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mercredi 24 août 2016

S.Amanoullah de Vos - La Pratique de la "Rabita al Sheikh": l'attachement au Sheikh





Source : "La Genèse de la Sagesse" Philippe De Vos, Ed Dervy

La pratique du "dhikr Khafi", l'invocation silencieuse, n'est pas sans rapport avec la pratique de la "Râbita". Peut être même peut on dire que ces deux pratiques: dhikr et râbita sont articulés entre elles à la façon des deux composantes essentielles d'une bague: l'anneau et la pierre. La lumière du dhikr en effet, demande à prendre forme et à être enchâssée selon une forme particulière. La forme ultime de la lumière, c'est la forme mohammadienne qui n'est jamais représentée car elle se renouvelle à toute époque d'une manière neuve à travers la chaîne de ses héritiers. C'est la réalité de cette forme que contemple le disciple qui pratique la "Rabita" avec l'image de son maître. C'est pourquoi également, la transmission du dhikr et de l'initiation suit le modèle même de la "Râbita".

Dans l'enseignement prophétique tel que nous l'avons reçu par exemple à travers le "hadith" sur: "l'islâm, l'imân, l'ihsân", l'ange Gabriel s'était manifesté sous l'aspect d'un homme beau aux vêtements immaculés sans trace de poussière ou sans les signes d'un voyage bien que venant du désert. Il s'était assis face au Prophète genoux contre genoux, lui enseignant ou transmettant des vérités, de coeur à coeur. De même un jour, le compagnon du Prophète Abu Bakr , reçut cette transmission de façon silencieuse, dans la caverne où il se réfugia avec le Prophète, sur le chemin de Médine. Cette caverne symbolise et réalise selon une harmonie visuelle, l'enveloppement de la conscience dans l'espace spirituel du coeur. Il est intéressant de remarquer l'analogie constante entre le coeur, la caverne et le "Tabut" (expression rappelons-le qui désigne d'une façon générique le lieu d'un dépôt spirituel quelles que soient les formes qu'il prendra dans l'histoire des hommes; l'arche d'alliance, le Graal, ou la pierre noire de la Kaaba).

Ceci est encore plus significatif si l'on remarque que le Coran indique de façon très claire que là où est l'arche d'alliance, là est le roi et que la manifestation d'évidence qui authentifie ce dépôt, c'est la descente de la Sakina. On comprend que ce modèle puisse être aussi celui de l'élection du "Khalif" qu'il soit de ceux qui gouvernèrent les corps où de ceux qui gouvernèrent les coeurs. Or lors de cette transmission du Prophète à Abu Bakr, le Coran énonce "Alors Dieu descendit sur eux la Sakina"(Coran 9-40). Cette Paix "Sakina" sera aussi celle que cherchera à réaliser le disciple "murid", selon son degré de réalisation initiatique, comme une expression de la Présence divine dans le silence du dhikr. Pour le murid le Sheikh est le représentant du Prophète et lui même doit se mettre dans la position de sincérité d'Abu Bakr . Le disciple est face à son maître qui est pour lui le support de cette lumière mohammadienne (nûr mohammadî) alors, le maître par la force de son tawwajjuh (l'orientation de son coeur vers celui du disciple) projette sa "himma" son énergie spirituelle et sa "rahma" sa compassion, dans le coeur de son élève.

Cette pratique sur laquelle nous reviendrons, si elle existait avant Baha-ud-dîn a néanmoins commencé avec lui à être pratiquée de façon méthodique. On se souvient de l'anecdote où le gendre de Baha-ud-dîn, son élève 'Alau ad-dîn, le questionne sur le coeur; le maître répond par une projection effective de son influence spirituelle dans le coeur du disciple éveillant ainsi celui-ci à une nouvelle connaissance. Cette forme de transmission restera (sans être exclusive) l'une des caractéristiques de la voie Naqshabandi. C'est pourquoi un célèbre disciple de Baha-ud-dîn la pratiquera après lui aussi avec un rayonnement extraordînaire: 'Ubayd Allâh Ahrâr.


source : "La Genèse de la Sagesse" Philippe De Vos, Ed Dervy

dimanche 7 septembre 2014

René Guénon - À propos du rattachement initiatique





[René Guénon, À propos du rattachement initiatique, Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil posthume Initiation et réalisation spirituelle]


Il est des choses sur lesquelles on est obligé de revenir presque constamment, tellement la plupart de nos contemporains, du moins en Occident, semblent éprouver de difficulté à les comprendre ; et bien souvent, ces choses sont de celles qui, en même temps qu’elles sont en quelque sorte à la base de tout ce qui se rapporte, soit au point de vue traditionnel en général, soit plus spécialement au point de vue ésotérique et initiatique, sont d’un ordre qui devrait normalement être regardé comme plutôt élémentaire. Telle est, par exemple, la question du rôle et de l’efficacité propre des rites ; et peut-être est-ce, tout au moins en partie, à cause de sa connexion assez étroite avec celle-là que la question de la nécessité du rattachement initiatique paraît être également dans le même cas. En effet, dès lors qu’on a compris que l’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une certaine influence spirituelle, et que cette transmission ne peut être opérée que par le moyen d’un rite, qui est précisément celui par lequel s’effectue le rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et de communiquer l’influence dont il s’agit, il semble bien qu’il ne devrait plus y avoir aucune difficulté à cet égard ; transmission et rattachement ne sont en somme que les deux aspects inverses d’une seule et même chose, suivant qu’on l’envisage en descendant ou en remontant la « chaîne » initiatique. Cependant, nous avons eu récemment l’occasion de constater que la difficulté existe même pour certains de ceux qui, en fait, possèdent un tel rattachement ; ceci peut paraître plutôt étonnant, mais sans doute faut-il y voir une conséquence de l’amoindrissement « spéculatif » qu’ont subi les organisations auxquelles ils appartiennent, car il est évident que, pour qui s’en tient à ce seul point de vue « spéculatif », les questions de cet ordre, et toutes celles qu’on peut dire proprement « techniques », ne peuvent apparaître que sous une perspective fort indirecte et lointaine, et que, par là même, leur importance fondamentale risque d’être plus ou moins complètement méconnue. On pourrait encore dire qu’un exemple comme celui-là permet de mesurer toute la distance qui sépare l’initiation virtuelle de l’initiation effective ; ce n’est certes pas que la première puisse être regardée comme négligeable, bien au contraire, puisque c’est elle qui est l’initiation proprement dite, c’est-à-dire le « commencement » (initium) indispensable, et qu’elle apporte avec elle la possibilité de tous les développements ultérieurs ; mais il faut bien reconnaître que, dans les conditions présentes plus que jamais, il y a fort loin de cette initiation virtuelle au moindre début de réalisation. Quoi qu’il en soit, nous pensions nous être déjà suffisamment expliqué sur la nécessité du rattachement initiatique (1) ; mais, en présence de certaines questions qui nous sont encore posées à ce sujet, nous croyons utile d’essayer d’y ajouter quelques précisions complémentaires.

Tout d’abord, nous devons écarter l’objection que certains pourraient être tentés de tirer du fait que le néophyte ne ressent aucunement l’influence spirituelle au moment même où il la reçoit ; à vrai dire, ce cas est d’ailleurs tout à fait comparable à celui de certains rites d’ordre exotérique tels que les rites religieux de l’ordination par exemple, où une influence spirituelle est également transmise et, d’une façon générale tout au moins, n’est pas davantage ressentie, ce qui ne l’empêche pas d’être réellement présente et de conférer dès lors à ceux qui l’ont reçue certaines aptitudes qu’ils ne pourraient avoir sans elle. Mais, dans l’ordre initiatique, nous devons aller plus loin : il serait en quelque sorte contradictoire que le néophyte soit capable de ressentir l’influence qui lui est transmise, puisqu’il n’est encore, vis-à-vis de celle-ci, et par définition même, que dans un état purement potentiel et « non-développé », tandis que la capacité de la ressentir impliquerait déjà forcément, au contraire, un certain degré de développement ou d’actualisation ; et c’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’il faut nécessairement commencer par l’initiation virtuelle. Seulement, dans le domaine exotérique, il n’y a en somme aucun inconvénient à ce que l’influence reçue ne soit jamais perçue consciemment, même indirectement et dans ses effets, puisqu’il ne s’agit pas là d’obtenir, comme conséquence de la transmission opérée, un développement spirituel effectif ; par contre, il devrait en être tout autrement quand il s’agit de l’initiation, et, par suite du travail intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être ressentis ultérieurement, ce qui constitue précisément le passage à l’initiation effective, à quelque degré qu’on l’envisage. C’est là, du moins, ce qui devrait avoir lieu normalement et si l’initiation donnait les résultats qu’on est en droit d’en attendre ; il est vrai qu’en fait, dans la plupart des cas, l’initiation reste toujours virtuelle, ce qui revient à dire que les effets dont nous parlons demeurent indéfiniment à l’état latent ; mais, s’il en est ainsi, ce n’en est pas moins là, au point de vue rigoureusement initiatique, une anomalie qui n’est due qu’à certaines circonstances contingentes (2), comme, d’une part, l’insuffisance des qualifications de l’initié, c’est-à-dire la limitation des possibilités qu’il porte en lui-même et auxquelles rien d’extérieur ne saurait suppléer, et aussi, d’autre part, l’état d’imperfection ou de dégénérescence auquel en sont réduites actuellement certaines organisations initiatiques et qui ne leur permet plus de fournir un appui suffisant pour atteindre l’initiation effective, ni même de laisser soupçonner l’existence de celle-ci à ceux qui pourraient y être aptes, bien que ces organisations n’en demeurent pas moins toujours capables de conférer l’initiation virtuelle, c’est-à-dire d’assurer, à ceux qui possèdent le minimum de qualifications indispensable, la transmission initiale de l’influence spirituelle.

Ajoutons encore incidemment, avant de passer à un autre aspect de la question, que cette transmission, comme d’ailleurs nous l’avons déjà fait remarquer expressément, n’a et ne peut avoir absolument rien de « magique », pour la raison même que c’est d’une influence spirituelle qu’il s’agit essentiellement, tandis que tout ce qui est d’ordre magique concerne exclusivement le maniement des seules influences psychiques. Même s’il arrive que l’influence spirituelle s’accompagne secondairement de certaines influences psychiques, cela n’y change rien, car ce n’est là en somme qu’une conséquence purement accidentelle, et qui n’est due qu’à la correspondance qui existe forcément toujours entre les différents ordres de réalité ; dans tous les cas, ce n’est pas sur ces influences psychiques ni par leur moyen qu’agit le rite initiatique, qui se révèle uniquement à l’influence spirituelle et ne saurait, précisément en tant qu’il est initiatique, avoir aucune raison d’être en dehors de celle-ci. Du reste, la même chose est vraie aussi, dans le domaine exotérique, en ce qui concerne les rites religieux (3) ; quelles que soient les différences qu’il y ait lieu de faire entre les influences spirituelles, soit en elles-mêmes, soit quant aux buts divers en vue desquels elles peuvent être mises en action, c’est bien toujours d’influences spirituelles qu’il s’agit proprement, dans ce cas aussi bien que dans celui des rites initiatiques, et, en définitive, cela suffit pour qu’il ne puisse y avoir là rien de commun avec la magie, qui n’est qu’une science traditionnelle secondaire, d’ordre tout à fait contingent et même très inférieur, et à laquelle, redisons-le encore une fois de plus, tout ce qui relève du domaine spirituel est entièrement étranger.

Nous pouvons maintenant en venir à ce qui nous paraît être le point le plus important, celui qui touche de plus près au fond même de la question ; sous ce rapport, l’objection qui se présente pourrait être formulée ainsi : rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le plus inférieur ; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien qui aurait été rompu ? On peut remarquer qu’une question de ce genre est assez semblable à celle-ci, que certains se sont posée également : pourquoi faut-il faire des efforts pour parvenir à la Délivrance, puisque le « Soi » (Âtmâ) est immuable et demeure toujours le même, et qu’il ne saurait aucunement être modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ceux qui soulèvent de telles questions montrent par là qu’ils s’arrêtent à une vue beaucoup trop exclusivement théorique des choses, ce qui fait qu’ils n’en aperçoivent qu’un seul côté, ou encore qu’ils confondent deux points de vue qui sont cependant nettement distincts, bien que complémentaires l’un de l’autre en un certain sens, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés.

(1) Voir Aperçus sur l’Initiation, notamment ch. V et VIII.

(2) On pourrait d’ailleurs dire, d’une façon générale, que, dans les conditions d’une époque comme la nôtre, c’est presque toujours le cas véritablement normal au point de vue traditionnel qui n’apparaît plus que comme un cas d’exception.

(3) Il va de soi qu’il en est encore de même pour d’autres rites exotériques, dans les traditions autres que celles qui revêtent la forme religieuse ; si nous parlons plus particulièrement ici de rites religieux, c’est parce qu’ils représentent, dans ce domaine, le cas le plus généralement connu en Occident.

Assurément, au point de vue purement métaphysique, on pourrait à la rigueur s’en tenir au seul aspect principiel et négliger en quelque sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres manifestés, et plus précisément des individus humains comme tels, conditions dont le but même qu’il se propose est de les amener à s’affranchir ; il doit donc forcément, et c’est même là ce qui le caractérise essentiellement par rapport au point de vue métaphysique pure, prendre en considération ce qu’on peut appeler un état de fait, et relier en quelque façon celui-ci à l’ordre principiel. Pour écarter toute équivoque sur ce point, nous dirons ceci : dans le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement ; ce n’est donc point le « Soi » qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné, ni soumis à aucune limitation, mais c’est le « moi » et celui-ci ne peut l’être qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ; de même, ce n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir, puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister (4), mais c’est, pour l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée ; et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.

On peut dès lors comprendre que la nécessité du rattachement initiatique est, non pas une nécessité de principe, mais seulement une nécessité de fait, qui ne s’en impose pas moins rigoureusement dans l’état qui est le nôtre et que, par conséquent, nous sommes obligés de prendre pour point de départ. D’ailleurs, pour les hommes des temps primordiaux, l’initiation aurait été inutile et même inconcevable, puisque le développement spirituel, à tous ses degrés, s’accomplissait chez eux d’une façon toute naturelle et spontanée, en raison de la proximité où ils étaient à l’égard du Principe ; mais, par suite de la « descente » qui s’est effectuée depuis lors, conformément au processus inévitable de toute manifestation cosmique, les conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement sont tout autres que celles-là, et c’est pourquoi la restauration des possibilités de l’état primordial est le premier des buts que se propose l’initiation (5). C’est donc en tenant compte de ces conditions, telles qu’elles sont en fait, que nous devons affirmer la nécessité du rattachement initiatique, et non pas, d’une façon générale et sans aucune restriction, par rapport aux conditions de n’importe quelle époque ou, à plus forte raison encore, de n’importe quel monde. À cet égard, nous appellerons plus spécialement l’attention sur ce que nous avons déjà dit ailleurs de la possibilité que des êtres vivants naissent d’eux-mêmes et sans parents (6) ; cette « génération spontanée » est en effet une possibilité de principe, et l’on peut fort bien concevoir un monde où il en serait effectivement ainsi ; mais pourtant ce n’est pas une possibilité de fait dans notre monde, ou du moins, plus précisément, dans l’état actuel de celui-ci ; il en est de même pour l’obtention de certains états spirituels, qui d’ailleurs est bien aussi une « naissance » (7), et cette comparaison nous paraît être à la fois la plus exacte et celle qui peut le mieux aider à faire comprendre ce dont il s’agit. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons encore dire ceci : dans l’état présent de notre monde, la terre ne peut pas produire une plante d’elle-même et spontanément, et sans qu’on y ait déposé une graine qui doit nécessairement provenir d’une autre plante préexistante (8) ; il a pourtant bien fallu qu’il en ait été ainsi en un certain temps, sans quoi rien n’aurait jamais pu commencer, mais cette possibilité n’est plus de celles qui sont susceptibles de se manifester actuellement. Dans les conditions où nous sommes en fait, on ne peut rien récolter sans avoir semé tout d’abord, et cela est tout aussi vrai spirituellement que matériellement ; or le germe qui doit être déposé dans l’être pour rendre possible son développement spirituel ultérieur, c’est précisément l’influence qui, dans un état de virtualité et d’« enveloppement » exactement comparable à celui de la graine (9), lui est communiquée par l’initiation (10).

Nous profiterons de cette occasion pour signaler aussi une méprise dont nous avons relevé quelques exemples en ces derniers temps : certains croient que le rattachement à une organisation initiatique ne constitue en quelque sorte qu’un premier pas « vers l’initiation ». Cela ne serait vrai qu’à la condition de bien spécifier que c’est de l’initiation effective qu’il s’agit alors ; mais ceux à qui nous faisons allusion ne font ici aucune distinction entre initiation virtuelle et initiation effective, et peut-être même n’ont-ils aucune idée d’une telle distinction, qui est pourtant de la plus grande importance et qu’on pourrait même dire tout à fait essentielle ; au surplus, il est très possible qu’ils aient été plus ou moins influencés par certaines conceptions de provenance occultiste ou théosophiste sur les « grands initiés » et autres choses de ce genre, qui sont assurément très propres à causer ou à entretenir bien des confusions. En tout cas, ceux-là oublient manifestement qu’initiation dérive d’initium et que ce mot signifie proprement « entrée » et « commencement » : c’est l’entrée dans une voie qu’il reste à parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au cours de laquelle seront développées des possibilités d’un autre ordre que celles auxquelles est étroitement bornée la vie de l’homme ordinaire ; et l’initiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus précis, n’est en réalité rien d’autre que la transmission initiale de l’influence spirituelle à l’état de germe, c’est-à-dire, en d’autres termes, le rattachement initiatique lui-même.

(4) Ce lien, au fond, n’est pas autre chose que le sûtrâtmâ de la tradition hindoue, dont nous avons eu à parler dans d’autres études.

(5) Sur l’initiation considérée, en ce qui concerne les « petits mystères », comme permettant d’accomplir la « remontée » du cycle par étapes successives jusqu’à l’état primordial ; cf. Aperçus sur l’Initiation, pp. 257-258.

(6) Aperçus sur l’Initiation, p. 30.

(7) Il est à peine besoin de rappeler à ce propos tout ce que nous avons dit ailleurs sur l’initiation considérée comme « seconde naissance » ; cette façon de l’envisager est du reste commune à toutes les formes traditionnelles sans exception.

(8) Signalons, sans pouvoir y insister présentement, que ceci n’est pas sans rapport avec le symbolisme du grain de blé dans les mystères d’Éleusis, non plus que, dans la Maçonnerie, avec le mot de passe du grade de Compagnon ; l’application initiatique est d’ailleurs évidemment en relation étroite avec l’idée de « postérité spirituelle ». – Il n’est peut-être pas sans intérêt de noter aussi, à ce propos, que le mot « néophyte » signifie littéralement « nouvelle plante ».

(9) Ce n’est pas que l’influence spirituelle, en elle-même, puisse jamais être dans un état de potentialité, mais le néophyte la reçoit en quelque sorte d’une manière proportionnée à son propre état.

(10) Nous pourrions même ajouter que, en raison de la correspondance qui existe entre l’ordre cosmique et l’ordre humain, il peut y avoir entre les deux termes de la comparaison que nous venons d’indiquer, non pas une simple similitude, mais une relation beaucoup plus étroite et plus directe, et qui est de nature à la justifier encore plus complètement ; et il est possible d’entrevoir par là que le texte biblique dans lequel l’homme déchu est représenté comme condamné à ne plus rien pouvoir obtenir de la terre sans se livrer à un pénible travail (Genèse, III, 17-19) peut fort bien répondre à une vérité même dans son sens le plus littéral.

Une autre question, qui se rapporte aussi au rattachement initiatique, a encore été soulevée en ces derniers temps ; il faut d’ailleurs dire tout d’abord, pour qu’on en comprenne exactement la portée, qu’elle concerne plus particulièrement les cas où l’initiation est obtenue en dehors des moyens ordinaires et normaux*. Il doit être bien entendu, avant tout, que de tels cas ne sont jamais qu’exceptionnels, et qu’ils ne se produisent que quand certaines circonstances rendent la transmission normale impossible, puisque leur raison d’être est précisément de suppléer dans une certaine mesure à cette transmission. Nous disons seulement dans une certaine mesure, parce que, d’une part, une telle chose ne peut se produire que pour des individualités possédant des qualifications qui dépassent beaucoup l’ordinaire et ayant des aspirations assez fortes pour attirer en quelque sorte à elles l’influence spirituelle qu’elles ne peuvent rechercher par leurs propres moyens, et aussi parce que, d’autre part, même pour de telles individualités, il est encore plus rare, l’aide fournie par le contact constant avec une organisation traditionnelle faisant défaut, que les résultats obtenus comme conséquence de cette initiation n’aient pas un caractère plus ou moins fragmentaire et incomplet. On ne saurait trop insister là-dessus, et encore, malgré cela, il n’est peut-être pas entièrement sans danger de parler de cette possibilité, parce que trop de gens peuvent avoir tendance à s’illusionner à cet égard ; il suffira qu’il survienne dans leur existence un événement quelque peu extraordinaire, ou paraissant tel à leurs propres yeux, mais d’ailleurs d’un genre quelconque, pour qu’ils l’interprètent comme un signe qu’ils ont reçu cette initiation exceptionnelle ; et les Occidentaux actuels, en particulier, ne seront que trop facilement tentés de saisir le moindre prétexte de cette sorte pour se dispenser d’un rattachement régulier ; c’est pourquoi il convient d’insister tout spécialement sur ce que, tant que celui-ci n’est pas impossible à obtenir en fait, il n’y a pas à compter qu’on puisse, en dehors de lui, recevoir une initiation quelconque.

Un autre point très important est celui-ci : même en pareil cas, il s’agit bien toujours du rattachement à une « chaîne » initiatique et de la transmission d’une influence spirituelle, quels qu’en soient d’ailleurs les moyens et les modalités, qui peuvent sans doute différer grandement de ce qu’ils sont dans les cas normaux, et impliquer, par exemple, une action s’exerçant en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu ; mais, de toute façon, il y a nécessairement là un contact réel, ce qui n’a assurément rien de commun avec des « visions » ou des rêveries qui ne relèvent guère que de l’imagination (11). Dans certains exemples connus, comme celui de Jacob Boehme auquel nous avons déjà fait allusion ailleurs (12), ce contact fut établi par la rencontre d’un personnage mystérieux qui ne reparut plus par la suite ; quel qu’ait pu être celui-ci (13), il s’agit donc là d’un fait parfaitement « positif », et non pas simplement d’un « signe » plus ou moins vague et équivoque, que chacun peut interpréter au gré de ses désirs. Seulement, il est bien entendu que l’individu qui a été initié par un tel moyen peut n’avoir pas clairement conscience de la véritable nature de ce qu’il a reçu et de ce à quoi il a été ainsi rattaché, et à plus forte raison être tout à fait incapable de s’expliquer à ce sujet, faute d’une « instruction » lui permettant d’avoir sur tout cela des notions tant soit peu précises ; il peut même se faire qu’il n’ait jamais entendu parler d’initiation, la chose et le mot lui-même étant entièrement inconnus dans le milieu où il vit ; mais cela importe peu au fond et n’affecte évidemment en rien la réalité même de cette initiation, bien qu’on puisse encore se rendre compte par là qu’elle n’est pas sans présenter certains désavantages inévitables par rapport à l’initiation normale (14).

Cela dit, nous pouvons en venir à la question à laquelle nous avons fait allusion, car ces quelques remarques nous permettront d’y répondre plus facilement ; cette question est celle-ci : certains livres dont le contenu est d’ordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualités particulièrement qualifiées et les étudiant avec les dispositions voulues, servir par eux-mêmes de véhicule à la transmission d’une influence spirituelle, de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans qu’il y ait besoin d’aucun contact direct avec une « chaîne » traditionnelle, pour conférer une initiation du genre de celles dont nous venons de parler ? L’impossibilité d’une initiation par les livres est pourtant encore un point sur lequel nous pensions nous être suffisamment expliqué en diverses occasions, et nous devons avouer que nous n’avions pas prévu que la lecture de livres quels qu’ils soient pourrait être envisagée comme constituant un de ces moyens exceptionnels qui remplacent parfois les moyens ordinaires de l’initiation. D’ailleurs, même en dehors du cas particulier et plus précis où il s’agit proprement de la transmission d’une influence initiatique, il y a là quelque chose qui serait nettement contraire au fait qu’une transmission orale est partout et toujours considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement traditionnel, si bien que la mise par écrit de cet enseignement ne peut jamais en dispenser (15), et cela parce que sa transmission, pour être réellement valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte « vital » auquel les livres ne sauraient servir de véhicule (16). Mais ce qui est peut-être le plus étonnant, c’est que la question a été posée en connexion avec un passage dans lequel, à propos de l’étude « livresque », nous avions cru justement nous expliquer assez nettement pour éviter toute méprise, en signalant précisément, comme susceptible d’y donner lieu, le cas où il s’agit de « livres » dont le contenu est d’ordre « initiatique » (17) ; il semble donc qu’il ne sera pas inutile d’y revenir encore et de développer un peu plus complètement ce que nous avions voulu dire.

Il est évident qu’il y a bien des façons différentes de lire un même livre, et que les résultats en sont également différents : si l’on suppose par exemple qu’il s’agit des Écritures sacrées d’une tradition, le profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le « critique » moderne, n’y verra que « littérature », et tout ce qu’il pourra en retirer ne sera que cette sorte de connaissance toute verbale qui constitue l’érudition pure et simple, sans qu’il s’y ajoute la moindre compréhension réelle, fût-ce du sens le plus extérieur, puisqu’il ne sait pas et ne se demande même pas si ce qu’il lit est l’expression d’une vérité ; et c’est là le genre de savoir qu’on peut qualifier de « livresque » dans l’acception la plus rigoureuse de ce mot. Celui qui est rattaché à la tradition considérée, même s’il n’en connaît que le côté exotérique, verra déjà tout autre chose dans ces Écritures, bien que sa compréhension soit encore bornée au seul sens littéral, et ce qu’il y trouvera aura pour lui une valeur incomparablement plus grande que celle de l’érudition ; il en serait ainsi même au degré le plus bas, nous voulons dire dans le cas de celui qui, par incapacité de comprendre les vérités doctrinales, y chercherait simplement une règle de conduite, ce qui lui permettrait tout au moins de participer à la tradition dans la mesure de ses possibilités. Le cas de celui qui vise à s’assimiler aussi complètement que possible l’exotérisme de la doctrine, comme le fait par exemple le théologien, se situe à un niveau assurément très supérieur à celui-là ; et pourtant ce n’est toujours que du sens littéral qu’il s’agit alors, et l’existence d’autres sens plus profonds, c’est-à-dire en somme celle de l’ésotérisme, peut n’être même pas soupçonnée. Au contraire, celui qui a quelque connaissance théorique de l’ésotérisme pourra, à l’aide de certains commentaires ou autrement, commencer à percevoir la pluralité des sens contenus dans les textes sacrés, et, par suite, à discerner l’« esprit » caché sous la « lettre » ; sa compréhension est donc d’un ordre bien plus profond et plus élevé que celle à laquelle peut prétendre le plus savant et le plus parfait des exotéristes. L’étude de ces textes pourra alors constituer une partie importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon.

Si, au lieu des Écritures sacrées, nous considérions certains écrits d’un caractère proprement initiatique, comme par exemple ceux de Shankarâchârya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un point, dire à peu près exactement la même chose : ainsi, tout le profit qu’un orientaliste pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui n’est en effet qu’un « auteur » et rien de plus) a dit telle ou telle chose ; et encore, s’il veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la répéter textuellement et par un simple effort de mémoire, il y aura les plus grandes chances pour qu’il la déforme, puisqu’il ne s’en est assimilé le sens réel à aucun degré. La seule différence avec ce que nous avons dit précédemment, c’est qu’ici il n’y a plus lieu de considérer le cas de l’exotériste, puisque ces écrits se rapportent au seul domaine ésotérique et, comme tels, sont entièrement en dehors de sa compétence ; s’il pouvait vraiment les comprendre, il aurait déjà franchi par là même la limite qui sépare l’exotérisme de l’ésotérisme, et alors, en fait, nous nous retrouverions en présence du cas de l’ésotériste « théorique », pour lequel nous ne pourrions que redire, sans y rien changer, tout ce que nous en avons déjà dit.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à envisager une dernière différence, mais qui n’est pas la moins importante au point de vue où nous nous plaçons présentement : nous voulons parler de celle qui existe suivant qu’un même livre est lu par cet ésotériste « théorique » dont il vient d’être question, et que nous supposons n’avoir reçu encore aucune initiation, ou par celui qui au contraire possède déjà un rattachement initiatique. Celui-ci y verra naturellement des choses du même ordre que celui-là, mais peut-être plus complètement, et surtout elles lui apparaîtront en quelque sorte sous un jour différent ; il va de soi, d’ailleurs, que, tant qu’il n’en est qu’à l’initiation virtuelle, il peut ne faire que poursuivre simplement, à un degré plus profond, une préparation doctrinale demeurée incomplète jusque-là ; mais il en va tout autrement dès qu’il entre dans la voie de la réalisation. Pour lui, le contenu du livre n’est plus alors proprement qu’un support de méditation, au sens qu’on pourrait dire rituel, et exactement au même titre que les symboles de divers ordres qu’il emploie pour aider et soutenir son travail intérieur ; et il serait assurément incompréhensible que des écrits traditionnels, qui sont nécessairement, par leur nature même, symboliques dans l’acception la plus stricte de ce terme, ne puissent jouer aussi un tel rôle. Au-delà de la « lettre » qui alors a en quelque sorte disparu pour lui, celui-là ne verra véritablement plus que l’« esprit », et ainsi pourront s’ouvrir à lui, aussi bien que lorsqu’il médite en se concentrant sur un mantra ou un yantra rituel, des possibilités tout autres que celles d’une simple compréhension théorique ; mais, s’il en est ainsi, c’est uniquement, redisons-le encore, en vertu de l’initiation qu’il a reçue, et qui constitue la condition nécessaire sans laquelle, quelles que soient d’ailleurs les qualifications d’une individualité, il ne saurait y avoir le moindre commencement de réalisation, ce qui en somme revient tout simplement à dire que toute initiation effective présuppose forcément l’initiation virtuelle. Nous ajouterons encore que, s’il arrive que celui qui médite sur un écrit d’ordre initiatique entre réellement en contact par là avec une influence émanée de son auteur, ce qui est en effet possible si cet écrit procède de la forme traditionnelle et surtout de la « chaîne » particulière auxquelles il appartient lui-même, cela encore, bien loin de pouvoir tenir lieu d’un rattachement initiatique, ne peut jamais être au contraire qu’une conséquence de celui qu’il possède déjà. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage la question, il ne saurait absolument en aucun cas s’agir d’une initiation par les livres, mais seulement, dans certaines conditions, d’un usage initiatique de ceux-ci, ce qui est évidemment tout autre chose ; nous espérons y avoir insisté suffisamment cette fois pour qu’il ne subsiste plus la moindre équivoque à cet égard, et pour qu’on ne puisse plus penser qu’il y ait là quelque chose qui soit susceptible, fût-ce exceptionnellement, de dispenser de la nécessité du rattachement initiatique.

* [C’est à ces cas que se rapporte la note explicative ajoutée à un passage des Pages dédiées à Mercure d’Abdul-Hâdi, publié originellement dans La Gnose, janvier 1911 :

« Les deux chaînes initiatiques. – L’une est historique, l’autre est spontanée. La première se communique dans des Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Sheikh (Guru) vivant, autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Et-Talîmur-rijâl, ou l’instruction des hommes. L’autre est Et-Talîmur-rabbâni, ou l’instruction dominicale ou seigneuriale, que je me permets d’appeler « l’initiation marienne », car elle est celle que reçut la Sainte Vierge, la mère de Jésus, fils de Marie. Il y a toujours un maître, mais il peut être absent, inconnu, même décédé il y a plusieurs siècles. Dans cette initiation, vous tirez du présent la même substance spirituelle que les autres tirent de l’antiquité. Elle est actuellement assez fréquente en Europe, du moins dans ses degrés inférieurs, mais elle est presque inconnue en Orient ».

Note de René Guénon accompagnant sa réédition dans les Études Traditionnelles d’août 1946, pp. 318-319 :

« Comme ce paragraphe pourrait donner lieu à certaines méprises, il nous paraît nécessaire d’en préciser un peu le sens ; et, tout d’abord, il doit être entendu qu’il ne s’agit aucunement ici de quelque chose qui puisse être assimilé à une voie « mystique », ce qui serait manifestement contradictoire avec l’affirmation de l’existence d’une « chaîne initiatique » réelle dans ce cas aussi bien que dans celui qu’on peut considérer comme normal. Nous pouvons citer, à cet égard, un passage de Jelâleddin Er-Rûmi qui se rapporte exactement à la même chose : « Si quelqu’un, par une rare exception, a parcouru cette voie (initiatique) seul (c’est-à-dire sans un Pîr, terme persan équivalent à l’arabe Sheikh) il est arrivé par l’aide des cœurs des Pîrs. La main du Pîr n’est pas refusée à l’absent : cette main n’est pas autre chose que l’étreinte même de Dieu » (Mathnawi, I, 2974-5). On pourrait voir dans les derniers mots une allusion au rôle du véritable Guru intérieur, en un sens parfaitement conforme à l’enseignement de la tradition hindoue ; mais ceci nous éloignerait quelque peu de la question qui nous occupe plus directement ici. Nous dirons, au point de vue du taçawwuf islamique, que ce dont il s’agit relève de la voie des Afrâd, dont le Maître est Seyidna El-Khidr, et qui est en dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du « Pôle » (El-Qutb), qui comprend seulement les voies régulières et habituelles de l’initiation. On ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont là que des cas très exceptionnels, ainsi qu’il est déclaré expressément dans le texte que nous venons de citer, et qu’ils ne se produisent que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. »]

(11) Nous rappellerons encore que, dès lors qu’il s’agit de questions d’ordre initiatique, on ne saurait trop se défier de l’imagination ; tout ce qui n’est qu’illusions « psychologiques » ou « subjectives » est absolument sans aucune valeur à cet égard et ne doit y intervenir en aucune façon ni à aucun degré.

(12) Aperçus sur l’Initiation, p. 70.

(13) Il peut s’agir, bien qu’il n’en soit certes pas forcément toujours ainsi, de l’apparence prise par un « adepte » agissant, comme nous le disions tout à l’heure, en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu, ainsi que pourront aider à le comprendre les quelques considérations que nous avons exposées, sur certaines possibilités de cet ordre, dans les Aperçus sur l’Initiation, ch. XLII.

(14) Ces désavantages ont, entre autres conséquences, celle de donner souvent à l’initié, et surtout en ce qui concerne la façon dont il s’exprime, une certaine ressemblance extérieure avec les mystiques, qui peut même le faire prendre pour tel par ceux qui ne vont pas au fond des choses, ainsi que cela est arrivé précisément pour Jacob Boehme.

(15) Le contenu même d’un livre, en tant qu’ensemble de mots et de phrases exprimant certaines idées, n’est donc pas la seule chose qui importe réellement au point de vue traditionnel.

(16) On pourrait objecter que, d’après quelques récits se référant surtout à la tradition rosicrucienne, certains livres auraient été chargés d’influences par leurs auteurs eux-mêmes, ce qui est en effet possible pour un livre aussi bien que pour tout autre objet quelconque ; mais, même en admettant la réalité de ce fait, il ne pourrait en tout cas s’agir que d’exemplaires déterminés et ayant été préparés spécialement à cet effet, et, en outre, chacun de ces exemplaires devait être exclusivement destiné à tel disciple à qui il était remis directement, non pas pour tenir lieu d’une initiation que ce disciple avait déjà reçue, mais uniquement pour lui fournir une aide plus efficace lorsque, au cours de son travail personnel, il se servirait du contenu de ce livre comme d’un support de méditation.

(17) Aperçus sur l’Initiation, pp. 224-225.


[René Guénon, À propos du rattachement initiatique, Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil posthume Initiation et réalisation spirituelle]

mercredi 5 mars 2014

« Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» : une réponse du Cheikh Ibn ‘Abbad Al-Rundî


Le Porteur de Savoir  



بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله والصلاة والسلام على
 سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

 Nous entamons ici la publication de certains passages significatifs d’une lettre du Cheikh Ibn Abbad Al-Rundi à Abû Ishâq Al-Shâtibî, si souvent évoquée mais dont, à ce jour, seuls quelques courts extraits ou résumés sont disponibles en français .


Cette traduction, fruit d’un travail collectif, a été réalisée d’après la traduction anglaise des Rasa’ïl aç-çughrâ proposée par J.Renard et révisée sur le texte arabe édité par P.Nwyia 1 . Nous espérons que ce travail permettra aux lecteurs de se faire un avis précis et nuancé sur la position véritable du Cheikh Ibn ‘Abbad concernant la nécessité du Maître spirituel mais aussi, et surtout, qu’il offrira certains critères « réalistes » susceptibles d’être utiles à ceux qui recherchent une guidée effective dans la Voie 2 .


Dans son article intitulé  Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliyya , Kenneth Honerkamp précise que cette épitre fût rédigée à « l’époque où Ibn ‘Abbâd assumait la charge de prédicateur et d’imam à la Qarawîyîn de Fès ». En ce temps, « une dispute naquit en Andalousie dans les cercles de fuqahâ’ à ce sujet : « Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» Abû Ishâq al-Shâtibî (m. 790/1388), l’auteur des Muwâfaqât, traita de cette question avec Ibn ‘Abbâd et Abû al-‘Abbâs al-Qubbâb (m. 778/ 1376), leur demandant leur point de vue. La polémique entre les fuqahâ’, en effet, était devenue presque violente, les uns et les autres se frappant avec leurs chaussures dans les mosquées d’Andalousie ».


Maurice Le Baot





mardi 4 mars 2014

René Guénon - Réflexions à propos du « pouvoir occulte »








La France antimaçonnique, juin 1914, article signé Le Sphinx

Publication posthume dans Recueil


Réflexions à propos du « pouvoir occulte »

On a pu lire ici, la semaine dernière, le remarquable article de M. Copin-Albancelli intitulé « Les Yeux qui s’ouvrent » ; on y a vu que notre confrère ne craint pas, à propos du socialisme, d’envisager nettement une action des Supérieurs Inconnus « dont la Franc-Maçonnerie n’est que l’instrument », ou même qu’un instrument entre bien d’autres, et « aux suggestions desquels obéissent les Francs-Maçons », inconsciemment pour la plupart. C’est là pour nous une nouvelle occasion de revenir sur certains points de cette question, si complexe et si controversée, du Pouvoir Occulte, sur laquelle le dernier mot n’a pas été dit et ne le sera peut-être pas de longtemps encore, ce qui n’est pas une raison pour désespérer de voir la lumière se faire peu à peu.

Tout d’abord, il est nécessaire de dire qu’il existe des « pouvoirs occultes » de différents ordres, exerçant leur action dans des domaines bien distincts, par des moyens appropriés à leurs buts respectifs, et dont chacun peut avoir ses Supérieurs Inconnus. Ainsi, un « pouvoir occulte » d’ordre politique ou financier ne saurait être confondu avec un « pouvoir occulte » d’ordre purement initiatique, et il est facile de comprendre que les chefs de ce dernier ne s’intéresseront point aux questions politiques et sociales en tant que telles ; ils pourront même n’avoir qu’une fort médiocre considération pour ceux qui se consacrent à ce genre de travaux. Pour citer un exemple, dans le monde musulman, la secte des Senoussis, actuellement tout au moins, ne poursuit guère qu’un but à peu près exclusivement politique ; elle est, en raison même de cela, généralement méprisée par les autres organisations secrètes, pour lesquelles le panislamisme ne saurait être qu’une affirmation purement doctrinale, et qui ne peuvent admettre qu’on accommode le Djefr aux visées ambitieuses de l’Allemagne ou de quelque autre puissance européenne.


[1] Publié dans la France Antimaçonnique, les 11 et 18 juin 1914, signé le Sphinx. [N.d.É.]


Si l’on veut un autre exemple, en Chine, il est bien évident que les associations révolutionnaires qui soutinrent le F Sun Yat Sen, de concert avec la Maçonnerie et le Protestantisme anglo-saxons1, ne pouvaient avoir de relations d’aucune sorte avec les vraies sociétés initiatiques, dont le caractère, dans tout l’Orient, est essentiellement traditionaliste, et cela, chose étrange, d’autant plus qu’il est plus exempt de tout ritualisme extérieur.

Ici, nous pensons qu’il est bon d’ouvrir une parenthèse pour ce qui concerne ces sociétés initiatiques extrême-orientales : jamais elles ne se mettront en relations, non seulement avec des groupements politiques, mais avec aucune organisation d’origine occidentale. Cela coupe court, en particulier, à certaines prétentions occultistes, qu’on a eu grand tort de prendre au sérieux dans les milieux antimaçonniques ; voici, en effet, ce qu’une plume autorisée a écrit à ce propos : « Pas plus qu’autrefois – moins encore qu’autrefois – il n’y a de fraternité possible entre des collectivités jaunes et des collectivités blanches. Il ne peut y avoir que des affiliations individuelles de blancs à des collectivités jaunes… Mais il n’y a pas de terrain d’entente pratique entre les sociétés collectives des deux races ; et si, par impossible, par suite d’une organisation dont les moyens nous échappent, ce terrain d’entente pratique venait à exister, les collectivités jaunes refuseraient d’y descendre. C’est pourquoi il est impossible d’ajouter foi à une information déjà ancienne – et dont je n’aurais certes pas parlé, si sa répétition dans le volume L’Invasion Jaune, par M. le commandant Driant, n’avait appelé l’attention sur elle – information d’après laquelle une société secrète jaune et un groupe occultiste européen auraient uni fraternellement leurs buts et leurs symboles. « Nous sommes heureux d’apprendre, dit l’Initiation de mars 1897 (et le commandant Driant le répète dans L’Invasion Jaune, p. 486), au Suprême Conseil, la création à San-Francisco de la première Loge martiniste chinoise, sur laquelle nous fondons de grandes espérances, pour l’entente de notre Ordre avec la Société de Hung. » Et le commandant Driant ajoute : « La Société de Hung est la société-mère des Boxers chinois. Ces relations de sectes paraîtront invraisemblables à nombre de lecteurs, qui ne voient pas les progrès des sociétés occultes visant à l’internationalisme. Elles sont rigoureusement vraies. » Ces affirmations sont rigoureusement une fable. Je ne sais pas si des Chinois, ni quel genre de Chinois se sont introduits dans la Loge martiniste de San-Francisco, ni même s’il y a jamais eu une Loge martiniste à San-Francisco.



 [1] Voir, dans la France Antimaçonnique, Sun Yat Sen contre Yuan Shi Kaï (27e année, n° 37, pp. 440-441), et Le Protestantisme et la Révolution (28e année, n° 1, pp. 11-12).


Ce que je sais et affirme, c’est que jamais la Société de Hung – puisque Société de Hung il y a, et qu’on semble viser une société entre toutes, et le nom spécial et temporaire d’une secte de cette société – ne s’est affiliée au Martinisme ; c’est que jamais la Société de Hung, ni quelque autre société secrète chinoise que ce soit, n’a entretenu la moindre relation, même épistolaire, avec le Martinisme, ni avec quelque autre société occulte occidentale que ce soit. Pour se livrer ainsi, les Chinois connaissent trop bien le tempérament des blancs, et combien peu secrètes sont leurs sociétés occultes.1 »

On en pourrait dire à peu près autant pour les organisations initiatiques hindoues et musulmanes, qui, d’une façon générale, sont presque aussi fermées que celles de l’Extrême-Orient, et tout aussi inconnues des Occidentaux. Maintenant, il est bien entendu que tout cela ne préjuge rien contre l’existence, pour l’Occident, d’un « Pouvoir central » compatible avec les conditions d’une pluralité d’organismes distincts et hiérarchisés (nous ne pouvons plus dire ici « superposés » comme dans les sphères inférieures). Si l’on admet cette existence, il faudra certainement assigner, dans la constitution de ce « Pouvoir central », un rôle important à l’élément judaïque ; et, lorsqu’on sait quelle aversion éprouvent à l’égard du Juif les Orientaux en général et les Musulmans en particulier, il est permis de se demander si la présence d’un tel élément ne contribue pas à rendre impossible les rapports directs entre les sociétés secrètes orientales et occidentales. Il y a donc là, au point de vue du « pouvoir occulte », des barrières que l’influence juive ne saurait franchir ; en outre, même en Occident, il n’y a certainement pas que cette seule influence à considérer à l’exclusion de toute autre, encore qu’elle paraisse être des plus puissantes. Quant aux communications indirectes possibles, malgré tout, entre le « Pouvoir occulte central » de l’Occident et certains pouvoirs plus ou moins analogues qui existent en Orient, tout ce que l’on peut en dire, c’est qu’elles ne pourraient résulter que « d’une organisation dont les moyens nous échappent ».

Pour en revenir à notre distinction entre différents ordres de « pouvoirs occultes », nous devons ajouter qu’elle ne supprime pas la possibilité d’une certaine interpénétration de ces différents ordres, car il ne faut jamais établir de catégories trop absolues ; nous disons interpénétration, parce que ce terme nous semble plus précis que celui d’enchevêtrement, et qu’il laisse mieux entrevoir la hiérarchisation nécessaire des organismes multiples.


[1] Matgioi, La Voie Rationnelle, chapitre X, pp. 336-338.


Pour savoir jusqu’où s’étend cette hiérarchisation, il faut se demander s’il existe encore, dans l’Occident contemporain, une puissance vraiment initiatique qui ait laissé autre chose que des vestiges à peu près incompris ; et, sans rien vouloir exagérer, on est bien obligé de convenir qu’il n’y a guère, apparemment, que le Kabbalisme qui puisse compter dans ce domaine, et aussi que les Juifs le réservent jalousement pour eux seuls, car le « néo-kabbalisme » occultisant n’est qu’une fantaisie sans grande importance. Tous les autres courants, car il y en a eu1, semblent s’être perdus vers la fin du moyen âge, si l’on excepte quelques cas isolés ; par suite, si leur influence a pu, jusqu’à un certain point, se transmettre en-deçà de cette époque, ce n’est que d’une façon indirecte et qui, dans une large mesure, échappe forcément à notre investigation. D’autre part, si on envisage les tentatives qui ont été faites récemment dans le sens d’une « contre-kabbale » (et qui se basaient principalement sur le Druidisme), on ne peut pas dire qu’elles aient abouti à une réalisation quelconque, et leur échec est encore une preuve de la force incontestable que possède l’élément judaïque au sein du « pouvoir occulte » occidental.

Ceci posé, il est bien certain que le Kabbalisme, comme tout ce qui est d’ordre proprement initiatique et doctrinal, est, en lui-même, parfaitement indifférent à toute action politique ; sur le terrain social, ses principes ne peuvent exercer qu’une influence purement réflexe. Le socialisme, qui, certes, n’a rien d’initiatique, ne peut procéder que d’un « pouvoir occulte » simplement politique, ou politico-financier ; il est vraisemblable que ce pouvoir est juif, au moins partiellement, mais il serait abusif de le qualifier de « kabbaliste ». Il en est qui ne savent pas suffisamment se garder de toute exagération à cet égard, et c’est pourquoi nous avons cru bon de préciser dans quelles conditions il est possible de considérer Jaurès, par exemple, comme « le serviteur des Supérieurs Inconnus », ou plutôt de certains Supérieurs Inconnus.

Maintenant, que Jaurès « soit à peine Franc-Maçon », ce n’est pas là une objection sérieuse contre cette façon d’envisager son rôle, comme le fait très justement remarquer M. Colpin-Albancelli. Nous ignorons même, nous devons l’avouer, si Jaurès a jamais reçu l’initiation maçonnique ; en tout cas, il n’est certainement pas un Maçon actif, mais cela ne fait rien à la chose, et il peut même fort bien ne faire partie d’aucune « société secrète » au sens propre du mot ; il n’en est qu’un meilleur agent pour les Supérieurs Inconnus qui se servent de lui, parce que cette circonstance contribue à écarter les soupçons.


[1] Voir L’Ésotérisme de Dante, dans la France Antimaçonnique, 28e année, n° 10, pp. 109-113 [article repris dans ce Recueil, voir p. 255].


Ce que nous disons de Jaurès, parce que notre confrère l’a pris pour exemple, nous pourrions tout aussi bien le dire d’autres hommes politiques, qui sont à peu près dans le même cas ; mais l’exemple est assez typique pour que nous nous en contentions.

Un autre point qui est à retenir, c’est que les Supérieurs Inconnus, de quelque ordre qu’ils soient, et quel que soit le domaine dans lequel ils veulent agir, ne cherchent jamais à créer des « mouvements », suivant une expression qui est fort à la mode aujourd’hui ; ils créent seulement des « états d’esprit », ce qui est beaucoup plus efficace, mais peut-être un peu moins à la portée de tout le monde. Il est incontestable, encore que certains se déclarent incapables de le comprendre, que la mentalité des individus et des collectivités peut être modifiée par un ensemble systématisé de suggestions appropriées ; au fond, l’éducation elle-même n’est guère autre chose que cela, et il n’y a là-dedans aucun « occultisme ». Du reste, on ne saurait douter que cette faculté de suggestion puisse être exercée, à tous les degrés et dans tous les domaines, par des hommes « en chair et en os », lorsqu’on voit, par exemple, une foule entière illusionnée par un simple fakir, qui n’est cependant qu’un initié de l’ordre le plus inférieur, et dont les pouvoirs sont assez comparables à ceux que pouvait posséder un Gugomos ou un Schrœpfer1. Ce pouvoir de suggestion n’est dû, somme toute, qu’au développement de certaines facultés spéciales ; quand il s’applique seulement au domaine social et s’exerce sur l’« opinion », il est surtout affaire de psychologie : un « état d’esprit » déterminé requiert des conditions favorables pour s’établir, et il faut savoir, ou profiter de ces conditions si elles existent déjà, ou en provoquer soi-même la réalisation. Le socialisme répond à certaines conditions actuelles, et c’est là ce qui fait toutes ses chances de succès ; que les conditions viennent à changer pour une raison ou pour une autre, et le socialisme, qui ne pourra jamais être qu’un simple moyen d’action pour des Supérieurs Inconnus, aura vite fait de se transformer en autre chose dont nous ne pouvons même pas prévoir le caractère.


[1] Voir La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus, dans la France Antimaçonnique, 27e année, n° 47, pp. 560-564, et n° 49, pp. 585-588 [étude reprise dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2].


C’est peut-être là qu’est le danger le plus grave, surtout si les Supérieurs Inconnus savent, comme il y a tout lieu de l’admettre, modifier cette mentalité collective qu’on appelle l’« opinion » ; c’est un travail de ce genre qui s’effectua au cours du XVIIIe siècle et qui aboutit à la Révolution, et, quand celle-ci éclata, les Supérieurs Inconnus n’avaient plus besoin d’intervenir, l’action de leurs agents subalternes était pleinement suffisante. Il faut, avant qu’il ne soit trop tard, empêcher que de pareils événements se renouvellent, et c’est pourquoi, dirons-nous avec M. Copin-Albancelli, « il est fort important d’éclairer le peuple sur la question maçonnique et ce qui se cache derrière ».

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*   *


La Bastille du 23 mai 1914 a reproduit une note des Cahiers Romains intitulée « Les cours populaires d’antisectarisme », note dans laquelle est formulé, comme le dit notre confrère, « le plan d’études d’ensemble sans lesquelles il n’y aurait pas de victoire définitive contre la Franc-Maçonnerie et ce qui se cache derrière elle ». Ce plan, d’ailleurs très vaste, n’est présenté que comme un simple « canevas » pour un « cours pratique antisectaire » ; c’est dire qu’il n’est pas définitif en toutes ses parties, mais, tel qu’il est, il n’en présente pas moins un intérêt capital.

Tout d’abord, les Cahiers Romains divisent la « science antisectaire » en trois parties, qu’ils définissent de la façon suivante :

 « Première partie. – Notions techniques sur la Secte et sur les sectes. Leur organisation. Leur action. Leur but.

« Deuxième partie. – L’observation méthodique appliquée à l’information et à l’action antisectaires.

« Troisième partie. – Culture et action antisectaires. Essais historiques sur la Secte et sur les sectes. Examen pratique des faits sectaires et antisectaires du jour. »

Cette division a le mérite d’être très claire, et sa valeur pratique est évidente ; c’est là l’essentiel, étant donné le but qu’on se propose. Sans doute, il peut arriver que certaines questions ne rentrent pas entièrement et exclusivement dans l’une ou l’autre de ces trois parties, et qu’ainsi on soit obligé de revenir à plusieurs reprises sur ces mêmes questions pour les envisager à différents point de vue ; mais, quelle que soit la division adoptée, c’est là un inconvénient qu’il est impossible d’éviter, et il ne faudrait pas s’en exagérer la gravité.

La première partie se subdivise en deux :

« 1° La question fondamentale : les sectes forment la Secte. (Pouvoir sectaire central ; Israël et la Secte.)

 « 2° Sectes principales : a) Franc-Maçonnerie ; b) Carbonarisme ; c) Martinisme ; d) Illuminisme ; e) Théosophie ; f) Occultisme varié ; g) Sectes locales ou de race. »

 Nous devons nous féliciter hautement de voir poser ici, en premier lieu, la vraie « question fondamentale », celle du « Pouvoir Occulte », en dépit de ceux qui prétendent la résoudre par une négation pure et simple. Pour préciser d’avantage ce qui n’est qu’indiqué dans ce programme, il y aurait lieu de s’occuper ici de la pluralité des « pouvoirs occultes », de leurs attributions respectives, de leur hiérarchisation et des conditions de leur coexistence, toutes choses dont nous avons quelque peu parlé précédemment. Quant aux rapports indéniables qui existent entre « Israël et la Secte », il faudrait voir s’ils n’entraînent pas, corrélativement d’ailleurs à d’autres circonstances ethniques, une limitation de l’influence de certains « pouvoirs occultes », comme nous l’avons dit également, et si ce fait ne doit pas conduire à donner à cette expression générale : « la Secte », une signification plus restreinte qu’on pouvait le supposer « a priori », mais aussi plus précise par là même. Ajoutons que cette restriction ne modifiera en rien, pratiquement, les conclusions auxquelles on sera conduit pour ce qui concerne l’Occident moderne ; seulement, ces conclusions ne seraient plus entièrement applicables, même pour l’Occident, si l’on remontait au-delà de la Renaissance, et elles le seraient encore moins s’il s’agissait de l’Orient, même contemporain.

Ceci dit, pour ce qui est de l’étude des « sectes principales », nous nous permettrons de formuler quelques observations qui ont leur importance ; il est évident, en effet, que cette étude pourrait se subdiviser indéfiniment si l’on ne prenait soin de grouper toutes les sectes autour d’un certain nombre d’entre elles, dont le choix, tout en renfermant forcément une part d’arbitraire, doit être avant tout celui des types les plus « représentatifs ». On peut fort bien, à ce point de vue, commencer par l’étude de la Franc-Maçonnerie, surtout parce que, de toutes ces sectes, elle est la plus généralement connue et la plus facilement observable ; sur ce point, il n’y a aucune contestation possible. Il nous semble seulement que l’historique de la Maçonnerie moderne, pour être parfaitement compris, devrait logiquement être précédé d’un exposé, aussi succinct et aussi clair que possible, de ses origines, en remontant, d’une part, aux divers courants hermétiques et rosicruciens, et, d’autre part, à l’ancienne Maçonnerie opérative1, et en expliquant ensuite la fusion de ces divers éléments. En outre, il est nécessaire de faire ressortir que la Maçonnerie moderne, issue de la Grande Loge d’Angleterre (1717), est essentiellement la « Maçonnerie symbolique », à laquelle, par la suite, sont venus se superposer les multiples systèmes de hauts grades ; parmi ceux-ci, chacun des plus importants pourrait être l’objet d’une étude spéciale, et c’est alors qu’il y aurait lieu de rechercher à quel ordre d’influences occultes se rattache sa formation. Cette recherche serait facilitée par une classification en systèmes hermétiques, kabbalistiques, philosophiques, etc. ; l’ordre rigoureusement chronologique ne peut être suivi que dans une première vue d’ensemble. Il serait bon de montrer tout particulièrement le rôle joué par le Kabbalisme dans la constitution d’un grand nombre de ces systèmes, sans négliger pour cela de tenir compte des autres influences, dont certaines ont même pu, dans leur principe et leur inspiration tout au moins, ne pas appartenir au monde occidental. C’est dire que les cadres d’une telle étude doivent être aussi larges que possible, si l’on ne veut pas s’exposer à laisser en dehors certaines catégories de faits, et précisément celles qui, d’ordinaire, paraissent les plus difficilement explicables.

Maintenant, parmi les organisations superposées à la Maçonnerie ordinaire, il n’y a pas que les systèmes de hauts grades ; il y a aussi des sectes qui ne font aucunement partie intégrante de la Maçonnerie, bien que se recrutant exclusivement parmi ses membres. Tels sont, par exemple, certains « Ordres de Chevalerie », qui existent encore de nos jours, notamment dans les pays anglo-saxons ; mais, là aussi, il y aurait lieu de distinguer entre les organisations dont il s’agit, suivant qu’elles présentent un caractère initiatique, ou politique, ou simplement « fraternel ». Les sectes à tendances politiques ou sociales méritent une étude particulière ; à ce point de vue, on peut prendre comme type, au XVIIIe siècle, l’Illuminisme, et, au XIXe, le Carbonarisme.

Jusqu’ici, nous n’avons donc eu à envisager que la Maçonnerie et ce qui s’y rattache directement ; mais cette étude ne comprend que les sections a, b et d du programme des Cahiers Romains.


[1] Sur cette Maçonnerie opérative et ses rituels, il n’y a que très peu de documents qui aient été publiés ; nous avons donné, dans la France Antimaçonnique (27e année, n° 42, pp. 493-495), la traduction complète de l’ouverture de la Loge au premier degré.


Quant à la section c, c’est-à-dire au Martinisme, il faudrait s’entendre sur le sens de ce mot, et nous nous sommes déjà expliqué à ce sujet ; nous rappellerons donc seulement que les « Élus Coëns » ont leur place marquée parmi les systèmes maçonniques de hauts grades, et, quant à Saint-Martin, nous le retrouverons tout à l’heure. Il ne reste donc plus que le Martinisme contemporain, qui doit logiquement figurer au chapitre de l’Occultisme (section f), entre le « néo-kabbalisme » et le « néo-gnosticisme ». Par contre, nous réserverions volontiers une section à part au Spiritisme avec ses nombreuses variétés, et aussi avec toutes les sectes plus ou moins religieuses auxquelles il a donné naissance, comme l’Antoinisme, le Fraternisme, le Sincérisme, etc.

Pour la Théosophie (section e), on devrait distinguer soigneusement les deux acceptations de ce terme, dont la première s’applique, d’une façon générale, à un ésotérisme plutôt mystique, comptant parmi ses principaux représentants des hommes de conceptions d’ailleurs très diverses, tels que Jacob Bœhme, Swedenborg, Saint-Martin, Eckartshausen, etc. L’autre acception, toute spéciale et beaucoup plus récente, est celle qui désigne ce que nous appellerions plus volontiers le « Théosophisme », c’est-à-dire les doctrines propres à la « Société Théosophique » ; à l’étude de cette dernière se joint naturellement celles des schismes qui en sont issus, comme l’« Anthroposophie » de Rudolf Steiner.

Il ne reste plus que la section g, qui contient des éléments assez divers, et pour laquelle nous proposerons une subdivision, en mettant à part, en premier lieu, les sectes qui doivent leur existence à l’influence du Protestantisme : dans ce groupe se trouveront l’Orangisme et l’Apaïsme, cités par les Cahiers Romains, ainsi qu’un bon nombre des sociétés secrètes américaines que nous étudions, depuis longtemps déjà, dans la France Antimaçonnique, et enfin certains « mouvements » religieux comme le Salutisme, l’Adventisme, la « Christian Science », etc. Dans un second groupe figureraient les associations qui présentent un caractère plus proprement national ou « de race », comme les Fenians, les Hiberniens, etc. ; on pourrait y joindre le Druidisme, bien que son caractère artificiel lui assigne une place un peu à part. Un troisième chapitre serait réservé aux sectes à tendances essentiellement révolutionnaires : il faudrait y montrer les influences respectives du socialisme et de l’anarchisme dans l’Internationalisme, dans le Nihilisme, et dans quelques organisations secrètes ouvrières d’Europe et d’Amérique. Cela fait, il resterait encore une certaine quantité de sectes diverses, ne rentrant dans aucune de ces catégories, et échappant peut-être même à toute classification.

Dans tout ceci, nous avons complètement laissé de côté la dernière partie de la section g, c’est-à-dire les « sectes secrètes orientales », parce que celles-là ne peuvent pas se ramener au même cadre que les autres, et parce qu’il serait vraiment difficile de les étudier d’une façon satisfaisante dans un « cours populaire », qui doit forcément rester quelque peu élémentaire, au moins quand il s’agit de questions particulièrement ardues, à peu près incompréhensibles sans une préparation spéciale. Le plus qu’on puisse faire, dans ces conditions, c’est de consacrer à ces organisations orientales quelques indications très sommaires, et cela dans une section tout à fait à part, en y établissant d’ailleurs trois grandes divisions très distinctes, suivant que l’on considère le monde musulman, ou le monde hindou, ou le monde extrême-oriental1. Il est certain que toutes ces organisations, sans pouvoir rentrer dans la définition précise de « la Secte » au sens où nous l’avons indiquée, présentent cependant avec certains éléments de celle-ci une sorte de parallélisme et des analogies assez remarquables, procédant surtout des grands principes généraux communs à toute initiation ; mais leur étude, à ce point de vue, trouvera mieux sa place dans la deuxième partie de la « science antisectaire ».

 Cette deuxième partie est subdivisée en deux comme la première ; ici, nous citerons intégralement les Cahiers Romains :

« 1° L’« observation » est faite d’intuition, d’attention, d’expérience. Elle suppose un esprit intelligent et attentif, une bonne mémoire, une culture compétente sur la matière à observer. On naît bon observateur, mais une formation rationnelle rend excellent l’observateur né, et assez apte celui qui n’est pas né observateur.

 « 2° Applications générales et particulières de ces constatations à notre matière. Attention spéciale aux “mystères” de la Secte et des sectes, en commençant par leur symbolisme (phonique, mimique, graphique : jargon, gestes, figures). »

 Ce qu’il importe de faire ressortir, c’est d’abord que l’« observation », telle qu’elle est ici comprise et définie, est loin de se borner à la recherche des « documents », dans laquelle prétendent se confiner certains antimaçons à courte vue ; c’est ensuite que les « mystères » méritent une « attention spéciale », et, par « mystères », on doit entendre évidemment tout ce qui a une portée proprement initiatique, et dont l’expression normale est le symbolisme sous toutes ses formes.



 [1] Il ne s’agit ici, bien entendu, que des organisations véritablement orientales, et non de celles qui, en Orient, sont d’importation européenne ou américaine.


Cette étude peut, suivant les circonstances, être limitée à des notions plus ou moins étendues, ou au contraire être poussée très loin ; et c’est ici le lieu de faire intervenir ce que nous pourrions appeler le « symbolisme comparé », c’est-à-dire l’examen des analogies que nous signalions un peu plus haut. Dans cet ordre d’idées, il est deux états d’esprit dont il importe de se méfier tout particulièrement : c’est, d’une part, le dédain que professent, par ignorance, la plupart des Maçons actuels à l’égard de leurs propres symboles, vestiges d’une initiation qui est pour eux lettre morte, et, d’autre part, l’assurance pleine de mauvaise foi avec laquelle les occultistes, non moins ignorants, donnent de toutes choses les explications les plus fantaisistes, et parfois les plus absurdes ; d’où la nécessité d’une extrême prudence lorsqu’on veut consulter les travaux courants sur le symbolisme et les questions connexes. Là plus encore qu’en toute autre matière, il faut se faire des convictions qui soient le fruit d’un travail personnel, ce qui est sans doute beaucoup plus difficile, mais aussi beaucoup plus sûr, que d’accepter des opinions toutes faites ; la compréhension et l’assimilation de ces choses ne s’acquièrent pas en un jour, et elles demandent avant tout « de l’intuition, de l’attention, et de l’expérience ».

Quant à la troisième partie de la « science antisectaire », elle est, elle aussi, susceptible de recevoir autant de développements qu’on le voudra ; mais nous nous bornerons à en reproduire les subdivisions générales. Si nous mettons à part, pour les raisons que nous avons dites, les études qui concernent l’antiquité et le moyen âge (et que l’on pourrait résumer brièvement en une sorte d’introduction à cette troisième partie), ces subdivisions, au nombre de trois, seront les suivantes :

 « 1° Essais historiques sur la Secte et sur les sectes, depuis la Renaissance jusqu’à notre temps, avant et après la Révolution, jusqu’en 1870.

« 2° Essais pratiques sur les faits sectaires et antisectaires contemporains (depuis 1870).

« 3° Bibliographie antisectaire. »

 Si un tel programme était rempli dans toutes ses parties, nous sommes persuadé qu’on arriverait à en dégager un ensemble de notions fort exactes sur le « Pouvoir Occulte » et les conditions de son fonctionnement, et cela sans qu’il soit nécessaire de s’enfermer dans une systématisation trop étroite. En attendant une semblable réalisation, nous souhaitons que les quelques réflexions qui précèdent contribuent, pour leur modeste part, à apporter dans ces questions si complexes un peu d’ordre et de clarté.