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samedi 16 février 2013

La ville sainte de Fès

 
 







Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - Ruggero Vimercati Sanseverino



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Visite virtuelle de Fès

Lien de téléchargement du Salwat Al Anfas (à gauche en PDF)

A suivre ...







Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - III. Conclusion : l’hagiographie, la sainteté et la ville - Ruggero Vimercati Sanseverino


Mausolée de Sidi Ali ibn Harzihim ou Abul Hasan Ali ibn Ismail ibn Mohammed ibn Abdallah ibn Harzihim/Hirzihim (aussi: Sidi Hrazem or Sidi Harazim) (m 559/1163) au cimetière de Bab al-Futuh . Considéré comme le Maître d'Abu Madyan et comme celui qui  a propagé les enseignements d' Al Ghazâlî  en Afrique du Nord . Il reçut la  khirqa du cheikh Ibn ‘Arabî  avant sa mort en 1148 .( vêtement, turban ou  une pièce de tissu portant l’influx spirituel du Maître) . Il reçut l'initiation par l'intermédiaire de son oncle  Abu Muhammad ibn Saalih ibn Harzihim (m. 505/1112), qui, lui,  la reçut d'Al Ghazâlî . Pour en savoir plus, lire aussi Le rayonnement spirituel et initiatique de Sidi Abû Madyan au Proche-Orient (Égypte - Syrie)
 
 
 
par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication
 
 
Comme le montre l’étude de ces quelques exemples, à Fès l’hagiographie accompagne, témoigne et influence l’histoire de la sainteté. Informant sur la sainteté, façonnant ses modèles, s’en faisant la médiatrice270, l’hagiographie revêt diverses fonctions vis-à-vis de la tradition spirituelle. C’est elle qui « canonise », pour employer une expression de l’Occident latin, la sainteté dans la mémoire collective271. Le mérite de l’hagiographie par rapport à la ville consiste dans le fait de montrer comment les saints assument la fonction des « interprètes du sacré »272 par excellence. Les miracles, l’enseignement initiatique, les expériences contemplatives, en somme tout ce qui constitue la vita du saint consignée dans les manāqib, ne font qu’actualiser, en quelque sorte, « l’irruption [perpétuelle] du sacré »273 dans la ville. Ainsi, l’hagiographie permet de comprendre le saint comme « une figure qui distille dans une forme concrète et accessible des valeurs centrales »274, voire les idéaux spirituels d’une société urbaine comme celle de Fès.

En tant que foyer de saints et centre de sciences islamiques, la ville de Fès joue un rôle actif dans ce processus qui va déterminer l’évolution de l’histoire spirituelle du Maroc. Étant un des centres de la transmission et du rayonnement de l’héritage d’Abū Madyan, c’est elle qui donne naissance à l’hagiographie marocaine. Véritables traités narratifs du soufisme, les premiers ouvrages hagiographiques légitiment la sainteté face aux élites locales et mettent en valeur, face à l’Orient, sa forme maghrébine en tant que tradition initiatique de haut niveau. A la fin du VIIIe/XIVe siècle, l’hagiographie prend sa place parmi les principaux genres littéraires du Maroc. La science des hadiths, auparavant source d’inspiration de l’hagiographie, laisse la place à une approche plus historique et analyste, inspirée par l’historiographie fâsie, ou bien à des recueils purement hagiographiques qui visent à rendre hommage et à perpétuer le souvenir des saints. Dans les siècles qui suivent, l’hagiographie prend, selon E. Lévi-Provençal275, « au Maroc, une importance qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors ». Fès continue à déterminer l’évolution des courants initiatiques et ne cesse de constituer le sujet privilégié des nombreux hagiographes. L’émergence de la zâwiya Fāsiyya au XIe/XVIIe siècle favorise un nouvel essor de l’hagiographie soufi où se croisent la généalogie, la biographie savante et l’historiographie. Parallèlement, un nouveau type d'écrivain s’intéresse à la vie des saints, sans forcement être rattaché directement au soufisme, ce qui élargit le public et la portée de la littérature hagiographique. Le fondateur de Fès et ses descendants, dont la fonction spirituelle est revalorisée par les adeptes du mouvement jazulite, attirent l’intérêt des écrivains et marquent depuis le XIIe/XVIIIe siècle les ouvrages consacrés aux personnalités religieuses. Les élèves des savants et les disciples des saints continuent à rendre hommage à leurs maîtres et à les défendre face à leurs critiques, espérant également inciter le lecteur à la visite de son sanctuaire. L’hagiographie devient porteuse d’un idéal d’équilibre entre science et sainteté dont la ville idrisside est le symbole. Notoire pour le grand nombre de tombes de saints et de zâwiyas, Fès développe une littérature de sainteté avec une forte connotation topographique. Le rôle de la ville de Mawlāy Idrīs comme capitale de la tradition hagiographique marocaine s’exprime enfin dans la Salwat al-anfās d’al-Kattānī.


                                             Mausolée' d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim à Bab al-Futuh

Quelques remarques concernant les caractéristiques de la tradition hagiographique de Fès

Vu la diversité des écritures, des styles et des approches de la production hagiographique fâsie, une interrogation s’impose : Est-il possible de parler d’une tradition hagiographique propre à Fès ayant des traits distincts ? Il est vrai que son hagiographie partage des caractéristiques avec les hagiographies des autres villes et régions du monde musulman. Ainsi, la vocation initiatique et édifiante est au coeur de toute hagiographie, ainsi qu’une certaine dimension apologétique. D’autre part, il est possible de distinguer des traits particuliers qui reflètent la particularité de Fès et de sa vie spirituelle. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici, car ils nous révèlent des éléments qui ont joué un rôle important dans l’évolution historique et doctrinale de la tradition spirituelle de Fès.

Or, ces traits particuliers ne se manifestent véritablement qu’à partir du XIe/XVIIe siècle, c’est-à-dire suite au deuxième grand mouvement hagiographique que Fès a connu grâce à l’essor de la zâwiya Fāsiyya. Avant cela, c’est la figure d’Abū Madyan qui domine l’écriture hagiographique marocaine, autrement dit celle d’un saint qui n’a pas seulement marqué la vie spirituelle de Fès mais celle du Maghreb tout entier. La ville de Mawlāy Idrīs apparaît dans ces premiers ouvrages comme un des foyers du soufisme à côté des autres métropoles maghrébines. Ainsi, le Mustafād, bien qu’il témoigne de la fonction capitale de Fès par rapport au soufisme maghrébin, est immédiatement suivi du Tashawwuf et d’autres hagiographies concernant diverses villes et régions.


                   Tombe d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim . Qu'Allâh l'agrée

Il est intéressant de remarquer que jusqu’au moment où la fondation de la zâwiya al-Fāsiyya inaugure une tradition spirituelle propre à Fès, les ouvrages consacrés aux vies des saints traitent toujours d’un collectif et jamais d’un saint individuellement. C’est sans doute une des particularités de Fès276 par rapport aux autres villes du monde musulman où les manāqib d’un de ses saints, les « hagiographies individuelles »277, apparaissent assez tôt278. Cela traduit peut-être la tendance à envisager la sainteté comme un phénomène « collectif » lié à un lieu, à savoir la ville, plutôt qu’à un personnage représentatif. La sainteté, a-t-on l’impression en lisant les hagiographies fâsies du Moyen Âge, forme à Fès un tout. Elle est continuellement présente et ses acteurs sont, pour ainsi dire, interchangeables. Du point de vue de la doctrine soufie, cela traduit le fait que le « pôle » de la ville, c’est-à-dire le personnage qui incarne pour son époque la sainteté dans sa plénitude, reste caché, alors qu’il semble devenir plus visible à des époques ultérieures, ce qui concorde d’ailleurs avec le type de spiritualité prévalant alors. Le témoignage d’Ibn al-‘Arabī nous montre que le quṥb de son temps est complètement inconnu par ses contemporains et il tient à ce qu’il en soit ainsi. L’exemple des quatre piliers de Fès dont parle le Mustafād ou encore celui d’Abū Khazar al-Awrabī (m. 572/1176-77) et d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim (m. 559/1164), considérés respectivement comme les deux « bougies » qui « illuminent » les deux rives de Fès, montre bien que l’idée d’une fonction initiatique liée à la topographie urbaine existe assez tôt, mais que l’hagiographie ne le met pas encore vraiment en valeur.

Avec le Mir’āt al-Maḥāsin le saint commence à devenir le protagoniste de l’hagiographie, bien que la tendance collective continue à se développer parallèlement, notamment en intégrant d’autres registres et c’est elle qui, avec la Salwa, aura le dernier mot. On a vu que les lettrés commencent à s’intéresser à la vie des saints. Comme capitale des sciences islamiques, la ville de Fès est naturellement marquée par la culture savante et cela se reflète dans l’écriture hagiographique. Ainsi les saints sont intégrés dans les traités biographiques visant originalement à recenser de manière assez technique les grandes figures de la tradition savante. La forme savante que prend donc à partir du XIe/XVIIe siècle la plus grande partie de l’hagiographie fâsie semble particulièrement caractéristique. Si les premiers ouvrages imitent, à l’instar de leurs modèles orientaux, la structure et la méthodologie des recueils de hadith, les versions plus tardives ressemblent, dans des ouvrages comme le Jadhwat al-iqtibās d’Ibn al-Qāḍī (m. 1025/1616), à des dictionnaires biographiques destinés à l’usage des spécialistes. L’hagiographie gardera cet aspect savant et presque technique, assumant ainsi une forme qui correspond au fait que Fès est la ville des savants par excellence. A l’exception du Rawḍ al-‘aṥir et de quelques autres ouvrages destinés spécialement à l’usage des adeptes d’une zâwiya ou d’une confrérie, on trouve de ce fait dans les recueils hagiographiques, de nombreux savants et lettrés dont l’affiliation au soufisme n’est pas du tout certaine. Si l’hagiographie constitue essentiellement une littérature de la sainteté, elle assume à Fès également le rôle de rendre hommage à tous ceux qui représentent la sainteté de la ville dans un sens plus large. Les savants, en assurant la continuité de la science religieuse, participent à leur manière à perpétuer la fonction de Fès comme centre spirituel tel qu’elle fut définie dans l’invocation de Mawlāy Idrīs279.

                                           Mausolée de Mawlāy Idrīs



Les shurafā’ participent évidemment aussi à cette continuité. Comme probablement nulle autre hagiographie urbaine, la tra-dition fâsie est marquée par l’élément chérifien. Or, ce n’est qu’à la suite du mouvement jazûlite que le chérifisme est associé au soufisme et conséquemment à la sainteté. On a vu que dans ce cas aussi la zâwiya Fāsiyya joue un rôle considérable, les premiers grands généalogistes soufis étant rattachés à un de ses représentants. L’hagiographie s’adapte ici encore à la spécificité de Fès comme capitale des shurafā’ et, en effet, à un autre paradigme de sa vocation originelle telle qu’elle fut formulée par son fondateur. En fait, la figure prophétique est présente depuis les débuts de l’hagiographie fâsie, d’abord comme modèle normatif de la sainteté et ensuite, à partir du XIe/XVIIe siècle, comme son principe même. L’élément chérifien s’insère dans cette orientation prophétique de l’hagiographie. Il prend d’ailleurs une forte connotation idrisside, la descendance du fondateur étant naturellement la branche la plus représentative de Fès et c’est dans cela que réside peut être la spécificité de la littérature fâsie par rapport au reste du Maroc. Cela dit, l’immigration des shurafā’ orientaux et andalous n’est pas moins considérée comme une preuve de la valeur spirituelle de la cité. Étant considéré comme une expression de la bénédiction prophétique, il est normal que le chérifisme occupe une place importante dans une littérature qui se veut un hommage aux héritiers du Prophète. C’est pour cela qu’on trouve dans la Salwa de nombreux passages portant sur les familles chérifiennes et que Mawlāy Idrīs constitue le premier personnage de la série biographique.

A la figure de Mawlāy Idris est liée une autre caractéristique de la tradition hagiographique de Fès. Nous avons vu que la ville idrisside, considérée comme le premier germe de l’empire marocain, a intéressé les historiens et que l’hagiographie a intégré cette écriture historique afin de souligner le rapport entre la fondation par Mawlāy Idris et l’idée de Fès comme ville des saints. La symbiose de l’hagiographie avec une historiographie urbaine est à Fès particulièrement marquante et assez rare. En Orient on ne trouve pas, à notre connaissance, des hagiographies consacrées explicitement aux saints d’une ville280. Cette particularité fâsie ne fait que traduire, en effet, la volonté d’associer les saints au caractère sacré de Fès et de son fondateur.

D’ailleurs, la généalogie n’est pas, comme nous l’avons vu à propos des ouvrages comme les deux Buyūtāt Fās, le monopole du chérifisme. Elle est également mise au service des familles qui forment les Ahl Fās dont sont issus des grands clans savants et soufis comme les Ibn Ḥirzihim, les Fāsī, les Banū Sūda etc. Cette généalogie urbaine trouve une place importante dans l’hagiographie fâsie où elle montre la cohérence entre structure sociale et tradition spirituelle. C’est enfin aussi une façon d’illustrer « le caractère héréditaire de la baraka au sein de certaines familles »281.

La continuité remarquable de l’écriture hagiographie de Fès, qui se prolonge jusqu’au XIVe/XXe siècle282, mérite d’être soulignée. A l’exception de l’époque zénète, où seulement quelques saints nous sont connus, nous disposons jusqu’au Protectorat pour toute époque des ouvrages hagiographiques qui contiennent des biographies portant sur les saints de Fès. Cette abondance extraordinaire, qui n’a pas encore été étudiée dans le détail, n’est qu’un autre témoin de l’importance que revêt à Fès l’hagiographie.

Un aspect de l’hagiographie fâsie qui nous semble central par rapport à l’identité spirituelle de Fès est le fait qu’elle traduit une vision de la ville comme cité de saints (madīnat al-awliyā’)283. La notion du taṣrīf que l’on rencontre dans la plupart des hagiographies fâsies exprime l’idée du gouvernement ésotérique de la ville par la communauté des saints présidée par Mawlāy Idrīs284. Nous allons revenir sur cela plus tard, mais ce qu’il convient de souligner ici c’est que l’importance de l’hagiographie réside dans le fait d’avoir exprimé et propagé cette idée, qui traduit de la façon la plus explicite la vocation de Fès comme centre spirituel et initiatique.

Pour conclure, il reste à remarquer que l’orientation urbaine re-présente sans doute la caractéristique la plus spécifique de la tradition hagiographique fâsie, ainsi que le fait d’intégrer l’historiographie, la généalogie et la biographie savante, autrement dit d’associer l’histoire profane à l’histoire sacrée. L’hagiographie dépasse ainsi le cadre strict du soufisme et son écriture assume une vocation éclectique qui, en dernier compte, ne fait que refléter les divers aspects à travers lesquels se manifeste à Fès la sainteté.








Les hagiographes – témoins de la sainteté

Les ouvrages et les auteurs étudiés montrent que l’hagiographe est une des figures essentielles de la vie spirituelle de Fès. Il accompagne, participe et influence les grands mouvements de son histoire et est un de ses acteurs principaux. Comme témoin et porte-parole de la sainteté, il occupe une fonction de premier plan dans la formation et le développement du soufisme, ainsi que dans la conceptualisation de la sainteté. Étant souvent impliqué personnellement et à la fois se positionnant comme observateur ou historiographe, l’hagiographe est un véritable médiateur entre le saint et les hommes « ordinaires », un interprète de la sainteté vis-à-vis de la société.

Si la typologie de ces gardiens de la mémoire sacrée est variée, c’est toujours une profonde vénération qui les anime dans leur entreprise, ainsi que le désir de se voir associés dans l’au-delà à ceux dont ils ont si soigneusement consigné les vies. Enfin, dans certains cas, il s’agit véritablement de l’intention de prendre les protagonistes de leurs ouvrages comme modèles pour leur propre expérience spirituelle. On ne saurait souligner assez cet aspect de la personnalité de l’hagiographe qu’une recherche purement historique de l’hagiographie tend à négliger au détriment des considérations sur les enjeux idéologiques ou sociaux. En effet, la sainteté et la volonté d’en rendre témoignage forment le véritable moteur de l’activité hagiographique, au-delà des questions d’ordre historique ou individuel285 qu’elle peut impliquer.

Or, les hagiographes, notamment ceux qui traitent des descen-dants du Prophète, jouissent d’une vénération particulière. Il serait difficile de ne voir en eux que de simples historiens et biographes, comme l’ont fait des chercheurs comme É. Lévi-Provençal286, car ils participent de manière active et cons-ciente à la transmission d’un héritage spirituel. Ils sont souvent disciples d’un saint comme Ibn ‘Askar, Ibn ‘Ayshūn et les Qādirī et dans certains cas ils sont eux-mêmes des maîtres comme al-Tamīmī ou des représentants éminents de filiations initiatiques comme l’auteur du Mir’āt et al-Kattānī. C’est dans cette participation de l’hagiographe que réside, comme l’a souligné É. Geoffroy287, la subjectivité de son témoignage. Cette dernière lui permet de dévoiler des aspects qui seraient dissimulés dans un exposé simplement historique et de présenter le récit hagiographique comme le fruit d’une expérience personnelle.

Néanmoins, l’hagiographe est quelqu’un qui sait s’adapter aux paradigmes de son temps et à les utiliser pour ses fins. C’est là que le contexte socio-historique exerce son emprise sur les circonstances et les modalités de l’écriture hagiographique. En effet, c’est précisément la fonction de l’hagiographe que d’« expliquer » le saint à ses contemporains et aux générations futures dans leur « langage ». Dans ce but il se sert des références universelles de l’islam, à savoir le Coran, les Hadith ainsi que la tradition savante, pour interpréter, expliciter et défendre le saint par rapport à ceux qui ne l’ont pas connu ou qui, tout en le connaissant, n’ont pas saisi sa véritable nature. L’hagiographe révèle ainsi au grand jour ce qu’il gardait pour lui ou pour ses disciples288. Pour cela l’écrivain doit nécessairement s’approprier le « discours » et les instruments intellectuels de l’époque. Si les premières hagiographies emploient le style plutôt sobre de leurs prédécesseurs orientaux, l’émergence du jadhb et l’élaboration doctrinale du soufisme maghrébin entraînent une écriture plus expressive. Le vocabulaire s’inspire de l’enseignement et des ouvrages soufis de l’époque. Si al-Tamīmī insiste sur le war‘a et le khuluq, au Xe/XVIe siècle Ibn ‘Askar parle du sukr (« l’ivresse spirituelle ») en se référant à la poésie d’Ibn al-Fārid et souligne le rôle du maître spirituel comme intermédiaire (wasīla) entre l’aspirant et Dieu. Ibn ‘Ayshūn caractérise un siècle plus tard maints saints comme sāqiṥ al-taklīf, alors qu’al-Kattānī se réfère à la typologie akbarienne. D’autre part, historiographie, biographie, généalogie, bibliographie, jurisprudence et rhétorique sont autant d’instruments pour insérer le saint dans les rangs de l’élite religieuse fâsie. Par rapport à la tradition spirituelle de Fès, ce rôle de l’hagiographe, consistant à rendre manifeste ce qui était caché et seulement accessible au cercle initié des proches du saint, est tout à fait crucial.



                                                                   Vue panoramique de Fès



Cela étant dit, peut-on constater une évolution historique de l’hagiographe ? Si une schématisation trop rigide risquerait d’aboutir à une vision plutôt artificielle, il est vrai que certains traits sont pourtant prépondérants dans des époques données. La figure de l’hagiographe subit donc un certain développement et des tendances sont reconnaissables. Nous avons vu que la figure de l’hagiographe soufi-muḥaddith représentée par al-Tamīmī et al-Tādilī correspond aux premiers hagiographes du Khorasan. Pour les siècles qui suivent les hagiographes restent dans les cercles des savants, juristes ou spécialistes des hadiths, rattachés au soufisme. A la fin du règne mérinide, certains hagiographes entretiennent quelques contacts avec les autorités politiques. Ainsi un auteur comme al-Ḥaḍramī intègre l’actualité politique de son temps et insiste sur la bienveillance des Mérinides à l’égard des saints. La figure de l’hagiographe qui côtoie la cour se perpétue avec les lettrés du XIe/XVIIe siècle comme Ibn al-Qāḍī et al-Ifrānī. Ces derniers ne se présentent pas comme des soufis rattachés à une voie. L’hagiographe non-soufi reste pourtant une rareté à Fès. Avec l’auteur du Mir’āt al-maḥāsin, Muḥammad al-‘Arabī al-Fāsī, l’hagiographe se fait le biographe de son maître spirituel et, en même temps, de son saint ancêtre, tendance déjà annoncée avec al-Ḥaḍramī et Ibn ‘Askar, bien que ces derniers ne consacraient pas leur ouvrage à un saint en particulier. Ibn ‘Ayshūn, gagnant son pain dans une soierie, constitue la rare exception d’un hagiographe qui n’est pas un savant notoire.

A Fès, la règle est plutôt du genre des Qādirī, issus de l’élite religieuse de Fès et spécialistes dans plusieurs disciplines traditionnelles. Avec eux, le généalogiste établit sa place parmi les hagiographes, place qu’il va garder. Nous avons déjà eu l’occasion de constater l’importance de l’élément généalogique dans la tradition hagiographique de Fès et l’hagiographe-généalogiste sont sans doute une caractéristique fâsie. Or, ces personnalités s’inscrivent dans la tradition savante qui est une des marques de la ville idrisside. Chez un auteur comme Sulaymān al-Ḥawwāt, ainsi que chez tous les grands hagiographes tardifs de Fès, cet aspect transparaît assez clairement. L’hagiographe s’efface alors moins devant celui dont il transcrit la vie et incorpore tout son savoir dans ce qui prend l’allure d’encyclopédies savantes. On voit que l’hagiographe a désormais acquis une certaine importance et indépendance à l’intérieur du milieu savant fâsie ce qui lui permet de transformer l’hagiographie en une écriture savante considérée comme performance intellectuelle de haut niveau. Mais ce n’est pas seulement chez les oulémas qu’il devient un personnage éminent. Le service que l’hagiographe rend au saint lui permet de participer à la sainteté. Ainsi, al-Ḥalabī, hagiographe du tout premier saint de Fès, est particulièrement vénéré parmi les descendants de ce dernier. Curieusement, le dernier grand hagiographe de Fès, Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī, étant issu de la tradition savante des Kattānī, est de nouveau un muḥaddith, rejoignant ainsi al-Tamīmī, premier hagiographe marocain. Mais, comme on l’a vu, l’auteur de la Salwa réunit en lui également les autres types de l’hagiographe. Il est historien, généalogiste et lettré, voyage en Orient et est profondément ancré dans la vie spirituelle, intellectuelle et sociopolitique de sa ville natale.
 
 
270 On doit ces trois notions à Nelly Amri (« Ecriture hagiogra-phique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide (VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », loc. cit., p. 24).
271 M. Chodkiewicz remarque à ce propos : « Je retiens donc provisoirement un critère intellectuellement peu rigoureux mais pratique : la « canonisation » par la littérature. Sont saints les personnages identifiés comme tels par la tradition hagiographique – et plus particulièrement, ceux dont les noms revien-nent toujours dans les grandes compilations » (« Le saint illettré dans l’hagiographie islamique », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 1992, n° 9).
272 Loc. cit., p. 13.
273 Nous devons cette expression à l’historien des religions Mircea Eliade (cf. Le sacré et le profane, Paris : Gallimard, 1964).
274 BROWN, Peter, « The saint as exemplar in late antiquity », Saints and Virtues, HAWLEY, John S. (dir.), Berkeley : Univer-sity of California Press, 1987, p. 9.
275 Op. cit., p. 218. 
276 Au Maroc, la ville de Sabta (Ceuta) fait également l’objet, durant les VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles, de  quelques ouvrages hagio-biographiques consacrés aux savants et aux saints (ṣulaḥa’) de la ville (cf. BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit., p. 444-445).
277 Cf. AIGLE, Denise, « Sainteté et miracles en Islam médié-val : l’exemple de deux saints fondateurs iraniens », loc. cit., p. 55-58.
278 Cf. p. ex. pour Tunis : IDRIS, Hady Roger, Manâqib d'Abû Isḥâq al-Jabanyânî par Abû l-Qâsim al-Labîdî et Manâqib de Muḥriz b. Ḧalaf par Abû l-Ṥâhir al-Fârisî, Paris : PUF, 1959, et AMRI, Nelly, « Écriture hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide (VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », Les Cahiers de Tunisie, Tunis : Faculté des Sciences Humaines et Sociales, n° 173, 1996, 2e sem., p. 12-31. Pour Damas on peut mentionner le Ghāyat al-bayān fī tarjamat al-shaykh al-Arslān al-Dimashqī (cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Ègypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, orientations spirituelles et enjeux culturelles, Damas : Institut Français de Damas, 1995, p. 30) de Muḥammad Ibn Ḷulūn (m. 953/1546). Pour Bagdad, Ibn al-Jawzī (m. 597/1200) a rédigé le Manāqib Ma‘rūf Karkhī wa akhbāruhu (cf. l’édition du texte dans la revue al-Mawrid, Bagdad, 1982, n° 4, p. 609-680) où il rapporte entre d’autres les anecdotes des habitants de la ville à propos du saint. 
279 Nous rappelons que dans cette invocation la science (al-‘ilm) constitue une des éléments qui caractériseront Fès jusqu’à la fin des temps.
 280 Cf. PELLAT, Charles, « Manāḳib », EI2, vol. VI, p. 333-341. Une littérature urbaine existe bien sûr en dehors de Fès dès le début du Moyen Age, mais généralement ces ouvrages ne peuvent pas être considérés comme étant des hagiographies. Ainsi, un ouvrage comme le Manāqib Baghdād d’Ibn al-Jawzī (m. 597/1201) traite des mérites et des caractéristiques de Bagdad. Quant au reste du Maghreb, le Iftikhār fī manāqib fuqahā’ al-Qayrawān de ‘Atīq al-Tujībī (m. 422/1030) et le Ma‘ālim al-īmān fī manāqib al-mashhūrīn min ‘ulamā’ al-Qayrawān d’al-Dabbāgh (m. 699/1300) sont essentiellement des ouvrages biographiques portant sur des savants malikites, bien qu’ils contiennent des éléments hagiographiques (cf. MACKEEN, A. M. Mohamed, « The early history of Sufism in the Maghreb prior to al-Shādhilī », JAOS, 1971 (jul. - sep.), vol. 91, n° 3, p. 407) comme tous les ouvrages de ce genre. Une exception est le Riyāḍ al-nufūs fī ṥabaqāt ‘ulamā’ al-Qayrawān wa al-Ifrīqiyya (2 vol., Beyrouth : Dār al-Gharb al-Islāmī, 1981) d’Abū Bakr al-Mālikī (m. 541/1047) où l’on trouve entre d’autres des sections consacrées aux biographies des ascètes (‘ubbād et nussāk) tunisiens. Toutefois, selon ‘Īsā Luḷfī (Maghrib al-mutaṣawwifa min al-qarn 10 ilā al-qarn 17, Tunis : Markaz al-Nashr al-Jāmi‘ī, 2005, p. 52) cette littérature, qui est même marquée par une forte connotation juridique, est avant tout destinée à défendre la version malékite du sunnisme face à l’influence fatimide et kharijite. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage hagiographique stricto sensu.
281 VAUCHEZ, André, « Préface », Saints orientaux, Hagio-graphies médiévales comparées 1, AIGLE, Denise (dir.), Paris : De Boccard, 1995, p. 13. Le médiéviste français parle ici d’une des caractéristiques de l’hagiographie musulmane, notamment celle du Maroc et du Khorasan, par rapport à l’hagiographie chrétienne.
282 Un cas analogue représente peut-être la ville de Damas pour laquelle on dispose d’un dictionnaire biographique con-temporain portant sur les savants du IVe/XXe siècle, le Tārīkh ‘ulamā’ Dimashq fī al-qarn al-rābi‘ ‘ashar al-hijrī de Muḥammad al-Ḥāfiẓ (Damas : Dār al-Fikr al-Mu‘āsir, 1986).
283 Cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, IFD, Damas, 1995, p. 111-114, 135-143 ; AMRI, Nelly, « Le pouvoir du saint en Ifriqiya aux VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles : le "très visible" gouvernement du monde », Politique et  religion en Méditerranée, Moyen Âge et époque contemporaine, BRESC, Henri, DAGHER, Georges, VEAUVY, Christiane (dir.), Paris : Éditions Bouchène, 2008, p. 167-196.
284 Le Dīwān al-awliyā’, tel qu’il est décrit par ‘Abd al-‘Azīz al-Dabbāgh (cf. IBN AL-MUBĀRAK AL-LAMĀḶĪ, Aḥmad, Kitāb al-ibrīz min kalam sayyidī ‘Abd al-‘Azīz, Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1998, p. 278 sq.) est présidé par le Prophète. Il faut donc distinguer entre l’assemblée universelle et l’assemblée locale spécifique à la ville de Fès.
285 Il faut sans doute relativiser la thèse d’É. Lévi-Provençal selon laquelle ce sont « bien souvent [...] des descendants du saint lui-même qui écrivent sa vie, ou, s’ils ne s’en sentent pas capables, la font écrire par un lettré » (op. cit., p. 48). Les exemples étudiés auparavant suffisent pour démontrer l’infondé d’une telle remarque. 
286 Op. cit.
287 « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque mamelouke », loc. cit., p. 83.
288 É. Geoffroy analyse les différentes manières grâce auxquelles l’hagiographie « manifeste la sainteté » et remarque dans ce sens que « l’hagiographie a pour vocation de mettre en relief la sainteté, et donc de souligner son aspect tangible et manifeste ». Il s’agit de l’« extérioriser de façon optimale » (loc. cit., p. 86-89). Mais en même temps, une certaine prudence a toujours été observée, ce qui transparaît dans « la relative pauvreté des textes de manāqib en matière de typologie » (loc. cit., p. 97). 

Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - 10. Le testament hagiographique de Fès – La Salwat al-anfās d’al-Kattānī












par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication



Quand al-Kattānī commence en 1302/1885 à rédiger sa Salwat al-anfās wa muḥādathat al-akyās bi-man ‘uqbira min al-‘ulamā’ wa al-ṣulaḥā’ bi-Fās232, le Maroc se trouve depuis quelque temps dans une crise politique qui aura pour conséquence le Protectorat français en 1330/1912. Le milieu soufi réagit à sa manière à la situation. Parmi les plus actives est la confrérie Kattāniyya233 qui intègre les différents courants de la tradition spirituelle de Fès et s’appuie sur le chérifisme, les sciences islamiques et le soufisme pour lutter contre ce que ses représentants ressentent comme le danger de l’emprise occidentale sur la politique, l’économie, la culture et la société marocaines. L’engagement politique des Kattāni ne les empêche pas d’être les protagonistes de la vie spirituelle de Fès. Adeptes de la pensée d’Ibn al-‘Arabī, les Kattānī contribuent à l’essor de la renaissance akbarienne et c’est grâce à eux que la ville de Mawlāy Idris devient un de ses centres au Maghreb.
La Salwa porte visiblement l’empreinte de tous ces paramètres. Son auteur, Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī234 (m. 1345/1927) baigne depuis sa tendre enfance dans le milieu savant et soufi de Fès. Son père Ja‘far b. Idrīs est le shaykh al-islām du Maroc, régulièrement consulté par le sultan Ḥasan I (1290-1311/1873-1894). Ayant lui-même atteint, après un parcours intensif d’études, une certaine autorité comme savant, Muḥammad adresse un opuscule235 au prochain sultan, Moulay ‘Abd al-‘Azīz (1312-1326/1894-1908), pour attirer son attention sur le danger que court la communauté musulmane si elle consent à des compromis avec les puissances européennes. Préférant quitter le Maroc, il s’établit en 1907 à Médine où sa demeure devient un point de rencontre pour les savants et les soufis du monde entier236. Ayant entendu parler de la révolte du frère du sultan auquel participe son cousin Abū al-Fayḍ Muḥammad b. ‘Abd al-Kabīr al-Kattānī, le fondateur de la Kattāniyya-Aḥmadiyya, il retourne au Maroc. La tentative d’une « révolution idrisside » ayant échoué, Muḥammad al-Kattānī décide de repartir pour Médine où il est apparemment expulsé par les autorités turques et finit par s’établir à Damas. Dans la capitale syrienne il continue à s’engager dans la défense du monde musulman contre le colonialisme, notamment en soutenant le mouvement Sanoussi de la Libye. Malgré son activité politique, on lui attribue 83 écrits qui traitent de toutes sortes de sujets, de la jurisprudence, au soufisme, à la politique, la poésie, la science des Hadith et les biographies. Il remanie entre autres la biographie de Mawlāy Idrīs par al-Ḥalabī237 et consacre un ouvrage à la science du Prophète238 visiblement inspiré par Ibn al-‘Arabī. Ses écrits prouvent que l’engagement politique se nourrit d’une immersion profonde dans l’enseignement soufi, surtout dans la doctrine de la réalité muḥammedienne et la sainteté. Il est effectivement connu pour son amour des saints et l’humilité dont il fait preuve à leur égard. Retourné à Fès à la fin de sa vie, il enseigne à la Qarawiyyīn et décède suite à un malaise cardiaque. L’enterrement est selon certains témoignages239 parmi le plus grand qu’on aurait jamais vu à Fès.




Comme chef-d’oeuvre de la tradition hagiographique de Fès, la Salwa a été analysée par les chercheurs occidentaux240 et marocains241, ce qui nous dispense d’entrer dans les détails du contexte historique, des sources et des caractéristiques formelles de l’ouvrage. Ce qui nous intéresse ici par contre c’est le fondement doctrinal soufi qui n’a pas été analysé suffisamment242 et la place que la Salwa revêt dans la tradition hagiographique de Fès.

La première partie constitue à elle seule un manuel de la ziyāra, la visite des saints243. L’auteur y montre la légitimité, le mérite et les convenances de cette pratique en puisant généreusement chez les auteurs dont l’autorité est unanimement reconnue. On voit déjà quelle est la vocation de l’ouvrage. Dans la tradition du Rawḍ al-‘aṥir al-anfās d’Ibn ‘Ayshūn, il s’agit d’offrir un guide pour la visite des tombes des saints personnages de Fès244. La structure même de la Salwa suit cet objectif, comme l’explique l’auteur dans l’introduction :

« J’ai mentionné en premier les tombes à l’intérieur de la ville et de ses remparts, puis je me suis déplacé vers ceux qui sont enterrés dans les nécropoles (rawḍāt) qui se trouvent à l’extérieur de la ville. L’ordre de présentation suit les endroits, les contrées et les lieux, sans prêter attention aux critères chronologiques. Le premier dans le chemin est évoqué en premier, car cela est plus aisé pour le visiteur qui cherche à vérifier [les endroits des tombeaux].

Cela dit, j’ignore l’identité de nombreux tombeaux et c’est pour cela que j’ai renoncé à aller jusqu’au bout. Dans ce cas, j’ai évoqué ce qui est connu et j’ai rapproché les endroits selon les indices [de gens]. De certains, je connais la contrée de manière générale sans connaître l’endroit précis. J’ai alors évoqué les détails connus. J’ai clos le livre en ajoutant l’évocation de ceux dont je sais qu’ils sont enterrés dans les environs habités, sans avoir trouvé dans les livres des informations concernant l’emplacement exact, pour que le livre soit exhaustif. »245

La structure topographique de la Salwa vise en effet à constituer un plan de la topographie sacrée de Fès246. Ce plan est ordonné selon les hommes et les lieux. Ainsi on trouve les tombes des saints, mais aussi des zâwiyas, des retraites spirituelles, des salles de prière fréquentées par un saint, un magasin où le Prophète est apparu247, la mosquée où fut enseigné pour la première fois le manuel de fiqh d’al-Khalīl etc. Ces « lieux de visite » (mazārāt)248 conservent le souvenir d’un événement spirituel et sont de ce fait porteurs d’une baraka spécifique249. Ainsi, l’hagiographie rend hommage aux saints, mais aussi aux lieux. Elle décrit les supports de la sainteté, qui est essentiellement proximité divine250, retrace ses manifestations historiques et géographiques.



Le cimetière de Bab Guisa s'étend au nord de la ville sur les pentes escarpées que traverse la route du Zalagh et du tour de Fès. Les tombes y sont dispersées au milieu des rochers dans un pittoresque désordre. On peut voir au sommet de la colline percée de grottes aux ouvertures béantes d'où l'on extrait la chaux, les ruines des tombeaux Mérinides. .




A la différence du Rawḍ al-‘aṥir251, l’auteur affirme vouloir recenser non seulement les tombeaux de saints notoires, mais l’ensemble des tombeaux de saints, même ceux dont seulement le nom est connu. En plus, l’ouvrage d’al-Kattānī inclut de nombreux savants qui ne semblent pas être rattachés au soufisme. Le projet d’al-Kattanī est donc plus vaste que celui de son prédécesseur et dépasse celui d’une nouvelle anthologie biographique des soufis de Fès. Il s’agit, semble-t-il, de constituer, dans une époque annonciatrice de changements sociopolitiques graves, un testament écrit du patrimoine spirituel de Fès. Dans l’introduction al-Kattānī déplore effectivement l’oubli dont font objet les saints, c’est-à-dire ceux qui font de la ville de Mawlāy Idrīs un centre spirituel252, « grâce auxquels l’état de celui qui la visite ou y séjourne se rectifie (ṣalaḥa) »253. Naturellement, dans le même passage l’auteur lie le mérite de la ville à son saint fondateur. Le testament de Fès et de ses saints est dans ce sens aussi un testament de Mawlāy Idrīs et des valeurs dont il est le symbole, comme l’autorité politique des Idrissides, la sainteté, l’indépendance vis-à-vis des forces étrangères, la sharī‘a comme Loi ainsi que le Coran et le modèle prophétique comme les seules références sociales et culturelles du Maroc. C’est là que se rejoignent l’écriture hagiographique et l’engagement politique de l’auteur, bien qu’on ne puisse accorder trop de poids, comme parfois a tendance à le faire la recherche contemporaine254, à cet aspect dans la rédaction de la Salwa. Al-Kattānī s’inscrit explicitement dans la tradition des hagiographes fâsis et c’est avant tout en tant que soufi, désireux de bénéficier de la baraka et de transmettre un héritage spirituel aux futures générations, et, en tant que savant et historien fâsi, qu’il transcrit la vie des saints et le lieu de leur dernier repos.
 
Cimetière de Bab Mahrouk . Plusieurs savants et oulémas ont leur tombe dans le cimetière de Bab Guissa qui avec celui de Bab Mahrouk dessert en principe les habitants de la rive des Kairouanais. La ville de Fès possède trois cimetières situés aux trois principales portes de la ville: Bab Ftouh, Bab Guissa et Bab Mahrouk.
 
 
La valeur de la Salwa réside enfin aussi dans la maîtrise avec laquelle son auteur intègre la variété des registres du discours hagiographique dont on a essayé d’analyser les modèles principaux dans ce chapitre. L’ouvrage d’al-Kattānī représente une véritable synthèse de l’écriture hagiographique fâsie où généalogie, données biographiques et bibliographiques, anecdotes initiatiques, considérations doctrinales, topographie sacrée, histoire, et références littéraires sont mises en oeuvre pour former un tout cohérent, polyvalent et toujours intéressant. Le côté technique, qui traite des détails de la formation savante des personnages et rend la lecture de certains ouvrages comme la Jadhwat al-iqtibās quelque peu lassant pour les non-spécialistes, est habilement raccourci et intégré dans la description de la personnalité. La volonté de constituer une somme de la vie spirituelle de Fès apparaît lorsqu’al-Kattānī fait cas des diverses confréries et familles chérifiennes. On trouve par exemple dans le premier volume un passage sur la zâwiya al-Nāḵiriyya255, la zâwiya Ḥamdūshiyya256 un autre sur la Wazzāniyya257 et plus loin il est question des Tāhirites dans la demeure desquels se trouve une sandale du Prophète258. Aḥmad al-Azmī259 a pu recenser huit familles soufies auxquelles l’auteur de la Salwa a consacré des passages importants. Al-Kattānī inclut également dans son répertoire les saints qui ne sont pas enterrés à Fès, mais qui ont marqué par leur séjour ou leur influence la tradition spirituelle de la ville, comme Abū Madyan, al-Shādhilī, Ibn ‘Āshir, Maḥammad Ibn Nāḵir et al-Darqāwī et même ‘Abd al-Qādir al-Jīlanī, qui n’a jamais mis le pied au Maghreb. Intégrant l’histoire du soufisme, des confréries, des saints ainsi que le fond familial de la vie spirituelle de Fès, al-Kattānī met les diverses approches et registres de l’écriture biographique, historique et spirituelle au service de l’hagiographie qui atteint ainsi un degré de perfectionnement rarement acquis.

Sur le plan méthodologique, on peut remarquer une véritable volonté de découvrir la « vérité historique » 260 et de vérifier des informations et des traditions orales, si nécessaire, sur « le terrain ». Ainsi, en se rendant personnellement sur place pour faire ses enquêtes, al-Kattānī arrive à résoudre quelques équivoques, comme l’identité du sanctuaire connu comme « Sidī Bū Ghālib » et autres. Les recherches personnelles de l’auteur sont entérinées par son érudition qui lui permet de puiser dans un riche répertoire de littérature juridique, géographique, théologique, historique, biographique et, bien sûr, hagiographique.

Un élément particulièrement digne d’intérêt réside, de notre point de vue, dans le fondement doctrinal soufi de la Salwa. Michel Chodkiewicz261 a attiré l’attention sur le fait que l’ouvrage d’al-Kattānī s’appuie sur la terminologie de la sainteté formulée par Ibn al-‘Arabī. Ainsi, le fait d’identifier divers types spirituels aux prophètes coraniques est visiblement inspiré par le Shaykh al-akbar262. Aḥmad b. ‘Abdallāh Ma‘an (m. 1120/1708) est qualifié comme musāwī en référence à Moïse alors que son maître Aḥmad al-Yamanī (m. 1114/1702) est identifié comme ‘īsāwī, c’est-à-dire comme représentant une spiritualité de type christique263. Al-Kattānī relate son témoignage personnel à ce propos :

« Il nous fut rapporté que certains grands saints de Tripoli ont rendu hommage à al-Yamanī et ont attesté de son degré d’élection suprême (al-khuṣūṣiyya al-kubrā). Ils ont évoqué sa station spirituelle en disant : "Certes, sa station est de type ‘īsāwī ; il est un sage (ḥakīm) qui met les choses à leur place". »264

Les allusions à la hiérarchie initiatique des saints sont également très fréquentes. Al-Kattānī rapporte tous les renseignements relatifs aux rangs spirituels des saints qui lui sont connus. Dans un passage consacré aux pôles (aqṥāb) enterrés à Fès265 il est également question du Khātim al-awliyā’, titre attribué à Ibn al-‘Arabī. Les références constantes à la hiérarchie initiatique constituent une sorte de structure sous-jacente à la Salwa et suggèrent l’idée que ce sont les saints qui régissent la ville et sa vie spirituelle. L’auteur semble faire écho à la doctrine akbarienne des pôles qui régissent les diverses stations et sciences initiatiques266.

Un autre élément doctrinal nourri de l’enseignement du maître andalou apparaît dans la partie sur la ziyāra et à maintes reprises dans les biographies. Il s’agit de l’idée que l’être spirituel du Prophète constitue la source de toute sainteté et qu’en conséquence la bénédiction que les saints dispensent correspond à l’influence spirituelle prophétique. C’est là que la doctrine rejoint la portée pratique de la Salwa. Guide pour la visite des sanctuaires, l’ouvrage d’al-Kattāni devient ainsi le support d’une pratique initiatique permettant l’accès à la lumière muḥammedienne.

D’autre part, il convient de remarquer la dimension éducative de la Salwa267. D’abord, il s’agit d’inciter le lecteur à la visite des saints et à lui inspirer de la vénération pour la ville de Fès et sa tradition spirituelle. Les anecdotes et les paroles des saints reproduites abondamment par al-Kattānī représentent évidemment aussi une forme d’enseignement :

« Le souvenir des saints, de leurs anecdotes, états et belles qualités ainsi que de leur conduite englobe le bien tout entier. Par cela le coeur de l’aspirant (al-mūrīd) se renforce et son as-piration est suscitée vers la recherche d’un surcroît de grâce spirituelle. C’est pour cela que les soufis remplissent leurs livres avec [ces souvenirs]. »268

Dans cette optique, la Salwa assume l’héritage initiatique des saints de Fès et transmet l’enseignement qu’il contient sous une forme hagiographique.

Certes, une analyse profonde de la Salwa mériterait une étude à part et il n’est possible ici que d’indiquer quelques éléments qui nous semblent importants par rapport à l’histoire et à la caractéristique de la tradition spirituelle de Fès. Le fait que l’ouvrage d’al-Kattānī représente notre source principale suffit pour comprendre l’intérêt de cet ouvrage et saisir sa fonction comme testament spirituel de la ville de Mawlāy Idrīs269.
 


232 3 vol., Casablanca : Dār al-Thaqāfa, 2004. Un quatrième volume d’index (2006), ainsi qu’un cinquième volume contenant une collection d’articles (2007) ont été ajoutés.
233 Voir notre chapitre « Activisme idrisside, renaissance ak-barienne et perpétuation de la tradition initiatique – le rayonnement des Kattānī et les ordres initiatiques à l’aube du Protectorat (fin XIIIe/XIXe- début XIVe/XXe siècles) ».
234 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 379 sq. ; AL-FĀSĪ, ‘Abd al-Ilāh, « al-‘Ālim Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī wa kitābuhu Salwat al-anfās wa muḥādathat al-akyās bi-man ‘uqbi-ra min al-‘ulamā’ wa al-ṣulaḥā’ bi-Fās », al-Manāhil, Rabat, 1997, n° 54, p. 116-162.
235 Naṣīḥat ahl al-islām bi-mā yadfa‘u ‘anhum dā’ al-kufrat al-la’ām, Amman : Dār al-Bayāriq, 1999.
236 On trouve dans son al-Riḥlat al-Sāmiyyat ilā al-Iskandariyya wa Miṣr wa al-Ḥijāz wa al-Bilād al-Shāmiyya (Casablanca : Dār Ibn Ḥazm, 2005) le récit de ses voyages et une liste des personnages qu’il a rencontrés.
 237 Al-Azhār al-‘āṥirat al-anfās bi-dhikr ba‘ḍ maḥāsin quṥb al-Maghrib wa tāj madīnat Fās, Fès : litho. 1307 hég. (1889).
238 Jalā’ al-qulūb min al-aṣdā’ al-ghayniyya bi-bayān iḥāṥatihi ‘alayhi al-salām bi-l-‘ulūm al-kawniyya, 3 vol., ZAKĀ, Ḥisān ‘Abbās (éd.), Le Caire : sans édit., 2004.
239 Cf. l’introduction de Ḥamza al-Kattanī dans al-Riḥlat al-sāmiyya ilā al-Iskandariyya wa Miṣr wa al-Ḥijāz wa al-Bilād al-Shāmiyya, op. cit., p. 99-100.
240 BASSET, René, « Recherches bibliographiques sur les sources de la Salouat al-Anfas », Recueil de mémoires et textes publié en l'honneur du XIV Congrès des orientalistes, Alger : 1905, pp. 1-47 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 379 sq. Récemment, l’aspect politique a fait l’objet d’un article : BAZZAZ, Sahar, « Reading reform beyond the state: Salwat al-Anfās, Islamic revival and Moroccan National history », JNAS, 2008 (mars), n° 13/1, p. 1-13.
241 Une présentation forte utile nous semble celle de Ḥamza al-Kattānī dans le volume rajouté en 2007 à l’édition de la Salwa (« Kitāb Salwat al-anfās : al-qīmat wa al-minhaj », Salwa, vol. V, p. 165-192), quoique l’auteur ne fait aucune référence aux études occidentales. Dans le même volume on trouve une collection d’articles des chercheurs marocains qui analysent divers aspects de l’ouvrage, notamment historiques, littéraires, topographiques et anthropologiques.
242 Cf. en arabe AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, « al-Naz‘at al-ḵūfiyyat fī kitāb Salwat al-anfās », Salwa, vol. V, p. 145-155.
243 Voir notre chapitre « La pratique de la sainteté » où cette partie de la Salwa est analysée en détail.
244 Pour tout ce qui concerne la structure topographique de l’ouvrage cf. BINMALĪḤ, ‘Abd al-Ilāh, « Amākiniyya madīnat Fās min khilāl kitāb Salwat al-anfās », Salwa, vol. V, p. 237-261. 
 245 Salwa, vol. I, p. 10-11.
246 Cet aspect a été exploité par Faouzi Skali dans sa thèse doctorale (Topologie spirituelle et sociale de la ville de Fès, 4 vol., thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1990). L’auteur a tenté de reconstituer la « topographie spirituelle » de Fès en identifiant les saints de chaque quartier selon leur rang dans la hiérarchie initiatique.
247 Cf. Salwa, vol. I, p. 245.
248 Cf. p. ex. Ibid., p. 186, p. 238.
249 Voir notre chapitre « Les traces du saint dans la ville – Les lieux et les temps de la sainteté ».
250 CHODKIEWICZ, Michel, Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris : Gallimard, 1986, p. 34.
251 Dans l’édition critique on trouve en annexe le supplément du Rawḍ al-‘aṥir concernant les tombes et sanctuaires connus et visités par les habitants de Fès à propos desquels l’auteur n’a pas pu trouver des informations biographiques certains (al-Tanbīh ‘alā man lam yaqi‘ bihi min fuḍalā’ Fās tanwīh, p. 331-363). 
252 Cf. AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, op. cit., p. 148 : « L’idée (hūwiyya) de Fès dans le livre est celle du "Fès de la bénédic-tion" (Fās al-baraka), notamment grâce à ses savants et leurs sciences, ses dévots et leur dévotion, ses saints et soufis et leur richesse spirituelle ».
253 Ibid., p. 3-5. L’auteur donne aussi une raison pour cet oubli en expliquant que les saints évitent de laisser des traces écrites ou autres par scrupule et souci d’anonymat.
254 Cf. BAZZAZ, Sahar, loc. cit.
255 Salwa, vol. I, p. 297.
256 Ibid., p. 404.
257 Ibid., p. 107 sq.
258 Ibid., p. 391 sq.
259 « Salwat al-anfās ka-maḵdar li-kitābat tārīkh al-Maghrib », Salwa, vol. V, p. 214-216. 
260 Cf. AL-AZMĪ, Aḥmad, loc. cit., p. 195-221.
261 Un océan sans rivage – Ibn Arabî, le Livre et la Loi, Paris : Seuil, 1992, p. 25.
262 Cf. à propos de la typologie akbarienne dans l’hagiographie GEOFFROY, Éric, « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque mamelouke », loc. cit., p. 94.
263 Salwa, vol. II, p. 328.
264 Ibid., p. 379.
265 Ibid., vol. I, p. 145.
 266 Cf. CHITTICK, William, « Towards sainthood: states and stations », The Meccan Revelations, CHODKIEWICZ, Michel, (dir.), New York : Pir Press, 2002, vol. I, p. 189 sq.
267 Cf. AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, op. cit. p. 146.
268 Salwa, vol. I, p. 16.
269 Cela ne veut évidemment pas dire que la Salwa soit le dernier ouvrage hagiographique consacré à Fès, mais après Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī aucun auteur n’a plus essayé de se lancer dans un projet d’écriture qui concerne la tradition spirituelle de Fès dans son ensemble. Pour les ouvrages postérieurs à la Salwa, voir l’annexe.