[Note
du blog : Paru dans la revue Vers La Tradition n° 99, Mars-Avril-Mai 2005, reproduit avec
l'aimable autorisation de l'auteur.]
Depuis
plus de trente ans maintenant, Carlos Castaneda a publié une
douzaine de livres, le premier en 1968 (The Teachings of Don Juan)
et le dernier, posthume, en l’an 1998 (The active Side of
Infinity). Il les a présentés comme le récit authentique d’un
apprentissage auprès d’un sage indien de la tribu mexicaine des
Yaquis : «Je dois répéter sans relâche que mes ouvrages ne sont
pas des ouvrages de fiction», déclare-t-il dans son sixième livre
(The Eagle's Gift, paru en 1981). Dès avril 1969, Edward
Spicer, spécialiste des Indiens Yaquis, souligna que les
enseignements de l’informateur de Castaneda, Don Juan Matus,
n’avaient rien en commun avec ce qu’on peut connaître de la
tradition des Yaquis (1). En juin de la même année, Edmund Leach
critiqua sévèrement Castaneda, le comparant à Lobsang Rampa (ce
plombier canadien qui se faisait passer pour un Lama tibétain en
exil, se taraudant un «troisième œil» dans le front)(2). En 1972,
un spécialiste du peyote, M. Weston La Barre, qualifia Castaneda de
faussement profond, vulgaire et pseudo-ethnographe. En 1976 Richard
de Mille publia ses recherches sur l’authenticité de Castaneda
avec un dossier bien documenté et bien argumenté(3). Le dossier
montra que Castaneda était un menteur et un plagiaire invétéré :
de Mille avait découvert tant de sources pour les textes de
Castaneda qu’il se posa la question de savoir s’il restait
quelques lignes que l’on puisse lui attribuer ! Celui-ci demeura
imperturbable et présenta son dernier livre comme l’essence même
de l’enseignement du soi-disant Don Juan.
En
France, aucune critique sérieuse n’a été publiée pour
démystifier l’œuvre de Castaneda. Bien au contraire, trois études
ont parues chez Trédaniel où MM. Dubant et Marguerie, glosant sur
Castaneda, s'efforcent de trouver tantôt «La Voie du Guerrier»,
tantôt « Le Retour à l’Esprit »(4).
Tout cela n’est en réalité qu’un «Saut dans l’Inconnu» dont
Bernard Dubant s’efforce de montrer «la portée incalculable».
Richard de Mille, comme nous l’avons vu, a fait ce calcul et a
trouvé des centaines de références «empruntées» à des auteurs
philosophes, mystiques, ethnologues ou simples voyageurs et les a
transformées en «conversations avec Don Juan». Une technique de
dialogue déstabilisant d’après Garfinkel, quelques idées du
philosophe Wittgenstein, des expériences vécues de David-Neel, de
Lama Govinda, de Blavatsky, de Daisetz T. Suzuki, de Mircea Eliade et
j’en passe...
Il
est temps de dénoncer une fois pour toutes les escroqueries
intellectuelles ou autres de ce Péruvien qui se déclare Brésilien,
de ce fils d’orfèvre né en 1925, qui se déclare fils de
professeur de littérature né en 1935. Ce mythomane dit de ne pas
s’intéresser au mysticisme, alors que sa première femme,
Margaret, dit à de Mille qu’ils ne discutaient que de cela.
Même
avec sa mort, survenue en 1998, Castaneda brouille les pistes. Le 27
avril il quitte la scène terrestre suite à un cancer du foie et
pendant près de deux mois sa mort sera gardée secrète, ses cendres
dispersées sur les hauts plateaux mexicains qui n’en demandaient
pas tant ! Ce n’est que le 19 juin que le Los Angeles Times annonça
le décès. Et il y a toujours des personnes qui ne croient
absolument pas à sa mort et le croient bien vivant...(5).
Entrée
en scène
Commençons
par le début. Le 27 juin 1968 les Presses de l’Université de
Californie publient The Teachings of Don Juan. Traduit en
français sous le titre L’Herbe du Diable et la Petite Fumée
ce fut un succès commercial immédiat. La beat-génération,
déboussolée par diverses drogues, y trouva immédiatement une
justification pseudo-traditionnelle de l'usage des plantes
hallucinogènes. Le sous-titre, Une Voie Yaqui de Connaissance, était
effectivement un coup de maître en publicité. Ce sous-titre étendit
nettement le champ des lecteurs (et des acheteurs potentiels : il ne
promit pas seulement la révélation de la sagesse d’un noble
sauvage, mais encore celle d’un Peau-Rouge peu ou mal connu : qui,
en 1968, savait quoi que ce soit de précis sur les indiens yaquis, à
part quelques ethnologues très spécialisés ?
Castaneda
termine son récit pseudo-initiatique avec une Analyse structurale :
une parodie d’érudition universitaire, illisible et ennuyeuse à
souhait. Un texte d'ethnofolie à la Garfinkel parodiant le jargon
des ethnologues, avec une nette tendance à qualifier son récit
d’«éthique» ou d’«émique». Ces deux termes ne se trouvent
plus dans les dictionnaires, mais servaient à désigner à une
certaine époque les attitudes d’approche des ethnologues «sur le
terrain». Les responsables des Presses Universitaires voulaient
supprimer cette Analyse structurale, mais Castaneda se battit pour la
maintenir telle quelle. Elle lui assura l’apparence d’un
véritable ethnologue.
Les
Éditions Universitaires font en général de petits tirages, et
rarement des bénéfices. The Teachings of Don Juan eût une
diffusion aussi large qu’inhabituelle et fit sensation. En avril
1969, Ballantine Books, reniflant le bestseller, faisait exploser le
marché avec un tirage à l'échelon national américain. En trois
ans, 300.000 exemplaires furent vendus, transformant un obscur
étudiant en un auteur-culte semi-scientifique, prêt à publier sa
deuxième aventure et parlant déjà d’un troisième ouvrage. Comme
il avait essayé de se donner un vernis d’authenticité grâce à
son Analyse structurale, il briguait maintenant la consécration
universitaire : le Doctorat en Anthropologie.
D’après
ses propres déclarations, Castaneda a choisi comme sujet de thèse
les plantes médicinales utilisées par les Indiens du Mexique, mais,
en réalité, il ne parle que de plantes hallucinogènes et de ses
neuf ans de prétendues études sur le terrain, il n’a rapporté
aucune plante médicinale, aucun champignon pour identification, ni
même un seul nom indigène de plante, d’animal ou de parties du
corps. Fréquentant un sage yaqui, qui, d’après les propos
textuellement rapportés, parle plus couramment l’argot américain
que le yaqui ou l'espagnol, il n’en rapporte que deux mots yaquis :
Yori, homme blanc, et Torim, le nom d’un village (qu’il ne
traduit point, mais qui signifie rat des bois). Quand Don Juan
chantait pour Don Eligio en yaqui, Castaneda lui en demandait la
signification. «Ce n’est que pour des Yaquis», lui répondait Don
Juan. Castaneda était sûr qu’il avait manqué quelque chose de
vraiment important, mais ce n’était pas pour lui une raison
suffisante pour commencer à apprendre la langue de ses hôtes et
enseignants(6).
Comme
rapporteurs de sa thèse, Castaneda avait habilement choisi des
professeurs n’ayant aucune qualification en anthropologie indienne,
comme Garfinkel, professeur de méthodologie ou Graves, qui était
africaniste. Pour sa thèse, il présenta le texte de son livre
Voyage à Ixtlan, déjà depuis un an dans le domaine public,
le rebaptisa Sorcery, a Description of the World et y rajouta
un condensé de 500 mots pour les examinateurs n’ayant pas le
loisir de lire le tout. Castaneda eût son parchemin en janvier
1973...!(7).
M.
Spicer, connaisseur de la culture yaqui, nous fait remarquer que
«l’utilisation des trois plantes de pouvoir ne correspond
aucunement à notre connaissance ethnographique des Yaquis. Don Juan
n’a manifestement pas le moindre rôle dans la communauté yaqui,
aucun terme yaqui n’est mentionné, pas même, en relation avec les
concepts les plus caractéristiques de la «Voie de la Connaissance»
(1).
Dans
son premier livre (The Teachings ou
L’Herbe du Diable, 1968) Castaneda présente Don Juan comme un
maître sévère, peu enclin à rire ou à faire rire. Dans le
deuxième récit (A Separate Reality ou Voir, 1971) il
est plus détendu. Dans le troisième (Journey to Ixtlan, Voyage à
Ixtlan, 1972) enfin, Don Juan est un koan ambulant, un vrai
bouffon Zen, se roule par terre d’hilarité et ainsi de suite. Les
premiers livres de Castaneda sont soigneusement datés au jour le
jour et ce troisième livre est placé, comme en flash-back, dans la
période du début de l’enseignement sans joie ni farce. Une autre
fois il date la rencontre avec la redoutable sorcière Catalina de
1962, et, plus loin, il dit ne pas l’avoir vu avant 1965(8).
Le
deuxième récit (Voir, 1971) commence avec la rencontre de Don Juan
et de Castaneda sur un banc du zocalo de Oaxaca le mardi 2 avril
1968. Castaneda lui offre un exemplaire tout neuf des Teachings
que Don Juan refuse en faisant une mauvaise plaisanterie. Le
livre étant sorti des presses d’UCLA le 27 juin 1968, et les
critiques ne recevant un exemplaire pour compte-rendu qu’à partir
du 3 juin, comment Castaneda pouvait-il le mettre dans son sac le 25
mars, pour l’offrir ensuite à Don Juan le lendemain de la Fête
des Fous ?
Castaneda
nous assure nombre de fois que son «vécu» avec Don Juan se passait
la plupart du temps dans le désert de Sonora : ses reportages sont
notés «sur le terrain». Regardons de plus près ce «terrain». Le
désert de Sonora a été étudié dans tous ses détails pour son
climat, sa structure géologique, sa faune et sa flore. M. Hans
Sebald a vécu plus de dix ans au bord de ce désert et a eu
l’occasion de comparer ce que Castaneda en dit avec ce qui commence
au bout de son jardin. Et il critique sévèrement les absurdités
relatées par l’apprenti-sorcier. Improbables sont les promenades
dans le désert pendant les mois de juin à septembre. Même des
randonneurs endurcis refuseraient de pénétrer dans ce désert
pendant l’été. La température et la sécheresse de l’air sont
telles que le corps se déshydrate en quelques heures et on tombe
d’épuisement. Mais Monsieur Castaneda et Don Juan s’y promènent
en pleine canicule, grimpant des pentes et descendant dans des
canyons sans s’arrêter, piégeant des cailles et des lapins,
grillant des serpents à sonnettes. Un 19 août, Castaneda et son
instructeur entrent dans un canyon et escaladent ensuite une colline
où ils se reposent dans un endroit sans ombre. Si on l’essayait de
faire cela vraiment, il en résulterait du delirium et un coma
prolongé...(9).
Les
cailles sont très difficiles à attraper, encore plus quand elles
sont vivantes. Don Juan fait construire un piège par son disciple
qui en attrape cinq ! Deux seront grillées et trois relâchées(10).
Plus bizarres encore sont les histoires des lions de montagne. Don
Juan prétend avoir été attaqué par un tel fauve : il dit que le
désert en fourmille, alors que le lion évite toujours soigneusement
l’homme et possède un terrain de chasse très étendu où il ne
tolère aucun autre lion. Castaneda grimpe aux arbres pour échapper
aux lions, oubliant que ce félin grimpe mieux aux arbres que lui. Et
on se demande quel arbre il a bien pu escalader ? Il n’y a que très
peu d’arbres dans le désert : des palos verdes ou des mesquites,
tous les deux impraticables : les branches s’enchevêtrent en un
mélange épineux et au-delà de deux mètres ils sont trop faibles
pour supporter le poids d’un homme.
Si
le désert ne fourmille pas de lions, il fourmille par contre de
scorpions. Malgré de nombreux bivouacs sous les étoiles, des
rochers retournés et Don Juan qui se roule par terre de fou rire,
aucun scorpion ne leur piquera...
Castaneda,
encore novice, attrape un jour un lapin à mains nues : «J’étais
très calme et j’avançais avec précaution, dit-il, et je n’eus
aucun mal à attraper un lapin mâle». Le coyote le plus rapide a
déjà un mal fou à en attraper un et les habitués du désert
savent pertinemment qu’un lapin qui est lent à réagir, souffre de
tularémia ou fièvre du lapin, transmissibles à l’homme par la
peau. Castaneda non seulement attrape un lapin au ralenti, mais Don
Juan le lui fait ensuite préparer et manger : ce jour-là, il a dû
être passablement irrité par son apprenti !
Pendant
huit ans Castaneda s’inquiète des lions, mais n’a apparemment
jamais entendu parler de la javelina, un genre de sanglier bien plus
fréquent dans le désert, plus dangereux et plus agressif que le
lion. Et où sont les tarantules géantes, les mille-pattes
monstrueuses, les serpents royaux, les chuckawalla’s, les
rats-kangourous, les putois ? Où sont les crapauds cornus et les
monstres gila ? Ce ne sont que quelques exemples que nous évoque M.
Sebald, loin de présenter la liste complète des animaux que
Castaneda aurait dû voir, mais ce sont assez d’indications
évidentes montrant que ses récits ne peuvent prétendre rendre
compte d’un «vécu sur le terrain»(11).
Sources
de style
Comment
Castaneda a-t-il conçu ses livres ? Quelle trame de fond peut-on y
déceler ? Les récits de Castaneda reflètent bien les divers
conflits universitaires de son époque ainsi que les systèmes
philosophiques éphémères qui furent lancés par des professeurs
ambitieux avec un certain sens de l'humour et de la mystification,
comme le professeur Garfinkel qui était parmi les signataires de la
thèse de Castaneda.
En
1954 Harold Garfinkel inventa l’ethnomethodologie(12). Il avait
étudié avec Alfred Schultz à Harvard et c’est ce dernier qui
donna l’idée de sa nouvelle «science». Schultz définissait la
«réalité» subjective comme un monde de faits admis d’un commun
accord par des gens qui vivaient dans le même environnement
sociologique et physique. D’autres «réalités parallèles»
devenaient possibles si on éliminait les conceptions normales. La
réalité ordinaire, quotidienne était mise en question comme étant
composée seulement de préjugés et d’idées acceptées par tout
un chacun(13). Il s’agissait maintenant pour l’ethnomethodologiste
de briser cette conception ordinaire de la «réalité» avec des
questions incongrues et harassantes ayant pour but d'introduire des
doutes sur l’évidence qu’on reconnaissait autour de soi.
Garfinkel avait préparé pour ses étudiants des questionnaires à
faire remplir. La plupart des gens approchés se mettaient en colère,
d’autres devenaient confus, dépressifs ou montraient des signes
alarmants de dépersonnalisation.
Garfinkel
essaya ensuite d’appliquer sa méthode à la sociologie, déclarant
d’emblée que les sociologues partaient de principes qu’ils ne
savaient pas expliquer eux-mêmes. Les sociologues ne se laissèrent
pas intimider et traitèrent non sans raison l'ethnomethodologie de
nouvelle folie californienne. La dispute couve toujours, mais
aujourd’hui, l'ethnomethodologie s'infiltre sous d'autres noms à
l'intérieur des sciences sociales(14). Cette mise en question
systématique, aussi stupide que provoquante, se retrouve dans les
dialogues bizarres entre Don Juan et son «apprenti». Castaneda se
fait passer ainsi souvent pour idiot, qui ne comprend rien à ce qui
se passe réellement autour de lui. Il refuse de croire ce que Don
Juan lui montre et exige des explications pour des détails infimes
et oiseux. Il lui faut apprendre à «voir» ou à «rêver» des
«réalités parallèles».
Dans
l’ensemble, Castaneda se montre ainsi plus «Garfinkel» que
Garfinkel lui-même. Il n’est profond que dans les citations
empruntées à des auteurs qui valent mieux que lui. Le reste est un
enchaînement de phénomènes extraordinaires et d’histoires qui ne
riment à rien, d’un vide consternant et, pour citer encore une
fois M. Weston La Barre : «intellectuellement kitsch»(15).
Faux
dénominateurs et usage antitraditionnel des plantes
Dans
tous les livres de Castaneda, son instructeur est désigné par le
terme «brujo», un titre qui, dans le Mexique rural, désigne
immanquablement un praticien de magie noire pour causer des torts à
autrui. Dans la société traditionnelle indienne, les sorciers
étaient persécutés et mis à mort sans pitié. Contrairement à
l’Afrique Noire, la sorcellerie est pratiquement inexistante parmi
les tribus indiennes (16).
Les
récits de Castaneda sont parsemés de confrontations de sorciers, de
menaces d’annihilation de l’âme ou de la force vitale du
«guerrier». Il ne se prive pas de faire référence sans arrêt au
côté sombre du folklore mexicain : Don Juan peut se transformer en
corbeau et le duel qui l’oppose à une chauve-souris géante
contient plutôt des références aux portes de l’Enfer qu’à
celles du Paradis ! Dans Le Second Anneau de Pouvoir il se
réfère directement aux «Diables Toltèques», représentants
supposés d’une vieille tradition de magie précédant les Mayas.
Dans ses livres ultérieurs, Castaneda attribue à Don Juan des idées
puisées dans les vieilles hétérodoxies occidentales, le
Manichéisme ou le Gnosticisme dans leur décadence : les hommes
seraient des œufs lumineux, condensés du «nagual» et vivant dans
un monde parallèle composé d’ombres sans aucun sens du «réel»,
sauf s’ils apprennent à «voir» et à «rêver» en utilisant
leur «deuxième anneau de Pouvoir». En somme, Castaneda fait preuve
d’une fascination morbide pour les phénomènes de toute sorte.
Dans La Force du Silence, son huitième livre, cela devient de
la «folie contrôlée». Dieu et le Diable, dit Don Juan, ne
représentent qu’une façon qu’a le tonal de former un substitut
trompeur à la nostalgie du nagual(17). Comprenne qui pourra.
Voilà
donc l’entrée en scène du tonal et du nagual, notions-clés pour
Castaneda : deux termes d’origine nahuatl détournés de leur sens
originel. Les spécialises du Mexique préhispanique identifiaient le
nagual avec le «mala suerte», le mauvais sort. Chez les Mazatèques
on dit que le sorcier (Tji-ee) peut se transformer en animal (en
nagual, sorte de loup-garou) pendant la nuit. Dans une étude
collective parue à Mexico en 1963, Aguirre Beltràn explique tonal
et nagual de la sorte(18) : «La transformation de l’homme en
animal (nagual) a presque toujours pour fin de faire du mal. Le
tonal, par contre, est le lien subtil qui lie une personne à un
certain animal : tout ce qui arrive à l’individu ou à l’animal
affecte les deux de la même façon : si la mort atteint l’un des
deux, l’autre meurt aussi. Le pratiquant, dans le nagualisme, se
transforme, se métamorphose en un autre être, perd sa forme humaine
et prend la forme d’un animal, de préférence un jaguar. Dans le
tonalisme, au contraire, l’animal et l’individu coexistent sous
une forme parallèle mais séparée, ils sont unis par un destin
commun»(19). Pour Don Juan, par contre, tonal et nagual ne
représentant pas des animaux, mais des idées de potentialité et
d’actualisation : le non-manifesté (nagual) qui produit le
manifesté (tonal) rappelle plutôt des concepts hindous ou
bouddhistes.
Le
dimanche 25 juin 1961 Castaneda s’adresse à Don Juan : «Vous
allez m’enseigner le peyotl ?» «Je préfère l’appeler
Mescalito», dit Don Juan, «fais de même»(20). Malheureusement
pour Castaneda, mescalito n’a rien à voir avec peyotl. Mescal
vient du nahuatl mexcalli, l’agave, avec lequel les Yaquis
préparaient de la bière. Les Espagnols en tirèrent un alcool bien
plus fort, qui fut appelé mescal par la suite. La plante peyotl,
sacrée pour les Indiens, n’est jamais appelée mescal ou
mescalito. Weston La Barre donne bon nombre de ses équivalents
indigènes : hicuri, huatari, buyo, wikour, etc ; mais aucun ne se
rapprocherait de mescalito.
Dans
sa fameuse Analyse structurale terminant The Teachings,
Castaneda nous rappelle que Mescalito était accessible à n’importe
quel homme, sans nulle obligation d’apprentissage, ni d’aucune
technique manipulatoire(21). Cela est faux. Le peyotl est considéré
par les Indiens d’Amérique comme la plante sacrée par excellence.
Elle a occasionnée le développement d’un mouvement traditionnel
chez eux, malencontreusement dénommé «Église Indigène
Américaine» (N.A.C. Native American Church), mais cela apparemment
pour éviter des interdictions de la part du gouvernement américain,
peu tolérant. La recherche de la plante, la cueillette et la
consommation sont accompagnés de rites précis, riches en symboles
et réservés aux initiés. Le Suédois Lumholtz fut le premier à
décrire les voyages lointains à la recherche du peyotl(22). En
France, le-peyotl avec ses rites est mieux connu depuis l’étude
qu’en a faite le Dr. Rouhier en 1927(23) ; en Amérique, depuis les
années cinquante par les études de Weston La Barre et de Gordon
Wasson(24).
Sont
également dénommés mescal les graines de Sophora Secundiflora, le
haricot rouge, dans le nord du Mexique, dont l'usage rituel remonte
au moins à six ou sept millénaires, si l’on en juge d’après
les traces archéologiques dans les grottes du Texas(25).
Une
erreur plutôt amusante est commise par Castaneda à propos des
champignons sacrés, qui doivent être mangés, jamais fumés ! Il
nous raconte que Don Juan les lui faisait garder dans une gourde pour
les «fumer» après un certain temps dans une pipe. Il a dû mal
interpréter Gordon Wasson (sa source de renseignements principale)
qui écrivit dans une première publication que les champignons
pouvaient se garder pendant au moins six mois. Castaneda a conclu à
tort que les champignons tomberaient en poussière au-delà de ce
laps de temps, afin d’être «fumés». Dans L’Herbe du Diable
il dit que «les champignons n’ont pas besoin d’être moulus
parce qu’ils se trouvent alors réduits en poussière (p. 97). «En
séchant, les champignons devenaient une poussière extrêmement
fine» (Id. p. 268). Dans une publication ultérieure, Wasson déclare
qu’ils peuvent se garder pendant des années bien séchés, pour
être mangés selon le rituel usuel. Wasson avait assisté à ce
rituel chez Maria Sabina, la femme-sage mazatèque. Il raconte
comment Maria Sabina encense ou enfume les champignons pour les
honorer. Le terme anglais était «smoking the mushrooms», ce qui
peut se comprendre effectivement aussi par «fumer les champignons».
Ce que Castaneda a cru lire, il le mettait en pratique avec son
improbable Don Juan «adoucissant la mixture avec des feuilles et des
fleurs qu’ils avaient rassemblées ensemble»(26). Wasson, ayant lu
Castaneda à son tour, a tenté l’expérience de «fumer» ses
champignons, mais trouva que cela était pratiquement impossible.
Pisteurs,
disciples et émules du dramaturge
Ayant
obtenu le doctorat pour son livre d’ethno-fiction Voyage à
Ixtlan, Castaneda n’exerça jamais de professorat. Il donna de
temps en temps des conférences à un public New Age, et vivait
autrement en cachette, refusant systématiquement les interviews ou
les confrontations avec des contradicteurs. Une interview de Rick
Fields avec Castaneda a pu paraître dans la revue New Age,
une autre dans Psychology today par Sam Keen(27).
Une
certaine Véronique Skawinska fut envoyée en Californie par la
Cabbaliste Aimel Helle (qui se disait la réincarnation de la
formidable Catalina des Histoires de Pouvoir). Helle-Catalina
proposa à Castaneda par l’intermédiaire de son ambassadrice un
complément de Connaissance : la Carte de l’Inconnu. Après un
premier entretien avec l’envoyée, Castaneda disparut sans demander
son reste. On le comprend, le pauvre ! Une Catalina qu’il avait
inventé lui-même (d’après le nom d’un café de plage fréquenté
par des drogués) se présente à lui avec le projet de réunir leurs
connaissances en sorcellerie. Et si ce serait une vraie sorcière ?
De quoi faire pâlir l’apprenti-sorcier et partir en voyage, le
plus loin possible...(28).
Un
religieux dominicain, Maurice Cocagnac, réussit à dénicher
Castaneda à Mexico. Il se promène ensuite avec Carlos à Tula, où
ce dernier lui raconte quelques anecdotes inédites sur Don Juan :
«La richesse de cette conversation ne peut être résumée...»
déclare-t-il, nous laissant sur notre faim(29). Le reste de son
livre est constitué de «rêves-éveillés» sans grand intérêt.
Un
disciple de Castaneda, Victor b Sanchez, a publié en 1996 Les
enseignements de Don Carlos, avec le sous-titre significatif :
Applications pratiques de l’œuvre de Carlos Castaneda.
Suivi, un an plus tard, par Un voyage au cœur du chamanisme
mexicain (30) relatant un séjour chez les descendants des
Toltèques (!), les Wirrarikas.
Castaneda
a encore écrit une préface pour le livre de Florinda Donner sur
l’Amazonie. N’ayant passée qu’une seule année avec la tribu,
elle a pu ajouter un glossaire de termes indigènes à son récit, ce
qui a dû fasciner le Dr. Castaneda, car il qualifie ce petit livre
de «chef d’œuvre» ou encore de «récit inoubliable et
totalement captivant !»(31). Cela, les récits de Castaneda le sont
aussi, pour les amateurs de science-fiction bien entendu. Une fable
bien américaine sur la recherche de pouvoirs invincibles pour
dominer le monde...
Castaneda
eût aussi des imitateurs. Nous en choisirons deux. Castaneda a dû
être assez surpris d’apprendre que quelqu’un d’autre
proclamait avoir profité des leçons de son improbable Don Juan ! Un
certain Ken Eagle Feather explique en 1992 comment cela lui avait
pris des années de vérifications de détails, de signes et de
questions directes avant qu’il ne soit absolument sûr que le Don
Juan qu’il rencontra sur un parking de supermarché à Tuscon,
était le Don Juan que Castaneda avait rencontré dans une gare de
bus Greyhound. Il a produit aujourd’hui déjà trois ouvrages
offrant les enseignements uniques de Don Juan et il est bien parti
pour rattraper son «bienfaiteur» Castaneda(32).
Dan
Millman est également un imitateur de Castaneda, mais il ne l’avoue
pas aussi bruyamment que M. Ken Eagle Feather. Lui, il faut le
décrypter. Il a rencontré son Don Juan sous la forme d’un très
vieux noir, employé dans une station-service et appelé Socrate. M.
Millman lui pose des questions sur la quête de la Sagesse. Très
donjuanesque, Socrate lui dit d’aller derrière la station-service
et de s’y asseoir sur une pierre jusqu’à ce qu’il aura trouvé
lui-même la réponse. Grommelant à la Castaneda que tout cela
semble bien stupide, il passe tout de même un bon moment sur sa
pierre, etc. etc. Lui aussi a déjà composé trois livres d’une
profondeur à donner le vertige à n’importe qui s’y laisserait
prendre pour trouver la Voie du Guerrier Impeccable !(33).
Jeff
KERSSEMAKERS
(1)
Compte-rendu dans American Anthropologist, avril 1969.
(2)
The New York Review of Books, 5 juin 1969, p. 12-13.
(3)
Richard de Mille, Castaneda's Journey. The Power and the Allegory.
1976. 2e éd. augmentée, 1978. Plus récemment, une critique
également dévastatrice a été formulée par Jay Courtney
Fikes, Carlos Castaneda, Academic Opportunism and the psychedelic
sixties. Foreword by Ph. Weigand. Millennia Press, Victoria, Canada
1993.
(4)
B. Dubant et M. Marguerie, Castaneda, le Saut dans l'Inconnu. Paris,
Trédaniel, 1982. Bernard Dubant, Castaneda, le Retour à l'Esprit.
Paris, Trédaniel, 1989 : Castaneda, la Voie du Guerrier. Paris,
Trédaniel, 1980.
(5)
J.-B. Marongiu, Carlos Castaneda parti en fumée. Libération du
samedi 20 juin 1998.
(6)
Richard de Mille, The Don Juan Papers. Further Castaneda
Controversies. Santa Barbara 1980, p. 98.
(7)
Id. p. 132.
(8)
Depuis son quatrième livre (Histoires de Pouvoir)
il délaisse cette datation précise.
(9)
Castaneda, Voir, p. 15.
(10)
Voyage à Ixtlan, p. 66 : il s'agit de cailles, et non de perdrix.
(11)
Hans Sebald, Roasting Rabbits in Tularemia, or the Lion, the Witch
and the Horned Toad. In : Don Juan Papers, p. 34-38.
(12)
R. Turner ed., Ethnomethodology. Selected Readings. Penguin Books,
1974, p. 190 : Mackay sur Castaneda.
(13)
Castaneda, Voyage à Ixtlan, p. 8 : la réalité n'est qu 'une
description dont on m‘avait gavé dès ma naissance.
(14)
Don Juan Papers, p. 85.
(15)
D. Noël éd., Ombres et Lumières. Paris, Retz, 1976, p. 46. Cf.
Weston La Barre, The Peyote Cult. New York 1975, p. 271-272.
(16)
Cf. A. Bandelier, The Delight Makers. New York 1890.
(17)
Castaneda, Histoires de Pouvoir, p. 123, 114-188.
(18)
Aguirre Beltràn, Medicina Indigena, dans Medicina y Magia, Mexico,
INI, 1963, p. 52, cité dans l’Autobiographie de Maria Sabina, note
de la page 18 et note de la page 59.
18
a) Cf. aussi : René Guénon, « L’Erreur Spirite ». Paris, M.
Rivière, 1923, p. 116-117.
(19)
Voir, Cocagnac, Rencontres, p. 84.
(20)
Castaneda, L'Herbe du Diable, p. 39. Il répète la question dans
Voyage à Ixtlan, p. 37.
(21)
Castaneda, Ib. p. 273.
(22)
Lumholtz, Unknown Mexico. A Record of Five Years of Exploration among
the Tribes of the Western Sierra Madre. New York 1902. Rééd. 1973.
(23)
Dr. Rouhier, Le Peyotl. Paris, Ed. Doin, 1927.
(24)
Weston La Barre, The Peyote Cult. Yale Univ. 1960. Voir aussi :
David F. Aberle, The Peyote Religion amonog the Navaho. With Field
Assistance by Harvey Moore. Viking Fund Publ. Chicago 1966. M. Benzi,
les derniers adorateurs du peyotl. Paris, Gallimard, 1972. Id., A la
quête de la vie. Paris, Chêne, 1977.
(25)
Peter T. Furst éd., La Chair des Dieux. L’usage rituel des
psychédéliques. Paris, Seuil, 1974, p. 12. M. Furst passe en détail
les rites des peyoteros Huichol, p. 122-181.
(26)
Wasson, I ate the sacred Mushrooms. 1957 ; Voir aussi :
L’autobiographie de Maria Sabina, la sage aux champignons sacrés.
Paris, Seuil, 1979 ; René de Soller, Curandera. Paris, Pauvert,
1965, p. 43 : Hommage de l’encens par Maria Sabina.
(27)
Psychology Today, December 1977, p. 40.
(28)
V. Skawinska, Rendez-vous sorcier avec Carlos Castaneda. Paris,
Denoël, 1989.
(29)
Maurice Cocagnac, Rencontres avec Carlos Castaneda et Pachita la
Guérisseuse. Paris, Albin Michel, 1991.
(30)
(31)
(32)Ken
Eagle Feather, Travelling with Power . Hampton Books, 1992, p/35-38 .
A Toltec Path . Hampton 1995 ; Tracking Freedom . Hampton 1998 .
(33)
Dan Millman, Way of the Peaceful Warrior . Tiburon Books, California,
1987 ; Sacred Journey of the Peaceful Warrior . Tiburon 1991,
etc, etc. Trad. Franç. Par O. Clerc et E. Klehmann. Ed. Soleil,
Suisse, 1985 : Le Guerrier Pacifique .