(Ibn ‘Arabî, Kitâb al-mîm wa-l-wâw wa-n-nûn, trad. et annoté par Charles-André Gilis, Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, éd.Albouraq, 2002, p.75-79. Les parties entre crochets […] ne sont pas du traducteur et consistent en des translitération à partir du texte arabe dans le livre cité précédemment).
Quant au nûn : le wâw qui lui appartient est un voile entre les deux nûn ; je veux dire : seule apparaît dans l'écriture une demi circonférence (1), pareille à ce qui apparaît de la sphère céleste [al-falak], pareille à ce qui apparaît de la constitution primordiale [an-nash’ah]. En effet, la constitution Primordiale du monde est sphérique : la moitié de cette sphère est (le monde) sensible [hiss] et l'autre moitié (le monde) caché [ghayb] ; de même la sphère céleste : une moitié est toujours apparente [zâhir abadan] tandis que l'autre est toujours cachée [ghâ’ib abadan] et ne peut être saisie par les sens. La raison pour laquelle on ne peut la saisir est qu'elle est sur la terre : c'est la terre qui la cache et la soustrait à nos sens (2). De même notre immersion dans le monde de la nature, dont l'obscurité nous empêche de percevoir le monde des esprits qui correspond à l'autre moitié de la sphère, de sorte que nous ne pouvons contempler que ses traces.
C'est du nûn apparent dans le vocable kun que procède la manifestation du monde des réalités sensibles (3). L'autre moitié, qui est transcendante et qui exerce l'autorité sur lui, a la forme suivante : ; c’est d'elle que procède le monde des réalités spirituelles [ar-rûhâniyât]. La première est d'ordre formel [jismânî] (4) et procède de la Parole divine entendue [al-fahwâniyyah] dans le monde des similitudes (5), tandis que (la seconde), qui est d'ordre spirituel, procède de l'aspect principiel [ma’nâ] de cette Parole. Le wâw (intermédiaire) est l'Essence au degré de la manifestation informelle (6) : il puise les Dons divins [amawâhib] à la moitié supérieure et les projette dans la seconde moitié qui est d'ordre formel. C'est du fait de cette affinité au degré informel que le nûn spirituel est rattaché au wâw (dans l'écriture), à la différence du nûn formel : le wâw puise les dons en mode d'union et d’amour passionné et les projette dans le nûn formel en mode de transmission (occasionnelle) [ilqâ’ tablîgh]; c'est pourquoi son action auprès de lui est limitée dans le temps (7). La forme de l’union (avec le nûn supérieur) est la suivante :نون.
Ceci est la station de Jibrîl ; elle confère les Dons divins d'une manière synthétique et non effectivement distinguée. La distinction est opérée par le wâw, qui correspond au Calame doué de la science de l'Écriture lors de cette projection. Le second nûn est pour lui comme la Table (Gardée). Les choses sont distinguées (dans le premier nûn) (8) en mode virtuel, (mais uniquement) au point de vue de la science et en tant qu'il demeure « encrier » (9). Pour celui qui le contemple, il s'agit d'une forme totalisatrice : il ne voit rien, ni de ce qui est au-delà, ni de ce qu'il comporte (10), jusqu'à ce que soit envoyé l'Interprète [at-turjmân] qui est la langue, c'est-à-dire un calame d'entre les calames (11). Il trace (12) sur la Table de l'ouïe [fa-yusattir fî lawh sam’] de celui auquel il s'adresse ce que son nûn comprend en mode totalisateur ; l'auditeur en entend alors une partie, à la mesure de ce qui a été écrit.
Si (ceux qui entendent) se sont élevés (par leur réalisation initiatique) jusqu'(au degré principiel) où les énergies spirituelles [al-himam] projettent (les Dons et les Sciences) - les énergies spirituelles sont représentées ici par les calames et les wâw de l'ordre informel - la projection s'opère vers les ouïes sous le rapport de leur propre réalité informelle de telle façon qu'ils perçoivent par leurs intellects la distinction dans la synthèse sans aucun intermédiaire apparent (comme) « l'Esprit Fidèle descend avec lui sur ton cœur » (13).
Le nombre de la lettre nûn est cinquante en tant qu'elle appartient au (monde) sensible [mahsûsah] et cinquante en tant qu'elle appartient au (monde) intelligible [ma’qûlah]. Le nombre de la lettre wâw est six, en correspondance avec les directions de l'espace [jihât] : ce wâw est l'essence du nûn formel doué de mesure et de forme (14). Le nûn (total) a pour nombre cent, équivalent aux cent Noms divins correspondant aux cent degrés des Paradis de la félicité [mi’at darajah janâtiyyah na’îmah] s'il s'agit d'un bienheureux, et aux cent Voiles divins [mi’at hijâb ilâhiyyah] correspondant aux cent niveaux du feu du châtiment [mi’at darak nârî ‘iqâbî] s'il s'agit d'un réprouvé (15). Ceci est suffisant au sujet du nûn. M'étendre davantage à son sujet me conduirait à exposer ce qui ne m'est pas permis, car le nûn est un secret immense qui est la porte de la générosité et de la miséricorde (16).
(Ibn ‘Arabî, Kitâb al-mîm wa-l-wâw wa-n-nûn, trad. et annoté par Charles-André Gilis, Le Livre du Mîm du Wâw et du Nûn, éd.Albouraq, 2002, p.75-79. Les parties entre crochets […] ne sont pas du traducteur et consistent en des translitération à partir du texte arabe dans le livre cité précédemment).
(1) Dès l’abord, les trois lettres qui composent le vocable nûn sont placés selon une disposition verticale. Le nûn visible est le second, qui occupe la place inférieure.
(2) Deux cas sont envisagés de manière analogue, mais inverse : la sphère céleste est en partie cachée parce qu'elle appartient au domaine de la manifestation corporelle (symbolisé par la terre) de la même manière que le monde des esprits ne peut être perçu à partir du domaine de la nature ténébreuse.
(3) Le texte ajoute : de la constitution primordiale.
(4) Au moyen de cette indication, le Cheikh relie son enseignement sur la lettre nûn à celui donné tout d'abord à propos de la lettre wâw. L'opposition entre les termes jismâni et rûhânî correspond de manière précise à celle que René Guénon établit entre la manifestation formelle ou individuelle et la manifestation informelle qui est le domaine des anges et des purs esprits.
(5) C'est le sens du terme fahwâniyya qu'Ibn Arabî donne lui-même dans son Kitâb al-istilâhât. Le Monde des similitudes ou des vérités subtiles (‘alam al-mithâl) est le siège du Chef de la Hiérarchie ésotérique du Centre Suprême, ce qui présente un rapport très étroit avec le sujet du présent traité. Dans une note de son étude sur Le Triangle de l'Androgyne (cf. L'Islam et la Fonction de René Guénon, p. 140-141), Michel Vâlsan a fait mention du passage cité ici en traduisant al-Fahwâniyya par l'« Idée transcendante du Verbe proféré ». Il indiquait à ce propos : « Cette polarisation correspond évidemment aux deux sens du Logos (c'est-à-dire l'Intellect et le Verbe) et, en Islam, aux deux héritages ismaélite (correspondant au Logos en tant que Verbe) et abrahamique (correspondant au Logos en tant qu'Intellect) ».
(6) [rûhâniyyat adh-dhât]. Le « cœur » du terme nûn apparaît ainsi comme le support d'une Théophanie essentielle : c'est le Verbe universel résidant au centre de l'état humain. La fonction « intermédiaire » du wâw revêt par là un autre sens : le wâw est le secret transcendant du monde humain et l'alif le secret suprême du wâw.
(7) Cette action relève proprement de la « mission angélique » (risâla malakîyya) dont il est question dans ce passage : c'est la « Station de Jibril », qui sera mentionnée ensuite.
(8) Le texte indique simplement : « inda-hâ » et le pronom de rappel devrait se rapporter normalement à l'antécédent le plus proche, c'est à-dire le second nûn ; mais l'ensemble de ce paragraphe, et notamment la présence d'un fa, oblige à rejeter cette interprétation.
(9) Cf. supra, n. 15.
(10) « Ce qui est au-delà » se rapporte au domaine principiel pur, et « ce qu'il comporte » au domaine de la manifestation supra-individuelle.
(11) Le symbolisme du Calame est en accord avec celui de l’Encrier. D'autre part, l'assimilation de la langue à « une plume d'entre les plumes » fait référence à l'état primordial de la révélation, en particulier de la révélation coranique, dans lequel l'« interprète » des vérités transcendantes occupe une station à la fois « intermédiaire » et « synthétique » où la différenciation entre les sens manifestés au degré corporel n'est pas encore effective. C'est à quoi fait allusion le terme « iqra !» par lequel débute la sourate 96, généralement considérée comme le premier texte révélé du Coran. Ce terme comporte, en effet, un double sens : « Dis ! », c'est-à-dire : « prononce, énonce au moyen de ta langue », et « Lis ! », c'est-à-dire : « regarde ce que le Calame divin (expressément mentionnée dans le verset 4) a tracé pour toi ».
(12) L'emploi de ce terme prolonge l'ambivalence du passage, puisque le tracé des lettres s'opère « sur la Table de l'ouïe ».
(13) Cor., 26, 193-4. [nazala bi-hi ar-rûh al-amîn ‘alâ qalbika]. Ce verset est cité pour illustrer le cas où un intermédiaire apparent est présent. Sa disparition se rapporte à la doctrine de l'Inspiration divine directe et au mystère de l'« Identité suprême » qui implique « pour l'Homme Universel la possession effective et totale de la Science synthétique » désignée symboliquement le terme « Coran » ; cf. L'Esprit universel de l'Islam, p. 181-182.
(15) Le nombre 100 est un symbole du monde intermédiaire. Les cent degrés du Paradis se rapportent uniquement aux Paradis des œuvres, c'est-à-dire ceux qui sont obtenus par l'accomplissement des bonnes œuvres, et non aux Paradis de l’élection divine. Les cent niveaux de l'Enfer sont nécessairement liés à l'accomplissement des œuvres mauvaises, car il n'y a pas d'« Enfer d'élection ». L'équivalence de ces nombres s'explique par le fait qu'il s'agit en réalité d'un même état qui apparaît comme une grâce pour les élus et comme un châtiment pour les réprouvés : « Ce qui cause la félicité des uns cause le châtiment des autres; de même que la chaleur solaire réjouit celui qui a froid et éprouve celui a chaud » (Futûhât, chap. 67, vol. IV, p. 389 de l'éd. O. Yahyâ).
(16) Au chapitre 2 des Futûhât, le Cheikh s'exprime en des termes semblables, tout en précisant qu'il s'agit de la doctrine de l'« Homme éternel» (al-insân al-azalî). L'éternité est apparente en Dieu et cachée dans l'homme. Pour celui-ci, elle est également virtuelle, car elle ne peut être actualisée qu'au moyen de la réalisation initiatique. Ceci est à rapprocher de ce que René Guénon a enseigné au sujet des « mystères de la lettre nûn » : la jonction des deux nûn est figurée par le cercle avec son point central, qui est le symbole alchimique de l'or. Dans notre étude sur Le Maître de l'Or (cf. Vers la Tradition, n° 75, p. 13), nous avons eu l'occasion de mentionner que certains peuples connaissent, à côté d'une « eau d'argent » assimilée au mercure, une « eau d'or », expression dont le sens a été indiqué par René Guénon à la fin de son texte sur Hermès : « L'« or potable » des hermétistes est la même chose que le « breuvage d'immortalité » qui est aussi appelé « liqueur d'or » dans le Taoisme ». L'immortalité véritable implique, pour celui qui atteint le degré suprême, une participation à la Vie divine ; et celle-ci, non seulement n'aura jamais de fin, mais en outre n'a jamais eu de commencement, ce qui est le sens précis que revêt en arabe le terme azal. Tel est, selon nous, le « secret immense » auquel Ibn Arabi fait allusion ici. Il nous a paru important d'en souligner le caractère « alchimique » et de rappeler que la Science des lettres et l'alchimie peuvent être assimilées l'une à l'autre, car « ces deux sciences, entendues dans leur sens profond, n'en sont qu'une en réalité »; cf. La Science des lettres, chap. VI des Symboles fondamentaux et supra, p. 23.
La visite de la Médina, ville ancienne, revêt une
signification particulière, Elle est l'occasion d'un voyage dans le temps qui
introduit, pas à pas, et à travers un dédale aux subtiles compositions d'ombres
et de lumières, au coeur historique de la ville de Tunis, ce lieu vénérable
qu'Il faut savoir le découvrir d'un regard attentifavant de se laisser conquérir par son charme.
Par son importance géographique et humaine par son style
architectural et son organisation spatiale typiques, cette cité représente un
modèle accompli de la civilisation urbaine arabe en terre du Maghreb, et que
l'organisation internationale de l'UNESCO a élue au patrimoine culturel de
l'humanité et dont la sauvegarde concerne désormais la communauté universelle.
Elle fut fondée il y a de cela 13 siècles, sur une
étroite bande de terre séparant le lac Sedjoumi du lac de Tunis, sur le site
d'un marché rural où convergeaient, jadis lesgrandes routes sillonnant l'Africa romaine.
C'est en ce lieu favorable à la rencontre et au commerce
des hommes que Hassen Ibn Nooman, vainqueur de la Carthage byzantine, choisit
de bâtir une mosquée -LaZitouna- de l'olivier
au nom emblématique, Acte fondateur par excellence, la construction du monument
sacré devait décider du tracé futur de la ville qui évinça Kairouan et Mahdia
et assuma, seule le rôle de capitale en ses multiples fonctions : religieuses,
résidentielle, politique et économique.
La ville est un espace clos, ceinturé de remparts et
communicant par des portes avec l'extérieur. Se suffisant à elle même, la ville
abrite demeures, palais, cimetières, mausolées, hammams, écoles, médersas,
fours, entrepôts, échoppes d'artisans, places et jardins.
Placée sous la protection de son saint patron sidi
Mehrez, couronnée de blanches coupolesm de terrasses et de minarets élancés, la
médina se developpe en une trame serrée de constructions assemblées en grappes
et parcourues par un dense réseau de rues, ruelleset impasses. L'ensemble du
plan de la cité obéit à la règle de préservation de l'espace intime - Haram -et
la séparation entre quartier résidentiels et d'activité commerçante.
Ainsi, le quartier commerçant initial s'est installé
autour de la mosquée, formant un quadrilatère où sont rassemblés - comme
autants d'alvéoles d'une ruche, les corps de métiers nobles : libraires,
parfumeurs, soyeux, fabricants de chéchias, brodeurs tailleurs, bijoutiers,
céliers, épicieries fines, la hérarchie des corporations repoussant les métiers
plus bruyants ou polluants vers la périphérique de la cité.
Corps vivant, la médina conserve son mystère et son
charme indéfinissable, tout en sachant se faire accueillante.
Les mosquées de la Medina
Mosquée de la Kasbah ou Mosquée Almohade
Date
du monument:629-633 de l’Hégire / 1231-1235 J.-C.
Période
/ Dynastie: Hafside
Commanditaire(s):
Abou Zakariya al-Hafsi, fondateur de la dynastie hafside.
Architecte(s) / maître(s) d’œuvre: Ali ibn Mohamed ibn Kacem.
Description:
La salle de prière de plan rectangulaire est plus
profonde que large, contrairement aux modèles courants dans les mosquées
ifriqiyennes. Elle est divisée en sept nefs et neuf travées. La couverture, en
voûtes d'arêtes séparées par des arcs en fer à cheval, est soutenue par des
colonnes à chapiteaux hafsides et imposte en longs parallélépipèdes.
Le mihrab est revêtu de panneaux de marbre. Il est
surmonté d'une belle coupole à stalactites (mouqarnas) en plâtre et flanqué de
colonnettes à chapiteaux finement sculptés et dorés à la feuille. Lors de
l'affectation de la mosquée au rite hanafite, le minbar en bois a disparu,
laissant place à un minbar en maçonnerie revêtue de marbre.
L'élément le plus important de la mosquée de la Casbah
est indéniablement son minaret. Il reprend, dans son décor, les dispositions
essentielles du minaret de la casbah de Marrakech, plus ancien d'une
cinquantaine d'années. Le décor exécuté en pierre – et non en brique, comme
dans le modèle marocain – se développe en arcs polylobés partant du bas et se
prolongeant en s'entrelaçant. Il forme ainsi un réseau losangé qui se détache
sur le fond en pierre ocre. Il se déploie sur les quatre faces de la tour
carrée. Une inscription datant le monument meuble deux losanges de la face est.
Histoire:
Après avoir déclaré son indépendance vis-à-vis des
Almohades de Marrakech, le premier souverain hafside, Abou Zakariya, se fit
construire dans la casbah, siège dugouvernement, un palais auquel faisait suite cette mosquée. De simple
oratoire de cour, elle accéda au statut de mosquée du vendredi, alors que seule
la mosquée Zitouna jouait ce rôle jusque-là. Dès l'installation des Turcs, elle
fut affectée à la prière selon le rite hanafite, propre aux nouveaux maîtres de
l'Ifriqiya.
C’est le sultan en personne qui, à la fin des travaux,
lance le premier appel à la prière le vendredi 7 Ramadan de l’an 633 de
l’hégire (juillet 1235). La mosquée est, à l’origine, réservée au sultan et à
la cour mais dès l’arrivée des turcs, elle est affectée à la prière selon le
rite hanéfite, propre à ces nouveaux maîtres.
L’intérêt du monument réside dans le décor de son
minaret, le premier du genre et qui n’a cessé de servir de modèle à tous les
minarets postérieurs, dont celui de la Grande Mosquée construit au XIXème
siècle. Il reprend les dispositions de la Koutoubia de Marrakech et de la
Giralda de Séville. Sur chaque côté, des arcs polylobés partent du bas, se
prolongeant en s’entrelaçant, formant ainsi un réseau en losanges, fait de
pierre claire sur fond ocre. La plaque commémorative a immortalisé, aux côtés
du nom du souverain, celui du maître-maçon qui a supervisé les travaux de ce
chef d’œuvre, il s’agit de Ali Kacem el Arif.
La
petite histoire : L’histoire du mat au sommet du minaret
Au sommet de la mosquée de la Kasbah est fixé un mat sur
lequel est hissé un étendard blanc aux heures de la prière, pour donner le
signal à toutes les mosquées de la ville qui, à leur tour, lancent l’appel au
même moment.
Le privilège revient à la mosquée de la Kasbah pour deux
raisons. La première émane du caractère royal de la mosquée à son origine ; la
deuxième tient de sa position, au point le plus élevé de la Médina qui permet
de voir l’étendard de partout. Un spécialiste, nommé par décret, veillait jadis
à l’exactitude de l’heure.
Aujourd’hui, les moyens techniques étant ce qu’ils sont,
on pourrait se passer de ce signal. Eh bien non ! L’étendard blanc continue à
flotter, cinq fois par jour, au sommet du minaret de la Kasbah. Par contre, ce
qui a changé c’est la généralisation des haut-parleurs qui lancent un adhan
(appel) dans un crissement désagréable. Où sont les voix mélodieuses des
muezzins, choisis jadis autant pour leur piété que pour leurs qualités vocales
?
Place de la Kasbah
Mosquée Youssef Dey
Date
du monument: 1020 de l’Hégire / 1612 J.-C.
Période
/ Dynastie: Husseinite-ottomane
Commanditaire(s):
Youssef Dey.
Architecte(s)
/ maître(s) d’œuvre: Ibn Ghaleb al-Andalousi.
Description:
La mosquée qui porte le nom de son fondateur présente un
intérêt particulier car, tout en introduisant des éléments nouveaux dans le
plan et le programme architectural, elle conserve plusieurs aspects de la
mosquée ifriqiyenne.
La salle de prière n'est plus précédée d'une cour mais
encadrée de cours sur trois côtés à l'est, au nord et à l'ouest. Le long de la
façade nord, le portique joue le rôle de la galerie-narthex des mosquées
locales. à l'angle nord-ouest s'élève un minaret octogonal, au-dessus d'une
base carrée. Il se termine par un balcon protégé par un auvent en bois, le tout
est couronné par un lanternon à toit pyramidal recouvert de tuiles vertes.
Cette tour octogonale servira de modèle à la mosquée de Hammouda Pacha, la
mosquée el-Jedid et celle de Youssef Sahib el-Tabaa.
Le mausolée ou tourbet, longeant la façade, inaugure à
Tunis la mosquée funéraire dans laquelle le tombeau du fondateur s'associe au
lieu de culte. Celui de Youssef Dey est de plan carré à toit pyramidal de
tuiles vertes. Il présente sur chaque face une grande arcature centrale,
flanquée de deux étages de défoncements en niches à fond plat. Les colonnes
d'angle posées aux deux niveaux en allègent considérablement la masse. Les
pavements de marbre blanc sont rehaussés de claveaux alternés noirs et blancs.
Une inscription sur l'arcature centrale date le tourbet.
Les innovations, à savoir la cour en U, le minaret
octogonal et l'adjonction du tourbet, sont extérieures à la salle de prière.
Celle-ci perpétue le plan classique de la salle hypostyle, de forme
rectangulaire, composée de 9 nefs et 7 travées. La nef centrale et la travée
parallèle au mur de qibla, plus larges que les autres, se croisent en T au
devant du mihrab. Les colonnes, de provenances diverses, portent des chapiteaux
de type hafside, hormis quelques exemplaires antiques. La couverture est en
voûtes d'arêtes ; une coupole sur base octogonale et trompes en coquille marque
le devant du mihrab. Laseule note
nouvelle dans cet oratoire est le minbar en maçonnerie revêtu de panneaux de
marbres polychromes, alors qu'il est exécuté en bois dans les mosquées malékites.
L’Histoire
:
La première mosquée hanéfite
Une quarantaine d’années après l’installation des Turcs
dans le pays (1574) et après une période de réorganisation administrative et
grâce à l’accumulation des richesses que procure la Course, Youssef Dey offre à
Tunis sa première mosquée hanéfite, en 1615.
Il s’agit d’une mosquée suspendue, ce qui a permis la
construction d’une série de boutiques au rez-de-chaussée (l’ancien souk des
bchamkia pour les fabricants de bichmak : pantoufle à la turque). L’usufruit
des boutiques était constitué habous au profit de la mosquée, servant au
financement de son entretien.
Le tourbet, abritant la tombe de Youssef Dey et celles
des siens, est considéré à juste titre comme un chef d’œuvre de l’architecture
du XVIIème siècle. De l’extérieur, il présente sur chaque face, une grande
arcature centrale flanquée de deux étages de niches. Les colonnes d’angle
posées aux deux niveaux sont là pour alléger ce cube de marbre noir et blanc au
toit pyramidal vert. L’intérieur n’en est pas moins riche : des façades en
marbre à assises bicolores sous un plafond à caissons en bois de style
mauresque.
La
petite histoire : Dualité de rites, dualités de lieux de culte
L’arrivée des Turcs de rite hanéfite dans un pays où le
malékisme est dominant voire seul aura des conséquences sur la vie de la cité.
Les lieux de culte et d’enseignement seront envisagés selon leur appartenance à
l’un ou l’autre rite.
Avant la fondation de la mosquée Youssef Dey, au
lendemain de la conquête ottomane, c’est la mosquée de la Kasbah qui fut
affectée à la prière selon le rite hanéfite. Quoi de plus normal pour une
mosquée située sur les lieux mêmes du pouvoir. Mais voilà que le nombre d’adeptes
de ce rite se multiplie par les naissances, les nouvelles arrivées, les
conversions de renégats et il leur faut une nouvelle mosquée. On raconte que le
gouvernement turc a lorgné du côté de la Mosquée Zitouna mais ni les milieux
savants malékites ni l’opinion publique n’auraient admis une telle‘spoliation’.
On renonce à l’intention à peine formulée et on se contente de transformer
l’oratoire du Ksar en mosquée du vendredi pour les hanéfites en attendant
l’inauguration de la mosquée Youssef Dey.
Le Ksar (château), dont cette mosquée fut la dépendance,
était la demeure officielle des souverains de la dynastie des Beni Khorassan
(1063-1156). Il s’élevait à l’emplacementde l’actuel Dar Hussein. L’ensemble, palais et mosquée, remontait,
peut-être, à l’Emir Ahmed Ibn Khorassan (1100-1128) réputé pour avoir été un
grand bâtisseur.
Une tradition tenace affirme qu’il s’agit d’une église
antique transformée en mosquée.
Cette hypothèse a été étayée par l’absence, dans les
sources historiques, de la mention du nom du fondateur du sanctuaire. Or une
telle œuvre n’aurait pas manqué d’être attribuée à un bienfaiteur ou même
revendiquée par son auteur.
Le mihrab, de faible profondeur, n’a pas été conçu comme
tel ; c’est une simple niche creusée dans l’épaisseur du mur.
On ajoute comme autres arguments la largeur des murs (2,5
mètres) et la présence, ça et là, de pierres portant inscriptions latines. Il
est certain que le monument présente un caractère archaïque indéniable : il est
fortement encaissé par rapport au niveau de la rue, ses colonnes et ses
chapiteaux antiques sont remployés.
Vers 1598, lorsque les Turcs décidèrent de l’annexer à la
prière, selon le rite hanéfite, il bénéficia de travaux de restauration
importants et de l’adjonction d’une cour latérale, nettement surélevée par
rapport au niveau de la salle de prière et entourée de portiques à colonnes et
chapiteaux turcs.
En 1622, la mosquée est dotée d’un minaret unique en son
genre. Sans base, il est élevé directement sur les murs de l’oratoire, tant
ceux-ci sont épais et robustes.
La
petite histoire : Délices de Tunis au temps des Beni Khorassan
Au XIème siècle, Tunis devient capitale de la principauté
des Beni Khorassan. La période est à l’invasion nomade (les Beni Hillal et les
Beni Suleim) et aux incursions des Normands de Sicile.
Au milieu de ces dangers, les maîtres de Tunis sauront
trouver la paix en acceptant de payer tribut aux premiers et en concluant des
accords de commerce avec les autres.
Leur principauté prospère, voici ce que Oubeid Allah el
Bekri nous rapporte à propos des délices de Tunis : « Il y a surtout une amande
qu’on nomme ferik (friable) parce que la coque est si mince qu’on peut
l’écraser avec la main…Citons encore la grenade tendre dont les grains ne
renferment pas de pépins, et ce fruit, rempli de suc, est d’une odeur parfaite
; le gros citron, d’un goût délicieux, d’une odeur agréable et d’un aspect
séduisant ; la figue qui est nommée el kharami, qui est noire, grande, mince de
peau, pleine de suc mielleux ; le coing qui n’a pas de pareil pour la grosseur,
la douceur et le parfum…
Le poisson est très abondant à Tunis, et on y trouve
plusieurs espèces inconnues ailleurs ; chacune d’elles fréquente
alternativement la mer de Tunis pendant un mois de l’année, puis elle disparait
tout à fait jusqu’au même mois de l’année suivante. Ce changement permet de se
livrer aux jouissances du goût sans interruption et sans éprouver de la
satiété».
1, rue du Château
Mosquée Sidi Mehrez
Nom
du Monument: Mosquée Mohamed Bey al-Mouradi
Autre(s)
nom(s): Mosquée Sidi Mehrez en raison de son emplacement en face
du souk Sidi Mehrez
Localisation:
souk Sidi Mehrez, dans la médina, Tunis, Tunis
Date
du monument: de 1104 à 1110 de l’Hégire / 1692-1699 J.-C.
Période
/ Dynastie: Mouradite
Commanditaire(s):
Mohamed fils de Mourad Bey II.
Description: Il
s'agit de l'unique mosquée à coupole en Tunisie. D'inspiration turque, elle
rappelle Sainte-Sophie, la mosquée du sultan Ahmed à Istanbul et la Pêcherie à
Alger.
L’Histoire
:
L’emblème de Tunis
La Mosquée M’Hammed Bey est davantage connue sous le nom
de mosquée Sidi Mehrez, du nom de la zaouia à laquelle elle fait face.
Cette œuvre commencée par M’Hammed Bey en 1692 et
continuée par son frère Romdhane Bey resta inachevée. Le programme, s’inspirant
des mosquées mouradites antérieures (celles de Youssef Dey et de Hammouda
Pacha) prévoyait un minaret octogonal à l’angle nord-ouest de la cour et deux
tourbet familiaux. La mort de M’Hammed Bey, l’assassinat de Romdhane Bey et les
troubles survenus sous Mourad III empêchèrent la réalisation de ce programme.
La salle de prière, de plan carré, est entourée sur trois
côtés de galeries et de cours. A l’intérieur, quatre gros piliers soutiennent
une coupole hémisphérique qui s’élève à 29 mètres au-dessus du sol. Quatre
demi-coupoles la contrebutent sur les côtés. Aux angles, des coupolettes
achèvent cet ensemble de dômes blanchis à la chaux qui surplombe la ville ;
figure tellement emblématique que la Municipalité en a fait le centre de ses
armoiries.
Mode
de datation:
L'édification de cette mosquée est évoquée par des actes
notariés des habous des beys mouradites qui sont consignés dans les archives du
domaine de l'état.
La
petite histoire : Le maître-maçon prévoyant
La première coupole de cette envergure et l’arrêt des
travaux, suite à la mort de M’Hammed Bey, ont nourri une anecdote que les
tunisois racontent volontiers comme un fait historique.
Alors que les coupoles s’étageaient, les tunisois
commentaient ce tour de force. Un matin, le bruit de la disparition du
maître-maçon, responsable du chantier, se répand comme une trainée de poudre à
travers la cité. Le Bey, saisi de l’affaire, lance ses agents à la recherche du
disparu, sans résultat.
Un an plus tard, le maître-maçon se présente et demande
audience au Bey. « Sidna (notre Seigneur), lui dit-il, je me remets à vous et
accepte le châtiment que vous voudriez m’infliger mais auparavant, accordez-moi
le temps de vous expliquer les raisons de mon absence.
C’est la première fois que je construis une coupole aussi
imposante et, malgré tous mes calculs et toutes les précautions que j’ai
prises, j’étais rongé par le doute et l’effroi de voir l’œuvre s’écrouler sur
la tête des fidèles, au point de ne plus fermer l’œil de la nuit. J’ai donc
décidé d’arrêter le chantier pour empêcher l’inauguration du sanctuaire et de
laisser le temps à toute éventualité de tassement du sol. Aujourd’hui, je peux
vous assurer, ô Sidna, de la solidité de cette couverture. Je m’engage, si vous
me l’ordonnez, à achever mon œuvre. Si vous en jugez autrement, ma tête est
entre vos mains ».
Le Bey apprécie l’initiative du maître-maçon qui reçoit
une belle récompense et l’ordre d’achever la mosquée.
87, rue Sidi Mehrez
Mosquée Sahib el Tabaa
La mosquée en 1899
Période
/ Dynastie: Husseinite-ottomane
Commanditaire(s): Le
ministre Youssef Sahib el-Tabaa.
Architecte(s)
/ maître(s) d’œuvre: Haj Sassi ibn Frija.
Description: La
mosquée Sahib el-Tabaa domine la place Halfaouine (les marchands d'alfa).
Elles'élève au-dessus de magasins et
d'entrepôts. La salle de prière est encadrée de trois galeries. De la place, un
escalier coudé aboutit à la galerie est, qui offre une double colonnade et cinq
arcs ouverts sur la place. Un minaret octogonal en occupe l'extrémité droite.
étant resté inachevé à la mort du fondateur de l'édifice, le minaret ne recevra
son lanternon que dans les années 1970. Cette galerie présente un mihrab
extérieur pour la prière par temps chaud.
La salle de prière proprement dite est formée de 9 nefs
et 7 travées. Chacune des deux travées extrêmes (longeant le mur de la qibla et
le mur antérieur) s'enrichit de trois coupoles, une au centre et une à chaque
angle. Les nefs sont couvertes de voûtes en berceau terminées en arc de
cloître. . Ailleurs se conjuguent les marbres les plusprécieux : le blanc éclatant des colonnes
cannelées, la marqueterie de marbre rose, rouge et brun du mihrab et du minbar…
La décoration de cette mosquée reflète une influence
occidentale plus nette que dans tout autre oratoire tunisien. Les éléments en
marbre, plus abondants qu'ailleurs, sont directement importés de Carrare
(Italie). Les colonnes élancées sont cannelées et surmontées de chapiteaux
composites, résultant d'une interprétation italienne du modèle tunisien de
l'époque turque. Les arcs, à peine outrepassés, abandonnent le dessin classique
en fer à cheval. Les linteaux s'alourdissent de sculptures en bas-relief néo-baroque.
Le placage de marbre, sur l'ensemble des murs, laisse peu de place aux carreaux
de céramique placés sur les hauteurs au niveau des tympans des arcs. La
décoration du mihrab et du minbar fixe, faite de marbre polychrome, mêle à des
arcatures pseudo-gothiques une ornementation florale rehaussée de quelques
touches de dorure.
Elle est la dernière grande mosquée construite à Tunis
avant l'instauration du protectorat français en 1881. Son minaret de forme
octogonale est resté inachevé jusqu'en 1970, lorsque des travaux de restauration
ont terminé son lanternon.
Elle porte le nom du grand vizir Youssef Saheb Ettabaâ
qui l'inaugure en 1814. Sa construction dure six ans, à partir de 1808, sous la
houlette de Sassi Ben Frija1 avec une main d'œuvre constituée principalement
d'esclaves européens capturés par les corsaires de Tunis et mis à la
disposition du ministre par Hammouda Pacha, d'où l'influence italienne dans
l'architecture de l'édifice : colonnes à fûts cannelés, chapiteaux de type
unique et surtout placage de marbre polychrome.
Comme plusieurs
bâtiments de la médina, tout le soubassement de la mosquée est composé de
pierres d'appareil réguliers provenant des ruines de Carthage.
L’Histoire
:
Un mamlouk riche et généreux
Le fondateur de cette mosquée, du nom de Youssef Sahib el
Tabaa, était un mamlouk d’origine moldave, acheté à Istanbul pour le compte de
Baccar el Jellouli, caïd de Sfax et offert par ce dernier au bey Hammouda Pacha
à l’occasion de son avènement au trône. Elevé à la cour, on le dit intelligent,
juste et généreux. Il gagne l’estime du souverain qui le nomme garde des sceaux
ou sahib el tabaa.
La mosquée dont il finance la construction fait partie
d’un vaste programme comprenant deux medersa et un tourbet, attenants au lieu
de culte ; un hammam, où a été tourné le film « Halfaouine, l’enfant des
terrasses », un foundouk, un souk et, donnant sur la place, son propre palais.
L’opération vise la promotion du faubourg nord, quartier choisi pour sa
proximité du Bardo, siège de la cour où Sahib el Tabaa devait se rendre
quotidiennement pour assister le Bey dans la gestion des affaires de l’Etat.
Par la suite, d’autres mamlouks choisiront ce quartier pour construire leur
palais tels Khaznadar, ou Caïd el Sebsi.
L’influence italienne constatée dans les monuments
tunisois du XVIIIème siècle est ici plus nette. Le fait s’explique par l’emploi
d’une main d’œuvre en grande partie formée d’esclaves d’origine italienne,
tombés entre les mains des corsaires tunisiens, lors de l’attaque de l’île
sarde de Saint Pierre, le 2 septembre 1798. Les archives ont conservé une liste
de 27 esclaves italiens que Hammouda Pacha a mis à la disposition de son
ministre pour les besoins du chantier de la mosquée de Halfaouine. Le marbre
quant à lui a été taillé spécialement et transporté de Livourne à Tunis sur
l’un des navires de Sahib el Tabaa, navire dont il fit don au capitaine
Hassouna el Mourali pour le remercier de ses services à la fin des travaux.
L’amine maçon Sassi Ben Frija supervise la construction
de la mosquée dont le plan s’inspire de celui de la mosquée Hammouda Pacha le
mouradite. Nous retrouvons les trois galeries précédées de cours, encadrant la
salle de prière. La cour Est, pourvue d’une double galerie et d’un mihrab, est
utilisée en été comme lieu de prière.
Le minaret octogonal inachevé suite à l’assassinat du
fondateur en 1815 le restera jusqu’en 1968 à cause d’une superstition qui
prédisait la même mort tragique à quiconque oserait finir la tour.
La salle de prière est couverte de voûtes en berceau dont
la sculpture sur plâtre constitue la seule référence à l’art local. Ailleurs se
conjuguent les marbres les plus précieux : le blanc éclatant des colonnes
cannelées, la marqueterie de marbre rose, rouge et brun du mihrab et du minbar…
La petite histoire : Carrière et fin
d’un mamlouk
Un mamlouk est un jeune esclave chrétien, converti à
l’islam, qui bénéficie d’une éducation solide le préparant à des postes de
responsabilité.
Un mamlouk a son équivalent féminin, il s’agit de
l’odalisque qu’on cantonne dans le rôle de favorite procurant le plaisir et
assurant la qualité et la beauté de la progéniture. Rares sont celles qui ont
joué un rôle politique (voir La dernière odalisque de Faïcal Bey)
Notons que les mamlouks, coupés de leur origine, ont
perdu toute filiation. On leur attribue un prénom musulman et pour patronyme
leur titre qu’ils transmettent à leur descendance en tant que nom. C’est ainsi
que nous avons aujourd’hui la famille Khaznadar (trésorier), Caïd el Sebsi
(préposé à la pipe du bey), Khojet el Khlil (responsable des écuries), Bach
Baouab (chef portier) et la liste est longue.
Youssef Sahib el Tabaa a aussi une fortune considérable
car, à côté de ses fonctions à la cour, il fait des affaires dans le commerce,«
il se montre dans toutes les spéculations concurrent dangereux, dit de lui un
voyageur anglais, et peu de particuliers osent lutter contre lui sur la place
de Tunis mais encore sur les marchés de France et d’Italie ». D’autre part, il
est armateur de bateaux de course, activité alors licite et lucrative.
Au faîte de sa gloire, jouissant d’une grande influence
même après la mort de son protecteur, le bey Hammouda Pacha, il n’a pas manqué
de susciter la jalousie et la haine des courtisans du Bardo. On l’accuse de
fomenter des intrigues contre la personne du prince et la sûreté de l’Etat. Le
bey décide de le faire comparaitre devant lui pour l’interroger en présence de
ses accusateurs.
Craignant cette confrontation, les conjurés décident de
l’empêcher en assassinant à coups de poignard Youssef Sahib el Tabaa, dans le
couloir qui devait le conduire à la salle d’audience, prétextant qu’il venait
de déclarer la révolte contre le bey.
Son corps est livré à la populace, excitée par l’or
distribué par ses ennemis et le bruit, sans fondement bien évidemment, de sa
trahison et de sa collaboration avec les chrétiens. Son corps mutilé est trainé
dans les rues de Tunis et jeté finalement dans le cimetière chrétien. Il a
fallu l’intercession du Saint Sidi Brahim Riahi auprès du bey pour que la
famille du ministre puisse inhumer ses restes dans le tourbet construit par lui
dans la mosquée Halfaouine.
Le complexe de Sahib el-Tabaa comporte en outre deux
madrasa et le tombeau du fondateur, auxquels on accède par la façade nord.
Mosquée El Zitouna
Nom
:
Grande Mosquée Zitouna
Date/période
de construction : 241-249 H. / 856-864 J.C., sur un ancien
bâtiment construit en 78 H. / 698 J.C.
Matériaux
de construction : Pierre de taille ; marbre ; bois ; stuc ;
plomb ; brique
Décor
architectural : Pierres de couleur, stuc
Destinataire/mandataire
:
L’émir aghlabide Abû Ibrahim Ahmed ; le calife abasside al-Musta’în (r. 962 –
866). Mandataire : Nusair, l’esclave du calife abasside
Inscriptions
:
- Sous la coupole précédant le mihrâb, en kufique anguleux : « Voici ce qu’a
ordonné de faire l’imâm al-Musta’în billah, émir des croyants, l’Abbâside, dans
la recherche de la récompense de Dieu et dans le désir de Son agrément, par les
mains de Nusair, son client, en l’année 250 (864)…Façon de Fath. »
La Grande Mosquée est située au coeur de la médina. Elle
a été édifiée sur les vestiges d’une basilique chrétienne. La légende raconte
qu'à l'endroit où se trouve la mosquée se trouvait un lieu de prière et un
olivier. Certaines rumeurs font penser au tombeau de sainte Olive qui se
trouverait à l'endroit de la mosquée (zitouna veut dire « olive » en arabe
La Grande Mosquée occupe le cœur de la cité dont elle est
l’élément ordonnateur, à partir duquel rayonnent les grandes artères pour
aboutir aux portes perçant la muraille.
Sa fondation remonte au gouverneur Abdallah Ibn el-Habhab
(732) ou peut-être à Hassan Ibn Noomane c'est-à-dire à la naissance même de la
Médina qui succéda à Carthage en 698.
Cette polémique importe peu car nous savons que sur ordre
de l’Emir aghlabide Ibn Ahmed, la première mosquée a été totalement
reconstruite pour être agrandie et embellie ; elle prendra globalement l’aspect
que nous lui connaissons.
Comme les mosquées de Cordoue et de Kairouan qui lui sont
antérieures, elle se compose d’une salle de prière hypostyle, précédée d’une
cour. L’ensemble couvre une emprise au sol d’environ 5000m² dont 1344m² de surface
couverte. Le plafond en charpente est soutenu par 184 colonnes et chapiteaux
antiques, délimitant 15 nefs et 6 travées.
Elle assumait un rôle défensif, incarné par les deux
tours d’angle (nord-est et sud-est), que l’on retrouve à la Grande Mosquée de
Mahdiyya. La façade est percée de plusieurs entrées menant dans la cour pavée à
quatre portiques (rajoutés au Xe siècle) ou dans la salle de prière.
Celle-ci est composée de quinze nefs perpendiculaires au
mur qibli et de six travées couvertes en charpente portées par des arcs en
plein cintre outrepassés posés sur des colonnes à chapiteaux antiques provenant
sans doute des ruines de Carthage. La nef médiane et la travée devant la qibla
sont plus larges. A leur croisée se situe la coupole du mihrâb, à base carrée,
tambour octogonal à trompes et coupole à cannelures.
A l’entrée de la salle de prière, sous le portique, une seconde
coupole ajoutée au XIe siècle met en valeur l’axe du mihrâb. L’extérieur du
dôme est orné, comme en Égypte fatimide[1], de niches, ici parées de pierre
ocre et de brique rouge.
Le plan et la typologie sont manifestement largement
inspirés de la Grande Mosquée de Kairouan et de la Grande Mosquée de Cordoue.
La ressemblance entre la Grande Mosquée de Kairouan et la Zitouna est si
poussée que l’on peut envisager le concours du même architecte. La croisée de
la nef médiane et de la travée qibli forme ici un carré parfait pour la coupole
du mihrâb, ce qui n’était pas le cas à Kairouan vingt-cinq ans plus tôt. L’axe
du mihrâb est également magnifié par la présence, au niveau du portique côté
qibla, d’un arc plus haut et plus large qui, flanqué de deux arcs plus étroits,
rappelle fortement les arcs de triomphe romains. Trois colonnes flanquent
chaque côté de cet arc central ; ce principe sera repris plus tard à la mosquée
al-Azhâr au Caire (970-972).
Le mimétisme entre les deux édifices se trace même dans leurs
évolutions respectives : la deuxième coupole à l’entrée de la salle de prière
sera ajoutée dans une seconde phase de construction dans les deux mosquées.
Un minaret carré haut de 43m fut ajouté au nord-ouest à
l’époque hafside (1228 – 1574), sur le modèle almohade[2]. Comme celui de la
Mosquée de la Casbah voisine (1235), il est orné d’entrelacs de pierres. Il fut
reconstruit sous les Husseïnites.
De la période hafside date également la réfection de la
façade de la bibliothèque, qui fut percée de fenêtres à baies géminées. Les
portes de la salle de prière furent également remplacées et la façade est fut
agrémentée d’une colonnade double.
Après les invasions hilaliennes et surtout à partir de
l'époque hafside, la mosquée Zitouna subira nettement l'influence
hispano-mauresque, inspirée elle-même des réalisations aghlabides. Celle-ci est
visible à travers les décors de stuc, à décor géométrique et floral, qui se
présentent sous forme de panneaux ornés de rinceaux englobant des feuilles de
vigne et des palmettes polylobées composant des motifs axés contenant parfois
des pommes de pin et des rosaces. Quant aux motifs géométriques, ils consistent
en des cercles dans lesquels s’inscrivent des étoiles et des carrés posés sur
la pointe.
La coupole du portique précédant la salle de prière est
aussi emblématique de l’influence andalouse. Des niches aux arcatures
polylobées encadrées de deux arcs en plein cintre se déploient sur deux
niveaux. Les arcs en plein cintre sont constitués de claveaux alternés en
pierres polychromes, que l’on retrouve dans la salle de prière de la Grande
Mosquée de Cordoue. Ils évoquent aussi l’art byzantin oriental. L’utilisation
des niches comme élément de décor est un procédé courant dans l’architecture
islamique. On l’observe non seulement en Tunisie aux Xe-XIe siècles, mais aussi
en Égypte et en Algérie[3].
Le devant du Mihrab est marqué par une coupole portant
une inscription la datant de 864. De l’extérieur, le dôme est une calotte
hémisphérique à cannelures dans la pure tradition aghlabide.
Depuis, il n’est pas une dynastie qui n’ait voulu laisser
une trace de son passage ici bas.
Aux Zirides (Xème siècle), on doit la galerie narthex et
la belle coupole du bahou.
Le sultan hafside Abou Yahya Zakaria, en 1316, isole la
salle de prière par une série de portes en bois, dote la cour de trois galeries
qui l’encadrent et ajoute à l’extérieur, au devant de la façade est, une cour
qui sera couverte au XVIIème siècle. Elle constitue aujourd’hui une belle
galerie à double arcade, à laquelle on accède par un large escalier.
Le mur de fond de
cette galerie a conservé un pan de muraille du IXème siècle, construit en gros
appareil de pierre, flanqué à l’angle nord-est par une tour ronde qui témoigne
du rôle défensif que jouaient les premières mosquées.
Les turcs rénovent le décor de la salle de prière par
l’ajout du plâtre sculpté. Au milieu du XIXème siècle, le ministre Khaznadar
agrémente la cour sur trois côtés de colonnes et de chapiteaux composites en
marbre blanc directement importés de Carrare (Italie).
La dernière retouche apportée à ce prestigieux monument a
été l’édification d’un nouveau minaret (1894). Il a remplacé le minaret du
XVIIème siècle qui, par le fait de l’extension des habitations, ne dominait
plus l’ensemble urbain. Le nouveau minaret, haut de 43m, est l’œuvre de deux
grands maîtres maçons : Sliman Nigrou et Tahar Ibn Saber. Il emprunte sa forme
et sa décoration au minaret almohade de la Kasbah qui s’est imposé comme modèle
depuis le XIIIème siècle.
La
petite histoire : L’enseignement zitounien
Dès le XVIIIème siècle, les hafsides donnent une impulsion
à l’enseignement. La medersa, institution nouvellement introduite au Maghreb,
offre aux étudiants l’hébergement. La Grande Mosquée se distingue comme un
brillant centre universitaire.
Le voyageur Khaled el Balawi (1330-1340) exprime son
admiration devant le nombre de jurisconsultes de valeur tels, entre autres, les
cadis Ibn el Rafii, Ibn el Salam, l’illustre Ibn Arafa. La rivalité qui oppose
ce dernier au savantissime Ibn Khaldoun est restée dans les annales. Elle n’est
que le reflet de la vivacité intellectuelle de l’époque.
L’occupation espagnole (1535-1574) a été, d’après les
chroniqueurs, désastreuse pour l’enseignement et le savoir. La bibliothèque de
la Grande Mosquée, qui ne comptait alors pas moins de 30 000 ouvrages, a été
saccagée. Il va falloir attendre le début du XVIIIème siècle, avec Hussein Ben
Ali et son successeur Ali Pacha, pour assister à une renaissance de l’enseignement
qui sera réorganisé grâce aux réformes de Ahmed Bey (1842).
Parmi les illustres savants de la dernière génération
formés à la Zitouna, il suffit de nommer le théologien Mohamed Tahar Ben Achour
et le poète Abou el Kacem el Chebbi.
On ne peut pas évoquer les zitouniens sans rappeler leur
participation active à la lutte nationale. Six des leurs sont tombés sous les
feux des autorités françaises lors d’une manifestation le 15 mars 1952.
Mais le fait le plus étonnant a eu lieu un mois
auparavant, lorsque le 2 février, un groupe de femmes, formé de dames de la
bourgeoisie dont la princesse Fatma, petite-fille de Moncef Bey, mais aussi de
femmes du peuple, décide d’organiser un sit in au sein de la Grande Mosquée et
d’observer une grève de la faim qui a duré trois jours.
[1] Mausolée de Sayyida Ruqayya, Égypte, Le
Caire, 1133.
[2]Voir au Maroc les minarets de la mosquée
Hassan (Rabat, XIIe s.) et de la Kutubiyya (Marrakech), et en Algérie celui de
la mosquée de Tlemcen (1136).
[3] Façade orientale de la Grande Mosquée
de Sfax (Xe siècle) ; façade de la mosquée Sidi Ali Ammar ; Qubba ibn al-Qhaoui
et la Qal'a des Banu Hammad remontant au XIe s.
Mosquée Hammouda Pacha
Nom
:
Mosquée Hammûda Pasha
Lieu
:
Tunis, Tunisie
Date/période
de construction : 1066 H./1655 J.C.
Matériaux
de construction : Grès ; marbre ; tuiles vernissées
Décor
architectural : Marbre ; stuc.
Destinataire/mandataire
:
Muhammad Bey connu sous le nom de Hamouda Pacha al-Mouradi (Hammûda Pasha
al-Murâdî)
Le monument est situé dans la médina de Tunis, près de la
Grande Zitouna. Sa fondation correspond à une tentative des Turcs, nouveaux
maîtres du pays depuis 1574, de contrecarrer le rite malékite auquel adhérait
la population locale en imposant le rite hanifite.
Cette mosquée, influencée par celle de Yûsuf Dey (Tunis,
1613-1614), reflète les divers apports qui marquèrent la Tunisie, un siècle
après l'avènement des Ottomans. Elle offre un document remarquable sur
l'élaboration de la nouvelle personnalité artistique tunisienne qui, tout en
réalisant un amalgame entre différents courants, ne manque pas d'originalité.
L’ensemble regroupe la mosquée, un minaret et le tombeau
du fondateur.
Un escalier à double volée débouche dans la cour, dans
l’axe de l’entrée de la salle de prière, encadrée de trois portiques à toiture
en pente[1].
Trois portes aux piédroits ornés de marbre finement
sculpté mènent à la salle de prière. L’intérieur est divisé en cinq travées et
sept nefs perpendiculaires au mur de qibla. La travée du mur de qibla et la nef
médiane sont élargies, reprenant ainsi un plan élaboré en Ifrîqiya
aghlabide[2]. La coupole sur trompes à coquilles à l’avant du mihrâb participe
du même héritage. Quarante-huit colonnes en marbre de Carrare à chapiteaux
néo-ioniques supportent la retombée d’arcs en fer à cheval par l’intermédiaire
de hautes impostes bicolores. Les murs sont couverts de lambris de marbre
jusqu’à hauteur des tympans, puis de panneaux de stuc dans la zone supérieure.
Les voussures des arcs sont sobrement animées par la présence de quelques
claveaux noirs. Certains éléments, tels les chapiteaux, semblent d’influence
italienne. Les revêtements de marbre polychrome relèvent d’une tradition
existant dès le début de l’Islam, qui prit une grande importance dès le XIVe
siècle en Égypte, en Italie, et au XVIe siècle sous les Ottomans.
À la base de la coupole court une inscription donnant la
date de construction. La niche s’ouvre sur la salle par un arc en plein cintre
outrepassé à claveaux noirs et blancs, retombant sur deux colonnettes en pierre
noire à chapiteaux néo-ioniques. L’intérieur est orné d’arcatures réalisées en
placages de marbre rose, blanc et gris.
A l'angle nord-ouest se dresse le minaret à l’élégante
silhouette, à base carrée et à fût octogonal. Il est couronné d'un balcon à
auvent évoquant des formes ottomanes[3] et est coiffé d'un lanternon à toit
pyramidal. Ce type de minaret, qui nous renvoie à l’Anatolie[4] et au
Proche-Orient, devint le trait distinctif des mosquées construites pour la communauté
ottomane en Tunisie. Il est présent dans plusieurs villes de la régence de
Tunis, notamment celles abritant une minorité ottomane et particulièrement une
garnison turque[5].
La salle de prière
est une salle hypostyle des plus classiques où on peut cependant voir les deux
éléments spécifiques aux mosquées hanéfites qui sont le minbar (chaire à prêche)
en maçonnerie et la sedda (mezzanine centrale).
Dans les mosquées malékites, le minbar en bois est monté
sur rails ; on peut le dissimuler dans un réduit, après la prière. Dans la
mosquée hanéfite, il est fixe, aussi soigneusement décoré que le mihrab,
matérialisant l’importance de l’imam.
La sedda est la marque du privilège des khouja, lettrés
qui, à des moments précis de la prière, récitent en chœur certains versets du
Coran alors que les fidèles, en rangs, tantôt écoutent et tantôt participent,
dans un cérémonial bien réglé.
Le minaret et le tourbet ont pris à leur compte les
dispositions architecturales de ceux de la Mosquée Youssef Dey. La mosquée
Hammouda Pacha n’en constitue pas moins un jalon important dans l’histoire de
l’art en Tunisie. Elle porte la marque d’un style nouveau d’influence italienne
qui vient se greffer aux traditions hafsides et andalouses.
L’usage du marbre noir et blanc en assises ou en
incrustations trouve sa belle expression sur la façade principale de la salle
de prière et les façades intérieures et extérieures du tourbet. Au style
andalou, celui-ci emprunte la composition d’un superbe plafond en bois sculpté
et peint ainsi que la frise de stuc à arceaux. La nouveauté s’affirme dans
l’usage du marbre polychrome qui éclate surtout dans la décoration baroque des
façades du tourbet.
Le mausolée du fondateur est dans l'angle opposé au minaret.
L'adjonction du mausolée du fondateur à l'oratoire constitue une manifestation
de l'influence ottomane.
De plan carré, il est surmonté d'une coupole pyramidale
couverte de tuiles vernissées vertes. Chaque façade est occupée au centre par
une arcature flanquée de panneaux à décors géométriques de marbre blanc et noir
dans la partie basse, tandis que la zone supérieure est occupée par deux baies
géminées aux voussures alternées noires et blanches faisant écho à l’arc
central.
La coupole pyramidale, les toitures en tuiles et certains
décors géométriques et floraux, déjà visibles dans les mausolées tunisiens
hafsides[6], révèlent une influence andalouse.
Un
jalon important dans l’histoire de l’art en Tunisie
La tradition de la mosquée funéraire associe le tombeau
familial au lieu de culte, tradition introduite par Youssef Dey, est reprise
par Hammouda Pacha, à peine quarante ans plus tard. La construction de la
mosquée, datant de 1656-57, est attribuée à un maître d’œuvre andalou du nom de
Nigrou.
La
petite histoire : Une dynastie issue d’un renégat
Le Tunis du XVIIème siècle s’enrichit de nouveaux apports
humains composés de Morisques, de Turcs et de renégats appelés aussi « Turcs de
profession ».
Il s’agit d’européens venus à l’Islam pour échapper à
leur condition d’esclave et accéder aux hautes charges. Ils s’imposent par leur
dynamisme, leurs connaissances et leur technicité. On les trouve aux postes de
confiance : gérants dans les grandes familles tunisiennes ou turques,
conseillers ou secrétaires de personnages officiels.
L’un d’eux, d’origine corse, nommé Mourad, de son vrai
nom Jacques Senty, est Bey du camp en 1612. Il est donc chargé de lever les
impôts en nature ou en espèces parmi les tribus, au cours des tournées qui ont
lieu deux fois par an. Homme habile et intelligent, il s’enrichit par la Course
et réussit à gagner, grâce à ses largesses, l’estime de la milice, des
corsaires et de la Porte. Il obtient le titre de Pacha et le droit de
transmettre sa charge de Bey à son fils et héritier Mohamed dit Hammouda.
Ainsi nait la dynastie mouradite dont le dernier
représentant est le sanguinaire Mourad III, assassiné en 1702 ainsi que toute
la descendance mouradite.
[1] Ce schéma existe déjà, mais sans cour,
à Istanbul : mosquée de Piyale Pacha (1565-1573).
[2] Grande Mosquée de Kairouan, Tunisie,
836.
[3] Les auvents apparaissent en effet
fréquemment dans l’architecture ottomane, notamment dans les bâtiments à usage
funéraire (tombeau de Soliman le Magnifique, Istanbul, 1558) et également dans
les réalisations civiles (Fontaine d’Ahmed III, Turquie, 1907 (reproduit la
fontaine érigée en 1729 devant la porte extérieure du palais de Topkapi), bois,
nacre, ivoire et marbre polychrome, Istanbul, Yildiz Sarayi Müzesi, inv.364).
[4] Les minarets de la Suleymaniye
(Istanbul, Turquie, 1550-1557) ainsi que de nombreux minarets ottomans
présentent, bien que plus élancée, une silhouette comparable à celle de ce
minaret.
[5] Grande Mosquée de Bizerte (1060 H./1650
J.C.) ; Mosquée Slimane Hamza de Mahdiyya (XIe-XVIIe siècle).
[6] Mausolée de Sidi Abid (XIVe et XVIIe
siècles) ; mausolée de Sidi Kacem al-Jellizi(XVe siècle).
Les zaouias de la Medina
Zaouia Sidi Mehrez
L’Histoire
:
Soltan el Medina
Une zaouia qui ne désemplit pas car elle abrite le tombeau
de Sidi Mehrez, saint patron de Tunis, décrété Soltan el Medina par ses
habitants.
Mehrez Ibn Khalef est né dans la banlieue de l’Ariana où
il commence une paisible carrière de meddeb (précepteur). Puis il se déplace à
Tunis, y acquiert une maison près de Bab Souika où il sera inhumé en 1022. La
croyance populaire et les largesses des souverains vont muer les lieux en une
fastueuse zaouia.
Poète, pieux et vertueux, Sidi Mehrez s’est surtout
distingué par son engagement dans la lutte contre le rite chiite, introduit par
les fatimides et imposé comme religion officielle dans un pays de tradition
sunnite malékite.
Il est aussi connu pour son rôle économique. C’est lui
qui, après le saccage de Tunis par le kharijite Abou Yazid, en septembre 945,
incite la population à reconstruire l’enceinte endommagée et à réorganiser le
commerce.
La tradition unanime lui attribue la fondation du
quartier juif de la Hara, situé à quelques distances de sa zaouia, sans doute
pour retenir cette population active, au bénéfice de l’économie de la ville.
Jusque là, les juifs ont accès à la cité le jour et doivent la quitter le soir
pour un quartier du côté de Mellassine où ils résident.
Pour sauver Tunis, Sidi Mehrez use aussi de ses pouvoirs‘surnaturels’.
Ne lui attribue-t-on pas la mort à distance de l’Emir ziride Ibn Badis ?
Une nuée de tentes déployées près de Sijoumi fait
trembler les tunisois. Leur saint les rassure et, du haut de la colline de la
Kasbah, prie Dieu pour que périsse Badis et que soit protégée Tunis. Le
lendemain, on retrouve l’Emir transpercé de sa propre épée, sous sa tente de
soie. De crainte, son successeur el Moez promulgue un dhahir (édit) ordonnant
que « les autorités veillent à ce qu’on ne touche pas à la personne de Sidi
Mehrez ni à ses biens et ni à la personne ni aux biens de ses partisans ».
Sa renommée, établie pour « l’éternité », dépasse le
cadre de l’Ifriqia. Dans son guide des lieux de pèlerinage, le géographe El
Hawari, mort à Alep en 1215, signale « le sanctuaire de Sidi Mehrez
qu’invoquent les marins lorsque la mer devient mauvaise et auquel ils font des
vœux ».
Tunisois et non-tunisois continuent de visiter la zaouia
de Sidi Mehrez pour adresser des supplications, faire des vœux et des
offrandes. Notons que les juifs, lorsqu’ils étaient nombreux à la Hara vouaient
le même culte au Soltan el Medina.
La zaouia était considérée comme un refuge offrant
l’immunité absolue, même au plus dangereux des malfaiteurs. Ce n’est qu’en
1888, après l’organisation de la justice, qu’on a mis fin à cette tradition en
évacuant de force un criminel pour le présenter à la justice.
La cour, remaniée dans les années 80, précède une salle
couverte d’une coupole sur trompes. C’est là où se trouve le puits qu’on dit
«béni ». La ziara (visite) n’est pas complète si on ne boit pas de son eau. Il
est de tradition d’y emmener le garçonnet le jour de sa circoncision et la
jeune fille la veille de ses noces pour boire et se laver le visage et les
mains. Cette eau fraîche procure la sérénité pour affronter en paix le rite de
passage.
Salle et chambre funéraire datent de la fin du XIXème
siècle, sous Sadok Bey. Plus imposante par sa coupole ovoïde, la deuxième se
distingue par le plâtre sculpté où l’arabesque se mèle au thème du vase à
bouquet.
Le catafalque en bois ajouré à deux registres est protégé
par un grillage en fer ouvragé, doublé d’une balustrade en bois
La
petite histoire : Poème de Sidi Mehrez sur les ruines de
Carthage
J’ai vu ces murs comme un mirage
Cette fierté dans la misère
Qu’une larme soit un hommage !
Pourquoi ce vide après la joie ?
Ce dénuement après la gloire ?
Ce néant qui fut une ville ?
Qui répondra ? Rien que le vent
Qui remplace le chant des prêtres
Et disperse les âmes jadis rassemblées.
87, rue Sidi Mehrez
Sidi Kacem Jellizi
Nom
:
Zawiyya de Sidi Qasim Jelizi
Date/période
de construction : XVe siècle ; adjonctions au XVIIe siècle
(cour) et au XVIIIe siècle (salle de prière)
Matériaux
de construction : Pierre sous forme de moellons, de plaques et
de voussoirs en grès coquillier, marbre.
Décor
architectural : Marbre, panneaux de revêtement de céramique
en cuerda seca.
Destinataire/mandataire
:
Abu al-Fadhl Qasim Ahmed al-Sadfi al-Fassi, dit Sidi Qasim Jelizi ; Abu al-Gith
al-Kachech (Saint tunisois d'origine andalouse, du XVIIe siècle)
Dimensions
:
à peu près 2700 m² (bâtiment et ses dépendances)
Ce monument porte le nom d’un saint tunisois, originaire
de Fès, mort à Tunis en 1496, qui exerça durant une partie de sa vie le métier
de fabricant de Jaliz (carreaux émaillés) dont il s'était procuré les
techniques en Andalousie. A l’origine, le bâtiment consistait uniquement en une
chambre funéraire couverte d’une toiture pyramidale. Il a subi l’adjonction de
la cour et des pièces qui l’entourent au cours du XVIIe siècle, et de la salle
de prière sous le règne de Hussein ben Ali (1705-1735).
L’Histoire
:
Entre l’art ifriqien et l’art andalou
Kacem el Jellizi, de son vrai nom, Abou el Fadhl Kacem el
Fessi (de Fès), doit vraisemblablement son nom au métier du jelliz (carreaux de
céramique) qu’il exerçait avec une rare habileté technique et un grand sens
esthétique. La tradition lui attribue une origine andalouse.
Artiste mais aussi très pieux, il fut élevé au rang des
saints personnages, vénéré par la population et jouissant de la considération
des sultans hafsides.
A sa mort en 1496, le Sultan en personne assista à ses
funérailles. Enterré dans sa propre demeure, celle-ci ne tarda pas à devenir un
lieu de culte, zaouia, où, sans discontinuer, on vient à la recherche de la
baraka du saint ! Les lieux furent plusieurs fois restaurés mais les travaux
les plus importants sont dus à Abou el Ghaith el Kachech, le cheikh des
andalous de Tunis, qui affecta la zaouia comme gite aux morisques chassés
d’Espagne.
Au début du XVIIIème siècle, Hussein Ben Ali ajouta au
complexe une mosquée qui abrite aujourd’hui un atelier de céramique moderne.
Le monument présente une magnifique cour à portique
dominée sur un côté par l’imposante silhouette de la chambre funéraire alors
que se distribuent sur les trois autres côtés des pièces réservées à l’origine
aux indigents et aux pèlerins..
La coupole pyramidale en tuiles vertes couvrant la
chambre funéraire est d’un type fréquemment utilisé en Tunisie pour la
construction des couvertures de certains mausolées des médinas de Tunis et de
Kairouan (mausolée de Sidi Abid à Kairouan, seconde moitié du XIVe siècle,
mausolée de Sidi Ouhaychi à Kairouan, XVIIe siècle).
Les murs sont construits en moellons et couverts d’enduit
incrusté de panneaux de carreaux en cuerda seca, selon une technique décorative
bien connue en Espagne, au Maroc, et en Orient. Les motifs étoilés du décor
sont surmontés par une double frise à entrelacs et à chevrons. Cependant, comme
dans le cas des chapiteaux hispano-maghrébins, il serait vain de chercher
ailleurs qu'en Tunisie des exemples de revêtements parfaitement identiques à
ces derniers. On constate en effet des différences assez sensibles, surtout
dans les couleurs, dues probablement à l'utilisation de colorants d'une
composition chimique particulière.
La technique de la cuerda seca consiste en la réalisation
d’un décor cloisonné destiné à éviter la fusion entre les glaçures colorées au
cours de la cuisson. Dans le décor à cuerda seca (« corde sèche ») les surfaces
glacées, cernées d'un trait mat réalisé avec une matière gréseuse, gardent un
léger relief. Il faut distinguer cette technique de celle dans laquelle les
lignes du dessin, établies en creux dans un moule, se trouvent reproduites en
relief sur le carreau de telle sorte que de fines crêtes séparent des surfaces
en faible dépression, destinées à recevoir des couleurs diverses.
De la chambre funéraire, on accède à la cour encadrée de
portiques, dans laquelle les surfaces murales sont décorées de grandes figures
géométriques et un décor d'entrelacs rectilignes et de disques, le tout obtenu
par l'incrustation de galons de marbre noir se détachant sur le marbre blanc.
On retrouve des motifs semblables à la midhat al-Sultan (Tunis, 1448-1450), à
la zawiyya de Sidi Abid (Kairouan, seconde moitié du XIVe siècle) et dans des
cours de maisons tunisiennes des XVIe-XVIIe siècles. Le même type de décor,
hérité de l’art byzantin et déjà utilisé à l’époque omeyyade, orne l'intérieur
de plusieurs édifices du Caire[1]. S'agit-il d'éléments directement empruntés à
l'Égypte mamluke ou bien ont-ils plutôt fait leur apparition tardivement à
l’époque ottomane ?
La salle de prière, hypostyle, possède un plan assez peu
répandu au Maghreb : les nefs sont disposées parallèlement au mur de qibla,
tradition héritée de la Grande Mosquée de Damas.
En conclusion, le modèle architectural de cette zawiyya
évoque celui de la madrasa de Sidi al-Uhayshi à Kairouan (milieu XVIIe siècle)
et de la zawiyya de Sidi Abid à Tunis, mais rappelle aussi celui de certains
mausolées maghrébins de type hispano-mauresque[2].
La petite histoire : Les Morisques
chassés d’Espagne
« Les morisques jugés indésirables par Philippe III sont
chassés d’Espagne ; ils affluent à la Régence (1609). Un bon nombre de citadins
se fixent à Tunis, non sans choquer les habitants par leur accoutrement, leur
langue…Comment ces apparences d’infidèles peuvent seoir à de bons musulmans ?
Il faut faire confiance au Dey Othman qui les traite
comme tels et leur réserve le meilleur accueil ainsi qu’au pieux Sidi Belghith
el Kachech qui prend soin de leur installation. Sa propre zaouia, celle de Sidi
Kacem, leur servait de lieu de transit avant de leur trouver un asile plus
confortable que leur offraient volontiers les familles tunisoises.
Petit à petit, ils se regroupent dans deux quartiers, l’un
autour de l’actuel rue des andalous, l’autre dans houmet el andalous ou
quartier des andalous dans les environs de Tronja et Hammam el Remimi » (Jamila
Binous – Tunis à l’ombre de ses remparts).
31, rue Sidi Kacem Jellizi
Tel : +216 71 57 24 23
NOTE
[1] Complexe de sultan Hasan, Egypte, Le
Caire, 1356.
[2] Mausolée de Moulay Idriss , Mekhnès,
Maroc, XVIe siècle.
Zaouia Sidi Ali Chiha
L’Histoire
:
La confrérie issaouia
La zaouia Sidi Ali Chiha était la plus vaste de la
confrérie issaouia. C’était la zaouia mère par rapport à plusieurs «succursales
» élevées à travers le pays pour les adeptes de cette confrérie. Cette dernière
fut fondée au XVIème siècle par Mohamed Ben Issa, enterré à Meknès au Maroc,
pour vous dire l’étendue des réseaux confrériques à travers le Maghreb et
au-delà.
La zaouia Sidi Ali Chiha a été construite en 1852, sur
ordre du ministre Mustapha Khaznadar, lui-même affilié à la confrérie issaouia.
Il en fit don au cheikh de la confrérie, Sidi Ali Chiha, qui y fut enterré en
1854.
Au lendemain de l’indépendance, les confréries, taxées de
collaboration avec le régime colonial, ont vu leurs activités interdites, leurs
bien habous confisqués par l’Etat et leurs locaux désaffectés. La zaouia Sidi
Ali Chiha a perdu ses colonnes et chapiteaux en marbres qu’on a remplacés par
des poteaux en béton. Elle menaçait ruine lorsque dans les années 80, le
service des monuments historiques décide la restaurer et d’y installer le
Centre de la Calligraphie Arabe.
On est accueilli, face à l’entrée par une belle
composition calligraphique, exécutée dans le cuivre, souhaitant la bienvenue.
L’intérêt architectural du monument réside dans la grande
salle et le préau qui la précède. Ce dernier est couvert d’une coupole aplatie,
décorée par un savant enchevêtrement d’étoiles en naqch hadida. La salle est
couverte d’une imposante coupole ovoïde, complétée par quatre coupoles sur les
côtés.
Derrière la cloison en bois se trouve la tombe de Sidi
Ali Chiha et de ses proches.
La
petite histoire : Le miracle de Sidi Chiha
Les récits hagiographiques qui racontent la vie des
saints leur attribuent des karamet (miracles).
On raconte à propos de Sidi Chiha qu’un jour, pendant le
déroulement du chantier du monument, il demande aux maçons de le suivre dans
les rues du quartier. Arrivé à un endroit, il s’arrête, frappe le sol de sa
canne et leur ordonne de creuser. Au bout de quelques temps, les ouvriers
déterrent deux gigantesques colonnes de pierre. Il les fait transporter sur le
chantier et ordonne d’en faire le support de la grande coupole où elles sont
encore visibles !
Rue du Salut
Zaouia Sidi Brahim Riahi
L’Histoire
:
La demeure d’un grand savant
La zaouia a été édifiée en 1854 par Ahmed Bey et achevée
en 1878 par Sadok Bey, autour de la tombe de Brahim Riahi, mort en 1850.
L’homme est né à Testour en 1766. Il rejoint la Grande
Mosquée et, comme tout étudiant étranger à la ville, il trouve à se loger dans
la medersa el Achouria puis dans la medersa Bir Lahjar situées toutes deux dans
le quartier du Pacha où il s’installera dans la vie comme dans la mort.
Il termine brillamment ses études et ne tarde pas à être
unanimement reconnu comme un grand savant. Poète, pétri de mysticisme, il
s’initie, au Maroc, à la tariqa Tijania (confrérie) qu’il introduit dans la
Régence. C’est pour la propagation de la Tijania qu’il jette les fondements de
la zaouia.
La vie spirituelle ne l’a pas empêché d’endosser de
hautes charges. Il a été professeur, puis grand mufti et premier imam de la
Grande Mosquée ; il s’est acquitté de missions diplomatiques auprès du roi du
Maroc et du Sultan d’Istanbul. Il meurt en août 1850, quelques mois après la
mort de son fils, emportés tous les deux par la peste.
L’entrée en chicane conduit à une cour tout en marbre
blanc de Carrare : dallage, encadrements des portes et des fenêtres, colonnes
et chapiteaux à volutes soutenant les arcs des galeries opposées.
La cour distribue une salle d’ablution ainsi que des
chambres pour les visiteurs qui viennent nombreux prier et faire des vœux.
Sur le côté droit, une grande salle sous coupole est
réservée aux mi’ad (réunions liturgiques) qui groupent les Tijani tous les
vendredis. La coupole sur trompes est un joyau de l’architecture
hispano-mauresque. Des maalem sont venus spécialement du Maroc pour l’exécution
des sculptures sur plâtre.
Dans la petite salle face au mihrab se trouve le tombeau
du saint : surmonté d’un catafalque, drapé de soierie de couleurs vives, don
des fidèles de la Tijania et de quelques visiteuses dont les vœux ont été
exaucés.
La
petite histoire : Le rituel des jeunes filles
La jeune fille qui tarde à se marier peut espérer voir
«affluer » les prétendants si elle se soumet à une pratique encore en vigueur à
la zaouia de Sidi Brahim : elle doit nettoyer à grand eau le sol de la zaouia
pendant sept semaines consécutives.
Elle choisit un jour fixe et se présente avec tout le
nécessaire à l’opération : balais, serpillère, produits qui resteront à sa
disposition jusqu’à la fin. Le nettoyage commence par le seuil des salles puis
la cour et enfin les sqifa.
A la fin des sept séances, la jeune fille se doit
d’offrir une kassaa, grand plat de couscous bien garni qui sera partagé entre
les visiteurs. « C’est le rhan (les arrhes)» précise la naqiba, gardienne des
lieux, chargée de l’intendance.