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lundi 7 août 2017

Amadou Hampâté Bâ - Les trois vérités et les croissants de lune





Amadou Hampâté Bâ
 Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
Paris. Actes Sud. 1994.




En dehors de mon bref voyage à Bamako, j'avais dû interrompre mon enseignement pendant deux semaines, ayant accepté de travailler bénévolement auprès du commandant de cercle de Bandiagara pour remplacer son secrétaire parti en congé ; mais je rejoignais Tierno à la mosquée pour la prière du matin et le retrouvais le soir après ma journée de travail.


 Je dus l'interrompre également en raison d'un deuil familial : pas plus que son aîné, notre deuxième petit “Tierno Bokar” ne voulut demeurer avec nous en ce bas monde. Lui aussi ferma les yeux à Bandiagara entre les mains de son homonyme.


— Voyez donc ! s'exclamèrent nos antagonistes de Bandiagara. Il donne le nom de Tierno Bokar à l'un de ses fils, il meurt ! Il le donne à un deuxième, il meurt ! Jusqu'où ira-t-il comme cela ?
Averti de ces propos, je fis connaître ma réponse :


— Même si je dois remplir un cimetière de petits “Tierno”, tant que Dieu m'enverra des enfants je leur donnerai ce nom jusqu'à ce que l'un d'entre eux vive. A partir de maintenant, tout enfant qui naîtra chez moi, garçon ou fille, je l'appellerai «Tierno Bokar » !

Le premier enfant qui vint a nouveau au monde dans ma famille fut celui de Banel, né en 1934. C'était un fils. Je lui donnai le nom de mon maître et, Dieu merci, il resta parmi nous. Aujourd'hui encore, il vit auprès de moi à Abidjan.

Mon congé allait vers sa fin. Puisque Tierno m'avait déconseillé de démissionner, force m'était de me préoccuper de ma future affectation. Souhaitant rester auprès de lui, je décidai d'écrire au commandant Marius Bellieu, comte de la Romevillière, que j'avais choisi de servir au cercle de Bandiagara ; mais avant même que j'aie commencé à rédiger ma lettre, une intrigue émanant de certains collègues vint m'obliger, malgré moi, à demander mon affectation pour Bamako.

 Deux collègues africains qui étaient en fonctions à Bamako, dont un natif de Bandiagara — je préfère ne pas citer de noms — m'envoyèrent une lettre dans laquelle ils m'informaient confidentiellement d'une démarche du commandant Marius Bellieu : celui-ci leur aurait demandé en privé d'essayer de me convaincre de venir servir auprès de lui à Bamako, mais à condition de ne pas révéler sa démarche car il tenait à me laisser libre de ma décision. Après concertation, ils avaient estimé préférable de me prévenir, afin que je sache combien le comte serait heureux de m'avoir dans ses services.

— C'est le plus grand plaisir, disaient-ils, que je pourrais lui faire.

 Je montrai la lettre à Tierno Bokar.

— Je flaire une intrigue, me dit-il. Il m'a en effet été rapporté que le fils unique de l'un des deux signataires, un fonctionnaire comme toi, a demandé à son père d'entreprendre des démarches en vue de le faire affecter à Bandiagara. Il souhaite y revenir afin de pouvoir restaurer leur maison familiale tombée en ruine faute de soins. Cette lettre n'est donc pas sincère. Dans la crainte que tu ne choisisses Bandiagara, on t'entortille pour te faire choisir Bamako. Etant donné l'état de délabrement de sa concession, je comprends que ton collègue de Bamako veuille favoriser l'installation de son fils à Bandiagara, mais il aurait pu te le demander amicalement sans recourir à une machination cousue de fil blanc.

 Dans l'état actuel des choses, si tu maintiens ta demande pour Bandiagara tu vas te créer à Bamako des ennemis qui risquent de te nuire auprès de tes supérieurs, et le conflit n'aura pas de fin, là-bas comme ici. Tu ne seras même pas sûr de pouvoir être maintenu à ton poste dans l'avenir. Laisse donc le fils de ton collègue venir à Bandiagara, et toi, va à Bamako auprès d'un chef qui t'apprécie, et à un poste où tu pourras te rendre utile.

 Je m'inclinai. Le jour même je télégraphiai au commandant Bellieu pour lui dire que je serais heureux de servir à nouveau sous ses ordres. Quelque temps plus tard ma décision d'affectation me parvint, et le fils du collègue fut affecté à Bandiagara. Tout le monde était content, mais je savais à quoi m'en tenir.


Je profitai du temps qui me restait pour poser à mon maître des questions qui me tenaient à cœur.

— Tierno, est-ce que je peux discuter de questions religieuses avec des gens qui ne sont pas musulmans ?

— Oui, me répondit-il, si tu peux les respecter. Il faut toujours respecter les croyances des autres. Imagine que le père de quelqu'un soit un cochon alors que ton père à toi est un ange. Si tu insultes son père cochon, sa réplique immédiate sera d'insulter ton père ange, parce que pour lui c'est son père cochon qui est le meilleur. Si tu insultes son père, il insultera le tien. Si tu commences par repousser quelqu'un, il te repoussera, c'est une réaction naturelle. Cela se voit dans les mains de l'homme : si tu mimes l'action de frapper, l'autre, automatiquement, lèvera sa main contre toi.

 Il ne nous incitait pas seulement à la tolérance, mais à une écoute réelle, attentive de l'autre :

— Si tu n'es pas compris, au lieu de t'exciter et de trouver que ton interlocuteur est un imbécile, ou qu'il a la compréhension dure, il faut, toi, l'écouter et essayer de le comprendre. Quand tu le comprendras, tu sauras pourquoi il ne t'a pas compris ; tu pourras alors ajuster tes propos de manière à être compris de lui. Peut-être as-tu parlé d'une manière trop élevée, ou incompréhensible pour son entendement ou sa vision des choses ? C'est pourquoi il faut savoir écouter. Il faut cesser d'être ce que tu es et oublier ce que tu sais (24). Si tu restes tout plein de toi-même et imbu de ton savoir, ton prochain ne trouvera aucune ouverture pour entrer en toi. Il restera lui, et tu resteras toi.

 Pour lui, l'ensemble des conflits humains reposait sur quatre causes essentielles : la sexualité, l'appât du gain, le souci de préséance (Ôte-toi de là que je m'y mette !) et la mutuelle incompréhension, compagne de l'intolérance. Il voyait dans l'incompréhension et l'intolérance le père et la mère de toutes les divergences humaines : “On se parle, mais on ne se comprend pas, parce que chacun n'écoute que lui-même et croit détenir le monopole de la vérité. Or quand tout le monde revendique la vérité, à la fin personne ne l'aura.”

C'est alors qu'il nous développa son schéma des “trois vérités” et des croissants de lune.


— Il y a trois vérités, nous expliqua-t-il : ma vérité, ta vérité, et la Vérité. La Vérité n'appartient à personne : elle est au centre, et n'appartient qu'à Dieu. Elle représente la lumière totale, et c'est pourquoi elle est symbolisée par la pleine lune. Avez-vous remarqué que, pendant les trois jours de pleine lune (les treizième, quatorzième et quinzième jours de chaque mois lunaire), il n'y a pas d'obscurité sur la terre ? Le soleil ne se couche pas avant de voir apparaître le disque lunaire à l'opposé du ciel, et la lune ne disparaît pas avant d'avoir vu le soleil se lever. C'est un spectacle de toute beauté !

 Ma vérité, comme ta vérité, ne sont que des fractions de la Vérité. Ce sont des croissants de lune situés de part et d'autre du cercle parfait de la pleine lune. La plupart du temps, quand nous discutons et que nous n'écoutons que nous-mêmes, nos croissants de lune se tournent le dos ; et plus nous discutons, plus ils s'éloignent de la pleine lune, autrement dit de la Vérité. Il nous faut d'abord nous retourner l'un vers l'autre, prendre conscience que l'autre existe, et commencer à l'écouter. Alors nos deux croissants de lune vont se faire face, se rapprocher peu à peu et peutêtre, finalement, se rencontrer dans le grand cercle de la Vérité. C'est là, et là seulement, que peut s'opérer la conjonction.

 Tout en parlant, il dessinait sur le sol le cercle de la pleine lune et, des deux côtés, les deux croissants d'abord opposés, puis se faisant face, puis se rapprochant jusqu'à se confondre avec le cercle central. Tierno utilisait toujours ce genre d'images pour se faire comprendre. C'était l'une de ses innovations par rapport à l'enseignement maraboutique habituel. Il appelait les croissants opposés “les vérités divergentes”, et nous invitait à aller vers “la vérité convergente”. “Si vous êtes avec quelqu'un, ne cherchez pas ce qui vous différencie ; cherchez ce que vous avez de commun et bâtissez sur cela.”

Pour Tierno Bokar, il n'existait qu'une seule religion, une en son essence, éternelle, immuable dans ses principes fondamentaux, mais qui, au cours des temps, pouvait varier dans ses formes d'expression pour répondre aux conditions de l'époque et du lieu où était descendue chaque grande “révélation”. “Il n'y a qu'un seul Dieu, disait-il. De même, il ne peut y avoir qu'une voie pour mener à Lui, une religion dont les diverses manifestations dans le temps sont comparables aux branches déployées d'un arbre unique. Cette religion ne peut s'appeler que Vérité. Ses dogmes ne peuvent être que trois : Amour, Charité, Fraternité.”



24. Le poème de Maabal Sorsoreewel ainsi que de nombreux autres, mystiques ou non, des maîtres du “grand parler” petit figurent dans les archives de A. H. Bâ, le plus souvent avec transcription du texte fulfulde, traduction juxtalinéaire et premier essai de traduction plus élaborée.



dimanche 14 mai 2017

Amadou Hampâté Bâ - La vie s'appelle “lâcher” !

لا إله إلاّ الله محمّد رسول الله
Lâ ilâha ill'Allâhu Mohammadu rasûl-Allâh. Il n'y a de dieu que Dieu, et Mohammad est l'Envoyé de Dieu.


Amadou Hampâté Bâ
 Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
Paris. Actes Sud. 1994.


Au même moment, la recommandation que ma mère m'avait faite lors de notre séparation à Koulikoro me revint en mémoire, et me causa un choc : Avant toute chose, dès que tu seras à Bandiagara, va voir Tierno Bokar !



Or je n'en avais rien fait. Très mal à mon aise, je rentrai à la maison et réfléchis. 



 En tant que chef d'association, me dis-je, j'ai beaucoup d'obligations et d'amusements en perspective. Si je vais voir Tierno maintenant, il va me parler de prières, de ne fais pas ceci !, et ne fais pas cela !”… Cela m'ennuyait un peu d'aller le voir j'étais un jeune fonctionnaire, je prenais mes airs… — mais cela m'ennuyait encore plus de ne pas y aller. Une idée lumineuse me vint à l'esprit :


Puisque Tierno Bokar est, comme on dit, la lessive des âmes, mieux vaut que je me consacre à mes obligations pendant toute cette semaine et que faille le voir la veille de mon départ. Je quitterai ainsi Bandiagara bien propre et bien lavé…” Je fixai mon départ au lundi matin suivant.



 Durant toute la semaine, ce fût un tourbillon d'invitations, d'expéditions avec mes anciens camarades, de courses de chevaux, de séances de guitaristes et de visites de courtoisie galante aux jeunes femmes qui avaient été les Vailentinesde notre association, aujourd'hui toutes mariées et souvent mères de famille, mais dont, jadis, nous avions chanté la beauté et pour qui nous avions livré des combats mémorables !



 La journée du dimanche se passa à prendre congé de mes parents et amis. Après la tombée du jour, je demandai à mon ami d'enfance le griot Mouktar Kaawu (l'ancien porte-parole de notre association), de m'accompagner chez Tierno Bokar, dont l'école coranique était toujours, à Bandiagara, un foyer de haute spiritualité.


Mouktar Kaou se montra réticent. Les jeunes gens de Bandiagara, dont la religion n'était pas la première préoccupation, évitaient en général d'aller chez le saint homme.



On ne va pas chez Tierno Bokar comme on va aux bains, me dit-il. Cet homme lit dans les cœurs, on ne peut rien lui cacher. Dès que tu t'assois devant lui, il voit toutes tes fautes. Je ne tiens pas du tout à ce qu'il me révèle les miennes !



Ma mère veut que j'aille voir Tierno Bokar, je n'ai plus que cette nuit pour le faire et nous le ferons ensemble ! Allez, va t'habiller et viens. Et tant mieux si Tierno Bokar voit jusque dans l'appendice de nos intestins ! 



 En tant que griot et ancien camarade d'association, Mouktar ne pouvait refuser. Il partit changer de tenue. A son retour, j'étais prêt. Je portais un boubou lustré teint à l'incligo, une culotte bouffante blanche, une belle paire de chaussures de Djenné et une petite calotte blanche mode Tidjani. Suivi d'un Mouktar à la mine boudeuse, je me dirigeai vers le quartier haoussa où se trouvait la maison de Tierno Bokar.



 A notre arrivée, il est près de neuf heures. La cour est vide. Tierno a déjà regagné ses appartements, et les élèves leurs dortoirs. Nous restons quelques instants dans le vestibule, ne sachant que faire. Une petite fille de la maison âgée d'environ cinq ans, la petite Gaboulé, nous a entendus parler. Elle vient vers nous :



Qu'est-ce que vous faites là ? Papa Mosquée 17 est déjà rentré dans la case de tante Néné. Revenez demain matin, vous pourrez déjeuner avec Papa Mosquée. Vous savez, dans sa bouillie du matin, on met du sucre ! Allez, partez, partez !



Ma petite Gaboulé, écoute-moi. Va trouver Papa Mosquée, et dis-lui que son fils Amkoullel est là et demande à le voir.



C'est toi Amkoullel ?



Oui, c'est moi. Tiens, voici une pièce de cinq centimes pour t'acheter demain du jus de jujube. Maintenant, va vite !


La fillette s'élance en criant à tue-tête :



Amkoullel est arrivé ! Amkoullel est arrivé ! Il est dans le vestibule ! 



 Alerté par ses cris, Tierno sort de sa case et s'avance vers nous, le visage rayonnant. Mon esprit sort comme d'une brume. Comment ai-je pu ne pas me précipiter vers lui dès mon retour ! Il me prend dans ses bras, me serre sur son cœur et m'embrasse, ce qui n'est pas courant en Afrique. Puis il salue Mouktar et lui serre la main. Il ne cesse de répéter la formule rituelle de salutation :



Bissimillâhi ! Bissimillâhi !Au nom de Dieu ! Bienvenue ! Soyez à l'aise !



 Il nous amène sous l'auvent qui abrite le devant de la case de tante Néné, son épouse. En passant à côté de la case de sa mère, il l'appelle :



Ayya ! Ton petit-fils Amkoullel est là ! 



 A peine somnes-nous installés que la vieille Ayya, douce et sainte femme qui fût la grand-mère de tous les enfants de l'école, vient nous souhaiter la bienvenue. Après les questions d'usage sur mes parents, mon voyage, ma santéelle me donne sa bénédiction, que je reçois avec émotion. Puis elle prend congé de nous, non sans m'avoir encore souhaité un bon voyage, une carrière réussie et une longévité heureuse !



 Tierno Bokar se tourne alors vers moi. Il me regarde et se met à rire silencieusement, si fort que ses épaules en sont toutes secouées :
Eh bien, Amadou ! dit-il enfin. Voilà une semaine que tu es là, et c'est seulement ce soir, la veille de ton départ, que tu as songé à venir me voir ?



 Plein de confusion, je baisse les yeux :



Oui Tierno



 — Non, pas d'explications ! je ne veux pas que tu mentes. Tu n'as pas de justification. Et tu n'as pas suivi les conseils que ta maman a dû te donner.



 Ça y est! me dis-je. Non seulement il lit dans les cœurs, mais maintenant il lit à distance. Comment peut-il savoir ce que ma mère m'a dit  à Koulikoro ? Mouktar a bien raison, on ne peut lutter avec un tel homme. Le plus sage est de lui dire toute la vérité :



Tierno, tu as raison. Ma mère m'avait bien recommandé de venir te voir dès mon arrivée à Bandiagara, mais mes amis se sont si bien emparés de moi qu'au début j'ai oublié les paroles de ma mère. Après, quand je m'en suis souvenu, j'ai décidé de me distraire d'abord et de te réserver ma dernière visite, afin que tu laves mon âme avant mon départ et que tes conseils restent gravés dans mon esprit et dans mon coeur.



 Tierno Bokar sourit :



Et qu'a dit ta mère à mon intention ?



Elle a dit : Tu réserveras ta première visite à Tierno Bokar et tu lui diras ceci de ma part : ta petite sœur, ma mère, me commande de venir me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise.


Ah ! s'exclame-t-il, voilà bien le langage de ma petite sœur bien-aimée et bénie Kadidja Pâté !



 Il me fait alors asseoir en face de lui, et garde un long moment les yeux fixés sur moi. Voilà! me dis-je. Il est en train de scruter mon intérieur.Quant à Mouktar Kaawu, il se tient coi et se fait tout petit dans un coin, comme s'il voulait se faire oublier.



 Je ne sais comment je trouve le courage de soutenir le regard du maître :



Tierno, lui dis-je, je viens me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise.



 Il pousse un soupir heureux :



Que Dieu t'entende ! Et qu'il nous agrée tous ensemble !


Son expression se fait alors plus grave :



Ecoute, Amadou ! Maintenant tu n'es plus un enfant, il faut que nous parlions d'homme à homme.


Il se tourne vers Mouktar :



Mouktar Kaawu ! J'aurais souhaité qu'Amadou vienne tout seul, mais Dieu en a décidé autrement. Ce que je vais dire, je le dis à moi-même, chez moi, et uniquement pour Amadou. Je ne te demande pas de nous laisser seuls, mais je veux que mes paroles ne sortent pas d'ici.



Je promets que je n'en dirai rien à personne ! assure Mouktar.


Bien ! fait Tierno.


Il me regarde à nouveau. Je me sens comme saisi par quelque chose de puissant. Tout mon être est suspendu, en attente de je ne sais quoi.



Es-tu en état de pureté rituelle ? me demande-t-il.



Non, Tierno!



 Je suis un peu vexé, car j'aurais dû penser à faire mes ablutions avant de venir chez cet homme si méticuleux en matière de religion.


Il me montre une bouilloire emplie d'eau et je vais prendre mes ablutions dans le coin de la cour réservé à cet usage. Mouktar en fait autant, puis nous revenons nous asseoir sous l'auvent.


Tierno est assis en face de moi.



Celui qui veut se convertir à Dieu, dit-il, comme celui qui veut lui confier les secrets de son cœur, s'y prépare en se purifiant par les ablutions rituelles. Tu viens de le faire correctement, j'en suis content.



 Il s'adresse à moi comme si Mouktar n'existait pas.



Amadou ! dit-il, Tu sais que dans cette vie d'ici-bas, que tu en prennes un petit peu, tu lâcheras ! Que tu en prennes plein les mains, tu lâcheras ! Cette vie s'appelle lâcher!


Alors, il ne faudrait pas attendre le jour où la vieillesse arrive, quand le pied ne peut plus se lever, que l'œil ne voit plus clair et que la bouche n'a plus de dents, pour revenir à Dieu. Dieu Lui aussi aime les belles fleurs. Si l'on attend d'avoir dépassé l'âge mûr pour revenir à Lui, ce n'est pas un homme qui revient, mais un impuissant. Bien souvent, d'ailleurs, on ne le fait que par crainte de la mort et de l'enfer ; mais il ne faut pas adorer Dieu par peur de l'enfer ou désir du paradis, il faut l'adorer pour Lui-même.



 Maintenant, Amadou, apprends que la meilleure partie du corps pour suspendre l'or, c'est le lobe de l'oreille. Or, l'or que je possède, je ne vois pas d'oreille ou le suspendre mieux qu'à la tienne. Avec ton défunt frère Hammadoun et la petite Dikoré, vous avez été le premier foyer de cette école, les trois pierres sur lesquelles on pose la marmite pour nourrir la famille. Alors aujourd'hui, Amadou, je voudrais que tu te convertisses à l'Islam.



 Sur ces mots il se tait, comme attendant une réponse.



Mais, Tierno, je suis déjà musulman !



Non ! Tu es né musulman, mais cela ne suffit pas pour l'être vraiment. Chaque être humain devrait pouvoir, à sa majorité, se décider en pleine conscience. Maintenant que tu vas partir pour Ouagadougou pour y mener ta vie d'homme, moi je te propose l'Islam. A toi de réfléchir. Si tu veux suivre cette voie, je continuerai à t'aider, je t'enverrai des lettres. Et si tu veux en suivre une autre, je prierai pour que Dieu t'aide



Il se tait à nouveau, son regard toujours posé sur moi.



Tierno, lui dis-je, je choisis la voie du l'Islam.



 Il se penche vers moi :



Donne-moi tes mains.



 Je les lui tends, paumes ouvertes vers le haut, dans la position de celui qui reçoit.



Chaque personne née musulmane,devrait, à l'âge adulte, se convertir à Dieu de son plein gré en prononçant la Shahâda, la double formule de profession de foi, comme si c'était la première fois.v Il me fait alors réciter la Shahâda : Lâ ilâha ill'Allâhu Mohammadu rasûl-Allâh. Il n'y a de dieu que Dieu, et Mohammad est l'Envoyé de Dieu. 18


O Dieu ! dit-il. Accepte Amadou, et nous avec lui, parmi les tiens et les compagnons de ton saint Envoyé Mohammad que le Salut et la paix soient sur lui ! 



 Puis, posant ses doigts sur mes mains ouvertes, il récite la Fatiha, première sourate du Coran 19, et l'oraison tidjanienne consacrée au Prophète appelée Salâtul fâtihi. A la fin il dit :



Amin !



 Et, dans le geste traditionnel de réceptivité après une prière ou une bénédiction, passe ses mains en descendant,sur son visage, puis sur sa poitrine. J'en fais autant.



 Après un moment de recueillement, il rompt le silence :


Amadou, tu viens de prononcer cette profession de foi en toute connaissance de cause, et sans aucune contrainte de quelque ordre que ce soit, ni héréditaire, ni familiale, ni extérieure. A partir de ce moment, tu es vraiment musulman, fils de musulmans. Je souhaite que, plus tard, tu veuilles adhérer à la Voie tidjani à laquelle j'appartiens moi-même, et le moment venu, si tu le désires, je pourrai te l'enseigner. Mais ne te crois pas obligé de m'emboîter le pas. Comme il est dit dans le Coran : « Pas de contrainte en religion ! »
En attendant ce jour, sache que tu viens d'inhumer l'enfant que tu étais et d'exhumer l'homme que tu vas devenir. Désormais, tu es responsable de tes actes et de tes paroles. Surveille-toi comme un avare veille sur sa fortune. Ton coeur, ta langue et ton sexe sont les trois organes à surveiller.



 Le meilleur des cœurs est celui qui conserve le mieux en lui-même la reconnaissance. Mais celui qui rapproche le plus l'âme des vertus essentielles que sont l'amour et la charité, c'est le coeur sur lequel l'égoïsme, le mensonge, l'envie, l'orgueil et l'intolérance n'ont pas de prise.



 En Islam, pour maintenir ardent en nous le feu de la foi, il faut accomplir chaque jour les vingt-deux rekkats 20 qui composent les mouvements de base des cinq prières cardinales. Elles sont comme autant d'entraves pour juguler la fougue de la langue et l'empêcher de nous jeter dans le péché par la parole.



 Quant à ton organe sexuel, n'en fais pas un instrument de jouissance dépravée. Garde-toi des relations hors mariage, et méfie-toi des femmes de mœurs faciles qui se vendent par cupidité ou se donnent à tout venant.



 Enfin, garde-toi des jeux de hasard, de la viande de porc, de l'alcool et du tabac, du tabac, et encore du tabac !



A ce mot tabac, répété trois fois par Tierno avec tant de vigueur, mon sang ne fait qu'un tour et je me sens empli de fourmillementsJe garde en effet, tout au fond de ma poche, une tabatière en forme de bourse emplie de poudre de tabac. J'ai appris à Kati, avec les enfants des tirailleurs, à priser du tabac à la manière des Africains, mais je ne le fais qu'à l'insu de mes parents car, dans la Tidjaniya, l'usage du tabac est formellement interdit. S'ils l'avaient su, ils auraient été capables, surtout mon père adoptif, de refuser de manger avec moi dans le même plat. On m'aurait servi à part, chose impensable en Afrique ! C'eût été me ravaler au rang d'un chien.


Persuadé que Tierno voit ma tabatière à travers mes vêtements, je ne sais plus comment me tenir. Je me mets à me trémousser, à tortiller mon boubou. Deux fois, l'idée me vient de sortir carrément ma tabatière et de la donner à Tierno, mais je n'en ai pas le courage. Finalement je reste là, et ma tête retombe lourdement sur ma poitrine.



 Tierno a vu mon embarras :





Amadou !



Oui Tierno ?



Lève la tête.



 Je relève la tête, mais garde les yeux baissés.



Regarde-moi dans les yeux.



 Je le regarde.



 Il sourit largement :



Mon fils, sache que Dieu est miséricordieux, et que l'amplitude de Sa miséricorde est plus vaste que celle du nos péchés. Quand on se convertit à Lui ou que l'on revient sincèrement vers Lui, Il pardonne tous les péchés antérieurs 21. Inutile, donc, de ressasser tes fautes passées. Veille seulement à ne plus les commettre.



 Je me sens libéré d'un grand poids.



 Il est près de minuit. Tierno nous parle encore un peu, puis, selon la formule d'usage, il nous donne la route. Il nous raccompagne jusqu'à la porte. Là, il me fait tourner vers l'est, c'est-à-dire vers La Mecque, et se place en face de moi. Tout en me regardant fixement dans les yeux, il me donne sa dernière bénédiction, puis il me serre encore contre sa poitrine. Il donne une poignée de main à Mouktar.



Bonne route, dit-il, et que la Paix soit devant vous, avec vous et derrière vous !



 Je m'engage avec Mouktar dans la ruelle. Je me sens devenu un autre homme. Je suis frais, léger et dispos comme au sortir d'un bain réparateur. Au moment de tourner dans une autre ruelle, je me retourne. Tierno est toujours là, debout devant sa porte, mais il ne me fait aucun signe. C'est l'une des visions qui sont demeurées à jamais vivantes dans mon âme, avec celle de ma mère disparaissant derrière la dune de Koulikoro, et, beaucoup plus tard, la vision que j'aurai à nouveau de Tierno à Bamako, le jour de mon départ en chemin de fer pour Dakar, quand, pour la dernière fois, je verrai s'éloigner sa silhouette blanche sur le quai de la gare




Tout emplis des paroles du maître, Mouktar et moi marchons silencieusement à travers la ville endonnie. Mouktar prend congé de moi devant la maison familiale. Dès son départ, je sors ma tabatière de ma poche et vais la vider dans la fosse des toilettes. Puis je la déchire et la jette elle-même dans la fosse.



 Une fois rentré dans ma chambre, je reste en prière jusqu'à l'aube.






18. Cf. Amkoullel, note 33.19. Cette sourate, composée de sept versets et dont le nom signifie “Celle qui ouvre”, sert de base à toutes les prières musulmanes ainsi qu'à toutes les actions de consécration ou du bénédiction.20. Une rekkat (mot arabe, pluriel rukku) représente la séquence des attitudes qui, dans la prière musulmane, vont de la position debout à la position prosternée. Chaque prière est composée de deux rekkat; au minimum, et de quatre au maximum.21. Tierno exprime là non une opinion personnelle, mais l'un des enseignements coraniques.













dimanche 7 août 2016

Amadou Hampâté Bâ - Maabal. Un morceau d'or pur dans un chiffon sale











Amadou Hampâté Bâ - Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
VII : Retour aux sources
Paris. Actes Sud.


Dans la nuit du jeudi ou du vendredi, les anciens avaient coutume de réciter des poèmes religieux. C'est ainsi que je découvris les grandes odes mystiques de Maabal, qui était considéré comme l'un des plus grands poètes fulɓe de l'époque. On l'appelait “le plus ivre des élèves de Tierno”, car ivre, au cours de sa brève existence, il l'avait été dans les deux sens du mot : au sens matériel, d'abord, puis au sens spirituel. Son histoire extraordinaire me fût racontée par Tierno Bokar lui-même et par quelques anciens de la maison.

On ne connaissait de lui que son nom personnel, Bahamma, et son surnom, Maabal. Son nom de clan est resté ignoré. Né avant la fin du siècle, il appartenait à la caste des tisserands et vivait à Mopti, avec sa mère qui était potière. Il menait alors une vie dissolue, passait ses nuits dans les bouges à chanter et à boire, était presque toujours ivre et fréquentait les mauvais garçons. Les gens de Mopti l'appelaient “ce voyou de Maabal”. Mais il avait une qualité : chaque soir, avant d'aller s'enivrer avec ses compagnons, il prenait le panier de sa mère et allait chercher pour elle au bord du fleuve de la terre à poterie.

il ramassait un beau paquet de terre, le malaxait comme il faut, le mettait dans son panier et le ramenait à sa mère.

Je te demande la paix, et la permission de sortir, lui disait-il. Et il partait.
Tierno Bokar, lui, ne quittait presque jamais Bandiagara. Dans toute sa vie, il n'a fait que deux grands voyages : l'un à Say (ville du Niger proche de la frontière voltaïque) et l'autre à Nioro, en 1937, pour y rencontrer le Chérif Hamallah. Mais une ou deux fois par an, surtout avant les grandes fêtes, il se rendait à cheval à Mopti, à environ soixante-dix kilomètres de Bandiagara, pour s'y approvisionner. Tous les bateaux venant de Bamako et les pirogues venant de Tombouctou s'arrêtaient en effet au port de Mopti, qui desservait les villages environnants.

Auparavant, Tierno avait coutume d'arriver à Mopti en plein jour; mais un grand nombre de Toucouleurs, employés ou gérants de maisons de commerce européennes, fermaient alors boutique pour venir le saluer, à telle enseigne que, pour leurs patrons, l'arrivée de Tierno Bokar était une véritable catastrophe. Depuis, pour empêcher les employés de quitter leur travail avant l'heure de fermeture, Tierno s'arrangeait pour arriver en ville en fin d'après-midi, et il se rendait directement chez son logeur.

Ce soir-là, Maabal, qui revenait du fleuve, l'aperçut. Il le suivit jusque dans la cour de son logeur, l'aida à descendre de cheval, dessella l'animal et le prit pour aller le laver au bord du Niger. Après l'avoir bouchonné et pansé comme il faut, il le ramena dans la cour, lui donna à manger une botte d'herbe qu'il avait ramassée en route et vint s'installer non loin de Tierno. Celui-ci, qui était assis sur une natte en peau, lui offrit une place à sa droite.
Pendant ce temps, la nouvelle de l'arrivée de Tierno Bokar s'était répandue en ville. Ses élèves, partisans et amis arrivèrent en masse pour le saluer. Dès leur entrée dans la cour, ils virent “ce voyou de Maabal”, dont ils connaissaient parfaitement la réputation, assis à la droite de Tierno. Des exclamations fusèrent :

Comment, Tierno! Tu acceptes que ce Maabal, ce voyou qui passe toute la journée à boire et qui est le garçon le plus dévergondé de tout Mopti, s'asseye là, à ta droite 19 ? Ah ! Si nous avions été là, jamais il ne serait rentré !

Tierno les regarda. Maabal, lui, n'avait eu aucune réaction ; il était là, impassible, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre.

Mes amis, dit Tierno, permettez-moi de vous dire que vous faites erreur. Cet homme qui est là, je ne le vois pas comme vous. Pour moi, Maabal est un morceau d'or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas d'ordures. Ni ce qui enveloppe l'or ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce sont des éléments extérieurs à lui-même.
Tout le monde savait que Tierno ne parlait jamais en vain ; s'il disait quelque chose, c'est qu'il y avait une raison. Les visiteurs ravalèrent leurs protestations, mais prirent le parti d'ignorer Maabal. Assis dans la cour autour de Tierno, ils parlèrent de choses et d'autres avec lui.

La parole de Tierno n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Maabal en avait été profondément remué. Le soir, il dit à sa mère :

Mère, j'ai vu Tierno Bokar le marabout de Bandiagara. Il m'a fait une impression que je ne peux pas décrire…

Les choses en restèrent là, et Tierno Bokar rentra à Bandiagara.
La mère de Maabal vit que son fils sortait de moins en moins. Il restait davantage à la maison. Au bout d'une semaine, il vint la trouver :
Maman, depuis que j'ai vu Tierno Bokar, je lutte avec moi-même. Une partie de moi veut que j'aille à Bandiagara vivre auprès de lui. Mais mon autre partie me dit : « Ta mère va rester seule. Et qui lui servira la terre dont elle a besoin pour faire sa poterie ? » Je suis si déchiré par cette préoccupation qu'elle me distrait de tout ce que je faisais auparavant.
Sa mère l'apaisa :

Mon fils, ne crains pas de me laisser seule, car ton projet de partir chez le marabout me rend très heureuse. Au fond de mon cœur, c'est une chance comme celle-là que j'espérais pour toi, et j'ai prié Dieu de la réaliser.

Mais, maman, et ta terre à poterie ?

Ne t'inquiète pas pour cela. Pour le prix modique de quarante cauris, je trouverai toujours quelqu'un qui ira chaque jour me chercher de la terre. Alors aie le cœur tranquille, et va en paix.

Soulagé, Maabal demanda à sa mère de le bénir, puis il partit pour Bandiagara.

Il arriva chez Tierno un soir, vers seize heures trente, après la prière du milieu de l'après-midi. Le Maître était dans son vestibule, entouré de ses élèves, en train d'enseigner. Après l'échange des salutations d'usage, Tierno lui sourit :

Hé, Maabal ! Sois le bienvenu ! Et merci encore d'avoir si bien soigné mon cheval l'autre jour !

Tierno, je suis venu te voir avec une intention bien précise. Je ne voudrais plus vivre là où tu n'es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment. Parce que seul l'homme dont l'œil a su discerner le morceau d'or pur sous un chiffon sale jeté sur un tas d'ordures aura a main capable de déchirer le chiffon et de faire apparaître l'or. C'est pour cela que je suis venu à toi.

J'en suis heureux, mon fils, et j'accepte. Sois le bienvenu ! Nous vivrons donc ensemble. Toutefois, ce n'est pas moi qui ferai le travail : c'est à Dieu de déchirer le chiffon pour que l'or apparaisse. Je sais seulement qu'il y a de l'or, mais pour qu'il apparaisse, c'est une question de temps. As-tu un métier traditionnel ?

Oui, je suis tisserand, et même un bon tisserand.

Tierno envoya quelqu'un chercher un métier à tisser composé des trente-trois pièces traditionnelles, ce métier dont on enseigne qu'il symbolise, lorsqu'il est actionné par le tisserand installé en son centre, tout le mystère de la Création se déployant à chaque instant dans le temps et dans l'espace 20. Il fit installer le métier dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier. Sa case était tournée vers l'est, direction de la prière, et le fil de chaîne étendu devant le métier venait jusqu'à sa porte ; de telle sorte que chaque fois que Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal.

Trois mois passèrent. Maabal travaillait à son métier, priait, regardait Tierno et l'écoutait enseigner…

Et un matin, Maabal l'illettré, Maabal qui n'avait même jamais fait l'école coranique, Maabal qui n'avait jamais rien lu, se mit à chanter et ne s'arrêta plus. Visité par l'inspiration, il improvisait de longs poèmes mystiques en fulfulde dont la splendeur poétique et l'élevation de pensée stupéfièrent tous ceux qui les entendaient, à commencer par les marabouts de Bandiagara. Car ses poèmes, sitôt chantés, étaient repris et colportés à travers la ville.

Une nouvelle ivresse s'était emparée de lui, celle de l'amour de Dieu :

L'amour de Dieu a pénétré en moi.
Il est allé logerjusquà l'intérieur de mes os
et en a tari la moelle,
si bien que je suis devenu
aussi léger qu 'une feuille
que le vent balance entre terre et ciel.

De ce jour il n'a plus cessé de composer. Il était devenu sans transition l'un des plus grands poètes fulɓe de son temps. Il a laissé des odes célèbres, entre autres sur le Prophète, sur Cheikh Tidjane et sur El Hadj Omar.
Comme il chantait devant Tierno et ses élèves son ode consacrée à El Hadj Ornar, il en vint à ces vers :

Si des “contestateurs” se lèvent,
nous sommesprêts à nous battre.
A cet endroit, Tierno l'arrêta :
Non, il ne faut pas se battre.
Et il ajouta :
Un peu avant, à propos de ceux qui sont sauvés, tu as employé le « nous » fulfulde exclusif. C'est un « nous » égdiste, qui ne s'applique qu'a celui qui parle et à ceux qui l'entourent ; il vaudrait mieux utiliser le « nous » inclusif, car lui, il englobe tout le monde.

Maabal a repris son couplet en utilisant le « nous » inclusif, et il a changé son dernier vers. Sur des centaines de poèmes, c'est le seul endroit où Tierno l'a repris 21.
Maabal a également chanté son maître dans un poème dont j'extrais ces quelques vers :

Un sourire comme un ciel qu'illumine un éclair,
un visage rayonnant
un haut front qui brille comme un miroir,
voilà ce qui sest réuni
pour donner au visage de Tierno Bokar
une majesté qui nepeut venir que de la sainteté !

Mais la plus célèbre de ses œuvres est la longue ode mystique intitulée Sorsoreewel : “Celui qui cherche” (ou Le Fouinard), véritable chant d'amour pour Dieu et son prophète qu'il aspirait à rejoindre. Théodore Monod, alors qu'il était encore directeur de PIEAN à Dakar, en a publié le texte dans une brochure intitulée Sorsoreewel, un poème mystique soudanais 21.

La transformation fulgurante de Maabal et les hautes connaissances spirituelles dont témoignaient ses poèmes emplissaient les marabouts d'étonnement : comment un homme qui n'avait jamais étudié pouvait-il connaître, ou pressentir, de telles réalités d'ordre supérieur ? En réalité, il faisait mieux que les pressentir ; comme disent les sufis, il les “goûtait” (ɗawq). Quelqu'un demanda à Tierno quel était le hal (l'état, ou le niveau spirituel) de Maabal. Utilisant une autre image sufi, Tierno répondit :
Entre celui qui a entendu parler du fleuve et qui connaît tout de lui mais seulement par ouï-dire, celui qui est venu s'asseoir sur la berge pour contempler les eaux du fleuve, et celui qu'on a pris et jeté au milieu de l'eau du fleuve, qui connaît le mieux le fleuve ? C'est celui qui a été jeté dans l'eau et qui s'y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l'amour.
En moins de trois années 22, Maabal avait été si consumé de l'intérieur que toute enveloppe matérielle était devenue pour lui transparente. Couché dans sa case, à travers la toiture il voyait l'état du ciel ; il voyait les gens approcher comme si les murs n'existaient pas. Devenu “aussi léger qu'une feuille que le vent balance entre terre et ciel”, une partie de lui-même était déjà hors de notre monde. Tierno s'attendait à son départ. Un jour, alors que Maabal se trouvait dans un état d'extase, son âme rompit les dernières amarres et ne revint pas.


Depuis, les récitants religieux de Bandiagara intégrèrent les poèmes de Maabal parmi les grands poèmes mystiques, fulfulde ou arabes, que leur chœur récitait chaque nuit de jeudi à vendredi, parfois jusqu'à une heure du matin. Au jour où j'écris cette page, en 1978, il reste encore quelques vieux récitants qui sont les derniers survivants de ce chœur. Mais il est à craindre qu'avec leur disparition ces poèmes magnifiques ne sombrent eux aussi dans l'oubli 23.

19. La place à droite est toujours une place d'honneur.
20. Cf. A. H. Bâ “La tradition vivante”, Etude de l'Histoire génerale de l'Afrique, éd. Jeune Afrique/Unesco (texte intégral), t. 1, chap. 8, p. 200 et suiv., et “Parole africaine” Le Couriler de l'Unesco, numéro de septembre 1993.
21. Dans la zawiya de Tierno Bokar, on étudiait surtout d'El Hadj Omar, ses écrits spirituels, notamment le plus connu d'entre eux : Er-Rimah, “Les Lances” (publié en arabe au Caire), dont l'inspiration générale procède du sufisme et se réfère aux enseignements de Cheikh Ahmed Tidjane.
22. A la fin de cette brochure, Théodore Monod conclut ainsi sa présentation : “En faisant connaître (ce poème) à des âmes matériellement, et sans doute mentalement aussi, fort éloignées de l'Islam fulɓe soudanais, je n'ai désiré, une fois encore, qu'une chose : en plaçant des chrétiens en face d'un phénomène religieux différent de ceux qui leur sont familiers, mais en fait identique, leur fournir un motif de plus de croire à l'Unité, en Dieu comme dans les hommes, et d'accueillir comme un message de consolation et d'espérance le beau mot — encore peu employé — de : convergences.”
23. A. H. Bâ n'a pas daté l'événement.