vendredi 28 février 2014

René Guénon - Lettre à A.K. Coomaraswamy (1936)




Le Caire, 22 avril 1936

Cher Monsieur,

J’ai reçu la semaine dernière votre lettre du premier avril, et avant-hier me sont parvenues vos “Elements of Buddhist Iconography”, que j’attendais pour y répondre, afin de pouvoir vous en remercier en même temps. J’en ai déjà lu une partie ; le point de vue où vous vous placez est fort intéressant et me paraît tout à fait juste ; les symboles qui se rapportent à l’Axe du Monde sont d’ailleurs particulièrement significatifs. Le rapprochement que vous indiquez entre le trishûla et le Vajra est très digne de remarque ; j’ai parlé autrefois du Vajra dans un article sur les “pierres de foudre”, mais j’aurai peut-être encore quelque occasion de revenir sur ce sujet. D’autre part, vous avez touché à une question qui se rattache à un mystère “préhistorique” : celle des figurations d’empreintes de pieds, humaines et animales ; il y a là quelque chose que je n’ai jamais pu arriver à préciser très exactement, mais qui me paraît important ; ne pensez vous pas pouvoir développer cette question à part ? – Un point qui n’est pas entièrement clair pour moi, c’est ce qui concerne les Yakoshas ; j’ai toujours pensé qu’ils étaient surtout associés au “feu souterrain”, comme les Kabires ; mais y a-t-il là encore autre chose ? – Sûrement, le titre “Buddhist Symbolism” que vous envisagiez aurait mieux montré le caractère de l’ouvrage, d’autant plus qu’il s’agit surtout de symboles “aniconiques”. Il est bien curieux que, dans le christianisme aussi, ce soient les symboles de cette sorte qui aient été employés exclusivement au début…

À propos précisément de questions d’iconographie et de symbolisme, il ne faut pas que j’oublie de vous parler d’une autre chose : M. Charbonneau-Lassay, aux travaux duquel vous avez du voir que j’ai fait assez souvent allusion, a terminé la première partie de son grand ouvrage sur les symboles du Christ ; lui aussi montre que la plupart de ces symboles se rattachent directement aux traditions antiques. Il a trouvé un éditeur, mais qui, à cause de l’importance de l’ouvrage (il doit y avoir ensuite deux autres parties), ne veut pas se risquer à entreprendre la publication sans être assuré d’un nombre suffisant de souscriptions. Comme j’ai pensé que peut-être vous pourriez trouver autour de vous des personnes susceptibles de s’y intéresser, j’ai donné votre adresse parmi quelques autres, à M. Charbonneau ; il vous enverra sans doute d’ici peu le prospectus contenant un spécimen de l’ouvrage. D’autre part, en vous retournant l’article de M. Hocart, j’y joins aussi une brochure de lui dont j’ai encore plusieurs exemplaires, et qui, bien que se rapportant à un sujet beaucoup plus spécial, pourra aussi vous donner quelques idées de ces travaux. Je me permets d’attirer votre attention là-dessus, car il serait bien à souhaiter que cette édition puisse se faire ; si vous aviez plusieurs adresses qui puissent être utiles (de personnes ou d’institutions), vous serez bien aimable de me les indiquer, et je les lui transmettrais, en tous cas, merci d’avance pour tout ce que vous pouvez faire à ce sujet.

À propos de Borobudur, il y a déjà longtemps que j’ai entendu dire que les bas-reliefs qui sont enterrés ne l’ont pas été accidentellement, mais que cela était prévu ainsi dans le plan primitif de l’édifice ; M. Mus a-t-il parlé aussi de cette question ?

J’arrive à ce dont vous me parlez dans votre lettre, concernant la doctrine des cycles ; je dois dire qu’il y a là des choses qui paraissent réellement très difficiles à exprimer, plus peut-être qu’à concevoir, et c’est d’ailleurs pourquoi, bien que l’on me l’ait souvent demandé, je n’ai jamais pu me décider à faire un travail d’ensemble sur ce sujet. – D’abord il doit être bien entendu qu’aucune doctrine traditionnelle n’admet l’idée d’un “progrès” général, à moins qu’on ne l’entende au sens tout à fait restreint de développement matériel, car cela même s’accorde bien avec la marche même du cycle. Par conséquent, il n’est aucunement nécessaire de supposer un tel développement matériel chez les premiers hommes ; ce que toutes les traditions affirment, c’est qu’ils possédaient tous, et d’une façon spontanée, un état spirituel qui ne peut-être atteint que difficilement et exceptionnellement par les hommes actuels. – Il faut remarquer aussi que les restes découverts par les paléontologistes ne sont pas forcément ceux des premiers hommes, surtout si ceux-ci vivaient sur quelque continent qui a disparu par la suite. Il se peut qu’il y ait eu déjà, à des époques reculées, des cas de dégénérescence, surtout parmi ceux qui avaient échappé à quelque cataclysme ; ce ne sont d’ailleurs pas les indices matériels qui peuvent permettre d’en juger réellement. En tout cas, j’ai l’impression que les cavernes préhistoriques ont été bien plutôt des sanctuaires que des habitations… – Je ne sais pas exactement à quelle période on pourrait faire correspondre ce qui est indiqué dans le chapitre VI de la Genèse, qui mériterait certainement d’être examiné de plus près à ce point de vue. Il se peut d’ailleurs que ce soit susceptible de plusieurs applications à des niveaux différents ; mais la plus immédiate doit être en rapport avec ce qu’on dit des derniers temps de l’Atlantide, ce qui ne nous reporterait qu’au Dwâpara-Yuga et serait donc encore bien loin du début du Manvantara.

Cela dit, je crois que, pour résoudre la principale difficulté que vous signalez, il faut distinguer nettement deux choses tout à fait différentes : d’une part, ce qui se rapporte à la marche même d’un cycle, c’est-à-dire au sens du développement d’un monde ; d’autre part, ce qui concerne les êtres qui sont manifestés dans ce monde, mais qui ne font en somme que le traverser sans lui être lié essentiellement ; l’état de ces êtres doit, d’une façon générale, être, à chaque moment, en conformité avec les conditions du monde considéré, donc plus spirituel au début et plus matériel à la fin. On pourrait dire que, au début, un monde est apte à fournir un terrain de manifestation à des êtres réellement plus “avancés” que ceux qui viendront ensuite ; je ne vois pas qu’il y ait là quelque chose de contradictoire. – D’ailleurs, la distinction que je viens de dire apparaîtra nettement si, par exemple, on considère ceci : quand on parle des cycles précédents le nôtre (il est bien entendu que cela doit s’entendre analogiquement et non dans un sens littéralement temporel), on les représente comme au-dessous ou en arrière de nous ; quand on parle des êtres nous précédant dans le parcours des cycles, on les représente au contraire forcément comme au-dessus ou en avant de nous ; et ceci se rapporte naturellement encore à l’opposition des Dêvas et des Asuras… J’ai dû écrire autrefois, sur ces sortes d’antinomies “cosmologiques”, quelque chose que je n’ai jamais publié, mais que je retrouverai sans doute parmi mes papiers, et que je pourrai peut-être reprendre un jour.

Les “Enfers” paraissent désigner en réalité plusieurs choses qu’il y a lieu de distinguer : soit les états inférieurs (cycles précédant la manifestation universelle) eux-mêmes, soit les “traces” de ses états dans l’état humain ; et encore les “limbes”, domaine des potentialités non-actualisées, qui peut répondre plus particulièrement à ce que vous envisagez ; les “ténèbres extérieures”, où sont rejetées finalement les “rebuts” d’un cycle, et qui correspondent aussi, dans le symbolisme hindou, à la région obscure située au-delà du mont Loka-Aloka, etc.

Le Krita-Yuga peut bien avoir été “sur la terre”, mais cela n’indique pas nécessairement que la terre elle-même était alors ce qu’elle est présentement ; on pourrait même se demander si ce ne sont pas les changements de conditions survenues à certaines époques dans le monde terrestre qui empêchent qu’on puisse, par des recherches quelconques, trouver des vestiges vraiment “primitifs”. – Je dirais volontiers aussi que “sur la terre” ne signifie pas exactement “sur cette terre” ; la tradition islamique parle très nettement de “sept terres”, manifestées successivement ou alternativement, et qui sont d’ailleurs la même chose que les sept dwîpas de la tradition hindoue. – Bien entendu, tout cela n’empêche pas que les considérations sur les origines puissent aussi être envisagées en un sens plus universel ; et elles doivent toujours pouvoir, par une transposition appropriée, s’appliquer à tous les niveaux, y compris celui que représente l’histoire de l’humanité terrestre.

Vous voudrez bien me dire ce que vous pensez de ces quelques réflexions, et aussi si elles donnent lieu à des questions portant sur des points plus précis…

Encore une chose que j’allais oublier, à propos de ce que vous indiquez dans votre note 100 : Er Rûh s’identifie au Metatron de la Kabbale ; son “lieu” est au centre d’El-’Arsh représenté par une figure circulaire. Les huit anges qui supportent El-’Arsh correspondent bien aux quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires ; mais ils correspondent aussi, en même temps à certains groupes de lettres de l’alphabet arabe, disposés suivant leur ordre numérique et répartis selon ces mêmes régions.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.


René Guénon
                               La Plaine du Jugement d'après Ibn  'Arabî






Le Caire, 13 septembre 1936


Cher Monsieur,


Je viens de recevoir votre lettre du 22 août, qui s’est croisée avec la mienne ; comme vous le verrez, je m’inquiétais un peu de n’avoir pas de nouvelles de vous, et, en fait, je vois que malheureusement je n’avais pas entièrement tort. Il était pourtant à espérer que le séjour à la campagne vous remettrait de votre fatigue ; le prolongerez-vous un peu plus que vous n’en aviez l’intention ? En tous cas, comme vous m’aviez dit que vous y resteriez jusqu’au 7 octobre, j’y adresse encore cette lettre, car je pense qu’elle vous parviendra avant cette date.

Je vous remercie bien vivement pour votre nouvel article que je viens de lire et que je trouve fort intéressant comme toujours ; il apporte des précisions très importantes sur la question de la distinction de l’art traditionnel et de l’art profane. Ce que vous dites des “vestigium pedis” éclaire aussi beaucoup ce point ; et, quant au sens de “mârga”, je dois dire que j’y avais assez souvent pensé, mais sans arriver à trouver une explication suffisamment nette. – Je prends note de ce que vous me dites de la possibilité de publier l’article en deux parties ; cela dépendra naturellement de la place dont on pourra disposer ; c’est ennuyeux d’être toujours si limité pour le nombre de pages, pour des raisons qu’il est trop facile de comprendre ! J’ai écrit ces jours derniers, pour le numéro d’octobre, un article sur les “armes symboliques”, dans lequel j’ai eu l’occasion de me référer assez longuement à votre “Buddhist Iconography”, à propos de certains aspects du symbolisme du vajra.

Les trois articles dont vous m’annoncez l’envoi d’autre part ne me sont pas encore parvenus, mais ce n’est pas très étonnant, car les imprimés sont presque toujours plus longtemps en route que les lettres ; je les aurais donc probablement au prochain courrier. – Quant aux deux livres que les éditeurs doivent m’envoyer, je ne les ai pas reçus encore non plus ; il est vrai que les éditeurs tardent souvent plus ou moins à faire ces envois, si bien que, dernièrement, j’ai cru que des livres qu’on m’avait annoncés ainsi avaient dû se perdre, et pourtant ils me sont enfin arrivés par la suite. Si cependant je ne reçois rien d’ici quelques temps encore, je vous le ferai savoir afin que vous puissiez le rappeler au cas où il s’agirait d’un oubli, ce qui est toujours possible aussi…

Pour votre article sur la réincarnation, ce que vous proposez de faire me paraît devoir être très bien, et sera sûrement un travail très utile. - Quant au fond même de la question, l’impossibilité d’un retour au même monde résulte de ce qu’il impliquerait une limitation de la multiplicité des mondes (ou états d’existences, car c’est la même chose au fond), et, par suite, une limitation de la Possibilité universelle elle-même. Ceci, bien entendu, concerne l’être véritable et revient à dire que celui-ci ne peut pas se manifester deux fois dans le même état ; ce n’est là, en somme, qu’un cas particulier de l’impossibilité d’une répétition quelconque dans la manifestation universelle, en raison même de son indéfinité. – Maintenant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose qui puisse “se réincarner”, si on tient à employer ce mot, mais ce sont simplement des éléments psychiques qui n’ont plus rien à voir avec l’être véritable (qui est alors passé à un autre état), et qui viennent s’intégrer dans la manifestation d’un autre être comme le font aussi les éléments corporels ; à proprement parler, ça n’est donc pas de “réincarnation” qu’il s’agit alors, mais de “métempsycose” (quant au mot “transmigration”, il désigne proprement le passage à un autre état, qui, lui, s’applique bien à l’être véritable). Ce transfert d’éléments psychiques explique les prétendus “cas de réincarnation”, ou de “souvenirs de vies antérieures” qu’on constate parfois (du reste, qu’est ce qui pourrait “se souvenir”, puisque, même dans l’hypothèse réincarnationniste, il s’agirait toujours d’une nouvelle individualité revêtue par l’être, et que la mémoire appartient évidemment à l’individualité comme telle ?). Pour le surplus (en laissant de côté, bien entendu, la raison sentimentale invoquée par les modernes et qui n’ont aucun intérêt doctrinal), la croyance en la réincarnation peut être considérée comme due en partie à l’incompréhension du sens symbolique de certaines expressions. Bien que le rapprochement soit peut être bizarre, je pense ici à un autre fait qui a exactement la même cause : c’est la croyance à l’existence de certains monstres et animaux fantastiques, qui ne sont que d’anciens symboles incompris ; ainsi, je connais ici des gens qui croient fermement aux “hommes à tête de chien” ; l’“Histoire naturelle” de Pline est remplie de confusions du même genre… – J’ai traité assez longuement dans l’“Erreur spirite” cette question de la réincarnation, en indiquant aussi les distinction qu’il y a lieu de faire entre les différents éléments constitutifs de l’être manifesté. – Dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité, il est bien entendu qu’il ne peut pas y avoir d’exception ; d’ailleurs, où s’arrêterait elle exactement ? À ce propos, je vous signalerai une chose assez curieuse : c’est que Mme Blavatsky elle-même avait commencé par refuser la réincarnation d’une façon générale ; dans “Isis Unveiled”, elle envisageait seulement un certain nombre de cas d’exception, reproduits exactement des enseignements de la H. B. of L. à laquelle elle était rattachée à cette époque. – Une possibilité qui constitue seulement une exception apparente, c’est le cas d’un être qui, n’étant plus réellement soumis à la mort (un jîvan-mukta), continuerait pour certaines raisons son existence terrestre (il ne reviendrait donc pas comme les prétendus “réincarnés”) en utilisant successivement plusieurs corps différents ; mais il est évident que c’est là un des cas qui est tout à fait en dehors des conditions de l’humanité ordinaire, et que d’ailleurs un tel être ne peut même plus réellement être dit “incarné” en aucune façon.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon






Le Caire, 5 novembre 1936


Cher Monsieur,


Votre lettre du 22 octobre m’est arrivée en même temps que l’envoi que vous m’aviez annoncé dans le précédent ; merci encore ! – M. Préau me dit qu’il a aussi reçu de vous, de son côté, un envoi de plusieurs articles.


Ce que vous m’apprenez au sujet de “Patron and Artist” et de Harvard est vraiment intéressant, et d’ailleurs heureux, mais je comprends que vous en soyez un peu surpris vous-même. Je me demande toujours aussi comment des choses de ce genre doivent être interprétées au juste : faut-il y voir la marque d’un certain changement d’attitude qui serait bien à souhaiter, ou y a-t-il seulement incompréhension de la véritable portée de certaines choses ?


Votre étude sur “Khwaja Khadir” (ici, nous disons “Seyidna El-Khidr”) est très intéressant, et les rapprochements que vous y avez signalés sont tout à fait justes au point de vue symbolique ; mais ce que je puis vous assurer, c’est qu’il y a là dedans bien autre chose encore que de simples “légendes”. J’aurais beaucoup de choses à dire là dessus, mais il est douteux que je les écrive jamais, car, en fait, ce sujet est un de ceux qui me touchent un peu trop directement… – Permettez moi une petite rectification : El-Khidr n’est pas précisément “identifié” aux Prophètes Idris, Ilyâs, Girgis (St Georges) – (bien que naturellement, en un certain sens, tous les Prophètes soient “un”) ; ils sont seulement considérés comme appartenant à un même Ciel (celui du Soleil).


Puisque vous me parlez de Saint Bernard, vous ne savez sans doute pas que j’ai moi-même écrit quelque chose sur celui-ci ; on me l’avait demandé pour un recueil de vies de Saints, et cela a été édité ensuite avec une brochure séparée, dont je joins un exemplaire à cette lettre. Étant donné le cadre qui m’était imposé pour ce travail, il ne m’était guère possible de faire autre chose qu’une sorte de résumé historique ; j’ai réussi cependant à y introduire quelques allusions qui, pour ceux qui les comprennent, peuvent donner une idée du véritable caractère du personnage. En effet, ce caractère, pour moi, est bien initiatique et non pas simplement mystique : les correspondances que vous envisagez me paraissent donc tout à fait justifiées.


Pour la question de la “mémoire”, la façon dont vous l’envisagez est très exacte ; il est bien certain que la mémoire, au sens ordinaire, est quelque chose qui appartient exclusivement à “ce” monde et qui ne peut pas suivre l’être dans un autre état, donc qui est parmi les éléments qui, lors de son passage à celui-ci, il doit laisser derrière lui ; il n’est d’ailleurs pas possible de comprendre comment cette mémoire, comme telle, pourrait se retrouver dans un état dont le caractère n’est plus temporel ; il ne peut subsister alors que ce qui y correspond “intemporellement”, si l’on peut dire, et qui par là même n’est plus une “mémoire”.


Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments bien cordiaux.


René Guénon











mercredi 26 février 2014

René Guénon - La « pierre angulaire »








Symboles de la Science sacrée, René Guénon, éd. Gallimard, 1962

XLIII - La « pierre angulaire » p. 257 - p. 270   

La « pierre angulaire1 »


Le symbolisme de la « pierre angulaire », dans la tradition chrétienne, se base sur ce texte : « La pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée est devenue la principale pierre de l’angle », ou plus exactement « la tête de l’angle » (caput anguli)2. Ce qui est étrange, c’est que ce symbolisme est le plus souvent mal compris, par suite d’une confusion qui est faite communément entre cette « pierre angulaire » et la « pierre fondamentale » à laquelle se rapporte cet autre texte encore plus connu : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle3. » Cette confusion est étrange, disons-nous, car, au point de vue spécifiquement chrétien, elle revient en fait à confondre saint Pierre avec le Christ lui-même, puisque c’est celui-ci qui est expressément désigné comme la « pierre angulaire », comme le montre ce passage de saint Paul, qui, en outre, la distingue nettement des « fondations » de l’édifice : « Vous êtes un édifice bâti sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la principale pierre de l’angle (summo angulari lapide), en qui tout édifice, construit et lié dans toutes ses parties, s’élève en un temple consacré au Seigneur, par qui vous êtes entrés dans sa structure (plus littéralement “bâtis ensemble”, coedificamini) pour être l’habitation de Dieu dans l’Esprit4. »



[1] Publié dans É. T., avril-mai 1940.


[2] Psaume, CXVIII, 22 ; Saint Matthieu, XXI, 42 ; Saint Marc, XII, 10 ; Saint Luc, XX, 17.


[3] Saint Matthieu, XVI, 18.


[4] Épître aux Éphésiens, II, 20-22. 


Si la méprise dont il s’agit était uniquement moderne, il n’y aurait sans doute pas lieu de s’en étonner outre mesure, mais il semble bien qu’elle se rencontre déjà en des temps où il n’est guère possible de l’attribuer purement et simplement à l’ignorance du symbolisme ; on est donc amené à se demander si en réalité il ne se serait pas agi là plutôt, à l’origine, d’une « substitution » intentionnelle, s’expliquant par le rôle de saint Pierre comme « substitut » du Christ (en latin vicarius, correspondant en ce sens à l’arabe Khalîfah) ; s’il en était ainsi, cette façon de « voiler » le symbolisme de la « pierre angulaire » semblerait indiquer qu’il était considéré comme contenant quelque chose de particulièrement mystérieux, et l’on verra par la suite qu’une telle supposition est loin d’être injustifiée1. Quoi qu’il en soit, il y a dans cette identification des deux pierres, même au point de vue de la simple logique, une impossibilité qui apparaît clairement dès qu’on examine avec un peu d’attention les textes que nous avons cités : la « pierre fondamentale » est celle qui est posée en premier lieu, au début même de la construction d’un édifice (et c’est pourquoi elle est appelée aussi « première pierre »)2 ; comment donc pourrait-elle être rejetée au cours de cette même construction ? Pour qu’il en soit ainsi, il faut au contraire que la « pierre angulaire » soit telle qu’alors elle ne puisse pas encore trouver sa place ; et en effet, comme nous le verrons, elle ne peut la trouver qu’au moment de l’achèvement de l’édifice tout entier, et c’est ainsi qu’elle devient réellement la « tête de l’angle ».

Dans un article que nous avons déjà signalé3, Ananda Coomaraswamy remarque que l’intention du texte de saint Paul est évidemment de représenter le Christ comme l’unique principe dont dépend tout l’édifice de l’Église, et il ajoute que « le principe d’une chose n’est ni une de ses parties parmi les autres ni la totalité de ses parties, mais ce en quoi toutes les parties sont réduites à une unité sans composition ».



[1] La « substitution » a pu aussi être aidée par la similitude phonétique existant entre le nom hébreu Kephas, qui signifie « pierre », et le mot grec Kephalê, « tête » ; mais il n’y a entre ces deux mots aucun autre rapport, et le fondement d’un édifice ne peut évidemment être identifié avec sa « tête », c’est-à-dire son sommet, ce qui reviendrait à renverser l’édifice tout entier on pourrait d’ailleurs se demander aussi si ce « renversement » n’a pas quelque correspondance symbolique avec la crucifixion de saint Pierre la tête en bas.


[2] Cette pierre doit être placée à l’angle nord-est de l’édifice ; nous noterons à ce propos qu’il y a lieu de distinguer, dans le symbolisme de saint Pierre, plusieurs aspects ou fonctions auxquels correspondent des « situations » différentes, car d’autre part, en tant que janitor, sa place est à l’Occident, où se trouve l’entrée de toute église normalement orientée ; en outre, saint Pierre et saint Paul sont aussi représentés comme les deux « colonnes » de l’Église, et alors ils sont habituellement figurés, l’un avec les clefs et l’autre avec l’épée, dans l’attitude de deux dwârapâlas.


[3] Eckstein, dans la revue Speculum, numéro de janvier 1939. 

 

La « pierre fondamentale » (foundation-stone)   peut bien, en un certain sens, être appelée une « pierre d’angle » (corner-stone) ainsi qu’on le fait habituellement, puisqu’elle est placée à un angle ou à un « coin » (corner) de l’édifice1 ; mais elle n’est pas unique comme telle, l’édifice ayant nécessairement quatre angles ; et, même si l’on veut parler plus particulièrement de la « première pierre », elle ne diffère en rien des pierres de base des autres angles, sauf par sa situation2, et elle ne s’en distingue ni par sa forme ni par sa fonction, n’étant en somme que l’un de quatre supports égaux entre eux ; on pourrait dire que l’une quelconque de ces quatre corner-stones « reflète » en quelque façon le principe dominant de l’édifice, mais elle ne saurait aucunement être regardée comme étant ce principe même3. D’ailleurs, si c’était réellement là ce dont il s’agit, on ne pourrait même pas parler logiquement de « la pierre angulaire », puisque, en fait, il y en aurait quatre ; celle-ci doit donc être quelque chose d’essentiellement différent de la corner-stone entendue au sens courant de « pierre fondamentale », et elles ont seulement en commun le caractère d’appartenir l’une et l’autre à un même symbolisme « constructif ».

Nous venons de faire allusion à la forme de la « pierre angulaire », et c’est là en effet un point particulièrement important : c’est parce que cette pierre a une forme spéciale et unique, qui la différencie de toutes les autres, que non seulement elle ne peut trouver sa place au cours de la construction, mais que même les constructeurs ne peuvent pas comprendre quelle est sa destination ; s’ils le comprenaient, il est évident qu’ils ne la rejetteraient pas, et qu’ils se contenteraient de la réserver jusqu’à la fin ; mais ils se demandent « ce qu’ils feront de la pierre », et, ne pouvant trouver une réponse satisfaisante à cette question, ils décident, la croyant inutilisable, de « la rejeter parmi les décombres » (to heave it over among the rubbish)4.


[1] Nous serons obligé, dans cette étude, de nous référer souvent aux termes « techniques » anglais, parce que, appartenant primitivement au langage de l’ancienne maçonnerie opérative, ils ont été pour la plupart conservés spécialement dans les rituels de la Royal Arch Masonry et des grades accessoires qui y sont rattachés, rituels dont il n’existe aucun équivalent en français ; et l’on verra que certains de ces termes sont d’une traduction assez difficile.


[2] Suivant le rituel opératif, cette « première pierre » est, comme nous l’avons dit, celle de l’angle nord-est ; les pierres des autres angles sont ensuite placées successivement en suivant le sens de la marche apparente du soleil, c’est-à-dire dans cet ordre : sud-est, sud-ouest, nord-ouest.


[3] Cette « réflexion » est évidemment en rapport direct avec la substitution dont nous avons parlé.


[4] L’expression To heave over est assez singulière, et apparemment inusitée en ce sens dans l’anglais moderne ; elle semblerait pouvoir signifier « soulever » ou « élever », mais, d’après le reste de la phrase citée, il est clair que, en réalité, c’est bien à la « réjection » de la pierre qu’elle s’applique ici.


La destination de cette pierre ne peut être comprise que par une autre catégorie de constructeurs, qui à ce stade n’interviennent pas encore : ce sont ceux qui sont passés « de l’équerre au compas », et, par cette distinction, il faut naturellement entendre celle des formes géométriques que ces deux instruments servent respectivement à tracer, c’est-à-dire la forme carrée et la forme circulaire, qui symbolisent d’une façon générale, comme on le sait, la terre et le ciel ; ici, la forme carrée correspond à la partie inférieure de l’édifice, et la forme circulaire à sa partie supérieure, qui, dans ce cas, doit donc être constituée par un dôme ou une voûte1. En effet, la « pierre angulaire » est bien en réalité une « clef de voûte » (keystone) ; A. Coomaraswamy dit que, pour rendre la véritable signification de l’expression « est devenue la tête de l’angle » (is become the head of the corner), on pourrait la traduire par is become the keystone of the arch, ce qui est parfaitement exact ; et ainsi cette pierre, par sa forme aussi bien que par sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour pouvoir symboliser le principe dont tout dépend. On s’étonnera peut-être que cette représentation du principe ne se place ainsi qu’en dernier lieu dans la construction ; mais on peut dire que celle-ci, dans tout son ensemble, est ordonnée par rapport à elle (ce que saint Paul exprime en disant qu’« en elle tout l’édifice s’élève en un temple consacré au Seigneur »), et que c’est en elle qu’elle trouve finalement son unité ; il y a là encore une application de l’analogie, que nous avons déjà expliquée en d’autres occasions, entre le « premier » et le « dernier », ou le « principe » et la « fin » : la construction représente la manifestation, dans laquelle le principe n’apparaît que comme l’achèvement ultime ; et c’est précisément en vertu de cette même analogie que la « première pierre », ou la « pierre fondamentale », peut être regardée comme un « reflet » de la « dernière pierre », qui est la véritable « pierre angulaire ».

 L’équivoque impliquée dans une expression telle que corner-stone repose en définitive sur les différents sens possibles du mot « angle » ; Coomaraswamy remarque que, dans diverses langues, les mots qui signifient « angle » sont souvent en rapport avec d’autres qui signifient « tête » et « extrémité » : en grec, kephalê, « tête », et en architecture « chapiteau » (capitulum, diminutif de caput) ne peut s’appliquer qu’à un sommet ; mais akros (sanscrit agra) peut indiquer une extrémité dans n’importe quelle direction, c’est-à-dire, dans le cas d’un édifice, le sommet ou l’un des quatre « coins » (ce dernier mot est étymologiquement apparenté au grec gônia, « angle »), bien que souvent il s’applique aussi de préférence au sommet.

[1] Cette distinction est, en d’autres termes, celle de la Square Masonry et de l’Arch Masonry, qui par leurs rapports respectifs avec la « terre » et le « ciel », ou avec les parties de l’édifice qui les représentent, sont mises ici en correspondance avec les « petits mystères » et les « grands mystères ».

Mais ce qui est encore plus important, au point de vue spécial des textes concernant la « pierre angulaire » dans la tradition judéo-chrétienne, c’est la considération du mot hébreu signifiant « angle » : ce mot est pinnah, et l’on trouve les expressions eben pinnah, « pierre d’angle », et rosh pinnah, « tête d’angle » ; mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est que, au sens figuré, ce même mot pinnah est employé pour signifier « chef » : une expression désignant les « chefs du peuple » (pinnoth ha-am) est traduite littéralement dans la Vulgate par angulos populorum1. Un « chef » est étymologiquement une « tête » (caput), et pinnah se rattache par sa racine à pnê, qui signifie « face » ; le rapport étroit de ces idées de « tête » et de « face » est évident, et, en outre, le terme de « face » appartient à un symbolisme très généralement répandu et qui mériterait d’être examiné à part2. Une autre idée connexe encore est celle de « pointe » (qui se trouve dans le sanscrit agra, le grec akros, le latin acer et acies) ; nous avons déjà parlé du symbolisme des pointes à propos de celui des armes et des cornes3, et nous avons vu qu’il se rapporte à l’idée d’extrémité, mais plus particulièrement en ce qui concerne l’extrémité supérieure, c’est-à-dire le point le plus élevé ou le sommet ; tous ces rapprochements ne font donc que confirmer ce que nous avons dit de la situation de la « pierre angulaire » au sommet de l’édifice : même s’il y a d’autres « pierres angulaires » au sens le plus général de cette expression4, c’est bien celle-là seule qui est réellement « la pierre angulaire » par excellence.

[1] Samuel, XIV, 38 ; la version grecque des Septante emploie également le mot gônia.


[2] Cf. A.-M. Hocart, Les Castes, pp. 151-154, à propos de l’expression « faces de la terre » employée aux îles Fiji pour désigner les chefs. – Le mot grec Karai, dans les premiers siècles du christianisme, servait à désigner les cinq « faces » ou « têtes de l’Église », c’est-à-dire les cinq patriarcats principaux, dont les initiales réunies formaient précisément ce mot : Constantinople, Alexandrie, Rome, Antioche, Jérusalem.
[3] On peut remarquer que le mot anglais corner est évidemment un dérivé ici de « corne ».

[4] En ce sens, il n’y a même pas seulement quatre « pierres angulaires » à la base, mais il y en a aussi à un niveau quelconque de la construction ; et ces pierres sont toutes de la même forme ordinaire, rectiligne et rectangulaire (c’est-à-dire taillées on the square, le mot square ayant d’ailleurs le double sens d’« équerre » et de « carré »), contrairement à ce qui a lieu dans le cas unique de la keystone.


Nous trouvons d’autres indications intéressantes dans les significations du mot arabe rukn, « angle » ou « coin » : ce mot, parce qu’il désigne les extrémités d’une chose, c’est-à-dire ses parties les plus reculées et par suite les plus cachées (recondita et abscondita, pourrait-on dire en latin), prend parfois un sens de « secret » ou de « mystère » ; et, sous ce rapport, son pluriel arkân est à rapprocher du latin arcanum, qui a également ce même sens, et avec lequel il présente une ressemblance frappante ; du reste, dans le langage des hermétistes tout au moins, l’emploi du terme « arcane » a été certainement influencé d’une façon directe par le mot arabe dont il s’agit1. En outre, rukn a aussi le sens de « base » ou de « fondation », ce qui nous ramène à la corner-stone entendue comme la « pierre fondamentale » ; dans la terminologie alchimique, el-arkân, quand cette désignation est employée sans autre précision, sont les quatre éléments, c’est-à-dire les « bases » substantielles de notre monde, qui sont assimilés ainsi aux pierres de base des quatre angles d’un édifice, puisque c’est sur eux qu’est en quelque sorte construit tout le monde corporel (représenté aussi par la forme carrée)2 ; et, par-là, nous arrivons encore directement au symbolisme même qui nous occupe présentement. En effet, il n’y a pas seulement ces quatre arkân ou éléments « basiques », mais il y a aussi un cinquième rukn, le cinquième élément ou la « quintessence » (c’est-à-dire l’éther, el-athîr) ; celui-ci n’est pas sur le même « plan » que les autres, car il n’est pas simplement une base comme eux, mais bien le principe même de ce monde3 ; il sera donc représenté par le cinquième « angle » de l’édifice, qui est son sommet ; et à ce « cinquième », qui est en réalité le « premier », convient proprement la désignation d’angle suprême, d’angle par excellence ou « angle des angles » (rukn el-arkân), puisque c’est en lui que la multiplicité des autres angles est réduite à l’unité4.



[1] Il pourrait être intéressant de chercher s’il peut y avoir une parenté étymologique réelle entre les deux mots arabe et latin, même dans l’usage ancien de ce dernier (par exemple dans la disciplina arcani des chrétiens des premiers temps) ou s’il s’agit seulement d’une « convergence » qui ne s’est produite qu’ultérieurement, chez les hermétistes du moyen âge.


[2] Cette assimilation des éléments aux quatre angles d’un carré est naturellement aussi en rapport avec la correspondance qui existe entre ces mêmes éléments et les points cardinaux.


[3] Il serait dans le même plan (en son point central) si ce plan était pris comme représentant un état d’existence tout entier ; mais ce n’est pas le cas ici, puisque c’est tout l’ensemble de l’édifice qui est une image du monde. – Remarquons à ce propos que la projection horizontale de la Pyramide dont nous parlons un peu plus loin est constituée par le carré de base avec ses diagonales, les arêtes latérales se projetant suivant celles-ci et le sommet en leur point de rencontre, c’est-à-dire au centre même du carré.


[4] Au sens de « mystère » que nous avons indiqué plus haut, rukn el-arkân équivaut à sirr el-asrâr, qui est représenté, comme nous l’avons expliqué ailleurs, par la pointe supérieure de la lettre alif : l’alif lui-même figurant l’« axe du monde », ceci, comme on le verra encore mieux par la suite, correspond très exactement à la position de la keystone. 

 

On  peut encore remarquer que la figure géométrique obtenue en joignant ces cinq angles est celle d’une pyramide à base quadrangulaire : les arêtes latérales de la pyramide émanent de son sommet comme autant de rayons, de même que les quatre éléments ordinaires, qui sont représentés par les extrémités inférieures de ces arêtes, procèdent du cinquième et sont produits par lui ; et c’est aussi suivant ces mêmes arêtes, que nous avons assimilées intentionnellement à des rayons pour cette raison (et aussi en vertu du caractère « solaire » du point dont elles sont issues, d’après ce que nous avons dit au sujet de l’« œil » du dôme), que la « pierre angulaire » du sommet se « reflète » en chacune des « pierres fondamentales » des quatre angles de la base. Enfin, il y a dans ce qui vient d’être dit l’indication très nette d’une corrélation existant entre le symbolisme alchimique et le symbolisme architectural, et qui s’explique d’ailleurs par leur caractère « cosmologique » commun ; c’est là encore un point important, sur lequel nous aurons à revenir à propos d’autres rapprochements du même ordre.

La « pierre angulaire », prise dans son véritable sens de pierre « du sommet », est désignée à la fois, en anglais, comme keystone, comme capstone (qu’on trouve aussi écrit parfois capeston), et comme copestone (ou coping-stone) ; le premier de ces trois mots est facilement compréhensible, car c’est l’équivalent exact du terme français « clef de voûte » (ou d’arc, le mot pouvant en réalité s’appliquer à la pierre qui forme le sommet d’un arc aussi bien que d’une voûte) ; mais les deux autres demandent un peu plus d’explications. Dans capstone, le mot cap est évidemment le latin caput, « tête », ce qui nous ramène à la désignation de cette pierre comme la « tête de l’angle » ; c’est proprement la pierre qui « achève » ou « couronne » un édifice ; et c’est aussi un chapiteau, qui est de même le « couronnement » d’une colonne1.





[1] Le terme de « couronnement » est ici à rapprocher de la désignation de la « couronne » de la tête, en raison de l’assimilation symbolique, que nous avons signalée précédemment, de l’« œil » du dôme avec le Brahma-randhra ; on sait d’ailleurs que la couronne, comme les cornes, exprime essentiellement l’idée d’élévation. Il y a lieu de noter aussi, à ce propos, que le serment du grade de Royal Arch contient une allusion à la « couronne du crâne » (The crown of the skull), qui suggère un rapport entre l’ouverture de celle-ci (comme dans les rites de trépanation posthume) et l’enlèvement (removing) de la keystone ; du reste, d’une façon générale, les soi-disant « pénalités » exprimées dans les serments des différents grades maçonniques, ainsi que les signes qui y correspondent, se rapportent en réalité aux divers centres subtils de l’être humain.


Nous venons de parler d’« achèvement », et les deux mots cap et « chef » sont, en effet, étymologiquement identiques1 ; la capstone est donc le « chef » de l’édifice ou de l’« œuvre », et en raison de sa forme spéciale qui requiert, pour la tailler, des connaissances ou des capacités particulières, elle est aussi, en même temps, un « chef-d’œuvre » au sens compagnonnique de cette expression2 ; c’est par elle que l’édifice est complètement terminé, ou, en d’autres termes, qu’il est finalement amené à sa « perfection »3.

Quant au terme copestone, le mot cope exprime l’idée de « couvrir » ; ceci s’explique par le fait, non seulement que la partie supérieure de l’édifice est proprement sa « couverture », mais aussi, et nous dirions même surtout, que cette pierre se place de façon à couvrir l’ouverture du sommet, c’est-à-dire l’« œil » du dôme ou de la voûte, dont nous avons déjà parlé précédemment4.

 [1] Dans la signification du mot « achever », ou de l’ancienne expression équivalente « mener à chef », l’idée de « tête » est associée à celle de « fin », ce qui répond bien à la situation de la « pierre angulaire », à la fois comme « pierre du sommet », et comme « dernière pierre » de l’édifice. Nous mentionnerons encore un autre terme dérivé de « chef » : le «  chevet » d’une église est sa « tête », c’est-à-dire l’extrémité orientale où se trouve l’abside, dont la forme semi-circulaire correspond, dans le plan horizontal, au dôme ou à la coupole en élévation verticale, ainsi que nous l’avons expliqué en une autre occasion.

[2] Le mot « œuvre » trouve à la fois son emploi en architecture et en alchimie, et l’on verra que ce n’est pas sans raison que nous faisons ce rapprochement : en architecture, l’achèvement de l’œuvre est la « pierre angulaire » ; en alchimie, c’est la « pierre philosophale ».

[3] Il est à remarquer que, dans certains rites maçonniques, les grades qui correspondent plus ou moins exactement à la partie supérieure de la construction dont il s’agit ici (nous disons plus ou moins exactement car il y a parfois en tout cela une certaine confusion) sont désignés précisément par le nom de « grades de perfection ». D’autre part, le mot « exaltation », qui désigne l’accession au grade de Royal Arch, peut s’entendre comme faisant allusion à la position élevée de la keystone.

[4] On trouve, pour la mise en place de cette pierre, l’expression to bring forth the copestone, dont le sens est encore assez peu clair à première vue : to bring forth signifie littéralement « produire » (au sens étymologique du latin producere) ou « mettre au jour » ; puisque la pierre a déjà été rejetée antérieurement au cours de la construction, il ne peut être question, au jour de l’achèvement de l’œuvre, de sa « production » au sens d’une « confection » ; mais, puisqu’elle a été enfouie « parmi les décombres », il s’agit de l’en dégager, donc de la remettre au jour, pour la placer en évidence au sommet de l’édifice, de façon qu’elle devienne la « tête de l’angle » ; et ainsi to bring forth s’oppose ici à to heave over.




C’est donc en somme, à cet égard, l’équivalent d’une roof-plate, ainsi que le remarque M. Coomaraswamy, qui ajoute que cette pierre peut être regardée comme la terminaison supérieure ou le chapiteau du « pilier axial » (en sanscrit skambha, en grec stauros)1 ; ce pilier, comme nous l’avons déjà expliqué, peut n’être pas représenté matériellement dans la structure de l’édifice, mais il n’en est pas moins sa partie essentielle, celle autour de laquelle s’ordonne tout l’ensemble. Le caractère de sommet du « pilier axial », présent d’une façon seulement « idéale », est indiqué d’une façon particulièrement frappante dans les cas où la « clef de voûte » descend en forme de « pendentif » dépassant à l’intérieur de l’édifice, sans être visiblement supportée par rien à sa partie inférieure2 ; toute la construction a son principe dans ce pilier, et toutes ses parties diverses viennent finalement s’unifier dans son « faîte », qui est le sommet de ce même pilier, et qui est la « clef de voûte » ou la « tête de l’angle »3.
L’interprétation réelle de la « pierre angulaire » comme « pierre du sommet » paraît bien avoir été assez généralement connue au moyen âge, ainsi que le montre notamment une illustration du Speculum Humanae Salvationis que nous reproduisons ici4 (fig. 14) ; cet ouvrage était fort répandu, car il en existe encore plusieurs centaines de manuscrits ; on voit dans cette illustration deux maçons tenant une truelle d’une main et, de l’autre, soutenant la pierre qu’ils s’apprêtent à poser au sommet d’un édifice (apparemment la tour d’une église dont cette pierre doit compléter le sommet), ce qui ne laisse aucun doute sur sa signification.



[1] Stauros signifie aussi « croix », et l’on sait que, dans le symbolisme chrétien, la croix est assimilée à l’« axe du monde » ; Coomaraswamy rapproche ce mot du sanscrit sthâvara, « ferme » ou « stable », ce qui convient bien en effet à un pilier, et ce qui, en outre, s’accorde exactement avec la signification de « stabilité » donnée à la réunion des noms des deux colonnes du Temple de Salomon.


[2] C’est ce sommet du « pilier axial » qui correspond, comme nous l’avons dit, à la pointe supérieure de l’alif dans le symbolisme littéral arabe : rappelons aussi, au sujet des termes keystone et « clef de voûte », que le symbole même de la clef a également une signification « axiale ».


[3] Coomaraswamy rappelle l’identité symbolique du toit (et plus particulièrement lorsqu’il est en forme de voûte) avec le parasol ; nous ajouterons aussi, à ce propos, que le symbole chinois du « Grand Extrême » (Tai-ki) désigne littéralement un « faîte » ou un « comble » : c’est proprement le sommet du « toit du monde ».


[4] Manuscrit de Munich, clm. 146, fol. 35 (Lutz et Perdrizet, II, pl. 64) : la photographie nous a été communiquée par A. K. Coomaraswamy ; elle a été reproduite dans l’Art Bulletin, XVII, p. 450 et fig. 20, par M. Erwin Panofsky, qui considère cette illustration comme la plus proche du prototype, et qui, à ce propos, parle du lapis in caput anguli comme d’une keystone ; on pourrait dire aussi, d’après nos précédentes explications, que cette figure représente the bringing forth of the copestone.


Il y a lieu de remarquer, à propos de cette figure, que la pierre dont il s’agit, en tant que « clef de voûte », ou dans toute autre fonction similaire suivant la structure de l’édifice qu’elle est destinée à « couronner », ne peut, par sa forme même, être placée que par le haut ( sans quoi, d’ailleurs, il est évident qu’elle pourrait tomber à l’intérieur de l’édifice) ; par-là, elle représente en quelque sorte la « pierre descendue du ciel », expression qui s’applique fort bien au Christ1, et qui rappelle aussi la pierre du Graal (le lapsit exillis de Wolfram d’Eschenbach, qui peut s’interpréter comme lapis ex cœlis)2.

De plus, il y a encore là un autre point important à signaler : M. Erwin Panofsky a remarqué que cette même illustration montre la pierre sous l’aspect d’un objet en forme de diamant (ce qui la rapproche encore de la pierre du Graal, puisque celle-ci est également décrite comme taillée à facettes) ; cette question mérite d’être examinée de plus près, car, bien qu’une telle représentation soit loin d’être le cas le plus général, elle se rattache à des côtés du symbolisme complexe de la « pierre angulaire » autres que ceux que nous avons étudiés jusqu’ici, et qui ne sont pas moins intéressants pour en faire ressortir les liens avec tout l’ensemble du symbolisme traditionnel.


[1] Il y aurait, à cet égard, un rapprochement à faire entre la « pierre descendue du ciel » et le « pain descendu du ciel », car il y a des rapports symboliques importants entre la pierre et le pain ; mais ceci est en dehors du sujet de la présente étude ; dans tous les cas, la « descente du ciel » représente naturellement l’avatarana.


[2] Cf. aussi la pierre symbolique de l’Estoile Internelle, dont a parlé M. Charbonneau-Lassay, et qui, comme l’émeraude du Graal, est une pierre à facettes ; cette pierre, dans la coupe où elle est placée, correspond exactement au « joyau dans le lotus » (tnani padmé) du bouddhisme mahâyânique.


Cependant, avant d’en venir là, il nous reste une question accessoire à élucider : nous venons de dire que la « pierre du sommet » peut n’être pas une « clef de voûte » dans tous les cas, et, en effet, elle ne l’est que dans une construction dont la partie supérieure est en forme de dôme ; dans tout autre cas, par exemple celui d’un bâtiment surmonté d’un toit pointu ou en forme de tente, il n’y en a pas moins une « dernière pierre » qui, placée au sommet, joue à cet égard le même rôle que la « clef de voûte », et, par conséquent, correspond aussi à celle-ci au point de vue symbolique, mais sans pourtant qu’il soit possible de la désigner par ce nom ; et il faut en dire autant du cas spécial du « pyramidion », auquel nous avons déjà fait allusion en une autre occasion. Il doit être bien entendu que, dans le symbolisme des constructeurs du moyen âge, qui s’appuie sur la tradition judéo-chrétienne et est spécialement rattaché, comme à son « prototype », à la construction du Temple de Salomon1, il est constant, en ce qui concerne la « pierre angulaire », que c’est proprement d’une « clef de voûte » qu’il s’agit ; et, si la forme exacte du Temple de Salomon a pu donner lieu à des discussions au point de vue historique, il est bien certain, en tout cas, que cette forme n’était pas celle d’une pyramide ; ce sont là des faits dont il faut nécessairement tenir compte dans l’interprétation des textes bibliques qui se rapportent à la « pierre angulaire »2. Le « pyramidion », c’est-à-dire la pierre qui forme la pointe supérieure de la pyramide, n’est en aucune façon une « clef de voûte » ; il n’en est pas moins le « couronnement » de l’édifice, et l’on peut remarquer qu’il en reproduit en réduction la forme entière, comme si tout l’ensemble de la structure était ainsi synthétisé dans cette pierre unique ; l’expression « tête de l’angle », au sens littéral, lui convient bien, et aussi le sens figuré du nom hébreu de l’« angle » pour désigner le « chef », d’autant plus que la pyramide, partant de la multiplicité de la base pour aboutir graduellement à l’unité du sommet, est souvent prise comme le symbole d’une hiérarchie.


[1] Les « légendes » du compagnonnage dans toutes ses branches en font foi, non moins que les « survivances » propres de l’ancienne maçonnerie opérative que nous avons envisagées ici.


[2] Il ne saurait donc aucunement s’agir là, comme certains l’ont prétendu, d’une allusion à un incident survenu dans la construction de la « Grande Pyramide » et à la suite duquel celle-ci serait restée inachevée, ce qui est d’ailleurs une hypothèse fort douteuse en elle-même et une question historique probablement insoluble ; en outre, cet « inachèvement » même irait directement à rencontre du symbolisme suivant lequel la pierre qui avait été rejetée prend finalement sa place éminente comme « tête de l’angle ». 

 

D’autre part, d’après ce que nous avons expliqué précédemment au sujet du sommet et des quatre angles de la base, en connexion avec la signification du mot arabe rukn, on pourrait dire que la forme de la pyramide est en quelque sorte contenue implicitement dans toute structure architecturale ; le symbolisme « solaire » de cette forme, que nous avons indiqué alors, se retrouve d’ailleurs plus particulièrement exprimé dans le « pyramidion », comme le montrent nettement diverses descriptions archéologiques citées par M. Coomaraswamy : le point central ou le sommet correspond au soleil lui-même, et les quatre faces (dont chacune est comprise entre deux « rayons » extrêmes délimitant le domaine qu’elle représente) à autant d’aspects secondaires de ce même soleil, en rapport avec les quatre points cardinaux vers lesquels ces faces sont tournées respectivement. Malgré tout cela, il n’en est pas moins vrai que le « pyramidion » n’est qu’un cas particulier de la « pierre angulaire » et ne la représente que dans une forme traditionnelle spéciale, celle des anciens Égyptiens ; pour répondre au symbolisme judéo-chrétien de cette même pierre, qui appartient à une autre forme traditionnelle, assurément fort différente de celle-là, il lui manque un caractère essentiel, qui est celui d’être une « clef de voûte ».


 Pyramidion de Râmosé 

Cela dit, nous pouvons revenir à la figuration de la « pierre angulaire » sous la forme d’un diamant : A. Coomaraswamy, dans l’article auquel nous nous sommes référé, part d’une remarque qui a été faite au sujet du mot allemand Eckstein, qui précisément a à la fois le sens de « pierre angulaire » et celui de « diamant »1 ; et il rappelle à ce propos les significations symboliques du vajra, que nous avons déjà envisagées à diverses reprises : d’une façon générale, la pierre ou le métal qui était considéré comme le plus dur et le plus brillant a été pris, dans différentes traditions, comme « un symbole d’indestructibilité, d’invulnérabilité, de stabilité, de lumière et d’immortalité » ; et, en particulier, ces qualités sont très souvent attribuées au diamant.

[1] Stoudt, Consider the lilies, how they grow, à propos de la signification d’un motif ornemental en forme de diamant, expliquée par des écrits où il est parlé du Christ comme étant l’Eckstein. – Le double sens de ce mot s’explique vraisemblablement, au point de vue étymologique, par le fait qu’il peut s’entendre également comme « pierre d’angle » et comme « pierre à angles », c’est-à-dire à facettes ; mais, bien entendu, cette explication n’enlève rien à la valeur du rapprochement symbolique indiqué par la réunion de ces deux significations dans un même mot.


L’idée d’« indestructibilité » ou /note:    d’« indivisibilité » (l’une et l’autre sont étroitement liées et sont exprimées en sanscrit par le même mot akshara) convient évidemment à la pierre qui représente le principe unique de l’édifice (l’unité véritable étant essentiellement indivisible) ; celle de « stabilité », qui, dans l’ordre architectural, s’applique proprement à un pilier, convient également à cette même pierre considérée comme constituant le chapiteau du « pilier axial », qui lui-même symbolise l’« axe du monde » ; et celui-ci, que Platon, notamment, décrit comme un « axe de diamant », est aussi, d’autre part, un « pilier de lumière » (comme symbole d’Agni et comme « rayon solaire ») ; à plus forte raison cette dernière qualité s’applique-t-elle (« éminemment », pourrait-on dire) à son « couronnement », qui représente la source même dont il émane en tant que rayon lumineux1. Dans le symbolisme hindou et bouddhique, tout ce qui a une signification « centrale » ou « axiale » est généralement assimilé au diamant (par exemple dans des expressions telles que vajrâsana, « trône de diamant ») ; et il est facile de se rendre compte que toutes ces associations font partie d’une tradition qu’on peut dire vraiment universelle.
Ce n’est pas tout encore : le diamant est considéré comme la « pierre précieuse » par excellence ; or cette « pierre précieuse » est aussi, comme telle, un symbole du Christ, qui se trouve ici identifié à son autre symbole, la « pierre angulaire » ; ou, si l’on préfère, ces deux symboles sont ainsi réunis en un seul. On pourrait dire alors que cette pierre, en tant qu’elle représente un « achèvement » ou un « accomplissement »2, est, dans le langage de la tradition hindoue, un chintâmani, ce qui équivaut à l’expression alchimique occidentale de « pierre philosophale »3 ; et il est très significatif, à cet égard, que les hermétistes chrétiens parlent souvent du Christ comme étant la véritable « pierre philosophale », non moins que comme étant la « pierre angulaire »4.


[1] Le diamant non taillé a naturellement huit angles, et le poteau sacrificiel (yûpa) doit être fait « à huit angles » (ashtashri) pour figurer le vajra (qui ici est entendu également dans son autre sens de « foudre ») ; le mot pâli attansa, littéralement « à huit angles », signifie à la fois « diamant » et « pilier ».


[2] Au point de vue « constructif », c’est la « perfection » de la réalisation du plan de l’architecte ; au point de vue alchimique, c’est la « perfection » ou la fin ultime du « Grand Œuvre » ; et il y a une correspondance exacte entre l’une et l’autre.


[3] Le diamant parmi les pierres et l’or parmi les métaux sont l’un et l’autre ce qu’il y a de plus précieux, et ils ont également un caractère « lumineux » et « solaire » ; mais le diamant, tout comme la « pierre philosophale » à laquelle il est assimilé ici, est regardé comme plus précieux encore que l’or.


[4] Le symbolisme de la « pierre angulaire » se trouve expressément mentionné, par exemple, en divers passages des ouvrages hermétiques de Robert Fludd, cités par A.E. Waite, The Secret Tradition in Freemasonry, pp. 27-28 ; il faut d’ailleurs dire que ces textes paraissent contenir la confusion avec la « pierre fondamentale » dont nous avons parlé au début ; et ce que l’auteur qui les rapporte dit lui-même de la « pierre angulaire », dans plusieurs endroits du même livre, n’est guère fait non plus pour éclaircir la question et ne peut que contribuer plutôt à entretenir encore cette même confusion.

Nous sommes ramené par-là à ce que nous disions précédemment, à propos des deux sens dans lesquels peut s’entendre l’expression arabe rukn el-arkân, de la correspondance qui existe entre les deux symbolismes architectural et alchimique ; et, pour terminer par une remarque d’une portée tout à fait générale cette étude déjà longue, mais sans doute encore incomplète, car le sujet est de ceux qui sont presque inépuisables, nous pouvons ajouter que cette correspondance même n’est au fond qu’un cas particulier de celle qui existe pareillement, quoique d’une façon qui n’est peut-être pas toujours aussi manifeste, entre toutes les sciences et tous les arts traditionnels, parce qu’ils ne sont tous, en réalité, qu’autant d’expressions et d’applications diverses des mêmes vérités d’ordre principiel et universel.






mardi 25 février 2014

Les commentaires du Coran du Cheikh al-Alâwî - Dr Denis Gril - Vidéo











A l'occasion du centenaire de la Voie Alâwiyya en 2009




Résumé : Les écrits du Cheikh al-Alawî sur le Qorân ne peuvent être qu'en partie qualifiés de « commentaires ». Dans plusieurs traités qui relèvent de la science traditionnelle du commentaire Qorânique (tafsîr), le Cheikh n'interprète pas seulement le Qorân, il le vit intensément comme une réalité intériorisée en lui.  Tel l'exprime son poème, bien connu, la Lutfiyya, prière à Dieu : "Tu sais notre amour du Qorân, comment il a pris place dans le cœur et sur la langue, jusqu'à se mêler à notre sang, notre chair, à nos veines, nos os et tout notre être". Assurément, ces vers expriment une expérience de la Révélation propre aux « Gens du Qorân » dont la tradition dit qu'ils « sont les Gens de Dieu et Son élite » Ahl al-Qur'ân ahl Allâh wa khâssatuh [et le Qorân : les « Gens du dhikr »].
Si l'on considère l'ensemble de son œuvre, on constate la place éminente qu'y tient le commentaire Qorânique dès son accès à la maîtrise spirituelle et jusqu'à la fin de sa vie. Le commentaire de sourate l’Étoile en 1915 (al-Najm, 53), le Lubâb al-'ilm, celui des premières lettres de l'alphabet en 1926, al-Unmûdhaj al-farîd, le commentaire de la sourate le Temps (al-'Asr, 103), Miftâh 'ulûm al-sirr. Son tafsîr inachevé, al-Bahr al-masjûr (1934), est une œuvre de maturité, interrompue par la mort de son auteur. Ces textes, comme toutes ses œuvres, sont de portée différente et ont été composés pour répondre aux exigences du moment. Ils n'en suivent pas moins une même orientation, celle d'un être qui plonge son calame dans l'encre de la science inspirée, sans négliger toutefois, comme point de départ, le recours à la littérature de l'exégèse Qorânique.
Les faces multiples du Qorân
Le commentaire inachevé, al-Bahr al-masjûr fi tafsîr al-qur'ân bi mahdh al-nûr, pourrait être qualifié d'introduction à une lecture plurielle du Qorân, depuis le sens obvie nécessitant une simple explication, jusqu'au sens le plus profond. Celui-ci reste discrètement abordé, même s'il inspire l'ensemble.
L'introduction de ce commentaire énonce six principes que le lecteur doit garder en mémoire pour progresser dans la lecture. Ils expriment une vision du Qorân que le Cheikh veut transmettre à son lecteur, pour l'en convaincre mais surtout pour le guider sur la voie du Qorân vers Celui qui l'a fait descendre sur le cœur du Prophète et qui ne cesse de le faire descendre sur le cœur de ceux qui, à sa suite, le récitent et le lisent comme une révélation.
Premier principe : le Cheikh défend précisément l'ininterruption de l'inspiration divine dans la communauté du Prophète et la présence en elle d’une élite spirituelle comparable à celle des premières générations de l'islam : « A Dieu ne plaise que le Bien-Aimé laisse la communauté de Son bien-aimé – sur lui la grâce et la paix – en pure perte ». De nombreux hadîths sont cités à l'appui.
Second principe : Le Qorân ne cesse, tel un jardin verdoyant ou un arbre de grande taille aux branches étendues [parabole citée dans le Qorân sur la bonne parole, et il n'y a pas de parole plus bonne que celle du Qorân], de produire des fruits de connaissance et de sens, car, selon la parole attribuée Alî Ibn Abî Tâlib, « ses merveilles (du Qorân) ne s'épuisent point (lâ tanqadhî 'ajâ'ibuhu) ». Il comporte de multiples possibilités d'interprétation, selon le hadîth d'Abû al-Dardâ' : « On n'a pas une compréhension [fiqh] totale de la religion tant qu'on ne voit pas dans le Qorân de nombreux aspects (lit. « faces ») » : lan tafqaha qulla-l-fiqh hattâ tarâ li-l-qur'ân wujuhân kathîra ». Quant à la hiérarchie des interprétations, la référence scripturaire en est le hadith bien connu, cité également par le Cheikh : « le Qorân a un sens extérieur (dhâhir) et intérieur (bâtine), une limite (hadd) et un point de vue supérieur (matla') ».
L'Imâm Alî commentait ainsi cette tradition : « Le sens extérieur en est la récitation, le sens intérieur la compréhension, la limite en est l'expression claire ou allusive et les statuts légaux de l'illicite ; le point de vue supérieur est ce que Dieu attend du serviteur dans chaque verset ». Le cheikh al-Alawî s'inscrit ainsi dans une longue tradition d'exégèse spirituelle remontant aux Compagnons et donc au Prophète lui-même.
Troisième principe : cette compréhension intérieure du Qorân relève d'une connaissance inspirée, jaillissant du cœur et non simplement transmise par la langue et l'écriture. A la suite de certains Compagnons du Prophète, y ont accès ceux dont « les corps sont sur la terre et l'esprit attaché au plus haut qui soit », les vrais représentants (khulafâ) de Dieu sur terre. Pour le Cheikh, comme pour tous les maîtres, la compréhension du Qorân est fonction de la sainteté et du degré spirituel du lecteur.
Quatrième principe : le Qorân doit être lu comme un discours adressé à chacun personnellement, de même que le Prophète est envoyé ici et maintenant à chaque homme. Il ne suffit pas, par ailleurs, de croire que le Qorân est la Parole de Dieu. Il faut l'entendre et l'écouter ainsi. Ici encore herméneutique et sainteté coïncide car la parole doit être entendue comme étant celle de Dieu lui-même, selon le hadith « du saint » (hadîth al-walî) : « …Mon serviteur ne se rapproche de Moi par quelque chose que J'aime plus que les œuvres obligatoires et il ne cesse de se rapprocher de Moi jusqu'à ce que Je l'aime et quand Je l'aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit... ». L'audition et l'interprétation de la Parole divine sont donc à la mesure de l'état de l'homme avec Dieu et, à la mesure de cet état, la Parole exerce un effet, tant sur le plan spirituel que physique [ce qui consiste en le principe de réciprocité déjà mentionné auparavant, la lecture est fonction de l'état spirituel, et l'état spirituel est fonction de la lecture]. Le Cheikh raconte à ce propos qu'il éprouvait à la lecture du Qorân un tremblement : « C'était, dit-il, comme si j'entendais un son retentissant encore du tintement de la cloche (mine baqiyyat salsalat al-jaras) », allusion à la modalité la plus éprouvante de la descente du Qorân sur le Prophète. La sainteté prenant toujours la forme d'un héritage prophétique, ceci se traduit entre autre par la manière dont les hommes de Dieu reçoivent le Qorân. Le Prophète le reçut tout d'abord intérieurement dans sa globalité (jumlatane), puis de manière successive et fragmenté (ou « étoilée » : munajjamane) ainsi que les Compagnons (de manière successive et fragmentée), tandis que les générations suivantes le reçoivent tout d'abord (extérieurement) dans sa globalité, sous la forme de l'exemplaire du Qorân (mus-haf), puis il redescend (intérieurement) à nouveau sous cette forme « étoilée » sur le cœur des connaissants qui accèdent ainsi à la compréhension de certains versets et sourates. Les anges accompagnent cette descente pour qu'ils en reçoivent le sens et réalisent ainsi l'héritage prophétique qui fait d'eux les véritables gardiens de la religion, l'argument de Dieu à l'égard des hommes (hujjat Allâh 'lâ l'âlamîne), comme les prophètes avant eux. C'est ainsi que le Cheikh comprend le verset : « Ceux qui disent : notre Seigneur est Dieu puis font preuve de rectitude, les anges descendent sur eux... » (Qorân 41, 30). Mais il sait aussi se mettre à la portée de tous les lecteurs du Qorân pour leur faire partager la manière dont il faut le recevoir. Il faut, dit-il, se mettre à le lire avec une émotion comparable à celle d'un étranger qui, loin de sa patrie et de ses siens, vient de recevoir une lettre de sa famille. Belle image du Qorân, patrie spirituelle du croyant.
Cinquième principe : le discours s'adresse à tout un chacun et plus précisément à ceux qui sont concernés par tel passage, quelle que soit l'époque. Ainsi, lorsque le Qorân interpelle le Prophète en lui disant : « ô Prophète » ou « ô Envoyé », ce vocatif vise après lui ses héritiers et au premier chef le Pôle Muhammadien. C'est pourquoi, explique le Cheikh, le Prophète n'est généralement pas appelé dans le Qorân par son nom propre mais par sa qualité ou sa fonction. Remontant dans l'histoire de la Révélation, il considère que le verset de la Torah commençant par : « ô puissant, prends ton épée », peut très bien viser le Prophète, car il évoque l'une de ses qualités, en l'occurrence de celle de khalîfa, à l'instar de David. Qu'il s'agisse de ses héritiers ou de ses prédécesseurs, c'est en réalité le Prophète qui est toujours interpellé car l'appel a été entendu par la lumière cachée de la prophétie. La règle herméneutique ainsi énoncée repose sur la doctrine de la Lumière ou Réalité Muhammadienne, source de toute illumination et présente dans son intemporalité ou plutôt son actualité, incluse de toute éternité dans le Verbe. C'est par cette Lumière que la Parole confère également à chaque héritier de la prophétie « notre part ou plutôt notre compréhension du Livre de Dieu », tout particulièrement dans les nombreux versets ou propositions commençant par l'impératif « dis ! (qul) ». Tous ceux qui, à l'instar du Prophète, lisent la parole comme venant de Dieu, non d'eux-mêmes, sont concernés, à un degré ou un autre par ces versets.
Sixième principe : le plus important dans la réception du Qorân est de le considérer avec une foi infaillible comme venant de « la Présence du Tout-Miséricordieux » (hadrat al-Rahmân), car l'enseigne ('unwâne) du Qorân est « Voilà le Livre ; pas de doute à son sujet » (Qorân 2, 2). Le cheikh al-Alawî sait tous les doutes émis sur l'origine divine du Qorân, anciennement comme à son époque. La dimension historique de la Révélation, les circonstances de la constitution et de la mise en forme du Qorân tel qu'il nous est parvenu, ne lui échappent pas. Il rappelle par exemple la question débattue de l'ordre des sourates, émanant d'une décision divine (tawqîf) ou relevant de l'initiative (ijtihâd) des Compagnons. Pour lui les faits historiques et l'action des hommes ne contredisent nullement l'inspiration de Dieu qui a garanti la protection de Sa révélation : « C'est Nous qui avons fait descendre le Rappel (al-dhikr = le Qorân) et c'est Nous qui en sommes les gardiens » (Qorân 15, 9). A travers la matérialité et l'historicité du texte, les connaissants perçoivent la présence et l'intervention divines dans l'ordonnance du Livre ainsi que la descente des anges qui, selon de nombreuses traditions, accompagne celle du Qorân.
La démarche exégétique du Cheikh (dans son commentaire « al-bahr al-masjûr ») consiste à aborder successivement quatre niveaux d'interprétation : le commentaire simple (tafsîr) concernant le sens général du verset (al-maqsûd al-'âmm), accessible à tous ; la déduction (istinbât) des statuts juridiques ou jugements intellectuels (ahkâm) ; l'allusion ou indication spirituelle (ishâra) exprimée selon la terminologie des soufis ; enfin le langage de l'Esprit (lisâne al-Rûh). « Ce sont quatre fleuves », précise-t-il, faisant allusion aux fleuves du Paradis, symbole de différents plans ou modalités de connaissance : « il y a en lui (en le Paradis) des fleuves d'eau non gâtée, des fleuves de lait dont le goût ne s'est pas altéré, des fleuves de vin, délice pour ceux qui boivent et des fleuves de miel purifié... » (Qorân 47, 15). En citant encore, en conclusion de cette introduction (de son commentaire), l'abreuvement des Douze Tribus par Moïse, en frappant le rocher de son bâton : « Chaque homme savait où il devait boire » (Qorân 2, 60), il suggère tout aussi allusivement que la lecture de la Révélation est nécessairement plurielle et qu'elle ne peut que jaillir du cœur, symbolisé par le rocher touché par le bâton miraculeux de la prophétie.
Pour donner un aperçu de ces quatre degrés, on se limitera ici au commentaire de la basmala : bismi-llâhi l-Rahmâni l-Rahîm « au Nom de Dieu, le Tout-miséricordieux, le Très-Miséricordieux », par laquelle commence le Qorân ainsi que toutes les sourates sauf une.
C'est par l'évocation de la Miséricorde que le Cheikh inaugure son tafsîr. La mention de ces Attributs divins annonce la grâce subtile de Dieu pour Ses serviteurs (lutf Allâh bi-'ibâdihi), même s'ils se détournent de Lui. L'ordre divin et prophétique de prononcer et d'écrire cette formule en toute occasion a pour but de rattacher toute chose à Sa bénédiction et aux Noms divins qui la composent. Se situant à ce stade du commentaire sur un plan éthique-religieux immédiatement saisissable par quiconque, le Cheikh constate qu'évoquer le Nom de Dieu et non celui de quelque roi ou grand personnage, revient à mettre sur un pied d'égalité tous les serviteurs de Dieu. Le seul mérite d'un homme par rapport à un autre réside dans le degré de son rattachement à Dieu, selon le Qorân : « Le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est le plus pieux » (Qorân 49, 13) ou le hadith : « Personne n'a de supériorité sur quiconque si ce n'est par la piété ». Par ailleurs, la prononciation de la basmala fait que l'acte accompli au Nom de Dieu, l'est aussi avec Sa permission (idhn) et donc conforme à Sa Loi, alors que celui qui agit sans invoquer Son Nom, institue en quelque sorte sa propre loi. A travers la simplicité de ce commentaire, on sent un maître immergé dans la Présence divine, soucieux d'appeler les hommes à Elle, en douceur, en leur faisant déjà pressentir quelques principes de la Voie.
Il passe ainsi au second degré de l'interprétation, l'istinbât (déduction) [dans un verset il est dit : « en auraient connaissance ceux d'entre eux qui en font apparaître le sens (yastanbitûna) »], consistant à faire « jaillir » du texte, par le travail de l'intelligence, un certain nombre de significations ou jugements (hukm pl. Ahkâm), une loi au sens large et non exclusivement juridique.
Il induit ainsi de la basmala les quatre ahkâm suivants :
- si Dieu a ouvert ainsi Son Livre, on comprend qu'il faut commencer par elle tout acte louable ;
 
- si Dieu a choisi de qualifier Son Essence par les deux Noms divins « le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », c'est qu'Il veut être loué par Ses Attributs de Beauté ou de Miséricorde beaucoup plus que par ceux de Majesté ou de Rigueur ;
- la mention successive de ces deux Noms implique qu'ils ont chacun un sens propre, sinon ce serait une répétition ;
- le fait de dire « Au Nom de... », Ou plutôt « Par le Nom... » Suppose que le Nom soit le Nommé lui-même. Sinon, comment pourrait-on demander de l'aide par le « Nom » ?
On perçoit la pédagogie du Maître qui fait passer insensiblement, le lecteur ou le disciple du stade de la réflexion à celui de la réception intuitive du sens par l'allusion spirituelle (ishâra).
Comprendre le Qorân par allusion, c'est percevoir à partir de la Lettre un sens qui concerne personnellement et directement le lecteur dans sa relation avec Celui qui lui adresse la Parole [c'est acquérir en quelque sorte cette disposition spirituelle pouvant détecter ce sens].
Le fait que la particule (la lettre) bâ' « au » ou « par » (le Nom de Dieu) soit collé (iltisâq) au Nom de Dieu indique que toute chose « colle » à Dieu, non bien sûr au sens d'un contact sensible car si le contingent touchait l'éternel, il s’évanouirait aussitôt, mais parce que toute chose subsiste par Dieu et non par elle-même si bien que son être (wujûd) est comme « emprunté » (musta'âr) à l'Etre de son Existenciateur. A ce propos, le Cheikh cite souvent ce vers :
Celui dont l'essence n'a pas d'existence par elle-même,  Son existence, n'était Lui, serait l'impossibilité même.
Sur un plan graphique, l'écriture du bâ' de la basmala plus haut que le bâ' ordinaire pour indiquer l'alif supprimé de ism « nom », vient de ce qu'il se rattache au nom et donc au Nommé. Cette élévation du bâ' indique que les hommes de Dieu qui se rattachent au Nommé, s'élèvent pour cette raison au-dessus de l'humanité ordinaire. D'autre part, cette élévation qui tient lieu de l'alif fait allusion à la lieutenance (niyâba) que l'héritier Muhammadien exerce de la part de Dieu sur la création.
La basmala, placée en tête et comme au sommet du Livre, indique l'élévation de Dieu au-dessus de toute chose et de Son trône, non pas ici en tant qu'Il embrasse ainsi toute Sa création [non par la considération d'immanence] mais en tant qu'Il est par Sa présence transcendante dans chaque être [par la considération de transcendance], tout comme chaque sourate commence par la basmala.
Enfin, la tradition selon laquelle tout le Livre est dans la basmala, est une allusion à la résorption (intiwâ') de toute chose dans l'être de Son Existenciateur.
A propos des trois noms divins de la basmala : Allâh, al-Rahmâne, al-Rahîm, le Cheikh relève l'antériorité de l'Essence divine qui inclut en Elle, comme un trésor caché (fi hâl al-kanziyya), tous les Noms et Attributs. Parmi ceux-ci, al-Rahmân (le Tout-Miséricordieux) est le premier qui se soit manifesté, signe de son antériorité sur les autres noms divins, ceux de Colère et de Rigueur en particulier. Le Tout-Miséricordieux embrasse toute chose qu'elle quelle soit [ce dont consiste l'istiwâ, l'établissement du Tout-Miséricordieux, sur Son trône, ainsi Sa création]; par lui « l'incroyant jouit de délices de l'existence et Satan s'est rebellé ». Le nom al-Rahîm (le Très-Miséricordieux), la dernière des descentes (âkhir al-tanazzulât) est pour cette raison, caché dans la finalité des actes des créatures.
Revenant ensuite à l'ensemble de la basmala, le Cheikh s'interroge sur ce qui dépend d'elle. Qu'est-ce qui est « au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux » et qui se trouve, de point de vue de l'analyse grammaticale, sous-entendu (mahdhûf) ? L'allusion contenue dans cette question est à la mesure du degré spirituel du lecteur du Qorân. Pour celui qui est immergé dans la vision de la grandeur de Dieu (al-mustghriq fî 'azamat Allâh), ce qui dépend de la basmala est totalement mahdhûf, lit. « Supprimé », ni existant ni non existant. Celui qui est doué d'intuition spirituelle (shu'ûr) voit l'Essence de Dieu précéder Son acte et trouve donc en Dieu la preuve de ce qui procède de Son Etre ; pour lui, le sous-entendu est donc postérieur. Celui qui progresse vers Dieu voit l'acte avant l'Agent et parvient ainsi jusqu'à Lui [à travers l'acte, qui pour lui comme preuve sur l'Agent, la création comme preuve sur le Créateur, alors que pour le premier, c'est le Créateur qui, en Lui-même, la preuve sur la création, voyant le Créateur avant la création, l'Agent avant l'acte]; pour lui, le sous-entendu précède la basmala.
C'est ainsi que le Cheikh fait accéder son lecteur à la compréhension du « langage de l'esprit », celui qui exprime la seule réalité divine où se résorbe la dualité de l'existence. Selon ce langage, la particule bi (le bâ', « b », avec kasra, « i », comme voyelle) par extension de la voyelle (de la kasra) est entendue bî « par Moi », ce qui signifie : « Par Moi est le Nom de Dieu. C'est Toi qui M'a manifesté, comme Moi, je T'ai manifesté ». Par l'intermédiaire du Nom, l'Essence se manifeste et se révèle à elle-même.
Le développement des quatre niveaux d'interprétation varie en importance selon les versets. Certains passages donnent lieu à de amples développements. On en donnera un exemple concernant le début de la sourate al-Baqara (la Vache), du point de vue de l'allusion spirituelle (sans les trois autres niveaux) : « A-L-M (alif, lâm, mîm). Voilà le Livre ; pas de doute à son sujet... » (Qorân : 2,1). Le Livre signifie ici non seulement l'Ecriture mais aussi l'ensemble de l'univers «descendu », c'est-à-dire issu de la «Présence sacro-sainte et du rayonnement de la Divinité », reliés à la dernière lettre de A-L-M, le Mîm qui symbolise la «Poignée de lumière et la Présence Muhammadienne » à partir de laquelle les êtres ont été manifestés. « Le monde, dit-il, et tout ce qu'il contient est lumineux de tous les points de vue, que tu le saches ou non ; « Nous n'avons créé les cieux, la terre et ce qui est entre eux que selon le Vrai (al-Haqq) » (Qorân : 15, 85 – 46 ; 3), que tu en aies ou non la contemplation. Celui qui ne voit pas le monde comme émanant du Vrai et descendu selon Lui ne peut saisir l'existence des lumières ; les nuages des altérités mettent un voile entre lui et le soleil des connaissances... ».
L'exégèse comme appel à Dieu
Le Miftâh 'ulûm al-sirr fî tafsîr sûrate wa-l-'asr « La Clé des sciences du secret dans le commentaire de la sourate “ Par le Temps ” » illustre un autre aspect de la personnalité intellectuelle et spirituelle du Cheikh. Son discours paraît tout d'abord s'inscrire dans une certaine tradition philosophique, celle de la Hikma, la sagesse islamique pour laquelle l'esprit doit se détacher du corps et des passions sensuelles pour parvenir à la félicité éternelle. L'interprétation du serment initial wa-l-'asr par le Temps (al-Dahr) commence par aller en ce sens, mais ne tarde pas à remonter vers le principe métaphysique du temps, à partir du hadith qudsî où Dieu s'identifie lui-même au Dahr. Après avoir envisagé différents aspects du temps, le Cheikh conclut finalement qu'il est le lieu où se déroule l'existence de l'homme, avec tout ce qu'elle comporte d'événements et de déboires, d'où l'accent particulièrement fort mis sur la perte de l'homme, par le serment du verset 1 : « Par le Temps » et par les particules d'insistance dans le verset 2 : « Certes l'homme vraiment est dans une perte (innal-insâna lafî khusr) ». L'insistance du Qorân est d'autant plus forte que l'homme ordinaire est inconscient de cette perte tant que sa nature spirituelle (rûhâniyya) ne l'emporte pas sur sa nature physique ('unsuriyya). L'homme est dans cette situation de perte tant qu'il reste au niveau de « l'homme second » enfermé dans le monde des sens ou de l'homme animal (hayawânî) par opposition à l'homme « seigneurial » (rabbânî). Les rabbâniyyûn désignent dans le Qorân les savants inspirés et plus précisément ceux qui se consacrent à l'enseignement et à l'étude du Livre (voir Qorân 3, 79). L'homme devient rabbânî lorsqu'il accède au monde de l'esprit après avoir voyagé de son être extérieur vers son être intérieur et retrouve son statut d' « homme premier » (al-insân al-awwal), perdu depuis la Chute. La perte de l'homme vient de ce qu'il se considère être avant tout comme un corps, alors qu'il n'est pleinement homme que par l'esprit. C'est ainsi que le Cheikh comprend l'expression Qorânique : « Ils ont oublié Dieu et Il les a fait oublier leurs âmes » (Qorân : 59, 19) qu'il rapproche de : « Nous avons créé l'homme dans la plus belle constitution. Puis Nous l'avons renvoyé au plus bas des bas » (Qorân : 95, 4-5). Il distingue de même la création première de l'homme (l'homme premier, spirituel) de la formation de son être corporel (l'homme corporel) dans : « Nous vous avons créé puis Nous vous avons formés (puis Nous avons dit aux anges : prosternez devant Adam) » (Qorân : 7, 11).
Sa démarche exégétique procède souvent par ce type de rapprochement qui donne aux versets une dimension supérieure (en fait, elle ne fait qu'illustrer cette dimension). L'interprétation du Qorân consiste donc à rappeler à l'Homme sa nature première purement lumineuse pour le ramener à son origine et le conduire à la félicité éternelle, selon la phrase attribuée à l'Imâm 'Ali : « Vous avez été créés pour l'éternité originelle » (khuliqtum li-l-abad). Le commentaire, en développant une anthropologie spirituelle, donne toute sa force au nom de l'homme (al-insân). Le dernier verset : « Sauf ceux qui croient, accomplissent les œuvres saintes, se recommandent mutuellement la vérité et se recommandent mutuellement la patience » excepte de cet état de perte quatre catégorie d'hommes dont les vertus suivent un ordre hiérarchique. la foi est la condition évidente du retour à l'origine et son absence « une perte manifeste » (Qorân : 4, 119) ; les œuvres confirment la foi et la plus haute d'entre elles (des œuvres) consiste dans le rappel mutuel de la vérité (al-haqq). En se conformant à l'ordre Qorânique de commander le bien et d'interdire le mal, ceux qui appellent à Dieu et à Dieu seul (al-haqq) se trouvent pour cette raison en butte aux épreuves. C'est pourquoi ils doivent se recommander mutuellement la patience (al-sabr), comme le conseille Luqmân à son fils : « O mon fils, ordonne le bien, interdit le mal et supporte patiemment ce qui t'atteint ; cela est ferme détermination » (Qorân : 31, 17). Seule la réunion de ces quatre vertus assure la délivrance finale (al-khalâs al-nihâ'î). Les prophètes les possèdent de manière innée et ceux qui, à leur suite, guident les hommes vers Dieu (al-murshidûn) les réalisent non sans un certain effort, à la mesure de leur héritage prophétique, en persévérant patiemment dans la voie qui est la leur.
Quant aux autres hommes, ils doivent se rattacher à celui qui rétablira en eux le lien d'amour ou d'amitié (al-wusla) qui les unit (spirituellement) à Dieu. Le Cheikh conclut par un enseignement prophétique bien connu, mais auquel il donne dans ce contexte toute sa force en le considérant comme le chemin le plus sûr vers la délivrance finale : « Aucun de vous ne sera véritablement croyant tant qu'il n'aimera pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même ». Cette conclusion du commentaire de la sourate al-'Asr montre combien l'herméneutique du cheikh al-Alawî illustre ce qu'il est, un maître spirituel Muhammadien, aimant pour ses frères ce qu'il aime pour lui-même, œuvrant ici par la voie de l'exégèse à la délivrance de l'esprit.



Dr Denis Gril