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jeudi 26 décembre 2013

Le Pacifisme du Prophète - Tayeb Chouiref

 

 
 
De nombreux préjugés marquent la conception que se font beaucoup de nos contemporains au sujet du Prophète. Parmi eux, il est une idée reçue qui a la vie dure, à savoir que le Prophète aurait beaucoup combattu dans sa vie et que le combat armé faisait partie intégrante de sa personnalité. Rien n’est plus faux, comme permet de s’en rendre compte une étude impartiale des sources traditionnelles de l’Islam, comme la Sîra et le Hadith. Ces dernières années, les différentes affaires des caricatures du Prophète ont montré l’étendue des préjugés et de l’ignorance abyssale qui  règnent en maître dans certains milieux.
 
J’ai montré dans mon ouvrage comment certains proches du Prophète ont été marqué par sa compassion et la profonde bonté qui émanaient de sa personne. Voici deux extraits qui me semblent significatifs du pacifisme du Prophète, montrant qu’il ne faisait appel à la force qu’en ultime recours.
 
 
Extrait 1 : Volume II, p. 139-140 
 
عن أنس بن مالك : “ما مَسَسْتُ دِيباجاً وَلا حَرِيراً أَلْيَنَ مِنْ كَفِّ رَسُولِ ٱللهِ  وَما شَمَمْتُ رائِحةً قَطُّ أَطْيَبَ مِنْ رائِحةِ رَسُولِ ٱللهِ . وَلَقَدْ خَدَمْتُ رَسُولَ ٱللهِ  عَشْرَ سِنِينَ فَما قالَ لِي قَطُّ “أُفّ” وَلا قالَ لِشَيْءٍ فَعَلْتُهُ : “لِمَ فَعَلْتَهُ ؟” وَلا لِشَيْءٍ لَمْ أَفْعَلْهُ : “أَلا فَعَلْتَ كَذا ؟”
 
(رواه البخاري. حديث صحيح)
 
D’après Anas b. Mâlik : « La main de l’Envoyé de Dieu  était plus douce que le satin ou la soie et son odeur était le plus agréable des parfums. J’ai servi l’Envoyé de Dieu  pendant dix ans sans que jamais il ne me réprimande, et sans que jamais il ne me demande pourquoi j’avais fait telle chose ou pourquoi je n’avais pas fait telle autre. »
 
(Cité par Bukhârî. Hadith authentifié)
 
Commentaires :
 
            Pour ceux qui l’ont connu directement, le Prophète fut l’incarnation du modèle parfait et la personnification des vertus. Afin de partager ce qu’a pu être son vécu avec le Prophète, Anas cite la douceur aussi bien physique que morale qui fut la sienne et l’immense bonté qui émanait de lui. Derrière la ‘‘manière anecdotique’’ d’évoquer sa personnalité en isolant et accentuant un trait, se laisse entrevoir une description très profonde de la spiritualité du Prophète. Ainsi, la douceur de sa main et le parfum qu’il exhale témoignent de la sanctification du Prophète par l’Esprit et la Révélation qui pénétrèrent non seulement son âme mais jusqu’à la moindre parcelle de son corps. Quant à l’immense bonté qu’évoque Anas, elle marque la réalisation des Attributs divins de miséricorde et de pardon et, évidemment, l’effacement total de l’ego et de ses tendances à la domination d’autrui. Comme le remarque P. Nwiya, le Prophète est, pour l’Islam, ‘‘le modèle insurpassable de toute sainteté’’[1].
 
 
Frithjof Schuon :
 
          «‘‘Vous avez dans l’Envoyé de Dieu un bel exemple’’ dit le Koran, et ce n’est certes pas pour rien. Les vertus qu’ont peut observer chez les pieux musulmans, y compris les modalités héroïques auxquelles elles donnent lieu chez les soufis, sont attribuées par la Sunna au Prophète : or, il est inconcevable que ces vertus aient pu se pratiquer à travers les siècles jusqu’à nous sans que le fondateur de l’Islam les ait personnifiées au plus haut degré ; de même, il est inconcevable que des vertus aient été empruntées ailleurs, et on ne verrait du reste pas où, puisque leur conditionnement et leur style sont spécifiquement islamiques. Pour les musulmans, la valeur morale et spirituelle du Prophète n’est pas une abstraction ni une conjecture, elle est une réalité vécue, et c’est précisément ce qui prouve rétrospectivement son authenticité ; le nier reviendrait à prétendre qu’il y a des effets sans cause. Ce caractère mohammédien des vertus explique d’ailleurs l’allure plus ou moins impersonnelle des saints : il n’y a pas d’autre vertu que celles de Mohammed, elles ne peuvent donc que se répéter dans tous ceux qui suivent son exemple ; c’est par elles que le Prophète survit dans sa communauté.»
(Forme et substance dans les religions, Paris, 1975, p. 91-92)
 
*          *          *
 
Extrait n°2 : volume Ī, p. 223-224.
 
عن أبي موسى الأشعري : “إِنَّ بَيْنَ يَدَيِ ٱلسَّاعةِ فِتَناً كَقَطْعِ ٱللَيْلِ ٱلْمُظْلِمِ يُصْبِحُ ٱلرَّجُلُ فِيها مُؤْمِناً وَيُمْسِي كافِراً وَيُمْسِي مُؤْمِناً وَيُصْبِحُ كافِراً. القاعِدُ فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلقائِمِ وَٱلقائِمُ فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلْماشِي وَٱلْماشِي فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلسَّاعِي. فَكَسِّرُوا قِسِيَّكُمْ وَقَطِّعُوا أَوْتارَكُمْ وَٱضْرِبُوا سُيُوفَكُمْ بِٱلْحِجارةِ فَإِنْ دُخِلَ عَلَى أَحَدٍ مِنْكُمْ بَيْتَهُ فَلْيَكُنْ كَخَيْرِ ٱبْنَيْ آدَم.”
 
(رواه الحاكم. حديث صحيح)
 
D’après Abû Mûsâ al-Ach’arî : « Peu avant l’Heure dernière, il y aura des séditions aussi ténébreuses que l’obscurité de la nuit. L’homme pourra avoir la foi le matin et l’avoir perdue le soir venu ; de même, il pourra avoir la foi le soir et l’avoir perdu le matin venu. Durant ces troubles, la personne assise sera en meilleure posture que celle qui est debout ; de même, celui qui marche sera en meilleure posture que celui qui s’empresse. Brisez donc vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées contre un rocher ! Et si un agresseur pénètre dans votre demeure, comportez-vous comme le meilleur des deux fils d’Adam. »
 
(Cité par Hâkim. Hadith authentifié)
 
Commentaire :
 
            La fin des temps, dans ce hadith comme dans de nombreux autres, est décrite comme une période très troublée où au désordre extérieur répond le chaos intérieur des âmes. D’où l’image de l’homme qui peut perdre sa foi en l’espace d’une journée ou d’une nuit. On peut considérer que ces deux moments désignent deux modalités différentes de la perte de la foi : le premier cas peut être interprété comme une ‘‘perte active’’ – l’action n’est pas motivée par une intention droite et ne s’appuie pas sur une véritable connaissance – ; et le second peut être entendu comme une ‘‘perte passive’’ de la foi, l’homme se laissant alors déterminé par l’ambiance chaotique dans laquelle il vit.
Le meilleur des deux fils d’Adam, évoqué à la fin de ce hadith, n’est autre qu’Abel dont le Coran rapporte le pacifisme inconditionnel face à la volonté manifeste de son frère Caïn d’attenter à sa vie :
 
 
﴿لَئِنْ بَسَطتَ إِلَيَّ يَدَكَ لِتَقْتُلَنِي ما أَنا بِباسِطٍ يَدِيَ إِلَيْكَ ِلأَقْتُلَكَ إِنِّي أَخافُ ٱللهَ رَبَّ ٱلعالَمِينَ﴾
 
 
« Si tu portes la main sur moi pour me tuer, je ne porterai pas la mienne sur toi pour te tuer car je crains Dieu le Seigneur des mondes. » (Coran, 5, 28)
 
            Autant qu’il lui était possible, le Prophète a tenté d’éviter le recours à la force. Toutefois, parce qu’il eut à constituer une cité et une communauté de croyants, il fut parfois contraint d’y avoir recours par réalisme social et historique. C’est ce que l’on peut appeler un pacifisme conditionnel. Mais la fin des temps n’étant pas destinée à fonder quoi que ce soit, le point de vue du réalisme social n’a plus lieu d’être : seule la démarche spirituelle importe. C’est pourquoi le Prophète recommanda pour cette période le pacifisme inconditionnel, en donnant Abel pour modèle.
 
 
Tayeb Chouiref
 
 
 
 

jeudi 23 mai 2013

Hommage au Cheikh Martin Lings par l' ancien grand Mufti d'Egypte : le Cheikh ‘Alī Jum‘a


           
 
La rencontre entre René Guénon et Martin Lings eut une grande influence sur ce que l’on nomme l’Ecole traditionnelle (madrasat al-turāth) laquelle dénonce le matérialisme du monde moderne et lui oppose la sagesse présente au cœur de chaque religion révélée que ce soit l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Judaïsme, le Christianisme ou l’Islam.

 

L’article que nous présentons et avons traduit est un hommage rendu au Cheikh Abū Bakr (Martin Lings) par l’une des plus importantes autorités de l’Islam actuel, le Cheikh ‘Alī Jum‘a qui assume les fonctions de grand Muftī  d’Egypte. Il a très bien connu le Cheikh Abū Bakr et son article fait preuve d’une profonde connaissance de son œuvre. Puisse cet article être, pour le plus grand nombre,  l’occasion de découvrir ou d’approfondir l’œuvre de celui qui a permis à d’innombrables lecteurs (musulmans ou non) de mieux connaître et comprendre la biographie du Prophète (SAWS).

Rahimahu-Llāh rahmatan  wāsi‘a.

Tayeb CHOUIREF

 

Départ du Cheikh Abū Bakr Sirāj al-Dīn
Par Son Excellence le Cheikh ‘Alī Jum‘a, grand Muftī d’Egypte

 
(Paru dans le quotidien égyptien al-Ahrām, le 11 juin 2005)

« Un grand homme a quitté notre monde le jeudi 12 mai (2005) au matin, chez lui dans le Kent en Angleterre. Il fut enterré dans son jardin dont il s’était occupé la vie durant par amour pour les fleurs et la beauté. Il s’agit du Cheikh Martin Lings dont le nom en Islam est Abū Bakr Sirāj al-Dīn. Il naquit dans le Lancashire, en janvier 1909, dans une famille protestante. Ses parents l’aimèrent beaucoup et s’aperçurent, dès son enfance, de son intelligence et de sa sainteté également. C’est pourquoi ils ne s’opposèrent jamais à lui, pas même lorsqu’il entra en Islam.

Il passa sa prime enfance aux Etats-Unis où son père travaillait. De retour en Angleterre, il commença un cursus scolaire au Clifton College où ses qualités de leader devinrent manifestes. Il entra à l’Université d’Oxford en 1928 où il étudia la littérature anglaise auprès de C. S. Lewis qui trouva en lui un étudiant brillant dont il appréciait la compagnie. Après ses études, il enseigna la littérature anglaise en Lituanie.

Martin Lings avait deux amis qui partageaient sa quête de la Vérité. Le premier, nommé Paterson, lorsqu’il devint musulman, reçut le nom de Sīdī Hussayn Nūr al-Dīn. Il est enterré au cimetière mamelouk du Caire. Le second rejoint l’Islam par une autre voie et fut nommé Sīdī Dāwud. Il mourut en Angleterre. Dans un premier temps, Paterson se rendit en Chine à la recherche de la vérité et rencontra le Confucianisme alors que Lings, n’ayant pas trouvé dans le Catholicisme ce qu’il recherchait, décida de se rendre en Inde pour y étudier l’Hindouisme.

Lors d’un voyage en 1940, Lings rencontra l’intellectuel musulman d’origine française, René Guénon au Caire. Il s’agit de celui qui fut nommé Cheikh ‘Abd al-Wāhid Yahyā ; il mourut au Caire en 1951 où il est enterré près de l’ami de Lings, Sīdī Hussayn.

Les enfants de René Guénon vivent encore aujourd’hui au Caire, que Dieu nous fasse bénéficier de leur présence. Martin Lings fut satisfait de sa rencontre avec Guénon et était déjà converti à l’Islam. Lorsque Paterson revint au Caire, il se convertit également. Il enseigna à l’Université du Caire alors nommé Fu’ād 1er. Paterson mourut quelques années plus tard d’une chute de cheval.

En 1944, Martin Lings se maria avec Lesley Smalley qui embrassa aussi l’Islam et reçut le nom Rābi‘a. Elle vit toujours dans leur maison, dans la campagne du Kent après le départ de son époux dont elle partagea les idées pendant plus de soixante ans.

Lings vécut au Caire près des pyramides dans le village de Nazlat al-Samān jusqu’en 1952. Les vêtements traditionnels égyptiens qu’il a toujours portés étaient cousus par le Hājj ‘Āchūr qui était un saint parmi les Amis de Dieu, que Dieu leur accorde à tous Sa miséricorde. Sa boutique était installée à l’entrée de Khān al-Khalīlī. Lings aurait aimé passer toute sa vie au Caire s’il n’y avait eu des troubles politiques qui l’en empêchèrent. En effet, il y eut des manifestations contre les Anglais après la révolution de 1952 où trois de ses collègues à l’Université furent tués.

Le retour à Londres en 1952 fut difficile car la compétition universitaire réclamait plus qu’une simple expérience d’enseignement en Lituanie et en Egypte et il lui fallait obtenir un doctorat.

C’est à ce moment que fut publié The Book of Certainty qu’il avait écrit en arabe alors qu’il était en Egypte sous le titre Kitāb al-yaqīn, al-madhhāb al-sūfī fī-l-īmān wa-l-kachf wa-l-‘irfān. Il obtint une licence d’arabe suivi d’un doctorat pour lequel il écrivit une thèse sur le cheikh al-‘Alawī, thèse qui fut publiée par la suite sous le titre Un Saint soufi du vingtième siècle. C’est un de ses livres dont l’influence fut la plus forte car il permet, de manière unique, d’aborder la spiritualité musulmane de l’intérieur.

En 1955, Lings obtint un poste au British Museum où il s’intéressa à la calligraphie coranique. Son livre, The Art of Quranic Calligraphy and Illumination fut publié par ‘‘The World of Islam Festival’’ en 1976 pour coïncider avec l’exposition de Londres.

Lings a passé les trente années qui suivirent à écrire pour son lectorat sans cesse croissant. Parmi ceux-ci : Muhammad : his life based on the earliest sources (1983) et Shakespeare in the light of the Sacred Art (1966) réédité en 1984 avec une introduction du Prince de Galles sous le titre The Secret of Shakespeare. Dans ce dernier livre, Lings examine les fondements traditionnels et l’héritage platonicien et scolastique de Shakespeare. Son livre The Art of Quranic Calligraphy and Illumination fut revu et édité en 2004 sous le titre Spendours of Quranic Calligraphy and Illumination. Son dernier livre devait être Mecca, publié en 2004, il est aujourd’hui suivi par A return to the Spirit qui est une publication posthume.

La rencontre entre René Guénon et Martin Lings eut une grande influence sur ce que l’on nomme l’Ecole traditionnelle (madrasat al-turāth) laquelle dénonce le matérialisme du monde moderne et lui oppose la sagesse présente au cœur de chaque religion révélée que ce soit l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Judaïsme, le Christianisme ou l’Islam. Cette sagesse est la lumière primordiale (al-nūr al-fitrī) que Dieu plaça dans le cœur de chaque homme, lumière par laquelle les hommes peuvent rejoindre la Vérité :

« Tourne ta face en pur monothéiste ( hanīf an) en direction de la Religion : telle est la nature originelle (fitra) selon laquelle Dieu a façonné les hommes. Nul ne peut changer la Création de Dieu. Telle est la Religion immuable mais la plupart des hommes sont dans  l’ignorance. » (Cor. 30  : 30)

Martin Lings vécut dans la lumière de cette guidée jusqu’au terme de sa vie bénie. Son entrée en Islam se fit auprès d’un Suisse, le Cheikh ‘Īsā Nūr al-Dīn [Frithjof Schuon] lequel avait reçu l’Islam auprès du grand saint Algérien de Mostaghanem, le Cheikh al-‘Alawī dont la tarīqa est toujours vivante en Algérie et ses livres y sont régulièrement édités et largement diffusés.

Martin Lings avait un profond intérêt pour le symbolisme des couleurs, leurs significations et leur développement chez les Musulmans. Il écrivit dans son Spendours of Quranic Calligraphy and Illumination  : « La couleur, en tant que forme, était utilisée aux mêmes fins. L’or venait au premier rang et, après une courte période de fluctuations, vers le milieu du IV/X ème siècle, le bleu devint prééminent et l’emporta sur le vert et le rouge. Rapidement il devint aussi important que l’or en Orient musulman alors qu’au Maghreb le bleu resta en seconde position.

Si le bleu libère par ‘‘Infinitude’’, l’or, quant à lui, libère parce que, comme le soleil, il est un symbole de l’Esprit et donc, virtuellement, il transcende la monde des formes. L’or, par sa nature, échappe à la forme au point que le calligraphe doit entourer sa lettre de noir afin que sa forme apparaisse effectivement. En tant que couleur de la lumière, l’or, comme le jaune, est intrinsèquement un symbole de la connaissance. Le bleu en présence de l’or est alors la miséricorde qui tend à se révéler. »

Ce que nous avons cité est bien peu en face de l’œuvre immense de Martin Lings laquelle est et restera d’une grande portée dans un monde en totale confusion. C’est toutefois sa personnalité qui affecta si profondément ceux qui l’ont connu. C’est particulièrement le cas d’un grand nombre de jeunes gens qui ont reçu de sa part des conseils spirituels. Ils porteront cela en eux pour le reste de leur vie sachant qu’ils ne rencontreront plus son pareil. Que Dieu lui accorde Sa large miséricorde et qu’Il accorde à la communauté musulmane des hommes de sa qualité. Āmīn. »

 

Nous avons besoin d’étudier l’œuvre de ces grands  hommes qui se sont convertis à l’Islam d’une manière qui confirme l’universalité de cette religion et son caractère approprié à toute époque et à tout lieu.

Traduit de l’arabe par

 Tayeb CHOUIREF.

lundi 11 mars 2013

Un grand connaisseur de la spiritualité musulmane s'est éteint - Hommage à Jean-Louis Michon - Tayeb Chouiref


                                                          J.-L. Michon et René Guénon (Le Caire, 1947)



Par Tayeb Chouiref


Il y a quelques jours, disparaissait un grand esprit. Un homme discret, assez peu connu du grand public, mais qui fut un éminent représentant de la spiritualité musulmane.
 
Son nom, Jean-Louis Michon, est connu des spécialistes de l'islam mais peu connaissent son nom en islam 'Ali 'Abd al-Khâliq. Il s'est éteint paisiblement le 22 février dernier, à l'âge de quatre-vingt huit ans.
 
Lorsque je le rencontrai pour la première fois, en juin 2002, l'étendue de son savoir et l'extraordinaire richesse de son parcours intellectuel et spirituel m'impressionnèrent fortement. Il s'en suivit dix ans d'amitié et de fraternité qu'il me fit l'honneur de m'accorder. Puissent les lignes qui suivent être un hommage à un homme qui n'eut de cesse de mieux faire connaître l'islam et de montrer le caractère universel de sa spiritualité.
 
Jean-Louis Michon naquit en 1924 à Nancy et fut élevé en milieu bourgeois dans le catholicisme traditionnel. Il confia avoir reçu à l'âge de huit ans « un premier signe de la présence de Dieu et de sa protection ». Alors qu'il était à la piscine avec son père et ses frères, il perdit soudain pied et commença à se noyer. L'angoisse le saisit et il se mit à prier très fortement : « Je ressentis alors une grande paix et, en toute confiance, glissai vers l'inconscience. Lorsque j'ouvris les yeux, mon père était au-dessus de moi et me faisait régurgiter l'eau que j'avais avalée... Telle a été ma première expérience spirituelle, celle qui m'a surtout appris la validité de la prière. »[1]
 
Jeune adulte, sa quête intérieure se précisa et il comprit qu'il lui fallait une voie adaptée à ses besoins spirituels : « J'ai très tôt compris que si je voulais suivre sérieusement une voie spirituelle, la seule possibilité que m'offrait le catholicisme était de devenir moine. Or, je n'avais pas la vocation de devenir moine... C'est pourquoi j'attendais qu'une autre voie s'ouvre à moi. »[2]
 
J.-L. Michon avait quinze ans lorsqu'en 1939 éclata la seconde guerre mondiale. Sa famille fuit Nancy pour se réfugier à Arcachon pensant ainsi échapper aux soldats Allemands. Se rendant compte de l'inutilité de cet exil, lui et sa famille retournèrent à Nancy où il put obtenir son baccalauréat de philosophie, puis suivre deux ans d'études en Droit et une licence d'anglais. Munis de ces diplômes, il partit pour Paris afin de compléter sa licence de Droit et suivre le cursus de la célèbre école de Sciences politiques.
 
La découverte de l'œuvre de René Guénon.
 
De retour à Nancy, il fonde, avec un groupe d'amis, un cercle de réflexion pour « discuter et tenter de trouver des solutions aux dilemmes et aux errements d'un monde chaotique. »[3] Ces rencontres avaient lieu dans la boutique d'un libraire-poète, et c'est lui qui fit découvrir à ces jeunes chercheurs l'œuvre de René Guénon. Les écrits de ce grand métaphysicien marquèrent fortement le jeune homme en quête de Vérité. J.-L. Michon dira de l'œuvre de Guénon :« Son œuvre, c'était la Vérité qui entrait dans ma vie, apportant des réponses d'une claire évidence aux questions que je me posais et que ne parvenaient pas à résoudre les valeurs de la bourgeoisie provinciale, qui reposait sur un catholicisme figé dans le moralisme. »[4]
 
Jean-Louis Michon lut alors plusieurs fois L'homme et son devenir selon le Vêdânta,[5] dans lequel la doctrine de la non-dualité et la nature spirituelle de l'homme sont exposées de manière à la fois directe et accessible à un public occidental. Un des aspects les plus marquants des écrits de Guénon est indéniablement sa critique sans concession de ce qu'il appelle « la déviation moderne » : « La lecture des livres dans lesquels Guénon faisait le procès d'une civilisation occidentale pervertie – La Crise du monde moderne, Orient et Occident, Le Règne de la quantité et les signes des temps – apportait une justification à notre désarroi, une explication du déséquilibre foncier dont souffrait une société coupée de ses racines spirituelles et oublieuses des fins dernières de l'homme. »[6]
 
R. Guénon revient souvent sur la façon dont l'Occident s'est détaché des valeurs spirituelles depuis la Renaissance, le développement de l'ère industrielle, le scientisme et le matérialisme. Or, souligne Jean-Louis Michon, ces valeurs spirituelles sont le fondement de toutes les grandes civilisations, y compris celui du Moyen Age chrétien. Il reconnaît en Guénon le penseur qui permit à l'intelligence des jeunes gens de son groupe « d'échapper à la prison des idéologies modernes ». Il dira ainsi : « Guénon était pour nous le Platon de l'époque, un rayon de lumière céleste projeté dans un monde malade. »[7]
 
Un autre enseignement fondamental que J.-L. Michon tire des écrits de Guénon est que la connaissance théorique des vérités universelles n'est qu'une étape préparatoire pour la réalisation de la connaissance véritable qui ne peut se faire que « dans le cadre d'une institution traditionnelle authentique et sous la direction d'un guide ayant lui-même parcouru le chemin de la quête mystique. »[8] Pour satisfaire à la nécessité d'un tel rattachement, J.-L. Michon eut d'abord l'idée d'entrer dans le bouddhisme zen. Il avait, en effet, découvert, au cours d'une visite dans un musée parisien, la richesse et la profondeur de la culture du Japon traditionnel. La lecture de l'ouvrage Essais sur le bouddhisme zen de Suzuki acheva de le convaincre. Il décida donc de tout abandonner pour se rendre au Japon en espérant y trouver l'enseignement spirituel auquel il aspirait. Mais quelques jours avant la date fixée pour son départ, en août 1945, la bombe atomique lancée sur Hiroshima mit fin à ses espoirs. C'est alors qu'il lut, par une heureuse coïncidence, un passage de l'ouvrage d'Augustin Berque, intitulé L'Islam moderne, évoquant la figure du grand mystique algérien, le Cheikh Ahmed al-Alawî mort en 1934. A. Berque indiquait notamment que ce maître spirituel avait eu des disciples européens qui étaient entrés en islam et suivaient la voie soufie : « Cette simple phrase eut sur moi un effet immédiat : une intense émotion me saisit et je pleurai de joie. Je sus en un instant que le Cheikh al-Alawî venait de me montrer la voie à suivre, une voie que, quelques mois plus tôt, je pensais trouver dans un monastère zen. »[9]
 
J.-L. Michon savait que R. Guénon s'était installé au Caire depuis le début des années trente où il était connu de certains cercles spirituels sous le nom 'Abd al-Wahîd, le « serviteur de l'Unique ». Il sentit alors qu'il devait également entrer en islam et y trouver un guide spirituel. Un collaborateur de la revue Etudes traditionnelles dans laquelle écrivait régulièrement R. Guénon, lui fournit l'adresse en Suisse de Frithjof Schuon qui dirigeait un groupe d'initiés à la voie soufie. La plupart, d'origine européenne, étaient des lecteurs de R. Guénon. Le représentant de F. Schuon à Paris était Michel Mustafa Vâlsan : « C'est celui-ci qui, avec une grande générosité, suivit et facilita mon apprentissage de la loi musulmane, la sharî'a, base indispensable de la voie spirituelle, la tarîqa, en même temps qu'il me faisait bénéficier de son intimité avec l'œuvre d'Ibn 'Arabî. »[10]
 
La rencontre avec Frithjof Schuon et la voie spirituelle en islam
 
C'est donc F. Schuon – le Cheikh 'Isâ en islam – qui accueillit J.-L. Michon, le reçut en islam et et l'initia à la voie soufie, celle du Cheikh al-Alawî. Il lui donna son nom en islam : 'Ali 'Abd al-Khâliq. Questionnant son nouveau guide sur l'utilité d'un séjour en terre musulmane, le désormais 'Ali Michon fut encouragé par lui à se rendre au Proche-Orient. C'est alors qu'un poste de professeur d'anglais lui fut attribué au lycée franco-arabe de Damas. Quelques temps après son arrivée à Damas, à Pâques de l'année 1947, 'Ali put se rendre pour la première fois au Caire afin d'y rencontrer R. Guénon qui avait accepté de le recevoir : « Venant lui-même nous ouvrir sa porte, Cheikh 'Abd al-Wahîd, habillé d'une longue tunique (guellabiyya) m'accueillit d'emblée comme un intime. J'étais fort intimidé, mais il sut me mettre à l'aise en me donnant des nouvelles d'amis communs, du Cheikh 'Isâ (F. Schuon), qui lui avait rendu visite en 1939, et de Luc Benoît, auteur d'ouvrages d'inspiration très guénonienne. Par contraste avec la rigueur catégorique de ses écrits, avec la sévérité d'une plume qui pourfendait sans concession les erreurs modernes, les déviations de l'occultisme et du spiritisme, les dangers de la contre-initiation, l'humilité rayonnant de sa personne était d'autant plus frappante. »[11]
 
De retour en Europe, 'Ali s'installa en Suisse et devint le voisin de F. Schuon. Cette proximité lui permit de profiter au mieux de ses enseignements spirituels : « Je vécus cinq ans dans la proximité du maître et de ses plus proches disciples. La richesse des dons reçus de sa part, sous forme d'entretiens privés ou d'exhortation et de rappels (mudhâkarât), sous forme de pages manuscrites destinées à accompagner et alimenter les réflexions des disciples, est incommensurable... Il nous a ouvert une voie dorée pour la méditation et le cheminement dans la tarîqa,en pleine conformité avec les enseignements et les conseils qui remontent au Prophète. »[12]
 
La maturité et l'œuvre écrite de J.-L. Michon
 
Devenu musulman depuis quelques années, 'Ali eut à cœur d'étudier la langue arabe et les sciences islamiques, ce qui le mena à nouveau à Damas où il rencontra le Cheikh Muhammad al-Hashimî (m. 1961), un disciple algérien du Cheikh al-Alawî. Il rédigea, bien des années plus tard, une biographie consacrée à cette autorité spirituelle et traduisit un de ses ouvrages les plus importants en français.[13] 'Ali découvrit auprès du Cheikh al-Hâshimî l'œuvre du grand soufi marocain Ibn 'Ajîba. Il lui consacra sa thèse de doctorat : Le Soufi marocain Ibn 'Ajîba et son mi'râj. Glossaire de la mystique musulmane. Il s'agit d'une étude précieuse dans laquelle il présente avec une grande clarté la terminologie en usage dans la mystique musulmane.
 
Les recherches sur la vie et l'œuvre d'Ibn 'Ajîba amenèrent J.-L. Michon à séjourner au Maroc à de nombreuses reprises durant les années 60. Après avoir soutenu sa thèse à la faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Paris, en novembre 1966, il conserva un grand intérêt pour le Maroc. Certaines villes, comme Fès, possédaient alors encore un caractère traditionnel très marqué. Cela le poussa à accepter une mission de préservation du patrimoine qui lui fut confiée par l'Unesco. Il mena ainsi entre 1972 et 1980 une séries de travaux en collaboration avec Titus Burckhardt (m. 1984) afin de proposer une série de mesures visant à sauvegarder le mode de vie traditionnel de la médina de Fès ainsi que l'ensemble des caractéristiques culturelles et spirituelles qui lui sont liées.[14] Dans un rapport qu'il remit à l'Unesco, J.-L. Michon expose l'importance de la préservation des arts et des métiers traditionnels en terre d'islam : « La place importante faite aux arts traditionnels dans la société islamique vient de ce qu'ils façonnent pour cette société un cadre de vie conforme à la fois à ses aspirations spirituelles et à ses besoins matériels, sans séparer les deux domaines, mais en s'efforçant, au contraire, de les relier, d'unir le beau et l'utile, l'esthétique et le fonctionnel. La main de l'artisan traduit en mode visible des réalités subtiles, elle imprime à l'architecture et aux objets d'usage courant la marque du Message révélé qui a été à l'origine de l'islam et qui continue de lui insuffler sa vigueur. D'où la cohésion remarquable des arts musulmans à travers le temps et l'espace, cohésion qui n'a pourtant jamais exclu la variété des styles ni la spécificité régionale et locale des productions artistiques. »[15]
 
Après avoir accompli ces missions, il mit ses qualités de traducteur et sa connaissance de la langue anglaise au service de la traduction française d'un ouvrage de haute qualité concernant la vie du Prophète Muhammad. Cet ouvrage est celui de son ami et condisciple Martin Lings : Le Prophète Muhammad. Sa vie d'après les sources les plus anciennes. Il est aujourd'hui une des références les plus importantes concernant la Sîra, la biographie traditionnelle du Prophète.
 
 
 J.-L. Michon et Martin Lings (Le Caire, été 1947)
 
 
L'amour que 'Ali portait au Prophète était intimement lié à son cheminement initiatique à travers le voie soufie. L'injonction coranique de prendre le Prophète pour modèle spirituel était essentielle pour lui : « Par sa personnalité, par son enseignement, par les vertus dont il a donné l'exemple, le Prophète Muhammad fut le premier des soufis, le modèle qui inspira les mystiques de toutes les générations ultérieures. Dans la tradition prophétique, la sunna, les soufis puisent une grande partie des directives et des conseils qui à tous les moments et dans toutes les circonstances, aide le chercheur de Dieu à réaliser l'idéal du faqr, de la pauvreté spirituelle. »[16]La pauvreté spirituelle dont il est question ici, est une notion coranique importante. Elle représente pour 'Ali l'axe principal de la voie spirituelle : « Une autre notion coranique qui joue un rôle fondamental dans la quête mystique est celle de la disponibilité pour Dieul'équivalent du vacare Deo des mystiques chrétiens –, idée que traduit le mot arabe faqr, signifiant littéralement la ''pauvreté''. De faqr est dérivé le mot faqîr, terme qui signifie ''pauvre'' et sert à désigner le mystique musulman. Un verset du Coran (XXXV, 15) dit : '' Ô hommes, vous êtes les pauvres envers Dieu ; Lui est le Riche !'' Cette énonciation a un sens littéral et évident : elle constate l'infinité de la plénitude divine et, en face de cette richesse, l'état de dépendance de l'homme et son indigence foncière. Mais ce verset contient aussi une exhortation est une promesse : c'est en effet en prenant conscience de son état de pauvreté et en tirant toutes les conséquences qu'il implique que l'homme réalise la vertu d'humilité, qu'il se vide de toute prétention... »[17]
 
Interrogé sur le message qu'il aimerait laisser aux jeunes générations, il dit, en forme de testament spirituel : « À mes contemporains, ceux de toutes les générations, je dirai, comme je me le dis à moi-même : préparez-vous à la rencontre avec Dieu ! C'est Lui qui nous a gratifié d'un don inestimable : l'intelligence, que l'homme parmi tous les êtres de la création est seul à posséder. Elle est le lien avec Lui, elle dirige toutes nos facultés psychiques et corporelles et, tournée vers le Seigneur suprême, éclairée par sa lumière, elle donne à chacun la possibilité de mieux se connaître et de se diriger vers ce qui est bon pour lui. Je dirais aussi : le chemin de la connaissance de soi ne peut se parcourir qu'en chassant de son âme les préjugés, les fausses valeurs et les faux dieux qui ont envahi l'Occident moderne, et en les remplaçant par une fréquentation assidue des ouvrages et des œuvres qui expriment le sens du sacré et les idéaux traditionnels. Quant à la voie qui repose sur la pratique d'une discipline spirituelle et la direction d'un maître confirmé, chacun devra la chercher, avec le secours de la prière, en regardant vers les portes, encore nombreuses de nos jours, qui savent s'ouvrir aux âmes sincères. »[18]
 
Nul doute qu'un tel message saura atteindre les âmes de ceux et de celles qui sont touchés par l'appel de l'Absolu. Tous ceux qui ont approché 'Ali Michon ont pu constater que « la préparation à la rencontre avec Dieu » se doublait chez lui d'une attention et d'une générosité admirables envers les autres, tous les autres. Que Dieu accueille cette âme qui fit tant d'efforts pour Le trouver.
 
Rahimahu Allah.
                                               J.-L. Michon et l'auteur (à gauche), au Caire en déc. 2005
 



[1] « La découverte d'un chemin de Vérité. Entretien avec Jean-Louis Michon », Terre du Ciel, février-mars 2006, p. 32.
[2] « Tradition in the Modern World », Sacred Web, conférence donnée en 2006.
[3] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[4] Ibid.
[5] Cet ouvrage parut pour la première fois en 1925.
[6] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wahid Yahyâ – René Guénon – au Caire, 1947-1949 » dans L'Ermite de Duqqi, Milan, 2001, p. 252.
[7] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[8] Ibid.
[9] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 35.
[10]Ibid.
[11] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wâhid Yahyâ... », art. cit., p. 255.
[12] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 36.
[13] Les deux textes ont paru aux éditions Archè sous le titre Le Shaykh Muhammad al-Hâshimî et son commentaire de l'Echiquier des gnostiques, Milan, 1998.
[14] Plusieurs de ces travaux sont consultables sur le site de l'Unesco. Voir, par exemple, « Contribution à l'étude de la réhabilitation des Fondouks », unesdoc.unesco.org/images/0005/000500/050032fo.pdf
[15]Projet de création d'une école de préservation des arts et métiers traditionnels à Fès, p. 1, consultable sur le site unesdoc.unesco.org.
[16]Lumières d'Islam, Milan, 1994, p. 140.
[17]Ibid., p. 138-139.
[18] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 39.

mardi 22 janvier 2013

Les fatwas soufies du Grand-Mufti d’Egypte, le cheikh ‘Alî Jum‘a - Tayeb Chouiref

http://tayeb-chouiref.net/index.html
 
Tayeb Chouiref
 
 
 
 
Résumé: Le Cheikh ‘Alî Jum‘a est l’actuel Grand-Mufti d’Égypte. Cet article se propose d’étudier son « ijtihâd spirituel » à travers sa production de fatwas. Le qualificatif spirituel souligne ici les influences du soufisme sur le discours de ‘Alî Jum‘a. La méthodologie mise en oeuvre dans ses fatwas est mise en lumière par l’analyse de grands mystiques soufis qui rédigèrent, eux aussi, des recueils de fatwas. Il en va ainsi de Suyûtî, d’Ibn Hajar al-Haytamî ou plus près de nous de ‘Abd al- Halîm Mahmûd. A travers le cas du Cheikh ‘Alî Jum‘a, c’est la vitalité du soufisme comme source de réflexion sur les problèmes que rencontrent aujourd’hui le monde arabo-musulman qui est questionné dans cette étude

 

                                     Cheikh ‘Alî Jum‘a (Ali Gomaa)

 

La richesse et l’évolution complexe des différentes tendances
interprétatives qui traversent l’islam depuis ses débuts rendent
impossibles les simplifications grossières. Certains analystes, plus ou moins bien intentionnés, reprennent pourtant à leur compte des clichés sur l’islam qui, pour être superficiels, n’en sont pas moins dotés d’une surprenante résilience. C’est le cas de la supposée opposition radicale entre un islam spirituel et mystique, et un islam dit ‘‘juridique et casuistique’’. En un mot, l’opposition entre le mufti et le soufi serait irréductible et insurmontable. C’est ainsi qu’un livre récent et intitulé Soufi ou mufti ? Quel avenir pour l’islam? Présente cette opposition comme étant la plus déterminante dans ce que sera l’islam de demain. Cet ouvrage prophétise la victoire inéluctable du juridique sur le spirituel1. Pourtant, l’historien des idées en terres d’Islam ne peut ignorer qu’il y a toujours eu des autorités de la Loi qui furent en même temps des maîtres de la Voie. Dès le IIIe siècle de l’Hégire, Junayd (m. 298/911), considéré comme l’une des autorités les plus importantes du soufisme, déclarait : « Notre science s’enracine dans le Livre et l’enseignement prophétique et quiconque n’est pas de ceux qui ont mémorisé le Coran, transcrit le Hadith et maîtrisé les sciences du fiqh, ne saurait être suivi. » Le célèbre Ghazâlî (m. 505/1111) a réussi une synthèse harmonieuse entre les aspects juridiques et spirituels de l’Islam, entre le fiqh et le soufisme, dans sa fameuse ‘‘somme spirituelle’’ intitulée Ihyâ’‘ulûm al-Dîn2. Il a ainsi durablement marqué toute la pensée musulmane. Mais bien avant lui, d’autres mystiques n’ont pas hésité à pratiquer un ijtihâd spirituel, c’est-à-dire à dépasser le cadre de la raison déductive et argumentative par le recours au dévoilement intuitif (kashf) afin d’apporter des réponses à des problèmes non évoqués par le Coran et la Sunna. C’est ainsi que Hallâj (m. 309/922) malgré son caractère extatique pratiquait l’ijtihâd – l’effort d’interprétation – pour réfuter certains points de Droit et de théologie qui lui semblaient trop restrictifs3. De la même façon, le grand porte-parole de l’ésotérisme islamique qu’est Ibn ‘Arabî (m. 638/1240) fait une large place au fiqh dans son opus magnum, al-Futûhât al-makkiyya4. Sur de très nombreux points de jurisprudence, il cite l’avis des principales écoles juridiques puis donne son propre ijtihâd, qui se veut à la fois fruit de son inspiration et conforme à la lettre des Écritures5. Quelques siècles plus tard, Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505), l’un des auteurs les plus prolixes de la littérature classique musulmane, prononça de nombreuses fatwas sur des sujets relatifs au soufisme dans son recueil intitulé al-Hâwî lil-fatâwî6. Il inaugurait ainsi une longue liste de muftis qui furent aussi de grands soufis. Nous nous proposons, dans ce qui suit,d’étudier le travail d’ijtihâd spirituel d’un grand mufti contemporain, le cheikh ‘Alî Jum‘a. ‘Alî Jum‘a est l’actuel Grand-mufti d’Égypte. Il est connu pour son combat sans concession contre l’excision dans un pays qui la pratique encore largement, et pour avoir affirmé clairement que l’apostasie ne mérite aucun châtiment terrestre dès lors que l’ordre public n’est pas menacé7. Il est né le 3 mars 1952 à Banî Suwayf en Haute-Égypte.

Il grandit dans une famille où la piété et la recherche du savoir occupaient une grande place.

De fait, son père fut avocat spécialisé dans les statuts promulgués par la sharî‘a. Il transmit à son fils une bibliothèque privée de 30 000 ouvrages, laquelle est aujourd’hui consultée par des étudiants et des chercheurs en quête de textes rares.

Parallèlement à ses études poursuivies à al-Azhar où il obtint le doctorat en 1988, il fréquenta de nombreux maîtres dans les principales sciences islamiques. Mais celui qui le marqua le plus profondément est sans doute le muhaddith et soufi d’origine marocaine ‘Abd Allâh al-Ghumârî (m. 1993) lequel considérait ‘Alî Jum‘a comme un de ses élèves les plus prometteurs. En 1995, tout en assumant la charge de professeur à l’Université al- Azhar, il renoua avec la tradition d’enseigner les sciences islamiques dans l’enceinte de la mosquée.

Il occupe la charge de Grand-mufti d’Égypte depuis 2003.

Ce spécialiste des fondements du Droit en Islam (usûl al-fiqh) est aussi un homme de spiritualité et un fin connaisseur de la mystique musulmane.

Outre de nombreux ouvrages sur les usûl al-fiqh, il a publié un recueil de cent fatwas8 dont beaucoup concernent des thèmes relatifs à la mystique : al-Bayân limâ yashghal al-adhhân9. Littéralement, le titre de l’ouvrage signifie: l’éclaircissement
concernant les questions qui occupent les esprits.

Ce titre suggère nettement la volonté de répondre aux difficultés que rencontre l’Islam contemporain.

Soulignons d’emblée que l’ouvrage possède une partie consacrée aux fatwas concernant le soufisme. Le titre de cette partie en indique clairement l’objectif : Questions relatives au soufisme et aux soufis (Masâ’il tata‘allaq bi-l-tasawwuf wa-lsûfiyya10).

Cette partie est relativement courte et ne s’étend que sur vingt pages. Or, il faut remarquer que les sept fatwas qu’elle contient ne sont pas les seules qui se rapportent de près ou de loin au soufisme. En réalité, près d’un tiers des fatwas abordent des notions qui relèvent du soufisme classique (30 sur 100). C’est ainsi que l’on retrouve dans le deuxième chapitre consacré aux actes d’adoration une section de six fatwas11 portant exclusivement sur le dhikr qui constitue, comme on le sait, une pratique centrale du soufisme12. C’est dire que pour ‘Alî Jum‘a – désormais ‘A. J. – les aspects mystiques de l’Islam doivent être pris en compte dès lors que l’on souhaite apporter des réponses aux interrogations actuelles qui traversent le monde musulman13.

 

LES PRÉCÉDENTS

 

Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) fit œuvre de pionnier en introduisant pour la première fois le tasawwuf dans le champ de la fatwa. Cet auteur à qui l’on prête près d’un millier d’ouvrages reste un des plus lus dans le monde musulman14. Certes avant lui certaines autorités religieuses présentèrent maints aspects du soufisme sous une forme compatible avec l’esprit juridique de la théologie musulmane, mais sans que cela constitue pour autant des fatwas au sens technique du terme. Les historiens s’accordent à penser que le soufisme avait rencontré, dès les XIIe-XIIIe siècles, une acceptation quasi-générale de la part des milieux religieux lettrés. Il est en tout cas certain qu’à l’époque de Suyûtî la voie était déjà préparée pour ce qu’É. Geoffroy appelle « une conquête de la pensée mystique15 ». Profitant de cette avancée, Suyûtî reprit à son compte les notions soufies les plus subtiles lesquelles revenaient régulièrement dans les débats théologiques. C’est ainsi qu’il soutint la doctrine de la hiérarchie ésotérique des saints et la replaça dans le contexte sunnite16 ; affirma la possibilité de voir le Prophète ou un ange à l’état de veille17 ; souligna la justesse de contenu du hadith apocryphe souvent cité par les soufis « Qui connaît son âme connaît son Seigneur18 », etc.

Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) ira plus loin encore dans la voie ouverte par Suyûtî. Dans ses Fatâwa hadîthiyya19, cet auteur fécond se montre plus déterminé et plus tranchant que son illustre prédécesseur. Son plaidoyer en faveur du soufisme va des sujets déjà abordés avant lui à des thèmes très audacieux comme la défense de la doctrine de l’unicité de l’Être (wahdat al-wujûd) ou encore la faveur surnaturelle (karâma) octroyée à un saint de ressusciter un mort20.

Plus près de nous, le Cheikh al-Azhar ‘Abd al- Halîm Mahmûd (m. 1978) prononça 43 fatwas éclaircissant les aspects les plus importants du soufisme21. Par ses éditions d’ouvrages classiques et les études sur la mystique musulmane qu’il publia, il fut l’un des acteurs du renouveau du soufisme en Égypte.

S’il n’est pas aisé d’embrasser uno intuitio ce qu’est ou ce que devrait être le tasawwuf pour ‘A. J., nous pouvons à tout le moins saisir les orientations majeures qui se dégagent de l’ensemble des fatwas, y compris celles qui ne présentent pas de liens apparents directs avec le soufisme.

 

LA LUMIÈRE MUHAMMADIENNE

 

Le thème de la lumière muhammadienne (nûr muhammadî), celui du Prophète envisagé comme Lumière primordiale semble être très ancien. Certains hadiths vont, en effet, dans ce sens. On attribue souvent à Sahl al-Tustarî (m. 896) la première formulation explicite de ce thème « Quant Il voulut créer Mohammed, Il montra une lumière provenant de Sa lumière qui illumina tout le royaume22. » Elle est pourtant attestée et largement citée au moins un siècle auparavant chez Ja‘far al-Sâdiq (m. 148/765)23.

‘A. J. consacre deux fatwas au thème de la lumière muhammadienne: la fatwa n° 37 : Peut-on dire du Prophète qu’il est une lumière et cela est-il en contradiction avec son humanité? la fatwa n°38 : Qu’en est-il du hadith «… la lumière de ton Prophète, ô Jâbir»?

Les réponses qu’il apporte à ces questions sont très représentatives de la pédagogie qu’il a choisie pour son ouvrage: s’en tenir à des sources reconnues par tous et éviter d’entrer dans des considérations métaphysiques, même si, pour certaines questions, il est pour le moins difficile d’en faire l’économie, comme le montre le passage suivant : « Il est bien établi que le Prophète (sur lui la Paix) est une lumière car le Très- Haut a dit : ‘‘Ô gens du Livre ! Notre Envoyé est venu à vous pour rendre claire une grande partie des Écritures que vous dissimuliez, sans vous tenir rigueur de nombreux manques. Une lumière vous est venue de la part de Dieu ainsi qu’un Livre explicite.24 »

Le Prophète – sur lui la Paix – appelle à Dieu par Sa permission et il est un flambeau éclairant. Le prophète est donc la lumière et il est illuminant. Il est tout à fait permis de dire que le Prophète – sur lui la Paix – fut une lumière puisque c’est Dieu lui-même – qu’Il soit exalté – qui le décrit et le nomme ainsi. Tout cela n’empêche pas que le Prophète – sur lui la Paix – fut un homme comme l’affirme par ailleurs le Coran25. »

Concernant le hadith dit de Jâbir, ‘A. J. reconnaît le caractère apocryphe de sa chaîne de transmission mais étant largement présent dans la littérature soufie, il lui faut justifier cette utilisation.

Avec un minimalisme qui semble dicté par la prudence, il reconnaît que l’idée selon laquelle la lumière du Prophète est la première création entre bien en contradiction avec d’autres hadiths mieux établis affirmant que les premières créations furent celle du Trône divin et du Calame suprême (al-qalam al-a􀀀lâ26). Mais il ajoute que l’on peut tout de même admettre que la lumière mohammadienne fut la première des lumières créées, devançant par exemple celle des anges27. Au-delà des discussions techniques sur la validité de la chaîne de transmission, ce qui se joue ici est le rôle mystique du Prophète dans l’élévation de l’âme et la réalisation spirituelle. Ce rôle est bien résumé par G. Böwering: « Le Muhammad primordial représente le cristal qui attire sur lui la Lumière divine, l’absorbe en son coeur, la projette à toute l’humanité dans le Coran, et illumine l’âme du mystique28. »

 

LE RATTACHEMENT AUX CONFRÉRIES SOUFIES

 

Un des griefs souvent fait au tasawwuf est son organisation en confréries. Celles-ci apparaissent aux détracteurs du soufisme comme une innovation blâmable (bid‘a dalâla) et une rupture d’unité de la Umma, de la communauté des croyants, conçue comme une et indivisible. Sur le thème du rattachement aux confréries soufies, al-Bayân contient une longue fatwa où ‘A. J. tente d’apporter des réponses tirées du Coran et de la Sunna.

Elles sont donc susceptibles d’être entendues par tout musulman. La question à laquelle répond la fatwa n° 87 est la suivante : « Quel est le statut juridique (hukm) relatif au rattachement d’un musulman à une voie soufie (tarîqa)?

Pourquoi existe-il plusieurs voies soufies ? Puisque le soufisme c’est l’ascèse, l’invocation de Dieu et la noblesse de caractère, pourquoi le musulman ne pourrait- il se contenter de puiser les convenances spirituelles et le bon comportement à partir d’une lecture du Coran et de la Sunna

La réponse de ‘A. J. se déroule selon trois axes : Établir la nécessité du soufisme. Promouvoir un soufisme du Coran et de la Sunna.

 

Définir le rôle du maître spirituel.

 

La nécessité du soufisme découle de la nature même de la vertu spirituelle (ihsân) telle qu’elle est définie par le fameux hadith dit de Gabriel (hadîth Jibrîl) : « Le soufisme c’est une discipline d’éducation intérieure par laquelle le musulman peut s’élever jusqu’au degré de la vertu spirituelle qui fut ainsi définie par le Prophète – sur lui la Paix – : ‘‘Que tu adores Dieu comme si tu le voyais, car si tu ne le vois pas, Lui te vois29.’’ » En conséquence, le soufisme sera défini dans cette fatwa comme un programme d’éducation (barnâmaj tarbawî) «visant à purifier l’âme de toutes ses maladies car celles-ci voilent l’homme de Dieu30. » La voie soufie est ensuite décrite comme une école au sein de laquelle la purification de l’âme (tathîr nafsî) et l’élévation du caractère (taqwîm sulûkî) sont rendues possibles.

La relation de maître à disciple occupe un rôle central dans cette éducation spirituelle : « Le maître spirituel (shaykh) est celui qui enseigne cette discipline à l’élève ou au disciple (murîd). De fait, l’âme humaine recèle, par nature, un certain nombre de maladies intérieures comme l’orgueil, la suffisance, la fatuité, l’égoïsme, l’avarice, la colère…31 »

Le rôle du maître spirituel, selon ‘A. J., se déploie dans deux domaines essentiels. Il doit adapter la discipline spirituelle aux besoins propres de chaque disciple et transmettre en tant qu’héritier du Prophète un enseignement oral sans lequel aucune transformation profonde de l’âme n’est possible : «Pour sa part, le maître spirituel qui transmet les différentes formes d’invocation aux disciples, qui les guide dans la voie de la purification de l’âme et de la guérison des maladies du coeur, est aussi un enseignant transmettant une discipline précise à chacun en fonction de ses maladies propres.

Cette charge fut d’ailleurs assumée par le Prophète – sur lui la Paix – qui conseillait à chacun ce qui lui permettait de se rapprocher de Dieu en tenant compte de ce qui différencie chaque âme32. »

Pour ‘A. J., le caractère nécessaire du soufisme repose donc sur l’imperfection humaine, d’une part, et sur l’essence des enseignements du Coran et de la Sunna, d’autre part : «Une voie soufie doit comporter certains éléments : s’appuyer sur le Coran et la Sunna puisqu’elle n’est autre que la discipline spirituelle contenue en eux. Tout ce qui s’oppose à l’esprit des enseignements du Coran et de la Sunna ne saurait faire partie d’une voie soufie. De plus, les enseigne ments de cette voie ne peuvent être isolés de ceux de la Loi car ils en sont l’essence (jawhar)33. »

‘A. J. a conscience que la présence des multiples confréries risque d’être interprétée par certains comme une « division intolérable » de la Umma. C’est encore une fois aux sources scripturaires majeures de l’islam qu’il fera référence : «… il s’agit de pratiquer plus particulièrement une forme d’adoration de Dieu afin d’aboutir à la proximité de Dieu. On peut rapprocher cela des différentes portes du Paradis : bien que les portes soient multiples, le Paradis est un. […] De la même façon, les voies soufies et les types d’éducation qu’elles transmettent peuvent varier en fonction du maître et des besoins du disciple… 34 »

Cependant, le recours aux preuves scripturaires pour tenter d’établir l’orthodoxie du soufisme se pratique depuis les premiers manuels de tasawwuf sans pour autant faire l’unanimité et surtout, sans pouvoir justifier toutes les manifestations du soufisme confrérique.

Comme on peut s’y attendre, c’est plutôt le ‘‘soufisme savant’’ que souhaite défendre ‘A. J., dénonçant au passage certaines manifestations du ‘‘soufisme populaire’’ : « Il faut souligner ici que ce que nous disons du soufisme ne s’applique pas aux pseudo soufis qui ne font que lui nuire et qui n’ont ni religion ni piété ; ceux qui recherchent la transe lors des fêtes religieuses et qui simulent le ravissement. Tout cela ne fait évidemment pas partie du soufisme authentique… et nous ne pouvons le juger à partir d’actes d’ignorants. Il nous faut au contraire nous rapprocher des grands savants qui firent son éloge et tenter de comprendre pourquoi ils le firent35. »

Pour autant, le rattachement à une confrérie respectant le cadre de la sharî‘a reste pour ‘A. J. hautement souhaitable, et le soufisme confrérique confrérique loin d’être présenté comme une innovation blâmable est justifié comme adaptation nécessaire aux besoins spirituels des époques s’éloignant des origines de l’islam. Ce qui était naturel et informel à l’époque du Prophète et des premières générations doit être explicité et systématisé sous peine de s’éteindre et de disparaître. Ce processus affecta selon, ‘A. J., toutes les sciences religieuses, même s’il ne cite que la jurisprudence (fiqh) et l’art de la psalmodie du Coran (tajwîd) : « Enfin, nous voudrions répondre à qui demande: ‘‘Pourquoi ne pouvons- nous nous contenter d’apprendre les convenances spirituelles et la purification de l’âme directement du Coran et de la Sunna?’’ Ce genre de propos est à première vue séduisant mais mène à une perte certaine !

Prenons un exemple : Nous n’apprenons pas les obligations de la prière ainsi que ce qui y est recommandé ou déconseillé par la lecture du Coran et de la Sunna mais par le biais d’une science que l’on appelle jurisprudence (‘ilm al-fiqh). Cette science a été élaborée par des juristes qui ont déduits, par un effort de réflexion (istinbât), les statuts juridiques de la religion à partir du Coran et de la Sunna.

Qu’en serait-il de nous si nous adoptions l’attitude de celui qui voudrait lire directement des statuts juridiques dans le Coran et la Sunna? De la même façon, il est des choses que l’on ne saurait trouver par une simple lecture du Coran et de la Sunna, et qu’il faut donc apprendre auprès des maîtres spirituels en recevant leur enseignement oral car, en spiritualité, les enseignements écrits ne suffisent pas.

La science du soufisme fut exposée dès l’époque de Junayd, au IVe siècle de l’Hégire36 et elle continue de l’être de nos jours, bien que les temps soient peu portés à la spiritualité, que les moeurs soient dépravées, et que certaines voies soufies soient déchues par l’adoption de comportements contraires à la religion, laissant croire aux uns et aux autres qu’elles représentent le soufisme37. »

À l’évidence, ‘A. J. se doit de justifier la présence des confréries dans un pays où elles sont très nombreuses et qui connaît une institution particulière : celle de shaykh al-mashâyikh al-turuq alsûfiyya38, institution par laquelle les confréries sont représentées auprès du pouvoir. L’État possède ainsi un certain contrôle sur le rayonnement et l’activité des représentants des voies soufies à tous les échelons de la hiérarchie confrérique, ce qui discrédite les turuq dans certains milieux réformistes, notamment chez les Frères musulmans39.

 

LE DHIKR, PRATIQUE CENTRALE DU SOUFISME

 

Six fatwas sont consacrées à cette pratique particulière40 qui, bien que très présente dans le Coran et les hadiths, n’est pas très suivie en dehors des milieux soufis. Trois parmi les six retiendront plus particulièrement notre attention : la fatwa n° 55 parce qu’elle aborde la question des litanies (awrâd) propres aux confréries, la fatwa n° 57 établissant la légitimité des assemblées de dhikr et la fatwa n° 58 consacrée à la pratique proprement initiatique de l’invocation du Nom suprême (al-dhikr bi-l-Ism al-mufrad).

Concernant les litanies, ‘A. J. cite, après avoir rappelé l’étymologie arabe du terme, Haytamî pour qui la récitation de litanies matin et soir ou après chacune des cinq prières obligatoires est une sunna du Prophète41. Pour démontrer le bienfondé de cette pratique ‘A. J. a recours à une argumentation de type juridique : s’il est difficile de justifier par des références scripturaires toutes les litanies récitées dans les divers confréries, il est en revanche simple de montrer la place centrale de l’invocation abondante et même perpétuelle dans
le Coran et les hadiths42. Or, pour arriver – ou à tout le moins s’approcher – de cette invocation perpétuelle de Dieu, il faut entraîner l’âme par des exercices spirituels réguliers. C’est alors que le spécialiste des fondements de la jurisprudence (usûl al-fiqh) qu’est ‘A. J. rappelle cette règle juridique fondamentale qui lui permet de conclure : «Puisque les litanies sont l’unique moyen d’arriver à l’invocation perpétuelle… elles sont hautement recommandées (mustahabba) car le statut juridique d’un moyen est celui de l’objectif auquel il mène (al-wasâ’il lahâ hukm al-maqâsid43). »

Dans sa fatwa établissant le caractère louable des assemblées de dhikr, ‘A. J. ne cite ni Suyûtî44 ni Haytamî45 qui ont chacun consacré une fatwa à cette question. Il ne fait pas appel non plus à l’autorité de ‘Abd al-Halîm Mahmûd dont la fatwa intitulée « Des litanies soufies » (fî awrâd al-sûfiyya) se contente de dresser une liste des divers litanies possibles : demande de pardon (istighfâr), prière sur le Prophète (salât ‘alâ l-nabî) et répétition de la shahâda46. La raison en est certainement qu’il existe des hadiths présents dans les recueils de Bukhârî et de Muslim47 qui montrent les Compagnons rassemblés pour la pratique collective du dhikr48, et que ‘A. J. veut être plus rassembleur que ne le fut ‘Abd al-Halîm Mahmûd dans ses fatwas.

Quant à la défense du dhikr au moyen du Nom «Allâh », elle consiste essentiellement à réfuter l’idée selon laquelle le Nom «dépouillé » (mujarrad) ne constitue pas une invocation à proprement parler, n’étant ni une demande ni une louange.

Pour les détracteurs du soufisme, ce terme isolé, fût-il le nom de Dieu, n’acquiert de signification qu’au sein de la « phrase signifiante », la fameuse jumla mufîda des grammairiens arabes. Or, pour 􀀀A. J. dire «Allâh », c’est implicitement affirmer Son unicité et Sa transcendance. Cela constitue donc bien une glorification (ta‘zîm)49.

 

QUELQUES CONCLUSIONS

 

De manière générale, ‘A. J., se montre prudent et va beaucoup moins loin que ses illustres prédécesseurs. À titre d’exemple, on ne saurait trouver chez lui de défense du malâmatî qui, pour atteindre la sincérité, est parfois amené à enfreindre certaines dispositions de la sharî‘a.

Haytamî, quant à lui, n’hésita à réhabiliter Ibrâhîm al-Khawwâs (m. 291/903) qui fut surnommé « le voleur du hammâm». Voyant que les habitants de la ville lui témoignaient de la vénération, il déroba un jour un vêtement appartenant au prince et fut ainsi discrédité aux yeux de la foule50. Cette pédagogie spirituelle où la pureté intérieure prévaut sur les règles extérieures suscite encore aujourd’hui de vifs rejets51. De la même façon, on ne trouvera chez ‘A. J. aucune affirmation péremptoire sur la précellence du soufisme sur les autres sciences religieuses, alors que Haytamî, ne se contentant pas d’affirmer le caractère nécessaire de cette discipline, écrivit une fatwa qu’il choisit d’intituler : «Quiconque rejette les soufis, ne profitera pas du savoir qu’il possède52. »

S’il l’on compare les fatwas soufies de ‘A. J. à celles de ‘Abd al-Halîm Mahmûd, il apparaît que le second se montra beaucoup plus hardi que le premier. En effet, ‘Abd al-Halîm Mahmûd traite de thèmes ésotériques difficiles à justifier du point de vue de la théologie sunnite : l’unicité de l’être (wahdat al-wujûd)53, la vision du Prophète ou d’un ange à l’état de veille54, et il alla même jusqu’à écrire une fatwa sur la validité des thèses de René Guénon concernant les relations entre l’ésotérisme et l’exotérisme55. Même si ‘A. J. écrivit un bel hommage à Martin Lings et à son oeuvre56, faisant au passage l’éloge de l’École guénonienne, on ne trouve rien de semblable dans ses fatwas.

Toutefois, on note quelques ouvertures courageuses vers le soufisme doctrinal qui est parfois interprété par les tenants du littéralisme comme un soufisme philosophique (tasawwuf falsafî) auquel ils opposent un soufisme éthique (tasawwuf akhlâqî). À travers cette opposition, c’est souvent l’oeuvre d’Ibn ‘Arabî et de son École qui est stigmatisée : « En fait, les jugements hâtifs proférés contre Ibn ‘Arabî traduisent le fait que beaucoup refusent l’évolution du soufisme, ascétique et éthique au départ, vers une dimension initiatique et métaphysique57. »

La position adoptée par ‘A. J. consiste à présenter un soufisme éthique qui ne se ferme pas à la dimension initiatique. Ainsi, il traite la question de la vision onirique (ru’yâ) en partant de définition qu’en donne Ibn ‘Arabî : « Sache que le principe (mabda’) de la révélation (wahy) est la vision onirique authentique. Cette dernière n’est en rien une fantaisie dénuée de signification ! La vision onirique ne peut avoir lieu que durant le sommeil. Comme l’a dit ‘Â’isha : Le début de la révélation fut pour le Prophète la survenue de visions oniriques authentiques. Tout ce qu’il voyait était aussi clair que la lumière du matin58. »

On notera cependant que ‘A. J. ne cite pas l’œuvre d’Ibn ‘Arabî d’où il tire cette citation, ce qui est le cas tout au long de son ouvrage59. Il faut certainement voir là la volonté de ne pas prêter le flanc à la critique à laquelle il se sait exposé.

Au terme de cette étude, une question se pose: le soufisme qu’expose ‘A. J. à travers ses fatwas peut-il être rapproché du soufisme réformé de la « voie muhammadienne60 » ? Dans un premier temps, l’on serait tenter de répondre par l’affirmative car, à l’instar du soufisme réformé du XIXe siècle, ‘A. J. renvoie dos à dos les dérives du confrérisme populaire et la sclérose du juridisme littéraliste. Toutefois, on ne trouve chez lui aucune référence explicite aux grandes figures de ce mouvement comme Shâh Walî Allâh (m. 1763) ou Ahmad al-Tijânî (m. 1815).

Finalement, les fatwas soufies de ‘A. J. restent en deçà de ce qu’il aurait pu se permettre compte tenu de ce que ses prédécesseurs ont écrit. Mais si le soufi convaincu qu’il est s’est montré si prudent c’est peut-être qu’il préféra ne pas brusquer son auditoire, étant conscient d’une certaine « salafisation des esprits61 » par le biais des nouveaux médias (chaînes paraboliques et internet). Et puisque l’on murmure au Caire qu’il est pressenti pour être le prochain Shaykh al-Azhar, ‘A. J. aura certainement l’occasion de poursuivre patiemment sa discrète mais profonde défense du soufisme et de l’ijtihâd spirituel en Égypte.

 

Tayeb CHOUIREF

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Auteur: Tayeb Chouiref est chargé de cours à l’Université Charles de Gaulle (Lille III). Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction d’Éric Geoffroy.

Sur les interprétations mystiques des sources scripturaires de l’islam, il a notamment publié :

«Al-kulliyya fî-l-Qur􀀀ân : Taqdîm al-shaykh al-􀀀Alawî wa tafsîruhu lil-âyat 2, 62 », dans Religions/Adyân, issue 0, 2009, p. 56-61. [en arabe]

« The Shaykh Ahmad al-‘Alawî (1869-1934) and the Universalism of the Qur’ân: A Presentation and Translation of His Commentary on Verse 2 : 62 », à paraître dans l’ouvrage collectif Universal Dimensions of Islam, en mars 2011.

Les Enseignements spirituels du Prophète, éd. Tasnîm, 2008. (Anthologie des hadiths les plus souvent cités par les maîtres soufis, accompagnés de leurs commentaires mystiques.)

Lettres sur le Prophète et autres lettres sur la voie spirituelle,
(traduction annotée de lettres du cheikh al-􀀀Arabî al- Darqâwî), éd. Tasnîm, 2010.

 

1. Anne-Marie Delcambre, éd. Desclée de Brouwer, 2007. Un ouvrage écrit trois ans plus tôt, bien que suivant une tout autre perspective, reconnaît le caractère central du soufisme parmi les alternatives islamiques endogènes aux dérives du littéralisme et de l’extrémisme religieux : Zidane Meriboute, La fracture islamique : demain le soufisme?, Fayard, Paris, 2004.

2. Il n’existe pas de traduction intégrale de cet ouvrage mais de nombreuses traductions partielles ont paru en français et en anglais. Une analyse détaillée du contenu de chacun des quarante chapitres de cette somme est parue sous la direction de G.-H. Bousquet sous le titre Ihyâ’‘ouloûm ad-dîn ou vivification des sciences de la foi, Analyse et index, Paris, 1955.

3. Cf. Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, éd. Seuil, 2009, p. 108.

4. Cet ouvrage fut présenté et partiellement traduit sous la direction de Michel Chodkiewicz sous le titre Les Illuminations de la Mecque, éd. Albin Michel, 2e édition, 1997.

5. Sur ce sujet, on se reportera avec profit aux analyses de Cyrille Chodkiewicz: «La Loi et La Voie» in Les Illuminations de la Mecque, p. 79-106.

6. De nombreuses éditions. Nous utiliserons l’édition critique de Khâlid Tartûsî, Beyrouth, 2005.

7. Cf. son article paru le 27-07-2007 dans le supplément au quotidien saoudien al-Madîna, intitulé al-Risâla.

8. Une fatwa est une réponse, formulée dans le langage technique du Droit musulman, à une question religieuse faisant problème.

Cette réponse doit être dûment argumentée à l’aide de preuves scripturaires.

9. Ed. al-Muqattam, Le Caire, 2005. Un second volume de fatwas est à paraître, il contiendra lui aussi une partie consacrée au soufisme.

10. P. 315-335.

11. P. 231-243.

12. ‘Alî Jum‘a consacra un ouvrage à cette pratique : al-Dhikr wa-l-du‘â’, éd. Al-Wâbil al-Sayyib, Le Caire, 2008. La matière de l’ouvrage est en grande partie tirée des ‘‘sermons du vendredi’’ que notre auteur prononça dans la mosquée Sultân al-Hasan du Caire.

13. Récemment, il fit paraître deux articles sur le sujet : Al-Ahrâm, le 6 et 13-02-2010.

14. Cf. É. Geoffroy, Initiation au soufisme, éd. Fayard, 2003, p. 179. [Désormais : Initiation].

15. Cf. Le Soufisme en Égypte et en Syrie, sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas-Paris, 1995, ch. XXII.

16. Al-Hâwî li-l-fatâwî, p. 647-659.

17. Ibid., p. 659-674.

18. Ibid., p. 644-647.

19. Ed. Dâr al-fikr, Beyrouth, s.d.

20. Sur l’ouvrage de Haytamî al-Fatâwâ al-hadîthiyya, cf. É. Geoffroy, «Le soufisme au verdict de la fatwâ, selon les Fatâwa Hadîthiyya d’Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) » in Le soufisme à l’époque ottomane, XVIe-XVIIIe, sous la direction de Rachida Chih et Catherine Mayeur-Jaouen, Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, 2010, p. 119-128.

21. Cf. Fatâwâ ‘Abd al-Halîm Mahmûd, vol. II, p. 327-408, éd. Dâr al-Ma‘ârif, Le Caire, 2002.

22. Cié par Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l’Islam, éd. du Cerf, 1996, p. 270.

23. Cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, éd. Gallimard, 1986, p. 85.

24. Coran: 5, 15.

25. Bayân, p. 149-150.

26. Il s’agit d’un instrument de lumière qui servit à écrire le destin de toutes les créatures. Cf. Fakhr al-Dîn al-Râzî, Mafâtîh al-g􀀀 hayb, Le Caire 1278, VI, 330.

27. Bayân, p. 152.

28. Cité par Éric Geoffroy in Initiation, p. 72.

29. Bayân, p. 328.

30. Ibid.

31. Bayân, p. 328.

32. Bayân, p. 329-330.

33. Bayân, p. 329.

34. Bayân, p. 330.

35. Bayân, p. 330-331.

36. Xe siècle du calendrier grégorien.

37. Bayân, p. 331.

38. Selon une idée répandue en Égypte, cette institution remonterait à Saladin. Les historiens la situent durant le règne de Muhammad ‘Alî, au début du XIXe siècle.

39. Cf. Pierre-Jean Luizard, art. cité.

40. Bayân, p. 231-246.

41. Al-Fatâwâ al-fiqhiyya, Le Caire, s.d., vol. II, p. 385.

42. Sur les références scripturaires du dikr, voir Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, éd. Dervy, 1985, p. 137-144 ; É. Geoffroy, Initiation, p. 243-255.

43. Bayân, p. 238.

44. Al-Hâwî li-l-fatâwî, p. 399-405.

45. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 56.

46. Op. cit., p. 394.

47. Ces deux traditionnistes du IIIe-IXe siècle ont composé les recueils de hadiths dont l’autorité est la plus haute en islam sunnite.

48. Bayân, p. 241-242.

49. Bayân, p. 245.

50. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 226.

51. Notamment de la part du théologien contemporain Yûsuf al-Qardâwî.

52. Al-Fatâwâ al-hadîthiyya, p. 38.

53. Op. cit, p. 379-385.

54. Op. cit., p. 395-396.

55. Op. cit., p. 368-370.

56. Al-Ahrâm, le 11 juin 2005.

57. É. Geoffroy, Initiation, p. 149.

58. Bayân, p. 326.

59. De même, les oeuvres d’Ibn 􀀀Arabî sont absentes de la longue liste des ouvrages cités ou consultés par l’auteur, placée en fin de volume.

60. Sur le soufisme réformé, voir É. Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, p. 113-117.

61. Par cette expression nous désignons les différentes formes de rejet de l’islam traditionnel au profit d’un islam littéraliste importé. Ce dernier se présentant alors comme l’islam tout court ou comme l’islam originel. Sur ces tendances en Égypte, voir l’article de Sofia Nehaoua, «Prédicatrices de salon à Héliopolis : vers la salafisation de la bourgeoisie du Caire ? » dans la revue Le Mouvement social, n° 231, 2010, p. 63-76.