Le
toguna
Bien
protégés des ardeurs du soleil, et agréablement rafraîchis par la
circulation de l'air, les anciens parlent de la vie et de leurs
souvenis à ceux qui veulent les écouter. Tous sont admis dans le
toguna... sauf les femmes!
Présence
Africaine. 1950. No. spécial 8-9 Le Monde Noir. p. 149-57
Dominant
la plaine immense, livrée tour à tour par le rythme des crues aux
boeufs et aux nénuphares, aux bergers fulɓe et aux piroguiers
bozos, des collines gréseuses, dans la région de Mopti, occupent
l'horizon oriental. C'est le glacis du plateau de Bandiagara, du pays
des infatigables Dogons.
Au
milieu desquels la capitale du royaume toucouleur du Maasina 1, si
elle a perdu son importance politique, a conservé l'austérité du
petit sultanat théocratique. Dans cette Genève africaine, on est
demeuré puritain et ce n'est pas ici que les pâtres poètes
chanteront, comme dans la plaine, la vache, le soleil, et l'amour.
Mais des hommes graves recroquevillés sur leurs grimoires,
cramponnés à la lettre des textes, enseignent le dogme, la
scolastique, les traditions, le droit canon, les gloses du Livre, un
océan d'érudition cristallisée, tout un Talmud.
Et
pourtant, ici comme ailleurs, l'Esprit continue à souffler où il
veut et fait jaillir du sol pierreux les fleurs, les parfums et les
flammes de l'Amour Divin 2. Au milieu des rocs de la théologie,
voici que s'épanchent soudain, fraîches, limpides, désaltérantes,
les eaux vives de la source mystique, la vraie, la seule, à la fois
foncièrement une et merveilleusement diverse 3.
Bokari
Salif Habi, connu surtout plus tard sous le nom de Tierno Bokar, ou
Maître Bokar — parmi ses disciples on dit « Tierno » tout court
— né vers 1884, arriva à Bandiagara en 1893, après la prise de
Ségou par Archinard.
Il
subit fortement la double influence d'une mère courageuse, douce et
pieuse et d'un maître vénéré qui lui enseigna les sciences
islamiques, Amadou Tafsirou Bâ.
Sa
naissance le destinait au métier des armes, mais il se fait
tailleur-brodeur, sur le conseil de sa mère :
«
Plutôt que d'ôter la vie aux hommes, apprends à couvrir leur
nudité matérielle en leur cousant des vêtements, avant d'être
appelé à l'honneur de couvrir, en prèchant l'Amour, leur nudité
morale ».
Bientôt,
il va commencer à enseigner lui-même. Il ouvre en 1907 une modeste
école coranique, avec 5 élèves. Tierno Bokar passera toute sa vie
à Bandiagara, qu'il ne quittera que pour un séjour à Louta, un
voyage au Niger en 1910, un autre à Bamako et Nioro en 1937.
Pour
s'être affilié à une branche de la confrérie tidjania, à
l'époque mal vue de l'Administration, Tierno Bokar connaîtra la
calomnie, l'hostilité des siens — car le prétexte religieux ou
politique est toujours prêt à couvrir les entreprises de la
jalousie ou de l'intérêt —, la persécution. Ses disciples sont
traqués, emprisonnés, déportés. Le Maître est abandonné. Aux
rares fidèles qui l'entourent encore, il dira sur sa natte de mort —
car on ne meurt pas dans un lit en Afrique :
«
Je vous recommande — et c'est en même temps la dernière prière
que j'adresse individuellement et collectivement, à tous ceux qui
sont avec moi — de ne point maudire ni détester ceux qui m'ont
attaqué et ont travaillé à me perdre. Ils n'ont été que les
instruments d'une Sagesse et d'une Force contre lesquelles je ne
saurais m'élever sans blasphème. Où serait le mérite si ma vie
s'était écoulée sans connaître d'ennemis ? La vie présente est
une prison pour celui qui a choisi le parti de Dieu… »
En
décembre 1945, accompagné de l'un de ses plus chers disciples, d'un
de ses fils spirituels en qui revit le plus complètement l'esprit et
l'idéal du Maître, j'ai fait le pélerinage de Bandiagara, j'ai
revu la maison déserte du Saint réprouvé, honni des hommes et des
puissants du jour — et d'un jour —, humble vestibule aux murs
duquel se devinent encore les ingénieux schémas tracés par Tierno
Bokar pour aider à la mémorisation du catéchisme et qui fut, en
1933, le théâtre du « Sermon sur l'hirondelle » ; j'ai parcouru
entre les murs de terre, les sentiers que suivait si souvent le
Maître de chez lui au sanctuaire publie que les enfants yappelaient
Ba-Misiide, « Papa-Mosquée » ; j'ai visité, au cimetière, le
simple enclos de cailloux où, sous l'affirmation répétée des deux
témoins de pierre dressée, le Maître débonnaire, entré dans la
Paix de son Dieu, attend une Résurrection bienheureuse.
Tombes
de Tierno Bokar (premier plan) et de Aissata, sa mère
Trente
ans durant, la vie quotidienne de Tierno Bokar, sera de toutes la
plus monotone, quant à son déroulement matériel. Un emploi du
temps ne varietur, une parfaite absence d'événements, d'imprévu,
d'excitation extérieure. Il n'y a rien à raconter : un petit
marabout de village récite, encore en pleine nuit, son chapelet, et
partage ses journées entre les offices à la mosquée et son
enseignement. C'est tout. En apparence, il ne se passe rien, pas plus
qu'à Jérusalem d'ailleurs quand y séjourne, y enseigne et y meurt
un autre Maître, non moins inconnu de la « bonne société » et
des « biens pensants ». Serait-ce que l'aventure véritable est
invisible, est intérieure, que la grandeur véritable est plus dans
l'être que dans le faire, qu'il n'est d'autre royauté durable et
illimitée que celle des esprits et qu'à côté du saint, califes,
sultans, vizirs, chefs de guerre ou de bureau, ne sont qu'ombres
fugaces ou éphémères apparences ?
Une
vie sans événements, tout entière enclose entre des murs d'argiles
dévorés de soleil, ceux de la maison, ceux des ruelles étroites de
la petite ville, ceux de l'humble mosquée. Austère et pauvre, au
sens où nous entendons ces mots, sans confort, sans distraction,
sans cinéma, sans radio, sans journaux ni magazines. Nullement
surhumaine, bien sûr, ni même ascétique, (le célibat, dans
l'Islam, est ignoré même des spirituels et des mystiques) ; limitée
dans ses connaissances, mais limitée peut-être à l'essentiel qui,
par définition, suffit et largement ouverte par la porte de la
méditation et de la piété, sur les profondeurs de la vie
spirituelle, sur les réalités invisibles — on s'excuse du double
pléonasme — sur les problèmes de l'être, résolus d'ailleurs aux
clartés de l'orthodoxie coraniques, sur ceux aussi non moins graves,
n'en déplaise aux théologiens, de la morale pratique : l'eupraxie
après l'orthodoxie, et la rectitude de la conduite sachant au
besoin, allant au plus pressé, bousculer, amicalement quand il le
faut, celle de la croyance.
Rien
du professeur universitaire d'ailleurs : on ne saurait dogmatiser ex
cathedra quand tous, maître et disciples, sont assis par terre, dans
un réduit poussiéreux, le vestibule, intercalé entre la rue et la
partie privée de la maison, et sans cesse traversé par quelque
passant, un négrillon habillé d'une ficelle, une chèvre, une
porteuse de bois, d'eau ou de lait.
Les
élèves de Tierno Bokar sont divisés en 4 classes. C'est à la
quatrième, celle des deftenkoobhe « ceux du Livre », étudiants
ayant généralement plus de 20 ans, qu'il réserve son enseignement
personnel, original, donné le plus souvent sous une forme imagée,
prenant prétexte pour illustrer une vérité morale de quelque
incident matériel, un petit fait, un objet, un rayon de soleil, la
route, le ruisseau, la pluie, l'écurie et les vaches, la lessive,
les soins de beauté de la coquette, l'ombre du feuillage, le
troupeau qui s'égaille, le puits, la lampe à beurre de karité,
l'oiseau, la pirogue, le chien, le fer rouge, le beurre, ont tour à
tour servi de symbole.
L'Évangile
n'en use pas autrement.
Le
monde visible n'est qu'un gigantesque trésor de paraboles, mais
qu'il faut savoir interpréter. Un livre d'images à déchiffrer.
Rien
de plus directs, de moins systématique. Il n'y a pas d'emploi du
temps codifié, « conforme aux programmes officiels »:
l'explication d'un texte, d'une question d'un élève, la vie
quotidienne qui vient battre les murs de la petite pièce, sont le
point de départ d'un développement, toujours adapté à la
mentalité de l'élève, à son degré de maturité spirituelle, au
stade auquel il est parvenu sur la voie royale de l'initiation : on
dit les mêmes choses, mais on les dit différemment au paysan dogon
qu'il faut instruire des rudiments de la foi musulmane, et au
disciple aimé auquel on peut découvrir les secrets d'un ésotérisme
inaccessible à la masse.
Mais
les humbles sont aussi chers au cœur de Tierno Bokar que les âmes
plus avancées : les enfants, les femmes, les ignorants sont l'objet
de sa sollicitude didactique. Il invente des dessins schématiques
pour fixer leur attention sur les vérités de la Foi : des points,
des cercles, des barres. Il insiste sur l'emploi des parlers
africains, le fulfulde, le haoussa — au lieu de l'arabe, langue
d'érudition — pour l'enseignement religieux.
Naturellement,
né et nourri dans l'orthodoxie coranique, Tierno Bokar conserve tout
le vocabulaire traditionnel.
En
lui superposant d'ailleurs un goût manifeste pour la science des
nombres, l'arithmologie mystique, un symbolisme graphique qui, non
content de s'appliquer aux combinaisons classiques de l'exagramme ou
du carré, mettra en schéma ordonnés la prière rituelle ou le
chapelet.
Loin
d'être d'ailleurs un « vieux turban », le Sage de Bandiagara
laisse percer, parfois, une tendance indiscutable à un certain
libéralisme, à une tolérance généreuse, à un sens évident du
progrès. Il sait lui aussi, qu'il faut « mettre le vin nouveau dans
des outres neuves ». Tout en ayant le bon sens de souhaiter une
évolution de l'Afrique qui se garderait de briser brutalement avec
des traditions locales qu'il faut respecter pour la somme
d'enseignements qu'elles renferment :
«
Les Soudanais copient, suivant leur formation, les uns les Arabes,
les autres les Européens… Ce qui est fait pour un pays tempéré
ne peut exactement convenir à un pays tropical. Grande est l'erreur
de ceux qui rompent totalement avec les traditions de leur race… »
Mais
il faut savoir, dans les matières indifférentes à la foi ou à la
morale, être de son temps, et Tierno Boakr n'hésite pas à
scandaliser les dévôts — jusqu'au jour où un nuage s'en mêle et
lui donne raison — en utilisant une sorcellerie européenne, une
montre, pour fixer l'heure de la prière rituelle.
Et
à la question :
— Tierno,
ne trouvez-vous pas que l'habitude des Blancs de cultiver des fleurs
qui ne portent pas de fruits est le fait de grands enfants, perdant
leur temps en amusements inutiles et coûteux ?
Le
Sage répondait :
— Frère
en Dieu : je ne partage pas du tout ton avis. Celui qui fait pousser
des fleurs adore, car ces délicates parties de la plante, parées,
le plus souvent, de couleurs éclatantes, ne s'ouvrent que pour
saluer Dieu, dont elles sont les instruments pour l'oeuvre de la
reproduction. Le symbolisme des fleurs peut être ignoré de notre
race, mais n'allons pas le blasphémer… Chaque fleur est un sentier
mystique.
Tierno
veut à ses disciples — à ses « frères réfléchis » — un
coeur ouvert, de la bonne volonté, une âme ardente. Il faut
chercher sans relâche les choses spirituelles, les seules durables :
«
L'esprit humain tient à la beauté, mais persiste à rester à la
surface des choses, où il n'est pas d'harmonie permanente. La féérie
des nuages multicolores qui fêtent le lever ou le coucher du soleil
disparaît en quelques instants. La beauté physique s'estompe avec
le crépuscule de la vieillesse… Toi, adepte venu au seuil de la «
zawiya » où nous souhaitons voir briller la flamme sacrée du bon
conseil, sache que la beauté matérielle se fane rapidement ; elle
ne peut être qu'éphémère et illusoire. Détourne tes efforts de
sa poursuite, mais applique-les à la conquête de la beauté
véritable, permanente, la beauté morale qui fleurit dans le champ
de l'Esprit. Cherche, cherche encore car qui cherche trouve. Cherche
à travers les ténèbres de la vie matérielle et l'étoile
brillante 4 te guidera vers le jardin des beautés réelles et
éternelles ».
Message
de paix et de sérénité
«
L'écume ne se forme à la surface des eaux que lorsque les vagues
s'élèvent hautes, se heurtent avec violence et vont finalement se
briser sur la rive.
De
même, et sans nul doute, tant que les “Donne-moi… Tu ne m'as pas
donné… Il ne doit pas avoir celà… Je vaux mieux que lui… je
voudrais être…” s'agiteront dans l'enclos de notre cœur comme
des vagues en furie ou des moutons effarouchés, il s'élèvera un
tourbillon et un gros nuage sombre, chargé d'éclairs et de
tonnerre, nous cachant l'aspect serein d'un ciel immense cerné
d'étoiles brillantes et des pelouses de fines herbes tapissant le
pied des collines jusqu'à l'horizon dans les régions où Dieu est
adoré pour Lui-même ».
Le
contenu de l'enseignement de Tierno Bokar, il est dans son
évangélique simplicité, facile à définir. C'est d'abord, bien
entendu, l'amour de Dieu et l'unicité de Dieu. C'est la base,
l'alpha et l'oméga de la révélation :
«
Écris le nom divin face à ta couche de façon qu'il soit le matin,
au réveil, la première chose qui s'offre à ta vue. Au lever,
prononce-le avec ferveur et conviction, comme le premier mot sortant
de ta bouche et frappant ton oreille. Le soir, à ton coucher, une
fois étendu, fixe-le comme le dernier objet entrevu avant de sombrer
dans le sommeil. A la longue, la lumière contenue dans le secret des
quatre lettres 5 se répandra sur toi et une étincelle de l'essence
divine enflammera ton âme… Répéter sans cesse le nom d'Allah, ou
la formule attestant l'unicité de Dieu, est un sûr moyen
d'introduire en soi le souffle qui entretiendra en nous la chaleur
mystique ».
Il
y a des degrés dans la connaissance religieuse : celle des croyants
ordinaires, « blottis dans un petit coin de la tradition », puis,
celle de ceux qui se sont engagés résolument dans la voie qui
conduit à la Vérité, où l'homme et les autres êtres vivants se
réconcilient dans la paix. Mais la troisième, qui la décrira ?
Lumière sans couleur, obscurité brillante, c'est, enfin, le séjour
de la totale Vérité :
«
Ceux qui ont le bonheur de parvenir au degré de cette lumière
suprême perdent leur identité et deviennent ce que devient une
goutte d'eau tombant dans le Niger ou plutôt dans une mer infiniment
vaste en étendue et en profondeur… »
Mais
l'union divine ne dispense pas, bien au contraire, de la pratique du
devoir moral, qui se résume en peu de mots : amour, charité, pitié,
tolérance.
Un
jour, en 1933, au cours d'une leçon de théologie, un poussin
d'hirondelle tombe d'un nid fixé au plafond. Tout attristé de
l'indifférence générale, Tierno Bokar interrompit son exposé et
dit :
— Donnez-moi
ce fils d'autrui.
Il
examine le petit oiseau qu'il venait d'appeler si humainement « fils
d'autrui », reconnut que sa vie n'était pas menacée et s'écria :
— Louange
à Dieu dont la grâce prévenante embrasse tous les êtres.
Puis
levant les yeux, il constata que le nid était fendu et que d'autres
petits risquaient encore de tomber.
Aussitôt
ayant demandé du fil, il grimpe sur un escabeau improvisé et
raccommode à l'aiguille le nid endommagé, avant d'y replacer
l'oisillon. Puis, au lieu de reprendre son cours, il dit :
— Il
est nécessaire que je vous parle de la charité, car je suis peiné
de voir qu'aucun de vous n'a suffisamment cette vraie bonté du
coeur. Et cependant quelle grâce ! Si vous aviez un cœur
charitable, il vous eût été impossible de continuer à écouter
une leçon quand un petit être misérable à tous les points de vue
vous criait au secours et sollicitait votre pitié. Vous n'avez pas
été ému par ce désespoir, votre cœur n'a pas entendu cet appel.
Eh
bien, mes amis, en vérité, celui qui apprendrait par cœur toutes
les théologies de toutes les confessions, s'il n'a pas de charité
dans son cœur, ses connaissances ne seront qu'un bagage sans valeur.
Nul ne jouira de la rencontre divine, s'il n'a de la charité au
cœur. Sans elle, les cinq prières canoniques sont des gestes
purement matériels sans valeur religieuse ; sans elle, le
pèlerinallae, au lieu d'être un voyage sacré, devient une
villégiature sans profit. Si j'avais à symboliser la religion, je
la comparerais à un disque en vannerie dont l'une des faces est
amour et l'autre charité.
La
violence est un scandaleux et inutile pis-aller
«
Si l'on tue par les armes l'homme qu'anime le Mal, ce dernier bondit
hors du cadavre qu'il ne peut plus habiter et pénètre par les
narines dilatées dans le meurtrier, pour y reprendre racine et
redoubler de puissance. C'est seulement quand le Mal est tué par
l'amour qu'il l'est pour toujours…»
Questionné
sur la guerre sainte, il avoue :
«
Personnellement, je n'admire qu'une seule guerre, celle qui a pour
but de vaincre en nous nos défauts… ».
Parmi
ceux-ci, l'orgueil reste une des plus malfaisants :
«
Notre planète n'est ni la plus grande ni la plus petite de toutes
celles que Notre Seigneur a créées… Nous ne devons nous croire ni
supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres. Les meilleures
des créatures seront parmi nous celles qui s'élèvent dans l'Amour,
la Charité, et l'estime du prochain. Celles-là seront lumineuses
comme un soleil montant tout droit dans le ciel. »
L'humilité
nécessaire conduit au sentiment de la fraternité 'humaine et à
cette haute certitude que des chemins divers peuvent conduire à une
Vérité unique. Grande et difficile leçon que refusent tous les
fanatismes mais qu'inlassablement répétera Tierno Bokar.
— Frère
en Dieu, venu au seuil de notre Zawiya, cellule d'Amour et de
Charité, ne querelle pas l'adepte de Moïse, ni celui de Jésus, car
Dieu a témoigné en faveur de leurs prophéties.
— Et
les autres ?
— Laisse-les
entrer et même salue-les fraternellement pour honorer en eux ce
qu'ils ont hérité d'Adam… Il y a en chaque descendant d'Adam une
parcelle de l'Esprit de Dieu. Comment oserions-nous mépriser un vase
renfermant un tel contenu ?
L'arc-en-ciel
doit sa beauté aux tons variés de ses couleurs. De même, nous
regardons les voix des croyants divers qui s'élèvent de tous les
points de la terre, comme une symphonie de louange à l'adresse d'un
Dieu qui ne saurait être que l'Unique.
Tierno,
lui demanda-t-on un jour, est-il licite de causer de leur religion
avec les étrangers ?
— Pourquoi
pas ? Il faut causer avec eux si tu peux rester poli et courtois. Tu
gagnerais énormément à connaître les diverses formes de la
religion… il ne faut pas croire que sa propre religion soit seule à
détenir la vraie foi… La religion, celle que veut Jésus et que
Mahomet ne déteste pas, c'est celle qui, comme un air pur et libre,
est en contact permanent avec le soleil de Vérité et de Justice
dans l'Amour du Bien et de la Charité pour tous.
Un
homme, quelle que soit sa race, dès que l'adoration illumine son
âme, celle-ci prend l'éclat du “diamant” mystique. Ni sa
couleur, ni sa naissance n'entrent en jeu.
Message
résolument universaliste, on le voit, et qui rejoint aisément celui
des prophètes d'Israël, celui de l'Évangile, celui d'un
Ramakrishna ou d'un Vivekananda dans leur essentielle affirmation que
l'Esprit souffle où il veut et qu'il y a “plusieurs demeures dans
la maison de mon Père”.
C'est
l'idéal. La pratique reste difficile et la nature humaine
ingénieuse.
— Tierno,
qu'elle est la conduite que vous haïssez le plus ?
— Je
n'aime pas haïr, mon ami. Mais la conduite que je désapprouve et
que je plains amèrement est celle de l'hypocrite… l'individu
affublé d'un turban huit fois entortillé autour de la tête,
portant ostensiblement au cou un chapelet à gros grains très
voyants, marchant appuyé sans nécessité sur l'épaule d'un
compagnon, prononçant avec beaucoup de bruit et sans ferveur sincère
la profession de foi et prêchant avec une ardeur enflammée par
l'appât d'un gain immédiat… Pareil farceur est plus abominable
que l'assassin qui ne tue que le corps physique.
Admirons
la saveur, et le courage de ces remarques, qui prouvent assez que
Tierno Bokar, l'ami de Dieu, le mystique, avait ainsi, tout
simplement, un royal bon sens :
«
Quand on examine les choses telles qu'elles se passent en ce moment
chez nous, on se rend compte d'une façon nette et saisissante que le
comportement général illustre à merveille cette constatation que
parler avec volubilité de la chasteté, de la probité, du courage,
de la sagesse, est plus aisé que d'être soi-même chaste, probe,
courageux, et sage.
Tonner
contre la conduite déréglée — ou paraissant telle — de son
prochain, la condamner à coup de versets coraniques parfois mal
digérés, et de hadith d'authenticité douteuse est plus facile que
de se corriger de ses propres défauts et de pardonner les offenses
subies. Critiquer les inégalités sociales, les dénoncer au public
avec de grands gestes et de grands mots, est moins difficile que de
se faire humble à l'égard des moins favorisés.
Aussi
voit-on les enfants des grands d'autrefois ne pas pouvoir se résoudre
à dire aux descendants de leurs anciens sujets : “Vous êtes des
hommes comme nous. Nous avons des droits identiques, de par notre
commune création divine”.
Et
le bon philosophe, qui ne confond pas une uniformité, souvent
factice, avec une vivante et chaude unité ajoute :
«
L'univers est fait d'inégalités. Il a horreur de la monotonie et
cela dans tous les domaines. »
A
l'heure où l'Afrique occidentale, en proie aux troubles d'une
croissance qui risque de se faire, comme diraient les journaux, «
sous le signe » des appétits matériels, des passions politiques et
du mépris des réalités éternelles, la voix du Sage de Bandiagara,
et celle de ses disciples, troupeau bien petit mais fidèle,
sera-t-elle entendue ? On voudrait pouvoir le croire…
Notes
1.
[La capitale du Maasina était Hamdallaahi. Bandiagara fut bâtie en
pays dogon par Tidjani, le neveu d'Alhadj Umar Taal, après
l'effondrement de la Diina en 1864. Tidjani ne reconnut pas la
suzeraineté d'Ahmad Shaykh, fils aîné et héritier d'Umar, et roi
de Segou. Les deux états coexistèrent jusqu'à leur défaite par
les troupes d'Archinard dans les années 1890. Lire, entre autres, D.
Robinson The Conquest of Masina, The Holy War of Umar Tal: the
Western Sudan in the mid-nineteenth century — Tierno S. Bah]
2.
Th. Monod, Un poème mystique soudanais, [paru dans Le Monde non
Chrétien, n° 2, avril-juin 1947, p. 217-228, repris dans Présence
Africaines et d'autres publications — Tierno S. Bah]
3.
Autour d'un conte soudanais, Dakar, 1941, p. 19 et “Au pays de
Kaydara. Autour d'un conte symbolique soudanais,” Première
Conférence Internationale des Africanistes de l'Ouest, I, Dakar,
1949, p. 19-31.
4.
Coran. Sourate 83, verset 3.
5.
Allah s'écrit en Arabe avec un alif, deux lam et un ha: ﷲ