[2010 :
Équinoxe de printemps, La Lettera G / La Lettre G, N° 12]
Source : http://denysroman.fr/
*
Introduction
Le texte de
Denys Roman sur « Euclide, élève d’Abraham » expose un aspect fondamental de la
« légende du Métier »[1], légende très chère à nos Anciens qui l’ont intégrée
dans la plupart des manuscrits appelés Old Charges ou « Anciens Devoirs » ; les
Maçons opératifs voyaient symboliquement dans cette légende, non seulement
l’histoire traditionnelle qui permet d’entrevoir les « origines » de la
Maçonnerie, mais aussi l’excellence de l’Art Royal dans cette expression
particulière de la Construction universelle qu’est la Géométrie.
Ce texte de
D. Roman fut publié primitivement dans le numéro 32 d’octobre 1977 de la revue
maçonnique « Renaissance Traditionnelle » ; il était d’ailleurs accompagné,
dans d’autres numéros de cette revue, d’une série d’articles que l’auteur
présentait sous la rubrique « René Guénon et les “destins” de la
Franc-Maçonnerie » qu’il retiendra comme titre pour son premier ouvrage paru en
1982 et réédité en 1995. Les lecteurs qui connaissent cette revue d’histoire de
la Franc-Maçonnerie[2] dont la tendance, les « valeurs » et la méthode sont
très éloignés du point de vue traditionnel dont R. Guénon fut l’interprète le
plus autorisé pour notre temps, s’étonneront sans doute de la publication, dans
ce cadre, d’un article aussi éloigné d’une vision historique profane sur l’Ordre
maçonnique. On conçoit donc la surprise et le mécontentement que suscitera ce
texte parmi les lecteurs de cette revue, au point de provoquer quelques
réactions très hostiles à René Guénon, comme il s’en produit souvent.
Dans cet
article, D. Roman reprend et commente l’histoire légendaire qui fait d’Euclide
l’élève d’Abraham, histoire véhiculée pratiquement par tous les Old Charges de
la Maçonnerie opérative jusqu’à un manuscrit comme le Dumfries n° 4 qui, datant
de 1710 environ, appartenait à la période « pré-spéculative ». En fait, ce
manuscrit ne se compose pas uniquement de la « légende du Métier » car il
comprend également le « serment de Nemrod », les questions et réponses
rituelles et le blason de l’Ordre qu’on dit remonter à l’époque du martyr saint
Alban. Ainsi, dans le chapitre « Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens
jours » de son second ouvrage signalé dans notre note 1, l’auteur relève
notamment que ce manuscrit pourtant tardif contient quelques formules rituelles
qui proviennent d’une tradition orale et éclairent les « opérations » des «
Maçons des anciens jours ». Il signale notamment, dans les Lectures que
comprend le Dumfries, une réponse relative à ce qu’il n’hésite pas à qualifier
de « joyau intact » : le cable-tow (et sa longueur), qui « est aussi long
qu’entre l’extrémité de mon nombril et le plus court de mes cheveux » ; à la
question : « Quelle en est la raison ? », l’interrogé répond : « Parce que tous
les secrets gisent là ». Signalons que cette séquence rituelle du cable-tow doit
s’accompagner d’une gestuelle, expression du « lien » en question qui signifie
que les « secrets » sont là en sommeil tant que l’initiation reste virtuelle.
Mais, pour bien en percevoir la nature, il convient d’y associer le due guard
(qui pourrait avoir une parenté, sinon une identité, avec le Devoir du
Compagnonnage), et est un signe en rapport étroit avec les secrets de la
Maîtrise dans leur plénitude ; ce signe, particulier à la Maçonnerie de Rite
dit d’York, symbolise l’accomplissement dans l’ordre des petits mystères : on
aura une idée plus précise des multiples sens qu’il recèle en le représentant
comme l’exact schéma de la lettre arabe nûn, à laquelle est associée la partie
supérieure du symbole qui en complète la signification essentielle. Quant au
rapport « opératif » entre ces deux éléments rituels que sont le cable-tow et
le due guard, il se construit selon la géométrie organique du corps humain
basée sur les centres subtils.
On a
beaucoup glosé, et encore aujourd’hui, à propos de l’anachronisme évident sur
lequel est basée la légende que l’auteur examine, alors qu’on sait que deux
millénaires environ séparent la période où vécut le « père de la multitude »,
de celle du « noble Euclide » qui enseignait en Égypte sous le règne de
Ptolémée 1er (305-282 av. J.-C.)[3]. Les « esprits forts » du stupide XIXe
siècle (et ceux d’aujourd’hui encore) n’ont pas manqué de relever avec
condescendance le défaut de chronologie historique de cette légende, mettant
l’accent sur la « naïveté » et l’ « inculture » des Maçons opératifs réputés
analphabètes ; en cela, on oubliait un peu rapidement que cet « analphabétisme
» ne les avait pas empêchés d’édifier les chefs-d’œuvre que nous connaissons et
qui témoignent encore, malgré les restaurations mutilantes, de leur unité
originelle. Si les faits historiques ont leur importance, on ne peut pas
réduire l’histoire aux faits en tant qu’événements rapportés à l’individuel ;
seul, leur sens symbolique –qui ne s’oppose pas aux faits mais éclaire leur
raison d’être – est essentiel : il est
la traduction et l’expression, en mode manifesté, de la Volonté divine. C’est
cela qu’exprimaient les « Maçons des anciens jours » pour lesquels le sens
symbolique primait éminemment sur une quelconque chronologie historique. En réalité, ils
exposaient « à couvert », dans le cours de cette histoire légendaire, ce qui
caractérise fondamentalement les origines mythiques de l’Ordre qui a recueilli,
au cours des ans et en raison de l’élection dont il fut investi par « décret »
divin, de vénérables héritages.
André
Bachelet
NOTES :
* René
Guénon et les Destins de la Franc-Maçonnerie, chapitre XII.
[1] On
trouvera des développements complémentaires de l’auteur sur le sens et la
portée de cette légende (qui comprend d’ailleurs deux anachronismes
historiques) contenue dans le Dumfries n°4, dans le remarquable chapitre VIII,
« Lumières sur la Franc-Maçonnerie des anciens jours », de son ouvrage
Réflexions d’un chrétien sur la Franc-Maçonnerie – L’« Arche vivante des
Symboles », Éditions Traditionnelles, 1995, Paris.
[2] Mis à
part une idéologie humaniste et une méthodologie historiciste qui ne sont pas en
adéquation avec le but assigné à l’initiation, cette revue propose un contenu
documentaire maçonnique généralement intéressant.
[3]
L’expression « bon clerc » est parfois utilisée trop systématiquement par
certains traducteurs ou commentateurs ; elle a l’inconvénient de comporter une
connotation trop attachée au sens que ce terme recouvre uniquement aujourd’hui
dans le christianisme ; il est peu vraisemblable que ce sens ait été retenu
exclusivement par les Maçons opératifs que la mise en œuvre du Métier
conduisait à une autre perspective. Lorsqu’ils utilisaient l’expression de «
noble Euclide » dans sa signification de « prince » dans l’ordre de la
construction universelle héritée d’Abraham, c’est parce qu’ils reconnaissaient
à ce dernier une « paternité spirituelle ».
Denys ROMAN : « EUCLIDE, ÉLÈVE D’ABRAHAM »[1]
« Quant aux trois lois
données par Dieu
aux trois peuples
(juif, chrétien et musulman),
pour ce qui est de
savoir quelle est la véritable,
la question est
pendante et peut-être le restera-t-elle longtemps encore. »
Boccace, cité par R.
Guénon
La
Tradition, dont Guénon fut le serviteur exclusif et l’interprète incomparable,
a été qualifiée par lui de « perpétuelle et unanime ». On peut dire que la
Maçonnerie participe de cette perpétuité, en tant que ses Loges se tiennent «
sur les plus hautes des montagnes et dans les plus profondes des vallées »[2].
D’autre part, l’« universalité » dont se réclame la Maçonnerie fait écho, pour
ainsi dire, au caractère « unanime » de la Tradition. Cette universalité est
bien connue, mais on peut se demander si la généralité des Maçons en sentent
bien toutes les implications.
La
Maçonnerie est sans doute la seule organisation initiatique du monde qui ne
soit pas liée à un exotérisme particulier. Et si, au dire de Guénon, cela ne
devrait pas dispenser les Maçons de se rattacher à l’un des exotérismes
existant actuellement (car l’homme traditionnel ne saurait être un homme sans
religion), cela devrait les inciter à ne pas limiter leur intérêt à leur
tradition propre, mais bien au contraire à étudier, grâce à la « clef » du
symbolisme universel, toutes les traditions dont ils peuvent avoir
connaissance[3]. Une chose très remarquable dans cet ordre d’idées, c’est
qu’une Loge maçonnique constitue le lieu idéal où des hommes appartenant à des
religions différentes peuvent se rencontrer, sur un pied de parfaite égalité,
pour traiter de questions d’ordre traditionnel et doctrinal.
Si toutes
les religions sont admises au sein de la Maçonnerie, on doit cependant reconnaître
que les formes traditionnelles les plus orientales (Hindouisme, Bouddhisme,
Confucianisme, Taoïsme, Shintoïsme, etc.), sont tellement étrangères à certains
aspects importants du symbolisme de l’Ordre, aspects liés à la construction du
Temple de Salomon, que les adhérents à ces traditions se trouvent en quelque
sorte dépaysés dans l’atmosphère des ateliers[4]. À la vérité, ce sont les
trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme et Islam) qui ont fourni
à la Maçonnerie le plus grand nombre de ses fils et les plus illustres de ses
initiés.
Les trois
traditions monothéistes sont dérivées d’Abraham, et il est très significatif
que le nom divin El-Shaddaï, dont on sait l’importance dans la Maçonnerie
opérative (et qui n’est pas inconnu dans la Maçonnerie spéculative), soit
précisément le nom du Dieu d’Abraham[5]. Guénon, dans une page essentielle[6],
a souligné que, lors de la rencontre du Père des croyants avec Melchissédec, le
nom El Shaddaï fut associé à celui d’El-Elion[7] et que cette rencontre marque
le point de contact de la tradition abrahamique avec la grande Tradition
primordiale.
∴
Il y a dans
l’histoire traditionnelle de la Maçonnerie, telle qu’elle est rapportée dans
les anciens documents appelés Old Charges, une assertion singulière, qui ne
peut manquer de surprendre ceux qui en prennent connaissance : il s’agit de
celle qui fait d’Euclide l’élève d’Abraham[8]. Comme nous avions fait allusion
à cette « légende », on nous demanda des explications, en soulignant le
formidable anachronisme qu’elle implique, Euclide ayant vécu en Égypte au IIIe
siècle avant notre ère, alors que le séjour d’Abraham dans ce pays se situe
deux millénaires auparavant.
C’est
justement le caractère démesuré de cet anachronisme qui montre bien que nous
n’avons pas affaire ici à un « fait historique » au sens que les modernes
donnent à ces mots[9]. Il s’agit en réalité d’« histoire sacrée » exprimant une
relation d’un caractère tout à fait exceptionnel et qui, de par sa nature, ne
peut être formulé que dans un langage « couvert » par le voile du symbolisme.
Si l’on se
rappelle qu’au Moyen Âge Euclide personnifiait la géométrie[10] et que, d’autre
part, dans les anciens documents, la Maçonnerie est fréquemment assimilée à la
géométrie, on comprendra que faire d’Euclide l’élève d’Abraham, c’est dire
qu’il y a entre le Patriarche et l’Ordre Maçonnique une relation de Maître à
disciple, équivalent rigoureusement à une « paternité spirituelle ».
Il est
évident que la Maçonnerie est antérieure à Abraham, puisque traditionnellement
elle remonte à l’origine même de l’humanité. Mais on sait que toute tradition,
à mesure qu’elle s’éloigne de son principe, court le risque de s’affaiblir,
voire de se corrompre : et alors, s’il s’agit d’une tradition ayant pour elle «
les promesses de la vie éternelle » une action divine intervient pour la
redresser et contrecarrer la tendance à suivre « la mauvaise pente »[11]. Tel
est le cas pour la Maçonnerie qui, bénéficiant du privilège de la
perpétuité[12], a dû connaître au cours de sa longue histoire des périodes
d’obscuration suivies de spectaculaires redressements.
De ces
redressements, qui chaque fois lui ont conféré pour ainsi dire une nouvelle
jeunesse, la Maçonnerie doit avoir conservé certaines traces, en particulier
dans son « histoire traditionnelle » ou encore dans ses rituels. Il est très
vraisemblable que les noms divins El-Shaddaï et « Dieu Très-Haut »[13] sont à
rattacher à la transformation qui dut s’opérer à l’époque de la vocation
d’Abraham. Une autre période cruciale pour le monde occidental, dans l’ordre
initiatique aussi bien que dans l’ordre religieux, fut celle de la naissance du
Christianisme, et c’est évidemment de cette époque que date la vénération de la
Maçonnerie pour les deux saints Jean[14].
Au moment de
l’irruption du Christianisme dans le monde gréco-romain et à plus forte raison
à l’époque de la vocation d’Abraham, il y avait en Occident un grand nombre
d’organisations initiatiques liées à la pratique des métiers, et dont les plus
connues sont les Collegia fabrorum. Leurs mots sacrés, s’ils en avaient,
n’étaient pas empruntés à l’hébreu, et le symbolisme solsticial de Janus jouait
pour eux le rôle des deux saints Jean. Il serait téméraire de vouloir expliquer
comment s’effectua la mutation ; car on ne saurait oublier que, selon le Maître
que nous suivons et qui fut certainement l’initié ayant reçu les plus amples
lumières dans le domaine dont il s’agit, « la transmission des doctrines
ésotériques » s’effectue par une « obscure filiation », en sorte que « les
attaches de la Maçonnerie moderne avec les organisations antérieures sont
extrêmement complexes »[15]. C’est pourquoi, plutôt que de vouloir percer des
mystères « couverts » du voile impénétrable de l’« anonymat traditionnel »[16],
il est sans doute préférable de rechercher dans la Maçonnerie actuelle, les
marques des influences respectives des trois traditions abrahamiques.
∴
Les marques
de l’influence juive sont trop évidentes et trop connues pour qu’il soit besoin
d’y insister. L’usage de l’hébreu pour les mots sacrés, les continuelles
références aux Temples de Salomon et de Zorobabel, le calendrier luni-solaire,
le travail tête couverte au 3ème degré, la datation rituelle coïncidant à peu
de chose près avec la datation hébraïque, tous ces indices et bien d’autres
encore sont là pour attester l’importance du trésor symbolique hérité des fils
de l’Ancienne Alliance.
L’influence
chrétienne est d’un ordre tout différent. Certes, dans les hauts grades, il est
fait mention de certains événements de l’histoire du Christianisme, par exemple
de la destruction des Templiers. Mais il faut surtout remarquer que c’est dans
le monde chrétien que la Fraternité maçonnique s’est le plus développée, au
point qu’une carte géographique qui représenterait la « densité chrétienne »
des diverses contrées de la terre coïnciderait presque exactement avec celle
qui représenterait leur « densité maçonnique ». On pourrait presque dire que la
Maçonnerie est une organisation qui travaille sur un matériau symbolique
principalement judaïque, et dont le recrutement est principalement chrétien.
∴
Si l’apport
judaïque et l’apport chrétien à la Maçonnerie sont des faits essentiels et
évidents, il ne semble pas à première vue qu’il y ait dans cet Ordre un apport
islamique quelconque. L’assertion de Vuillaume selon laquelle l’acclamation
écossaise serait un mot arabe est erronée.
Certes, un
Sheikh arabe a pu dire que « si les Francs-Maçons comprenaient leurs symboles,
ils se feraient tous musulmans » ; mais un rabbin pourrait dire la même chose
au profit de sa religion propre, et un théologien chrétien au profit de la
sienne. Faudrait-il donc croire que ce « tiers » de la postérité d’Abraham, que
l’initié Boccace, par la voix du juif Melchissédec, déclare être aussi « cher »
au Père céleste que le sont les deux autres tiers, n’aurait apporté aucune
contribution à un Art placé sous le patronage d’« Euclide, disciple d’Abraham »
?
La réponse
que nous allons tenter de donner à cette question surprendra sans doute bien
des lecteurs. Mais nous ne saurions l’esquiver dans cet ouvrage relatif aux
conceptions de Guénon sur le rôle « eschatologique » de la Maçonnerie. Nous
pensons en effet que l’œuvre de cet auteur, écrite à proximité et en vue de la
fin des temps, vient combler d’un seul coup, et magistralement, le vide laissé
jusqu’alors par la tradition islamique, dont Guénon était un représentant
éminent, dans l’héritage abrahamique transmis à la Maçonnerie.
On a parfois
écrit qu’avant Guénon tout avait été dit sur la Maçonnerie, excepté
l’essentiel. Cela est très exact, et nous voudrions ajouter que personne ne
s’est fait de la Fraternité maçonnique une idée plus haute que ce Maître,
pourtant méconnu, plagié et attaqué, particulièrement en France par tant de
Maçons.
Nous
voudrions enfin attirer l’attention sur une particularité très importante, qui
est commune à la fois aux traditions juive, chrétienne et islamique ainsi qu’à
la Franc-Maçonnerie. Les musulmans sont en effet très conscients du caractère «
totalisateur » de leur tradition[17], dû au fait que Muhammad est le « Sceau de
la Prophétie ». Ce qu’on oublie parfois, c’est que Guénon attribuait un même
caractère totalisateur au Christianisme, dont il disait qu’« il a apporté avec
lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant
que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les
possibilités latentes »[18]. Il est bien des choses qui permettent de penser
que l’insistance apportée par lui à faire reprendre aux Maçons conscience de la
pluralité de leurs héritages et en conserver la « mémoire » dans leurs rituels
s’explique par la certitude où il était que la Maçonnerie a elle aussi une
destinée « totalisatrice ».
Totaliser,
c’est « rassembler ce qui est épars ». Abraham, le père du monothéisme, est
aussi, selon la signification hébraïque de son nom, le « Père de la multitude
», comme l’Unité est le principe de la multiplicité. Et de même qu’à l’origine il
n’y a que l’Unique qui crée toutes choses, de même à la fin toutes choses
doivent se résorber dans l’Unité. Si maintenant nous passons du macrocosme au
microcosme, nous trouvons quelque chose de rigoureusement équivalent dans la
doctrine hindoue. « Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du
reste des dix facultés externes […], est résorbée dans le sens interne (manas)
[…] qui se retire ensuite dans le souffle vital (prâna), accompagnée
pareillement de toutes les fonctions vitales […]. Le souffle vital, accompagné
semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui
[…]), est retiré à son tour dans l’âme vivante (jîvâtmâ) […]) […]. Comme les
serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre
un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés de l’individu se
rassemblent autour de l’âme vivante (ou plutôt en elle-même, de qui elles
procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de
la vie […]) […][19].
∴
Avons-nous
réussi à laisser pressentir que la « légende » qui rattache Euclide,
c’est-à-dire la Géométrie, c’est-à-dire la Maçonnerie, au patriarche Abraham
est autre chose qu’une bévue phénoménale qui témoignerait simplement de
l’imagination et de l’ignorance de son « inventeur » ? Nous n’avons
certainement fait qu’effleurer un tel sujet. Peut-être aussi nous fera-t-on
remarquer que la Maçonnerie, dans son état actuel, semble peu digne du rôle
éminent que nous semblons vouloir lui attribuer.
Mais on peut
répondre que cet Ordre, placé sous le patronage des deux saints Jean, dont l’un
est « l’ami de l’Époux » et l’autre « le disciple que Jésus aimait », peut en
conséquence revendiquer tous les privilèges que confère l’amitié, et qu’il
devrait donc être certain de son « salut » final. Nous employons ici ce mot de
« salut » dans le sens que lui donne René Guénon : il s’agit, pour un homme, de
son maintien après la mort dans les « prolongements de l’état humain » ; et
l’on peut légitimement transposer cette doctrine à une organisation
traditionnelle, initiatique ou exotérique.
À la fin
d’un cycle, le « salut » des « espèces » destinées à être « conservées » pour
le cycle futur est assuré par leur « entassement » dans l’Arche ou dans tout
autre réceptacle équivalent, Il est probable que l’un de ces équivalents est le
« sein d’Abraham » où, selon la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare,
se reposent après leur mort les âmes des justes sauvés. Que le patriarche ami
de Dieu[20], béni par Melchissédec et vénéré par les trois religions «
abrahamiques », soit en même temps le « précepteur » de la Maçonnerie, c’est là
une tradition tellement « honorable », mais qui implique de telles «
obligations », que cet Ordre n’a pas le droit de la méconnaître ou de l’oublier.
Selon le
Melchissédec du conte Les trois anneaux de Boccace[21], le Père céleste a fait
en sorte que chacun de ses trois fils également aimés soit persuadé d’avoir
reçu le seul anneau authentique, l’anneau originel transmis « de temps
immémorial ».
Deux
millénaires d’histoire de l’Occident sont là pour nous prouver qu’en effet
chacun des trois fils est bien certain d’être le préféré, et même le seul à
être aimé, le seul qui ait reçu l’anneau véritable, l’anneau nuptial qui scelle
les épousailles éternelles. Il faut respecter de telles convictions voulues par
le Père. Elles ont conforté la « foi » de chacun, aux dépens sans doute de la «
charité » fraternelle[22].
Qu’en est-il
de l’« espérance » ? Il est écrit qu’à la fin des temps la foi disparaîtra et la
charité sera languissante. Peut-être alors ce sera l’occasion pour la
Maçonnerie « centre de l’union » et qui appartient elle aussi à la « postérité
spirituelle » d’Abraham, de se souvenir de la devise qui fut, dit-on, celle de
ses ancêtres opératifs : « En El-Shaddaï est tout notre espoir ».
Denys Roman
[1] Ce texte
a été publié dans la revue Renaissance Traditionnelle.
[2] Cette
expression, bien connue dans les rituels de langue anglaise, est explicitée
dans certains anciens documents selon lesquels la Loge de Saint-Jean se tient «
dans la vallée de Josaphat », ce qui veut dire que la Maçonnerie doit se
maintenir jusqu’au Jugement dernier qui marquera la fin du cycle. Selon le même
symbolisme, « les plus hautes montagnes » doivent signifier le commencement du
cycle ; et de fait, le Paradis terrestre, selon La Divine Comédie, est situé au
sommet de la plus haute des montagnes terrestres, puisqu’il touche à la sphère
de la Lune. De même, quand le Christ exprime sa volonté de voir saint Jean «
demeurer » jusqu’à son retour, il est bien évident (et l’Évangile le précise)
qu’il ne s’agit pas en premier lieu de l’individualité du disciple bien-aimé ;
il s’agit avant tout de l’ésotérisme chrétien, ésotérisme « personnifié » par
saint Jean, et qui s’est résorbé dans la Maçonnerie. On peut dire que les
paroles du Christ sur saint Jean confèrent à cet Ordre les « promesses de la
vie éternelle », de même que celles adressées à saint Pierre sont le gage que
la Papauté l’emportera finalement sur les prestiges des « portes de l’Enfer ».
[3] C’est
pourquoi Guénon, insistant sur la nécessité pour chaque Loge d’avoir la Bible
ouverte sur l’autel du Vénérable, précisait bien que ce livre « symbolise
l’ensemble des textes sacrés de toutes les religions ».
[4] Il ne
faudrait d’ailleurs pas tomber dans l’esprit de système en prenant cette
assertion rigoureusement à la lettre, car elle souffre de très notables
exceptions. Tout le monde sait que la Maçonnerie, introduite dans l’Inde par
les Anglais, y a connu un vif succès. Kipling, dans ses nouvelles maçonniques,
a raconté comment les Hindous orthodoxes initiés à la Maçonnerie se
comportaient, lors des agapes fraternelles, pour ne pas enfreindre les règles
leur interdisant de prendre leurs repas avec des hommes de castes différentes.
[5] La
valeur numérique de ce nom est 345 ; les chiffres 3, 4 et 5, qui servent à
écrire ce nombre, expriment aussi la longueur des côtés du triangle rectangle
de Pythagore figuré sur le bijou du Maître Passé.
[6] Le Roi
du Monde, p. 50.
[7] Le Dieu
qu’invoquait Abraham est El-Shaddaï (le Tout-Puissant) ; et Melchissédec était
prêtre d’El-Elion (le Très-Haut). Il importe de rappeler que les Maçons de
langue anglaise travaillent au 3e degré « au nom du Très- Haut ».
[8] Mackey,
dans son Encyclopédie, précise que « tous les vieux manuscrits des
constitutions » contiennent la légende d’Euclide, généralement appelé « le
digne clerc Euclide ». Voici en quels termes cette légende est rapportée dans
le Dowland Manuscript, texte remontant à 1550 environ : « Lorsqu’Abraham et
Sarah se rendirent en Égypte, Abraham enseigna aux Égyptiens les sept sciences.
Parmi ses élèves se trouvait Euclide, qui était particulièrement doué. ». La
légende rapporte que plus tard Euclide fut chargé de l’éducation des enfants du
roi ; il leur apprit la géométrie et ses applications, la manière de construire
les temples et les châteaux. Le texte conclut : « Ainsi grandit cette science
dénommée géométrie, mais qui désormais dans nos contrées s’appelle Maçonnerie.
»
[9] Il est
d’ailleurs évident que les Maçons opératifs ont toujours compté dans leurs
rangs un bon nombre de gens instruits et assez familiers avec les Écritures
pour savoir qu’Abraham s’était comporté en Égypte bien plutôt comme un pasteur
de troupeaux que comme un maître d’école.
[10] Il en
était de même d’Aristote pour la dialectique, de Socrate pour la morale, de
Cicéron pour l’éloquence, etc.
[11] Cf.
Guénon, La Crise du Monde moderne, chap. I.
[12] C’est
ce qui est exprimé par les paroles du Christ attestant sa volonté de voir saint
Jean (c’est-à-dire l’ésotérisme chrétien) « demeurer » jusqu’à son retour.
[13] Il est
curieux que le nom du Très-Haut, qui est le Dieu de Melchissédec, soit utilisé
en Maçonnerie en langue vulgaire et non en hébreu ; cela pourrait être mis en
relation avec le fait que Melchissédec appartient à la Tradition primordiale et
non pas à la tradition juive. De même, la Maçonnerie de Royal Arch fait appel,
dans le rite qui lui est essentiel, à la fois à la langue hébraïque, à deux
langues sacrées disparues (le chaldéen et l’égyptien) et enfin à la langue
vulgaire. D’après Guénon, commentant le traité De vulgari eloquio de Dante, la
langue vulgaire, que tout homme reçoit par voie orale, symbolise, dans un sens supérieur,
la langue primordiale qui ne fut jamais écrite.
[14] La
légende faisant de Jean-Baptiste un Grand-Maître de la Maçonnerie opérative
qui, de longues années après son martyre, aurait été remplacé par Jean
l’Évangéliste n’a évidemment qu’un sens purement symbolique.
[15] Guenon,
L’Ésotérisme de Dante, chap. IV [« Dante et le rosicrucianisme »], in fine.
[16] De même
que toute œuvre traditionnelle est d’autant plus proche du véritable «
chef-d’œuvre » que l’artisan a « sublimé » son « moi » individuel pour le
transformer dans le « Soi » (cf. Le Règne de la Quantité, chap. IX [« Le double
sens de l’anonymat »]), on peut dire que les transformations auxquelles nous
faisons allusion sont des chefs-d’œuvre d’autant plus parfaits que leurs
artisans nous sont restés totalement inconnus. Le cas le plus récent de telles
mutations semble être celui du passage de la notion traditionnelle du «
Saint-Empire » dans la Maçonnerie écossaise.
[17] Nous
pensons qu’il est inutile de préciser que ce dont il s’agit n’a rien à voir
avec les conceptions politiques qualifiées de « totalitaires ». On sait
d’ailleurs comment les régimes qui se réclament de telles conceptions ont
coutume de se comporter avec la Maçonnerie quand ils accèdent au pouvoir.
[18] La
Crise du Monde moderne, chap. VII.
[19]
Brahma-Sûtras, traduits et commentés par Guénon au chapitre XVIII de L’Homme et
son devenir selon le Vêdânta.
[20] Le
changement du nom d’Abram (« père élevé ») en celui d’Abraham (« père de la
multitude ») se place entre la victoire du patriarche sur les adversaires des
rois de la Pentapole et la destruction par le feu de cette même Pentapole.
Cette destruction est naturellement une « figure » de la destruction finale du
monde, et le rôle d’intercesseur joué par Abraham pour obtenir de Dieu une «
limitation » de la destruction mériterait de retenir l’attention.
[21]
Décaméron, 1re journée, conte III. On voit que le « Fidèle d’Amour » Boccace,
pour placer, parmi ses contes d’une galanterie parfois un peu poussée, ceux qui
avaient un sens doctrinal et qui certainement étaient pour lui ceux qui
importaient le plus, savait utiliser le symbolisme des nombres.
[22] La «
fable » symbolique utilisée par Boccace est d’ailleurs, comme tout ce qui est
symbolique, susceptible d’une pluralité d’interprétations. En voici une qui, se
plaçant à un point de vue plus élevé et proprement initiatique, répond sans
doute davantage aux intentions de l’initié que fut Boccace. Si l’on doit
assurément respecter les convictions de chacune des traditions en tant qu’elles
prétendent avoir un statut privilégié les unes par rapport aux autres, d’un
point de vue supérieur on ne doit pas être illusionné par de telles
prétentions. Effectivement, cette prétention à l’élection relève d’une
nécessité inhérente à la perspective exotérique et Boccace veut dire en fait
que la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances,
vraie foi qui est la Tradition unique dont Melchissédec est le représentant.
Cette vraie foi, c’est la « sainte foi », la fede santa dont Boccace, comme
Dante, était, en Occident, un des fidèles.