donnerait à penser une exégèse première, mais de toutes les formes de délivrance des ténèbres de l'ignorance, et en particulier de l'enseignement et de la présence des imams-prophètes. Le titre de mahdi n'est pas mentionné, mais la racine HDY n'estcependant pas absente de notre texte, qui commence par référer aux hommes guidés sur la bonne voie (al-muhta-dûn) ; et en III. 3 le bayân divin est identifié à la hidâya.

 

2. La justification de la démarche ésotériste de Jâbir (discontinuité du discours, éparpillement des données...) reprend ici un argument maintes fois évoqué au cours du Corpus. L'image même de l'alimentation du nourrisson apparaît dans un autre traité fondamental de l'ésotérisme imamologique de Jâbir, le Livre du Glorieux (Corbin, 1986 : 185-186). Chaque traité, dit-il, doit s'adapter au niveau de compréhension du lecteur, et suit donc un ordre plus rigoureux qu'il n'y paraît. La suite du traité suggère que ce caractère graduel de l'exposé des sciences occultes ne corresponde pas seulement aux étapes d'une initiation individuelle au cours d'une vie individuelle, mais d'une explicitation d'un contenu ésotérique d'un cycle de la hiéro-histoire à un autre. Le Kitâb al-Bayân se pose comme l'annonce de la divulgation des sciences occultes par le hamza terrestre devant se produire à l'horizon des temps.

Le point essentiel soulevé ici par Jâbir, son avertissement, est le suivant : les traités du corpus mêlent diverses disciplines et approches. Ceci est délibéré et fait partie de l'originalité même de son approche alchimique et de son vocabulaire (Lory, 1994). Un exemple très parlant de ce type d'ésotérisme, et qui éclaire notre présent sujet, est la prédiction des deux Frères apparaissant en plusieurs endroits du corpus, et notamment dans le Livre du Mystère caché (K. al-sirr al-maktûm, éd. Kraus, 1935 : 333 sq ; Lory, 1989 : 97 sq). Les deux Frères y sont décrits simultanément comme deux substances alchimiques (froide — humide et chaude — sèche) ; comme deux personnages eschatologiques devant apparaître à un moment situé dans l'histoire à venir ; et enfin comme le chiffrage même du disciple alchimique sur sa voie vers l'initiation qui, à la fin de son parcours, devient ces frères ; ou le frère de Jâbir, identique à lui. Nous n'avons pas affaire ici, croyons-nous, à une utilisation outrancière de l'allégorie, mais plutôt à la conviction que les trois ordres de phénomènes, microcosmique (l'initiation du disciple), mésocosmique (l'œuvre alchimique) et macrocosmique (le parachèvement eschatologique de l'histoire) correspondent à des lois homologiques, voire identiques car relevant de mêmes cycles (astrologiques) plus vastes. Cette remarque au sujet des deux Frères vaut tout autant pour l'exposé sur le bayân qui va suivre.

II. La suite du traité distingue clairement deux emplois du terme bayân : le bayân qui passe par la médiation du langage, et celui qui correspond à une intellection immédiate dans l'esprit humain. C'est la seconde acception qui intéresse le plus l'auteur ; d'où, nous semble-t-il, sa discrétion à l'égard du bayân coranique, truchement parmi d'autres d'une vérité qui doit être saisie intérieurement pour exister.

Dans la stylistique arabe classique, le terme de bayân s'approchait effectivement de la notion d'éloquence (balâgha). Nous ne nous attarderons pas ici sur les opinions, d'ailleurs changeantes au cours des siècles, des hommes de lettres sur la définition précise de ces notions. Retenons simplement leur insistance à définir ce bayân comme la qualité d'exprimer exactement une idée avec une expression verbale concise, transmettant le message sans demander effort ni réflexion de la part de l'auditeur. Selon une définition exemplaire attribuée à Ja'far b. Yahyâ le Barmékide17 : « [Il y a bayân] lorsque le mot englobe toute ta pensée et rend entièrement ton intention, en lui enlevant toute équivoque, sans que tu ne fasses effort de réflexion [pour t'exprimer] ni qu'il y ait besoin [...] d'interprétation [pour te comprendre] ». Cette notion d'adéquation du sens à la parole et, partant, de facilité, d'immédiateté de la compréhension, me semble essentielle. Elle est en effet transposable à l'ésotérisme jâbirien, qui cherche à établir l'adéquation la plus précise entre le discours apparent et la réalité cachée afin de susciter une sorte de saisie illuminative. Jâbir cite, sans l'identifier comme tel d'ailleurs, le hadîth connu selon lequel « dans l'éloquence réside de la magie ». Mais, alors que le hadîth enjoignait de se méfier de cette éloquence — « allongez donc vos prières, et raccourcissez vos sermons » —, notre texte y voit simplement une confirmation de l'immédiateté de l'éveil de la compréhension chez l'auditeur.

Pour Jâbir, l'ésotérisme du discours n'existe pas en lui-même, il résulte simplement de l'épaisseur mentale des gens du commun : « À celui qui demande : pourquoi la science des imams est-elle dissimulée, alors qu'ils sont dépositaires de la vérité ? [je réponds :] ils ne la dissimulent aucunement, la vérité est manifeste (zâhir). C'est votre propre ignorance, votre intentionnelle négligence qui vous empêchent de constater » (Livre du Passage de la puissance à l'acte, éd. Kraus, 1935 : 37-38). C'est dans une telle optique que le bayân entendu dans son sens linguistique peut, selon le Livre de l'Explication, correspondre à trois publics :

1.soit il cherche à rendre une intention claire à de nombreuses personnes initiées ou non, et utilise l'éloquence (al-balâgha).

2.soit il s'adresse à des gens ignorants ou peu intelligents, et correspond alors à un effort de glose sans recherche d'effets littéraires.

3.soit il s'adresse à des initiés, et il lui suffit d'être une simple allusion bien formulée pour que les destinataires du message le saisissent en totalité.

Plus inattendue pour nous est la quatrième forme de bayân évoquée dans le traité, celui que Jâbir évoque comme totalement explicite. En quoi ne serait-il pas assimilable à la première ou la deuxième forme évoquée ici ? À quoi correspond cette adéquation entre le mot et sa signification, qui ne serait pas assimilable à de l'éloquence ou au commentaire ? Il faut à notre sens revenir à une intention première des auteurs jâbiriens : celle des sciences occultes et de l'alchimie. L'alchimie par exemple, est-il affirmé à maints endroits du corpus jâbirien, ne peut pas être divulguée telle quelle car, même si ses opérations étaient comprises, des utilisateurs immoraux pourraient en mésuser. La divulgation ouverte — ce bayân explicite dont Jâbir fait ici état — ne pourra donc avoir lieu que lorsque les conditions de maturité humaine du public seront assurées : celles, précisément, qui correspondent à l'horizon eschatologique signalé à la fin du traité (IV. 3.).

III. 1. Jâbir a établi plus haut une identité entre la connaissance (‘ilm) et la signification (ma‘nâ). Celle-ci ressortit à sa vision propre de la noétique, toute imprégnée de néoplatonisme et de gnose. L'intellect humain, affirme-t-il, est une substance simple, immatérielle, telle une pure lumière. Il est capable en puissance de saisir tous les universaux contenus dans l'Intellect Universel et l'Ame Universelle. L'homme terrestre peut parvenir à ce type de connaissance dans une sorte d'illumination désignée comme ‘ilm. Cette forme de connaissance est distinguée de la ma‘rifa, connaissance partielle attachée à la matérialité des choses particulières, et simple étape dans l'acquisition du ‘ilm (Abû Rîda, 1984 : 52 sq). On comprend que le langage du bayân s'attache ici au sens, dans ce qu'il a d'universel.

 

La distinction que Jâbir établit entre les trois formes de connaissances (qu'il annonce comme n'étant que deux !) peut être comprise comme suit :

1.un homme peut comprendre sans analyser la nature de l'objet perçu ni celle de sa propre compréhension. Il s'agit alors d'une connaissance naïve, au premier degré, ne se posant aucune question ;

2.il peut analyser l'objet de sa connaissance comme le font les logiciens, mais sans se poser la question du fondement de son propre savoir ;

3.l'homme peut percevoir les phénomènes et les comprendre analytiquement tout en devenant conscient qu'il les saisit en tant qu'universaux, dans leurs essences, grâce à son intellect pur.

Chacune de ces intellections peut être définie comme un bayân ; mais la supériorité de la troisième est explicitement soulignée.

La suite du traité illustre cette division. Au premier type de savoir correspond le bayân simple (III 1). Le deuxième type de savoir est détaillé ensuite (III 2). L'exposé en est quelque peu confus. Il devrait être compris comme suit : la manifestation de la signification à l'intellect peut avoir lieu 1) par le truchement des sens et 2) par leur éveil dans l'intellect. Chacune de ces deux intellections peut avoir lieu directement, ou par inférence à partir des effets perçus. Ce qui suppose donc quatre modes de bayân ici :

1.1 a) la connaissance sensible immédiate ;

2.1 b) la connaissance inférée par le biais des sens, comme celle de Dieu en tant que créateur. Ainsi Dieu est-il connu à travers ses Beaux Noms, qui sont ses effets dans le monde ;

3.2 a) les données premières de l'intellect, celles qui servent de cadre à toute pensée ;

4.2 b) la connaissance dérivée dans l'intellect. Il est à noter que cette catégorie est implicite dans le texte lui-même. Le mouvement et la vie pris comme exemples s'observent à partir des données du sensible, mais il n'y a pas d'exemple de connaissance inférée à partir des intelligibles premiers (bidâyât al-'uqûl). Peut-être cette catégorie 2 b) s'allie-t-elle selon Jâbir avec la précédente 1 b) pour accéder aux connaissances métaphysiques. En tout cas, elle est sans doute incluse dans la troisième forme de bayân min tarîq al-ma'nâ mentionnée immédiatement après comme étant « pur intelligible » ('aqlî mahd).

III 3. Avec la mention du bayân divin, nous entrons au centre du propos théologique de Jâbir. Après l'explicitation sur le mode terrestre langagier, puis sur le mode intellectif, nous parvenons au stade ultime : la compréhension par impulsion et don divin. Mais il faut se souvenir que notre traité se situe dans la perspective de l'ultra-chiisme, non dans celle de la spiritualité musulmane courante. La citation coranique18 et les propositions qui suivent pourraient laisser croire qu'il fait allusion au don de la foi, comme expérience immédiate, qui s'impose au croyant avec autant de force qu'une perception sensible, sans laisser de place au doute. Et, de fait, l'élucidation mentale est ici incomparablement plus forte que dans la simple inférence mentionnée plus haut. Jâbir nous avait prévenu qu'il mélangerait les disciplines (cf. supra, I. 2). Alors qu'il évoquait plus haut (II. 2) une définition philosophique du bayân, nous passons ici au domaine des faits religieux (diyâna) avant d'aborder le discours final relevant de l'alchimie [cosmique]. Toutefois, s'il s'agit bien d'islâm, de religion et d'expérience de foi, ceci se situe dans le cadre de la gnose chiite. Car sa finalité est spécifiée en définitive « afin de signifier que l'instance [suprême], c'est la Noble Substance, qu'aucune substance ne dépasse en noblesse » (li-yadulla 'alâ anna l-mutawallâ huwa l-jawhar al-sharîf alladhî lâ jawhar ashraf min-hu). Quelle est cette noble substance, la plus noble de toutes ? Ici, « substance » doit s'entendre dans le sens théosophique propre au vocabulaire jâbirien19, qui mentionnait plus haut al-jawâhir al-basîta al-rûhâniyya, à savoir les anges de la hiérarchie spirituelle, qui communiquent aux hommes les messages de l'Intellect et de l'Ame Universels. La Noble Substance, c'est l'Intellect lui-même, dans son acception gnostique : c'est le ‘Ayn, pour reprendre le terme utilisé dans le Livre du Glorieux (Corbin, 1986 : 3e partie), à savoir l'imam lui-même, dans sa dimension métaphysique pure.

IV. 1. C'est la seule partie du texte qui a retenu l'attention des chercheurs jusqu'à présent (Kraus, 1930 : 41 sq ; Marquet, 1988 : 98). Le texte du Livre de l'Explication nous transporte d'emblée dans la logique propre à l'imamologie jâbi-rienne. À l'instar des autres courants ultra-chiites, l'école jâbirienne distinguait le rôle du prophète parlant (nâtiq ; comme Moïse, Jésus, Muhammad) de celui de l'imam « silencieux » (sâmit, car ne promulguant pas de Loi, mais explicitant la Loi édictée par le nâtiq). Adoptant une position extrême, il donnait la préséance au Silencieux sur le Parlant (Corbin, 1986, 3e partie). Le Silencieux devenait même l'image humaine parfaite en Dieu, précédant la création d'Adam, le visage éternel de la divinité. Ce faisant, il s'engageait dans une certaine difficulté doctrinale : comment envisager que la même personne (c'est bien le terme de shakhs qui est employé) puisse simultanément désigner l'ineffable face divine, et un imam terrestre manifesté, comme 'Alî ou Ja'far al-Sâdiq ? En fait, nous l'indiquions plus haut, la fonction imamique se pluralise pour Jâbir en une hiérarchie de cinquante-cinq ashkhâs décrits dans son Livre des Cinquante en termes très elliptiques. Le Parlant historique (Muhammad) a manifesté un aspect extérieur du Silencieux métaphysique, tout comme le Silencieux historique (‘Alî) en a manifesté l'aspect ésotérique. En ce sens l'imam terrestre peut être dit divin et humain à la fois (ilâh wa-bashar, lâhûtî wa-nâsûtî- éd. Kraus, 1935 : 498). Mais revenons au texte.

Le personnage historique qualifié de Bayân est produit historiquement dans le monde (muhdath). Cela, nous dit Jâbir, à des fins de siyâsa : il importe de ne pas traduire trop vite ce terme par « politique » ou « pouvoir », car la maîtrise suggérée ici est surtout celle de la guidance des âmes vers leur fin eschatologique, comme la suite du texte le montre. Cette personne est rapprochée du bayân divin car :

1.elle correspond à sa définition. Cette personne envoyée sur terre n'est pas étrangère à l'imam céleste ; ses attributs sont les siens. Plus encore,

2.elle est issue du même agent qui a produit le divin bayân. Leur origine est commune. On peut ici référer aux célèbres hadîth-s chiites où Alî et Muhammad sont décrits comme les premiers créés, verbes primordiaux énoncés par l'inconnaissable et insondable divinité.

 Le bayân terrestre est donc la manifestation du Verbe divin sur Terre. Il est à la fois divin et humain, pour reprendre l'expression du Livre des Cinquante. Le passage par le symbolisme des lettres est ici très expressif. Il illustre le rapport entre le Verbe archétype et immuable, le Alif imprononçable, grâce à qui de la vocalisation, donc du sens, peut être produit20. Alors, à qui identifier le Bayân ? Serait-il un nouveau prophète parlant (Kraus, 1943) ? Un Orphelin investi d'une mission eschatologique ? Nous ne pensons pas qu'il faille scinder ici de façon nette la fonction du prophète-législateur de celle d'imam-initiateur ou du portail et des autres dignitaires du système jâbirien. Chacune de ces personnes, nous l'avons dit plus haut, exprime un aspect de la nature de l'imam. Mais parmi les cinquante-cinq titres de dignitaires religieux énumérés par Jâbir dans le Livre des Cinquante ne figure précisément pas celui de bayân. Notre texte nous affirme simplement qu'il dérive de la Noble Substance, et qu'il est la Cause Première. S'agis-sant de l'ultime moment de l'histoire cyclique de l'humanité, où tout ce qui est caché doit être révélé, la différence de fonction entre parlant et silencieux serait vidée de son sens.

Tâchons de cerner la mission terrestre de cette figure messianique. Ce Hamza s'est manifesté par le passé (zahara). À quel moment de l'histoire ? La suite du texte signalant qu'on lui doit la composition des livres21, l'instauration des métiers et des arts salvifiques montre que ce n'est pas une seule personne qui est visée ici, mais une fonction d'imam-prophète qui a traversé toute l'histoire. Les grandes figures de l'Antiquité sont sans doute également visées ici. Chaque peuple, chaque cycle historique, sans doute, a reçu de la part du Hamza de son époque ce qui convenait à ses propres capacités de réception.

 

La phrase incise et assez embrouillée sur les « effets » du Hamza qui sont confondus par certains avec lui-même, sont sans doute à mettre en rapport avec les nombreuses querelles ayant agité le monde du chiisme : notamment celles ayant concerné la succession de Ja'far al-Sâdiq, que Jâbir considère comme investi d'une mission de niveau prophétique, et aux débats autour de la préséance entre elles des différentes figures imamiques.

IV. 2. Puis le texte passe à l'évocation de l'apparition de ce Hamza aux temps présent et au futur. Il se place en effet dans une perspective explicitement cyclique. Les âmes humaines, nous l'avons signalé plus haut, connaissent plusieurs existences terrestres leur permettant de croître et de se conformer au modèle ima-mique, comme nous l'expliquions plus haut. Le terme utilisé pour désigner ces retours est d'origine alchimique : takrîr, la réitération d'une opération afin d'en parfaire le résultat. Chaque existence permet à l'individu de se purifier à travers les épreuves. Ici, le « châtiment douloureux » évoqué dans le Coran ne correspond pas aux tourments de l'enfer, mais à l'épreuve d'une nouvelle réincarnation avilissante agissant comme une opération purificatrice. Ce n'est pas un hasard si ici également c'est l'alchimie qui illustre ce processus avec l'image de la calcination des métaux. L'alchimie, nous le disions, ne correspond pas à une figuration allégorique de la transmutation humaine, elle en est l'agent actif. Car la compréhension transmute la personne.

IV 3. Le texte passe enfin à un discours prédictif annonçant la venue prochaine de ce personnage. Il affirme trois points à son sujet :

1.Il viendra à un moment de l'histoire astrologiquement déterminé. On ne peut s'empêcher de penser bien sûr aux spéculations diffusées en milieu qarmate et ismaélien fatimide sur l'avènement des bouleversements eschatologiques, étudiées notamment par de Goeje dans les Carmathes de Bahrein et les Fatimides ; et les remarques d'Yves Marquet dans plusieurs de ses articles sur la date de 316 A. H. (928 A. D.) correspondant à une conjonction de Jupiter et de Saturne dans le Sagittaire. Notons cependant l'extrême discrétion du présent texte. Il se borne à signaler une conjonction dans le Sagittaire, mais sans préciser quelles planètes seraient concernées.

2.Il viendra restaurer les sciences délaissées à un moment de grande décadence religieuse. Nous retrouvons ici un des thèmes courants dans l'eschatologie musulmane : les temps derniers seront à la fois ceux de la plus profonde dépression en matière spirituelle, et ceux où les hommes seront les plus réceptifs à la proclamation du nouveau message. Cette restauration des sciences aura lieu d'abord par la diffusion d'ouvrages écrits. Une entreprise comme celle de l'édition du corpus jâbirien, cela transparaît à travers maints traités, se définissait elle-même comme l'un des éléments majeurs préparant cette parousie du Bayân, visiblement attendue de façon assez prochaine et imminente.

3.Après une période de persuasion par les livres et la science, il entreprendra un combat armé. Nous nous trouvons là aussi en présence d'un stéréotype de la littérature apocalyptique traditionnelle. Le Bayân reprend en quelque sorte le modèle muhammadien : après une période d'enseignement, il passerait à une phase « médinoise » de sa mission. Il subsistera une partie de l'humanité qui sera inaccessible à tout appel vers la Vérité. La présence et l'action du Bayân ne changera rien en eux, pas plus que chez les adversaires de Alî parmi ses contemporains22.

Les événements afférents à la venue de cette parousie ne sont pas décrits, mais on peut deviner qu'il s'agit des moments ultimes de l'histoire sacrale en tant que telle, et non de la clôture d'un cycle parmi d'autres. La campagne militaire du Bayân vient mettre fin aux cycles des « réitérations ». Les trésors enfouis dans l'Antiquité lui sont destinés : il matérialise donc bien la fin (dans les deux sens du terme) de l'évolution historique de l'humanité.

Une dernière remarque enfin. On se souvient qu'il a bel et bien existé un hérésiarque kaysânite ayant porté le nom de Bayân, à savoir Bayân ibn Sam'ân al-Tamîmî (ou : al-Nahdî), exécuté avec Mughîra ibn Sa'îd en 737 A. D. à Koufa par le gouverneur ommeyade Khâlid al-Qasrî. Abu Hâshim, le fils et successeur supposé à l'imamat de Muhammad b. al-Hanafiyya, étant mort sans successeur mâle, Bayân revendiqua pour lui-même sa wisâya ; selon certaines sources, il se considérait même comme prophète (nabî) et s'appliquait le verset coranique III, 138 : « Ceci est une explicitation (bayân) pour les hommes, une guidance (hudâ) et une adresse aux gens pieux ». Bayân aurait enseigné que Dieu avait un corps ; qu'il existait une divinité dans le Ciel, et une autre sur terre23. Il n'est bien sûr pas question d'établir un lien direct entre son enseignement et un traité jâbi-rien postérieur de deux siècles peut-être. Notons cependant certains points de rapprochements assez prégnants. 1) En proclamant son investiture à l'imamat, le simple mawlâ vendeur de paille qu'était Bayân affirme que l'ascendance alide n'est pas une condition nécessaire et suffisante pour accéder à cette fonction ; nous retrouverons dans la doctrine jâbirienne de l'Orphelin une position voisine. 2) L'existence d'un Dieu sur terre face à celui du Ciel résulte sans doute d'une simplification outrancière des hérésiographes. Nous venons en tout cas de constater chez Jâbir l'idée que le Sâmit représente à la fois la face éternelle de Dieu et la personne historique de l'imam du temps.

Bref, il n'est pas impossible que les idées professées par Bayân b. Sam'ân aient continué à se diffuser dans les milieux chiites, auprès des disciples d'autres imams et notamment ceux de Ja'far al-Sâdiq, en y laissant au passage la trace de certaines spéculations sur son propre prénom.

Au total, les conceptions eschatologiques se dégageant de ce texte pourraient être résumées en trois points :

1) Nous constatons que l'empressement de Jâbir à définir les conditions historiques exactes de la venue des événements eschatologiques est faible. Son propos est plutôt d'ordre gnostique. Il voit l'humanité progressant de cycle en cycle, s'extrayant progressivement de l'enfer de l'ignorance, et est persuadé que les sciences occultes et l'alchimie en particulier sont un facteur puissant de salvation en ce monde. Et c'est cela qui lui importe : quant un homme accède par la gnose au degré de l'Orphelin face à l'imam, il devient tel que l'imam lui-même. En ce sens, on peut dire que l'histoire, pour lui, est accomplie au moment même de cette intellection.

2) La parousie historique du Bayân ne se réduit toutefois pas à un simple symbole ; ni au retour d'un prophète-législateur comme les précédents. Le prophète parlant, note Jâbir dans le Livre des Cinquante, vient pour indiquer le silencieux ; mais le silencieux, lui, n'indique personne. C'est qu'il est lui-même le Tout, le but de l'histoire. Certes, le Hamza terrestre n'est pas identique au Alif céleste, prévient notre texte ; c'est qu'il est, à l'instar de l'imam, divin et humain à la fois. Il est la Cause Première. Il est donc ce qu'il vient proclamer. Il est Parlant et Silencieux, énoncé et signification à la fois. Dans le Livre de la Connaissance compréhensive, Jâbir fait allusion aux cinquante-cinq personnes comme autant de voies de purification, puis ajoute : « Toutes ces [cinquante-cinq personnes] convergent vers une chose unique, qui est le Résurrecteur (Qâ'im) » (éd. Kraus, 1935 : 553). Il semble légitime, au vu de tout ce qui précède, d'inférer que le qâ 'im et le bayân correspondent bien à une figure unique : celle qui n'apportera pas un nouveau sens à l'histoire humaine, mais qui constituera elle-même ce sens24.

3) Il nous semble toutefois que la perspective jâbirienne ne correspond pas à une voie étroitement individuelle, à l'addition de parcours initiatiques isolés. Il existe une solidarité entre tous les membres du genre humain25. Nous avions analysé ailleurs (Lory, 1989 : 111) la perspective grandiose de la construction du Grand Homme mentionné dans le traité jâbirien le Passage de la puissance à l'acte, synthèse universelle à laquelle tous les initiés participent. Notons dans le Livre de l'Explication le curieux pluriel mentionné en tête du paragraphe. IV. 2. : « Sache cela, ô mon frère, afin que tu ne t'égares pas et que nous n'ayons pas à subir de nouvelles réitérations... ». Ce pluriel, présent dans nos deux versions A et B, peut certes résulter de l'oubli d'un point (na ûd pour ta‘ûd) par un copiste. Mais il peut aussi attester combien pour Jâbir la salvation de l'humanité hors des cycles de réincarnations passe réellement par la délivrance de chacun des humains.

 

Bibliographie

ABÛ RÎDA M.A., 1985, « Thalâth rasâ'il falsafiyya li-Jâbir ibn Hayyân » et « Risâlatân falsafiyya-tân li-Jâbir ibn Hayyân », Zeitschrift fur Geschichte des Arabisch-Ilamischen Wissenschaften resp. n° 1 (1984) et n° 2 (1985), Johann Wolfgang Goethe - Universität, Francfort, resp. 50-67 et 75-84.

 

CORBIN, H., 1986, L'Alchimie comme art hiératique, Paris, L'Herne, 219 p.

 

HOLMYARD, E.J., 1928, The Arabic Works of Jâbir ibn Hayyân, (éd. de textes arabes), Paris, p. Geuthner, 172 p.

 

JAMBET, C., 1990, La Grande résurrection d'Alamût, Lagrasse, Verdier.

 

KRAUS, p., 1930, « Dschâbir ibn Hajjân und die Ismâ'îlijja », Dritter Jahresbericht des For-schungsinstituts fur Geschichte der Naturwissenschaft, Berlin, p. 23-42 (rééd. dans Alchemie, Ket-zerei, Apokryphen im frühen Islam – Gesammelte Aufsätze hgb und eingeleitet von R. Brague, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1994).

 

1931, « Studien zu Jâbir ibn Hayyân », Isis XV, 7-30 (rééd. dans Alchemie, Ketzerei, Apokryphen im frühen Islam..., Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1994).

 

1935, Mukhtâr rasâ 'il Jâbir ibn Hayyân, (éd. de textes arabes), Paris-Le Caire, G.-P. Maisonneuve et El-Khandgi, 558 p.

 

1942, Jâbir ibn Hayyân. Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam, T.I : Le corpus des écrits jabiriens, MIE, 214 p., T. II : Jâbir et la science grecque, Le Caire, IFAO, MIE, 406 p. (rééd. aux Belles Lettres, 1986).

 

1943, « Les dignitaires de la hiérarchie religieuse selon Jâbir ibn Hayyân », Bulletin de l'Institut Français d'Archéologie Orientale XLI, 83-97 (rééd. dans Alchemie, Ketzerei, Apokryphen imjruhen Islam, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1994).

 

LORY, p., 1983, Dix Traités d'alchimie de Jâbir ibnHayyân (trad, et comm. de la première décade du Kitâb al-Sab'în), Paris, Sindbad (rééd. par Actes Sud, 1996), 318 p. 1989, Alchimie et mystique en terre d'Islam, Lagrasse, Verdier, 185 p.

 

1994, « Mots d'alchimie, alchimie des mots », in D. Jacquart (dir.), La formation du vocabulaire scientifique et intellectuel dans le monde arabe, Turnhout, Brepols, 91-106.

 

MARQUET, Y., 1988, La philosophie des alchimistes et l'alchimie des philosophes —Jâbir ibn Hayyân et les « Frères de la Pureté », Paris, Maisonneuve et Larose, 139 p.

 

MASSIGNON, L., 1975, La passion de Hallâj, martyr mystique de l'Islam, Paris, Gallimard, 4 vol.

 

NOMANULHAQ, S., 1994, Names, Natures and Things – The Alchemist Jâbir ibn Hayyân and his

 

Kitâb al-Ahjâr (Book of Stones), Boston, Kluwer Academic Publishers, 284 p. SEZGIN, F., 1971, Geschichte des arabischen Schrifttums, IV, Leiden, E.J. Brill, 398 p.

 

Glossaire

 

Plérôme : terme repris du vocabulaire des gnostiques chrétiens, désignant le monde des êtres célestes (anges notamment) tel qu'il existe dans sa plénitude.

 

Arts salvifiques : dans les doctrines ésotériques, il s'agit de sciences et/ou techniques dont la pratique aide l'âme humaine à se débarrasser de l'ignorance et à accéder après la mort physique à un niveau spirituel supérieur. Ainsi l'alchimie, l'astrologie, certaines approches de la théurgie.

 

Notes

 

1  2 982 titres selon le répertoire établi par P. Kraus (1943) ; auxquels F. Sezgin (1971 : 268-269) a ajouté 30 nouveaux, issus de manuscrits découverts depuis. Cette ampleur du corpus jâbirien, a toutefois rappelé S. Numanul Haqq (1994 : 11-14) non sans quelque raison, doit sans doute être réévaluée à la baisse.

 

2  Ainsi concluait-il son dernier texte sur la question (Kraus 1941/2 : 97) : « (Jâbir) puise dans l'arsenal des doctrines du chiisme extrémiste, avec le seul but de les dépasser et de construire, avec les matériaux ismaéliens et d'autres, un système original, [...] où l'ensemble des sciences grecques est mis en œuvre pour sublimer les doctrines religieuses de l'époque en une "théoso-phie" nouvelle ».

 

3  Au nombre desquels figurent les grands philosophes de l'Antiquité : « La plupart des philosophes étaient en effet des prophètes, comme Noé, Idrîs, Pythagore, Thalès l'ancien et ainsi de suite jusqu'à Alexandre... » (Livre de la Recherche, éd. Kraus, 1935 : 509).

 

4  A : yahillu ou yuhillu ; B : yuhallilu (?) : sans aucun signe diacritique. Peut-être faut-il lire : takhallala, se mêler à.

 

5  B : ahad. A : ajall, « la plus élevée ».

 

6  « nos maîtres » désignent ici les imams.

 

7  B : kilâ-humâ wâhid. A : al-'ilm wâbid.

 

8  Traités de la collection des Cinq cents Livres, dont seuls les titres mentionnés ici nous sont parvenus. (Kraus, 1943 : 110).

 

9  Hadîth rapporté dans les collections canoniques. Voir notamment Sahih al-Bukhârî, Jibb, 51 ; ou Sahih Muslim, Jumu'a, 47.

 

10  (Sic.) Peut-être la deuxième et troisième forme se trouvent-elles regroupées en fait pour l'auteur.

 

11  C'est-à-dire, les cinquante-cinq ordres d'initiés de niveau angélique intervenant dans l'économie du salut ; cf. supra.

 

12  B : li-kaylâ tadilla. A : li-kaylâ nasbura, « afin que nous n'ayons pas à patienter ».

 

13  B : raskh. A : rashh. Un usage (non généralisé) définit naskh, maskh, faskh et raskh comme les réincarnations dans des formes viles respectivement humaines, animales, végétales et minérales.

 

14  B : tarakû. A : tazkû, « et que soient purifiées (leurs natures) ».

 

15  Litt. : ghayr ashkhâs al-'azama, c.-à-d. n'ayant pas acquis le niveau spirituel permettant d'intégrer le plérôme angélique.

 

16  Peut-être faut-il lire Khalaqa al-insân wa-l-bayân, par référence aux versets 3 et 4 de la sourate LV. Ce dernier texte coranique était souvent invoqué par les alchimistes, notamment du fait de la mention de la balance (versets 7-9). Notons en outre que cinquante-cinq est précisément le nombre des grades de la hiérarchie ésotérique selon Jâbir : pour des raisons qui ne sont peut-être pas qu'astronomiques.

 

17  Cité par Ibn Qutayba dans le chapitre des 'Uyûn al-akhbâr intitulé Kitâb al-'ilm wa-al-bayân, Ja'far al-Barmakî, dignitaire abbasside bien connu et lettré à ses heures, aurait été disciple et ami de Jâbir et auteur d'ouvrages alchimiques, selon une tradition assez douteuse mentionnée dans le corpus lui-même et attestée déjà chez Ibn al-Nadîm.

 

18  La mention du verset coranique est à signaler, car Jâbir n'en est pas prolixe de façon générale. Il ne cite pas les versets coraniques signalant le terme de bayân lui-même, comme III 138 ; XVI ; 89 ; LXXV, 19 ; LV, 4. Pour lui en effet, le texte coranique n'est vraisemblablement qu'un bayân lafzi, un appui temporairement utile permettant de mener l'esprit humain vers les formes supérieures d'explicitation. Le point important est encore au-delà, dans la manifestation de ce bayân sous forme humaine.

 

19  À noter que cette expression peut aussi désigner la pierre philosophale ; ou encore, la matière première dans la doctrine d'Empédocle (Livre de la Pierre, éd. Holmyard, 1928 : 21).

 

20  À noter que le Livre des Cinquante, tout comme le Livre de l'Explication, utilise le registre grammatical pour introduire son discours sur l'imamat (éd. Kraus, 1935 : 493 sq).

 

21  Qui ne correspondent sans doute pas uniquement aux livres sacrés, mais aussi à tous ceux qui fondent les différentes sciences ésotériques dont, bien sûr, l'alchimie.

 

22  Dans le Livre de l'Ami (Kitâb al-Khalîl), Jâbir signale même que l'ami de l'imam qui n'a pas perçu sa véritable essence devra lui aussi subir une réitération : la simple dévotion ne suffit pas, c'est le 'ilm qui est requis (Abu Rida, 1985 : 82-83).

 

23  Notices à son sujet chez Nawbakhtî, Firaq al-shî'a ; Qummî, K. al-maqâlât wa-al-firaq ; Ash'arî, Maqâlât al-Islâmiyyîn ; Baghdâdî, Al-farq bayn al-firaq.

 

24  Une telle conception n'est bien sûr pas propre à la pensée jâbirienne, on la retrouve notamment dans le druzisme ou l'ismaélisme nizârî ; cf. pour ce dernier, le travail décisif de C. Jambet, 1990.

 

25  En se rappelant que pour Jâbir, certains êtres possèdent une apparence humaine, sans être des hommes quant à leur nature profonde ; d'où leur réincarnarion sous des formes animales, végétales ou minérales.