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jeudi 26 décembre 2013

Le Pacifisme du Prophète - Tayeb Chouiref

 

 
 
De nombreux préjugés marquent la conception que se font beaucoup de nos contemporains au sujet du Prophète. Parmi eux, il est une idée reçue qui a la vie dure, à savoir que le Prophète aurait beaucoup combattu dans sa vie et que le combat armé faisait partie intégrante de sa personnalité. Rien n’est plus faux, comme permet de s’en rendre compte une étude impartiale des sources traditionnelles de l’Islam, comme la Sîra et le Hadith. Ces dernières années, les différentes affaires des caricatures du Prophète ont montré l’étendue des préjugés et de l’ignorance abyssale qui  règnent en maître dans certains milieux.
 
J’ai montré dans mon ouvrage comment certains proches du Prophète ont été marqué par sa compassion et la profonde bonté qui émanaient de sa personne. Voici deux extraits qui me semblent significatifs du pacifisme du Prophète, montrant qu’il ne faisait appel à la force qu’en ultime recours.
 
 
Extrait 1 : Volume II, p. 139-140 
 
عن أنس بن مالك : “ما مَسَسْتُ دِيباجاً وَلا حَرِيراً أَلْيَنَ مِنْ كَفِّ رَسُولِ ٱللهِ  وَما شَمَمْتُ رائِحةً قَطُّ أَطْيَبَ مِنْ رائِحةِ رَسُولِ ٱللهِ . وَلَقَدْ خَدَمْتُ رَسُولَ ٱللهِ  عَشْرَ سِنِينَ فَما قالَ لِي قَطُّ “أُفّ” وَلا قالَ لِشَيْءٍ فَعَلْتُهُ : “لِمَ فَعَلْتَهُ ؟” وَلا لِشَيْءٍ لَمْ أَفْعَلْهُ : “أَلا فَعَلْتَ كَذا ؟”
 
(رواه البخاري. حديث صحيح)
 
D’après Anas b. Mâlik : « La main de l’Envoyé de Dieu  était plus douce que le satin ou la soie et son odeur était le plus agréable des parfums. J’ai servi l’Envoyé de Dieu  pendant dix ans sans que jamais il ne me réprimande, et sans que jamais il ne me demande pourquoi j’avais fait telle chose ou pourquoi je n’avais pas fait telle autre. »
 
(Cité par Bukhârî. Hadith authentifié)
 
Commentaires :
 
            Pour ceux qui l’ont connu directement, le Prophète fut l’incarnation du modèle parfait et la personnification des vertus. Afin de partager ce qu’a pu être son vécu avec le Prophète, Anas cite la douceur aussi bien physique que morale qui fut la sienne et l’immense bonté qui émanait de lui. Derrière la ‘‘manière anecdotique’’ d’évoquer sa personnalité en isolant et accentuant un trait, se laisse entrevoir une description très profonde de la spiritualité du Prophète. Ainsi, la douceur de sa main et le parfum qu’il exhale témoignent de la sanctification du Prophète par l’Esprit et la Révélation qui pénétrèrent non seulement son âme mais jusqu’à la moindre parcelle de son corps. Quant à l’immense bonté qu’évoque Anas, elle marque la réalisation des Attributs divins de miséricorde et de pardon et, évidemment, l’effacement total de l’ego et de ses tendances à la domination d’autrui. Comme le remarque P. Nwiya, le Prophète est, pour l’Islam, ‘‘le modèle insurpassable de toute sainteté’’[1].
 
 
Frithjof Schuon :
 
          «‘‘Vous avez dans l’Envoyé de Dieu un bel exemple’’ dit le Koran, et ce n’est certes pas pour rien. Les vertus qu’ont peut observer chez les pieux musulmans, y compris les modalités héroïques auxquelles elles donnent lieu chez les soufis, sont attribuées par la Sunna au Prophète : or, il est inconcevable que ces vertus aient pu se pratiquer à travers les siècles jusqu’à nous sans que le fondateur de l’Islam les ait personnifiées au plus haut degré ; de même, il est inconcevable que des vertus aient été empruntées ailleurs, et on ne verrait du reste pas où, puisque leur conditionnement et leur style sont spécifiquement islamiques. Pour les musulmans, la valeur morale et spirituelle du Prophète n’est pas une abstraction ni une conjecture, elle est une réalité vécue, et c’est précisément ce qui prouve rétrospectivement son authenticité ; le nier reviendrait à prétendre qu’il y a des effets sans cause. Ce caractère mohammédien des vertus explique d’ailleurs l’allure plus ou moins impersonnelle des saints : il n’y a pas d’autre vertu que celles de Mohammed, elles ne peuvent donc que se répéter dans tous ceux qui suivent son exemple ; c’est par elles que le Prophète survit dans sa communauté.»
(Forme et substance dans les religions, Paris, 1975, p. 91-92)
 
*          *          *
 
Extrait n°2 : volume Ī, p. 223-224.
 
عن أبي موسى الأشعري : “إِنَّ بَيْنَ يَدَيِ ٱلسَّاعةِ فِتَناً كَقَطْعِ ٱللَيْلِ ٱلْمُظْلِمِ يُصْبِحُ ٱلرَّجُلُ فِيها مُؤْمِناً وَيُمْسِي كافِراً وَيُمْسِي مُؤْمِناً وَيُصْبِحُ كافِراً. القاعِدُ فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلقائِمِ وَٱلقائِمُ فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلْماشِي وَٱلْماشِي فِيها خَيْرٌ مِنَ ٱلسَّاعِي. فَكَسِّرُوا قِسِيَّكُمْ وَقَطِّعُوا أَوْتارَكُمْ وَٱضْرِبُوا سُيُوفَكُمْ بِٱلْحِجارةِ فَإِنْ دُخِلَ عَلَى أَحَدٍ مِنْكُمْ بَيْتَهُ فَلْيَكُنْ كَخَيْرِ ٱبْنَيْ آدَم.”
 
(رواه الحاكم. حديث صحيح)
 
D’après Abû Mûsâ al-Ach’arî : « Peu avant l’Heure dernière, il y aura des séditions aussi ténébreuses que l’obscurité de la nuit. L’homme pourra avoir la foi le matin et l’avoir perdue le soir venu ; de même, il pourra avoir la foi le soir et l’avoir perdu le matin venu. Durant ces troubles, la personne assise sera en meilleure posture que celle qui est debout ; de même, celui qui marche sera en meilleure posture que celui qui s’empresse. Brisez donc vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées contre un rocher ! Et si un agresseur pénètre dans votre demeure, comportez-vous comme le meilleur des deux fils d’Adam. »
 
(Cité par Hâkim. Hadith authentifié)
 
Commentaire :
 
            La fin des temps, dans ce hadith comme dans de nombreux autres, est décrite comme une période très troublée où au désordre extérieur répond le chaos intérieur des âmes. D’où l’image de l’homme qui peut perdre sa foi en l’espace d’une journée ou d’une nuit. On peut considérer que ces deux moments désignent deux modalités différentes de la perte de la foi : le premier cas peut être interprété comme une ‘‘perte active’’ – l’action n’est pas motivée par une intention droite et ne s’appuie pas sur une véritable connaissance – ; et le second peut être entendu comme une ‘‘perte passive’’ de la foi, l’homme se laissant alors déterminé par l’ambiance chaotique dans laquelle il vit.
Le meilleur des deux fils d’Adam, évoqué à la fin de ce hadith, n’est autre qu’Abel dont le Coran rapporte le pacifisme inconditionnel face à la volonté manifeste de son frère Caïn d’attenter à sa vie :
 
 
﴿لَئِنْ بَسَطتَ إِلَيَّ يَدَكَ لِتَقْتُلَنِي ما أَنا بِباسِطٍ يَدِيَ إِلَيْكَ ِلأَقْتُلَكَ إِنِّي أَخافُ ٱللهَ رَبَّ ٱلعالَمِينَ﴾
 
 
« Si tu portes la main sur moi pour me tuer, je ne porterai pas la mienne sur toi pour te tuer car je crains Dieu le Seigneur des mondes. » (Coran, 5, 28)
 
            Autant qu’il lui était possible, le Prophète a tenté d’éviter le recours à la force. Toutefois, parce qu’il eut à constituer une cité et une communauté de croyants, il fut parfois contraint d’y avoir recours par réalisme social et historique. C’est ce que l’on peut appeler un pacifisme conditionnel. Mais la fin des temps n’étant pas destinée à fonder quoi que ce soit, le point de vue du réalisme social n’a plus lieu d’être : seule la démarche spirituelle importe. C’est pourquoi le Prophète recommanda pour cette période le pacifisme inconditionnel, en donnant Abel pour modèle.
 
 
Tayeb Chouiref
 
 
 
 

mardi 5 novembre 2013

Jihad an-Nafs : L'Effort Spirituel - Sheykh Gibril Fouad Haddad


Sabres des Compagnons du Prophète SAWS au musée de Topkapi, Istanbul . La deuxième, en partant du haut appartenait à Khalid ibn al-Walid
 
 
 
Au nom d'Allâh, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux

 Allâh le Très-Haut dit :

« Quiconque lutte (Jaahada) pour la Cause de Allâh ne lutte (Yujaahidu) en réalité que pour lui-même » [1] et « Ceux qui combattent (Jahadu) pour Notre Cause, Nous les guiderons assurément sur Nos sentiers, car Allâh est avec ceux qui s'appliquent à accomplir des œuvres salutaires. » [2]. C'est une Sourate Mecquoise et les deux versets se réfèrent au Jihad an-Nafs.

Il n'y avait alors pas de Jihad militaire. Sans jihad du nafs, combattre conduit au feu de l'Enfer.

Allâh le Très-Haut dit :

« Par l'âme et Celui qui l'a façonnée harmonieusement ; et qui lui a inspiré son libertinage et sa piété ; En vérité, l'homme qui purifie son âme sera sauvé ; et celui qui la corrompt sera réprouvé ! » [3]. C'est aussi une Sourate Mecquoise.

Sans purification, le nafs reste une "âme qui ordonne le mal" (an-nafs al-ammara bil-su') tant qu'il (le nafs) se soumet dans l'obéissance totale à l'appel des passions animales et de Shaytan.

Allâh le Très-Haut dit :

« N'as-tu pas vu celui qui prend sa passion pour une divinité? » [4]. « Il avait opté pour la vie matérielle de ce monde et obéi à ses instincts, donnant ainsi l'exemple du chien qui ne cesse de haleter, qu'on le traque ou qu'on le laisse en paix. » [5]. Il s'agit de deux Sourates Mecquoises.

Allâh dit à propos de la personne qui contrôle la passion de son égo : « Tandis que celui qui, redoutant de comparaître devant son Seigneur, aura dompté ses passions ; c'est le Paradis qui constituera son séjour » [6]. C'est encore une Sourate Mecquoise.

Les versets cités ci-dessus sont parmi les nombreux versets et Sourates Mecquois enjoignant au Jihad an-nafs. Celui qui nie qu'il existait/existe un tel commandement Divin commet de la mécréance (kufr). Un tel ordre ne peut faire référence au Jihad militaire, car il n'y avait pas de permission - et encore moins d'ordre - pour un tel Jihad jusqu'à ce qu'à la période Médinoise .

En outre, le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] a dit :

1/ « Le mujahhid (combattant) est celui qui mène le Jihad contre son nafs (égo) dans la recherche de l'obéissance à Allâh. »

- Ibn Hibban (#1624, 2519) : authentique,

- Shu'ayb al-Arna'ut (Commentaire de Ibn Hibban) : authentique,

- Al-Hakim : authentique,

- Confirmé par `Iraqi,

- Egalement présent dans at-Tirmidhi, Ahmad, et at-Tabarani,

- Albani l'a inclus dans son "Sahiha".

2/ 'A'ïsha, qu'Allâh soit satisfait d'elle, demanda :

« Messager d'Allâh, nous voyons le Jihad comme le meilleur des actes, ne devrions-nous pas (les femmes) y participer? Il répondit : « Mais le meilleur Jihad est un Hajj parfaitement accompli (Pèlerinage à La Mecque). » [7]

3/ Une autre fois, un homme demanda : « Dois-je rejoindre le Jihad ? »  Le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] lui posa la question suivante : « As-tu des parents? » L'homme répondit que oui. Le Prophète lui dit : « Alors fais le Jihad en les servant ! » [8]

4/ Un autre homme demanda : « Quel genre de Jihad est le meilleur? » Le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] répondit : « Dire une parole de vérité auprès d'un gouvernant oppresseur ». [9]

5/ Le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] a aussi dit : « Le fort n'est pas celui qui triomphe de ses adversaires, mais celui qui triomphe de son égo] ». [10]

 6/ Le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] a dit à Abu Sa'id al-Khudri :

« Même si quelqu'un frappe les mécréants et les idolâtres avec son épée [11]  jusqu'à ce qu'elle casse, et qu'il est entièrement teint de leur sang, les gardiens du souvenir d'Allâh sont un degré au-dessus de lui. »

Les hadiths authentiques présentés ci-dessus fournissent une preuve explicite supplémentaire - en particulier les points 1 et 5 - réfutant ainsi le mensonge selon lequel « tous les éléments du jihad an-nafs sont fabriqués ou faibles. »

En outre :

Allâh le Très-Haut est Tayyibun (infiniment bon) et n'accepte que le Tayyib (bien). Il déclare dans le Qour'an qu'Il n'accepte les actes d'adoration que s'ils sont basés sur :

- La purification de soi (qad aflaha man zakkaha)

- La pureté du cœur (illa man ata Allaha bi-qalbin salim)

- Un esprit humble (wa-innaha lakabiratun illa `alal khashi`in)

 La purification de l'intention (an-niyah) est le pré requis général pour cela. C'est pourquoi les Imams (c'est-à-dire Bukhari, Shafi `i, an-Nawawi ) ont toujours commencé leurs livres de fiqh par le hadith de l'intention : « Les actes ne valent que par les intentions. » [12]

Un acte en apparence considéré comme de l'adoration, mais effectué sans intention pure n'est pas considéré comme de l'adoration ; même se battre et mourir pour la défense des Musulmans. Le Prophète [salallâhou 'alayhi wassalaam] a dit explicitement qu'un tel combattant est lié à feu.

En effet, la purification de l'intention est nécessaire pour l'ensemble des cinq piliers de l'Islam . Cette purification est un fard 'ayn [13] et elle est requise de tous.

Ainsi, ceux qui prétendent qu'il n'existe pas de Jihad an-nafs dans l'Islam ont mis en péril leur Islam et il se pourrait que leur shahada, salat, zakat, jeûne, hajj ET leur Jihad soient sans valeur. Allâh est notre refuge de cette situation.

Hajj Gibril

 

Notes :

 

 [1] Qour'an, 29:6

[2] Qour'an, 29:69

[3] Qour'an, 91:7-10

[4] Qour'an, 25:43

[5] Qour'an, 7:176

[6] Qour'an, 79:40-41

[7] Sahih Al-Bukhari #2784

[8] Sahih Al-Bukhari #5972

[9] Sunan Al-Nasa'i #4209

[10] Al-Haythami l'a déclaré authentique dans Majma `al-Zawa'id

[11] Dans le cadre du Jihad défensif légiféré

[12] Boukhari et Muslim

[13] Obligation d'ordre individuelle

 

dimanche 31 mars 2013

Itinéraire d'un savant digne d'Al-Ghazali: Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti










Ali El Hadj Tahar



Le grand savant syrien, Muhammad Saïd-Ramadan Al-Bouti, a été tué le 21 mars 2013 dans un attentat-suicide qui a provoqué la mort de 48 autres personnes dont son petit-fils. 84 personnes ont été blessées lors de l’attentat.

Le cheikh délivrait à ce moment-là un cours de religion à des fidèles dans la mosquée Al-Imane, au nord de Damas. Alors âgé de 84 ans, Al-Bouti était l’un des savants les plus prestigieux du monde musulman, sinon le plus prestigieux, en tout cas le plus écouté et le plus lu des théologiens et des imams de l’Islam médian et tolérant. 

  Dans sa jeunesse, Al-Bouti était un membre influent de la confrérie des Frères musulmans, branche syrienne, avant de la quitter et se consacrer à la science et à l’exégèse coranique et de la sunna. Après avoir compris le danger de la fitna issu de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, il combattra ces dérives de toutes ses forces en enseignant que si l’Islam est une religion de tous les lieux et tous les temps, c’est parce qu’il est intrinsèquement et fondamentalement moderne et qu’il ne peut être monopolisé par un pouvoir temporel. Afin d’éviter ce monopole de la religion par le pouvoir, le théologien, le mufti et l’imam doivent être indépendants et libres, dans le sens gramscien du terme, selon Al-Bouti, qui énonce que le penseur musulman doit être un intellectuel non organique afin que la religion ne soit pas instrumentalisée par les politiques ni par la politique. La religion est supposée unir alors que la politique et les idéologies divisent parfois, d’où la nécessité de mettre le culte, le théologien et l’imam au-dessus de ces clivages. L'imam et le mufti ne peuvent s'ingérer dans les affaires politiques que si la nation est menacée de division ou de fitna qui mettrait en danger son existence et des vies humaines. Al-Bouti disait qu’un homme de religion ne peut pas gouverner un État contemporain dans la mesure où il ne maîtrise ni l’économie ni les sciences de la politique et que sa compétence se limite à faire de la théologie s’il en a les compétences, ou bien à diriger une mosquée ou une école s’il n’a que cette capacité-là. Pour lui, en terre d’Islam, l’État doit représenter toutes les religions et toutes les confessions et sensibilités cultuelles et culturelles, dans le respect des lois internationales. La force attestée de l’Islam réside en la tolérance qui a participé de son rayonnement, alors que la violence et l’exclusion actuelles participent du noircissement de son image. Rejoignant le mufti de la République syrienne, cheikh Al-Hassoun, Al-Bouti dit qu’en terre musulmane, il doit y avoir une séparation entre l’État et la religion afin que les faux imams n’accèdent au pouvoir et n’usurpent le pouvoir temporel, comme c’est le cas dans certains pays où des rois et des émirs se disent les élus d’Allah et ses représentants sur terre, et comme le prétendent ceux qui se disent “islamistes”, frères musulmans et salafistes et prétendent pouvoir gouverner au nom de Dieu. Pour Al-Bouti, le mufti habilité à promulguer des fetwas doit être un savant, pas un politique improvisé en homme de religion. Considérant l'Islam politique comme une imposture responsable de la fitna, sa principale bataille, il l’a donc livrée contre les usurpateurs du titre d’imam et de mufti qui foisonnent aujourd’hui et qui ont réussi à répandre une “pensée” ignorante, archaïque, intolérante et extrémiste au service des régimes les plus rétrogrades.

  Al-Bouti a obtenu le plus haut diplôme de l’université d’Al-Azhar en 1955, avant de commencer sa carrière d’enseignant, en 1960, à l’université de Damas. Dans la cacophonie actuelle du monde musulman où l’ignorance est instrumentalisée, voire institutionnalisée, Al-Bouti a vite compris l’urgence d’élever la voix de la sagesse, bien que le résultat ne soit pas certain car l’auteur de quarante livres a finalement pu être assassiné par un salafisme et un wahhabisme qui manipulent des millions de cerveaux par le biais de plus de 80 chaînes de télévision et de millions d’ouvrages qui sèment le poison de l’intolérance et sapent la foi authentique. Son assassinat s’inscrit donc dans la logique de l’extrémisme qui a eu raison de Boukhobza, Boucebci, Alloula, Abderrahmani, Djaout, Sebti et autres intellectuels dont l’écrivain égyptien Farag Foda. Les extrémistes se sont vengés sur lui non seulement pour avoir dénoncé leurs crimes en Syrie, mais pour avoir déjà dénoncé le GIA et autres MIA et AIS en Algérie, en les exhortant à la raison car l’Islam réfute toute forme de violence non prescrite dans la légitime défense et dans un cadre très strict et précis. Si Al-Bouti a été ciblé, ce n’est donc pas uniquement parce qu’il s’est aligné sur la défense de son pays face à une agression internationale menée par les USA, mais surtout parce qu’il est le phare de l’Islam opposé au wahhabisme utilisé comme cheval de Troie par l’impérialisme et le néocolonialisme pour asservir les nations islamiques.

  En 1994, au moment où le wahhabite Al-Albani a fait une fetwa ordonnant aux musulmans de quitter la Palestine pour la laisser aux sionistes, Al-Bouti a publié Le Djihad en Islam qui replaçait le combat armé à la juste place que lui accorde la religion, refusant de laisser les “théologiens” de la fitna créer de nouveaux Afghanistan pour détourner les peuples du combat pour la restitution de la terre usurpée par le sionisme. Le 13 juin 2011, au début du “printemps arabe syrien”, il a publié une fetwa interdisant aux militaires de tuer des civils, mais les wahhabites l’accusent toujours de soutenir le régime, alors qu’il a soutenu l’État de droit et le droit à la légitime-défense d’un État agressé par l’Occident et ses valets du Golfe. En 2012, le royaume d’Arabie Saoudite lui a refusé le visa pour faire une omra avant d’interdire à tous les Syriens de faire le pèlerinage ! Puis Yousef Al-Qardaoui a lancé sa fetwa pour l’assassinat de soldats, de civils et de savants syriens qui soutiennent leur président, comme si l’appel au meurtre était devenu une normalité. Aujourd’hui, un immense savant est tué et l’événement passe comme un fait divers dans une nation frappée d’amnésie et d’inconscience pendant que ses peuples se déchirent et ses valeurs se délitent.

  L’Union mondiale des ulémas musulmans est toujours parrainée par Al-Qardaoui, le porte-voix et soutien actif des groupes terroristes !

L’esprit de la tolérance contre l’esprit assassin

Al-Bouti est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages traitant des sciences de la religion, de littérature, philosophie, d’histoire, de théologie et de sociologie. Il parlait couramment le turc, le kurde et l'anglais. Sa connaissance des langues a enrichi son savoir et aux civilisations mondiales pendant que des ignorants faisant encore office de muftis disent que la terre est plate et tenue sur les cornes d’un taureau. Beaucoup de ses ouvrages ont été traduits dans une quinzaine de langues, dont certains d’ordre purement philosophique et d’autres sur des questions du quotidien, notamment la capacité de l’Islam à répondre aux besoins des sociétés modernes, la femme et l’égalité entre les sexes, en présentant l’Islam comme une religion du juste milieu, et la foi comme une source de bonheur, pas comme une source de contraintes et encore moins de malheur et d’épreuves. Al-Bouti est aussi l’auteur d’un livre qui fait grincer les dents des wahhabites : La Salafiyyah, une époque bénie et non une méthodologie islamique. Sous ce titre programme, il démantèle la doctrine wahhabite qui divise les musulmans alors que l’Islam est déjà riche de quatre écoles de jurisprudence (madhahib). La cacophonie actuelle est issue de la destruction des bases de l’Islam sous prétexte d’un retour au salaf, à “l’Islam juste” des origines, ce qui ouvre la voie à des interprétations excommunicatrices, takfiristes. À ce motif et bien d’autres, le djihad est brandi par les théoriciens de la violence, et toutes sortes de mercenaires et de putschistes instrumentalisés par les régimes de la péninsule arabique qui ont amené la société musulmane à se comporter de manière primitive en brandissant des Kalachnikov et des bombes au lieu de brandir des livres.

  Pour Al-Bouti, le seul et unique message de l’Islam est celui de la tolérance et du dialogue spirituel qui unit les communautés et les peuples, et non pas le wahhabisme et le salafisme qui offrent à l’impérialisme et aux ultralibéraux de la Maison-Blanche la chance de sévir et qui, d’ailleurs, brandissent le “clash des civilisations” huttingtonien pour exciter les conflits et les guerres. La lecture du Coran d’Al-Bouti vise à l’émancipation des sociétés, à les dynamiser, unir et propulser de l’avant. Elle s’oppose à celle des wahhabites qui brandissent la violence comme méthode et argument pour éloigner les musulmans les uns des autres et des autres peuples, en en faisant des terroristes potentiels. Al-Bouti rappelle que le concept de djihad évoque d’abord et avant tout un effort spirituel et intellectuel, avant d’être physique ou militaire et encore moins avoir une visée belliqueuse. Il prouve que la déclaration du djihad armé appartient au seul chef de l’État et aucun mufti, savant ou chef politique n’a le droit de la faire à sa place. À ce sujet, il écrit que la portée belliqueuse du djihad “a eu pour conséquence d'en exclure bon nombre de ses formes et indubitablement les plus importantes parce qu'elles prévalaient dès les débuts de la prédication islamique à La Mecque, constituant ainsi l'essence même du djihad et donnant naissance à d'autres formes dictées par les circonstances”. Al-Bouti était dépité que chez les musulmans, les muscles aient remplacé le cerveau, le langage belliqueux, la sagesse. Il ne cessait de rappeler que le djihad armé “n’a été prescrit qu'après l'exode du Prophète vers Médine”, à la deuxième année de l’Hégire, soit après 14 années de patience et de résistance pacifique face à des ennemis hostiles. Il ajoutait souvent que Dieu n’a ordonné ni à Moïse ni à Jésus de prendre les armes et qu’il n’a ordonné à Mohamed de se défendre que lorsque sa vie était en danger et que l’Islam était menacé dans son existence même alors que le message divin n’avait pas été entièrement révélé. Ghandi a appris sa sagesse à travers l’exemple des prophètes qui ont tous fait preuve d’une résistance pacifique. Al-Bouti était un fervent admirateur d’Abu Hamid Al-Ghazali, l’illustre juriste, théologien, philosophe et mystique du XIIe siècle. Esprit encyclopédique comme lui, il n’entendait pas de pratique cultuelle sans sagesse ni science, et encore moins de recherche du savoir et d’humilité. L'influence d'Al-Ghazali s'est étendue au-delà du monde islamique pour s'exercer jusque sur la pensée chrétienne et juive, notamment sur Maïmonide ; et c’est cette exigence qui faisait la force de la pensée islamique que prône Al-Bouti. C’est un retour à cet ijtihad qu’aspirait le savant syrien qui ne ménageait pas ses forces pour transmettre son savoir, et c’est sa transmission comme sa science que les sicaires visaient. Dans un siècle qui s’annonce chaud avec des conflits à la pelle au centre desquels l’Islam, l’affrontement des théoriciens de la tolérance et ceux du wahhabisme a fini par le bain de sang d’un savant ainsi que quarante de ses étudiants. Al-Qardaoui, le ténor du wahhabisme takfisite, l’esprit le plus sectaire d’un “Islam” à la solde du sioniste et de l’impérialisme, a eu raison d’Al-Bouti, physiquement parlant, par la violence qu’il prône. Al-Bouti, l’esprit vivant d’un Islam tolérant, ouvert et moderne dans des États-nations souverains et indépendants reflète-t-il la pensée juste mais néanmoins minoritaire dans une nation livrée à elle-même, divisée, morcelée, si ce n’est prête à une fitna sans fin ou à de longues guerres fratricides ?

vendredi 29 mars 2013

Jihâd et contemplation : Vie et enseignement d’un soufi au temps des croisades - Eric Geoffroy






Edité par Dervy, Paris, 1997, 140 p. Réédité chez Albouraq, Paris, 2003, 156 p.

Eric Geoffroy


Au retour d’une de ses expéditions, le Prophète dit à ses Compagnons : "Nous voici revenus du jihâd mineur pour nous livrer au jihâd majeur" ; à ceux qui lui demandèrent ce qu’est le jihâd majeur, il répondit : "Celui du coeur !" ou, selon une variante, "La lutte de l’homme contre ses passions".

Cette parole du Prophète, que certains cherchent à invalider, nous éloigne de la vision caricaturale d’un jihâd sanguinaire, devenu synonyme de terrorisme. Le terme jihâd continue de subir maintes altérations de la part des uns et des autres, mais il est vrai qu’il recouvre en arabe des sens superposés. Beaucoup de mots arabes ont en effet la capacité d’avoir plusieurs significations, selon que l’on se situe au niveau matériel, psychologique, dogmatique ou spirituel.


Cette polysémie est évidemment de nature à entretenir les interprétations hâtives et les confusions malveillantes. Cheikh Arslân (XIIe siècle), le saint patron de Damas, a participé à la lutte contre l’ennemi extérieur, les croisés. Mais il a surtout livré combat à son âme charnelle pour l’amener à s’éteindre en Dieu. Il a ainsi réalisé le jihâd majeur, guerre sainte dans la mesure où elle mène à la sainteté ! C’est cette expérience initiatique, atemporelle et partagée par les spirituels de toutes les religions, qu’il a voulu transmettre dans son Épître sur l’Unicité divine (al-risâla fî al-tawhîd).



PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION

La difficulté qu’il y a à cerner la notion de jihâd en islam, et les malentendus qui en découlent viennent de ce que l’on n’a pas suffisamment en vue la polysémie de la langue arabe, c’est-à-dire la capacité pour un seul terme de recéler plusieurs sens, ou d’être appréhendé aux différents niveaux de l’être : matériel, psychologique, moral, spirituel... Cette richesse sémantique qualifie en premier chef les termes de la langue scripturaire de l’islam, celle du Coran et du Hadîth (propos du Prophète). Tel est le cas du mot jihâd, qui épouse dans ces deux sources des contextes très variés (en fonction des « circonstances de la Révélation » coranique, par exemple), et prend ainsi des significations plurielles.
Fondamentalement, la racine JHD implique les sens voisins de travail assidu et d’effort, d’épuisement et même de tourment dûs à cet effort. C’est en effet le sens d’ « effort » qui prévaudra dans la langue arabe jusqu’à nos jours. La condition de l’homme réclame de celui-ci un effort constant pour maintenir un équilibre à la fois en lui, dans la société et sur notre planète. L’islam a transmué cet « effort » (juhd), à caractère général, en jihâd, qui consiste à mobiliser l’énergie humaine, individuelle ou collective, et à la tendre vers Dieu, et ceci dans tous les aspects de la vie. Rappelons qu’il n’y a pas en islam de séparation entre le profane et le sacré, entre le temporel et le spirituel.

    L’état de guerre n’est qu’un des aspects de cet « effort » ; à vrai dire, il en est seulement un épiphénomène. Faisant partie intégrante de la nature humaine, il a été pris en compte dans l’économie générale de la Révélation, comme c’est le cas dans d’autres religions : si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible Dieu y justifie certaines formes de belligérance, et la Bhagavad Gîtâ, un des livres saints de l’hindouisme, a pour scénario un combat entre deux clans rivaux de l’Inde ancienne.

    En islam, selon la doctrine classique, le fidèle doit être solidaire de sa communauté, et oeuvrer à l’expansion de sa religion. Ce trait est prononcé dans le cas de l’islam mais, là encore, on le retrouve dans les autres religions à vocation universaliste : leur message doit en théorie être diffusé dans le monde entier. Le musulman est tenu de « témoigner » de sa foi, comme l’y invite le premier « pilier » de l’islam, mais cela ne peut se faire que par un comportement exemplaire. Sinon, le musulman témoigne contre l’islam. Dans son Dictionnaire des définitions, Jurjânî (XIVe s.) voit dans le jihâd « le fait d’inviter autrui à suivre la Vraie Religion », c’est-à-dire celle qui a été révélée en dernier lieu à l’humanité, et qui correspond donc à la dernière expression de la volonté divine. En islam, cette visée est limitée par la reconnaissance et le respect des autres religions, notamment monothéistes : « Pas de contrainte en matière de religion ! La voie droite s’est désormais distinguée de l’erreur » (Coran 2 : 256). Respect ou simple "tolérance" ? Plaçons-nous dans le contexte de l’époque, où chaque civilisation, chaque religion, formait une sphère centrée sur elle-même, excluant d’emblée l’existence des autres. L’islam fut pendant des siècles la seule religion à développer une doctrine du pluralisme religieux.
De l’aveu même d’orientalistes, l’emploi de la racine JHD dans le Coran n’a que rarement une valeur guerrière, et en aucun cas on n’y trouve d’injonction précise quant à la nature du combat et à l’identité de l’adversaire. Le Livre n’exalte jamais les vertus de la guerre ou la prouesse militaire, tant prisées par les Arabes de la période pré-islamique, mais invite à la fermeté d’âme, à la confiance en Dieu et à une soumission active en Lui. Encore faut-il savoir lire le Coran, c’est-à-dire connaître le contexte de la Révélation et les principales interprétations des versets. À défaut de cela, le Coran, qui est « guidance » (hudâ) et « discrimination » (furqân), peut devenir pour le lecteur une source d’égarement !
Quant aux paroles du Prophète sur le jihâd, elles dégagent une éthique exigeante à l’adresse du croyant, mais celle-ci s’énonce dans de multiples registres : le jihâd, c’est défendre la cause de l’islam par l’épée, par ses biens ou par sa langue, c’est veiller au bien-être social et lutter contre la corruption sous toutes ses formes, c’est accomplir le Pèlerinage, c’est être sincère et endurant, c’est lutter contre son ego... Puisque Dieu est unique dans la multiplicité de Ses manifestations, l’homme doit Le chercher dans toutes les facettes de la vie.

    Le terme jihâd a en fait agi comme un catalyseur car, dans cette profusion de sens, chacun a puisé ce qui convenait à son entendement. Les juristes de l’islam ont verrouillé le terme jihâd en le restreignant à une acception militaire, ou du moins activiste, tandis que les ascètes et les spirituels en général ont dégagé sa portée intérieure et purificatrice. Ces derniers ne sont pas les moindres parmi les musulmans, car on y trouve Ibn Hanbal ou Sufyân Thawrî. Cet écart dans la perception du jihâd a même donné naissance à deux dérivés du terme, l’un à connotation juridique, l’autre spirituelle : l’ijtihâd, ou « effort d’interprétation de la Loi », et la mujâhada, ou « discipline ascétique, travail sur soi ». Autant le jihâd extérieur trouvait sa justification chez les "gardiens de la Loi" pour conforter la nouvelle religion, assurer son expansion et son unité, autant les fulgurantes « conquêtes » (futûhât) de territoires présentaient le péril, aux yeux des musulmans pieux, d’éteindre l’aspiration spirituelle des croyants pour la ravaler à l’attrait des biens de ce monde.

    Plusieurs hadîths venaient renforcer le point de vue des spiritualistes au sein de l’islam : « La pérégrination (siyâha) consiste pour ma communauté à pratiquer le jihâd dans le chemin de Dieu » (rapporté par Abû Dâwûd) ; « Le monachisme de ma communauté consiste à pratiquer le jihâd » (rapporté par Ibn Hanbal). Le jihâd revêtait ainsi pour le Prophète un caractère sacré, et certains savants en ont fait le sixième « pilier » de l’islam, car il sous-tend les cinq premiers : « témoigner » de sa foi, les cinq prières par jour, jeûner, verser une partie de son argent aux pauvres, le Pèlerinage, déjà souligné par le Prophète, tout cela nécessite un effort, une tension vers Dieu. Le terme jihâd devrait donc être traduit par « effort sanctifié » et non par « guerre sainte ».
L’histoire nous impose cependant de retenir, dans un certain contexte, l’expression de « guerre sainte », car celle-ci a bel et bien été menée par les hommes des religions universalistes, qui ont asservi ou outrepassé le message fondateur de ces religions. Les croisades ont été prêchées par un pape (Urbain II), par un saint (Bernard de Clairvaux), et pratiquées par un autre saint (Louis IX : Saint Louis). Il s’agissait là incontestablement de « jihâd offensif ». En islam, certains savants n’ont retenu du jihâd que son aspect de lutte défensive, c’est-à-dire lorsque l’islam se trouve attaqué sur son territoire, mais il serait naïf de croire que tel a été l’avis prédominant. Du moins le jihâd militaire - offensif ou défensif - avait-il ses codes et ses limites, et bien d’autres facteurs expliquent la diffusion de l’islam. Ceci contraste avec l’hystérie meurtrière de quelques groupes contemporains qui instrumentalisent le jihâd, en inversant la valeur pour le plus grand bonheur de certains médias occidentaux.

    Il est tout aussi naïf, de la part de certains musulmans, de rejeter l’aspect intérieur du jihâd sous prétexte que le hadîth sur le « jihâd majeur », la lutte contre l’ego et ses passions, ne serait pas authentique. Cette parole du Prophète possède bien une chaîne d’appui (isnâd), et d’autres hadîths vont tout à fait dans ce sens. « Jihâd majeur » (intérieur) et « jihâd mineur » (extérieur), nous le soulignons dans ce livre, sont en fait indissociables, autant que le sont le bâtin (l’ésotérique) et le zâhir (l’exotérique) en islam, le spirituel et le légal. C’est pourquoi les ascètes puis les soufis furent souvent les premiers à défendre le territoire matériel de l’islam. Cheikh Arslân, le saint de Damas qui a concentré en lui les deux formes de jihâd, ne fait à cet égard que s’inscrire dans une longue tradition.



Jihâd et contemplation - Vie et enseignement d’un soufi au temps des croisades, éditions Dervy, Paris, 1997, 140 p. (rééd. chez Albouraq en 2003)

René Guénon - La guerre et la paix.







 
(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).

 
Ce qui vient d’être dit sur la « paix » résidant au point central nous amène, quoique ceci puisse paraître une digression, à parler quelque peu d’un autre symbolisme, celui de la guerre, auquel nous avons déjà fait ailleurs quelques allusions (1). Ce symbolisme se rencontre notamment dans la Bhagavad-Gîtâ : la bataille dont il est question dans ce livre représente l’action, d’une façon tout à fait générale, sous une forme d’ailleurs appropriée à la nature et à la fonction des Kshatriyas à qui il est plus spécialement destiné (2). Le champ de bataille (kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu développe ses possibilités, et qui est figuré par le plan horizontal dans le symbolisme géométrique ; il s’agit ici de l’état humain, mais la même représentation pourrait s’appliquer à tout autre état de manifestation, pareillement soumis, sinon à l’action proprement dite, du moins au changement et à la multiplicité. Cette conception ne se trouve pas seulement dans la doctrine hindoue, mais aussi dans la doctrine islamique, car tel est exactement le sens réel de la « guerre sainte » (jihâd) ; l’application sociale et extérieure n’est que secondaire, et ce qui le montre bien, c’est qu’elle constitue seulement la « petite guerre sainte » (El-jihâdul-açghar), tandis que la « grande guerre sainte » (El-jihâdulakbar) est d’ordre purement intérieur et spirituel (3).
On peut dire que la raison d’être essentielle de la guerre, sous quelque point de vue et dans quelque domaine qu’on l’envisage, c’est de faire cesser un désordre et de rétablir l’ordre : c’est, en d’autres termes, l’unification d’une multiplicité, par les moyens qui appartiennent au monde de la multiplicité elle-même ; c’est à ce titre, et à ce titre seul, que la guerre peut être considérée comme légitime. D’autre part, le désordre est, en un sens, inhérent à toute manifestation prise en elle-même, car la manifestation, en dehors de son principe, donc en tant que multiplicité non unifiée, n’est qu’une série indéfinie de ruptures d’équilibre. La guerre, entendue comme nous venons de le faire, et non limitée à un sens exclusivement humain, représente donc le processus cosmique de réintégration du manifesté dans l’unité principielle ; et c’est pourquoi, au point de vue de la manifestation elle-même, cette réintégration apparaît comme une destruction, ainsi qu’on le voit très nettement par certains aspects du symbolisme de Shiva dans la doctrine hindoue. Si l’on dit que la guerre elle-même est encore un désordre, cela est vrai sous un certain rapport, et il en est nécessairement ainsi par là même qu’elle s’accomplit dans le monde de la manifestation et de la multiplicité ; mais c’est un désordre qui est destiné à compenser un autre désordre, et, suivant l’enseignement de la tradition extrême-orientale que nous avons déjà rappelé précédemment, c’est la somme même de tous les désordres, ou de tous les déséquilibres, qui constitue l’ordre total. L’ordre n’apparaît d’ailleurs que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et « distinctivement » pour envisager toutes choses dans l’unité. C’est là le point de vue de la réalité, car la multiplicité, hors du principe unique, n’a qu’une existence illusoire ; mais cette illusion, avec le désordre qui lui est inhérent, subsiste pour tout être tant qu’il n’est pas parvenu, d’une façon pleinement effective (et non pas, bien entendu, comme simple conception théorique), à ce point de vue de l’« unicité de l’Existence » (Wahdatul-wujûd) dans tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. D’après ce que nous venons de dire, le but même de la guerre, c’est l’établissement de la paix, car la paix, même en son sens le plus ordinaire, n’est en somme pas autre chose que l’ordre, l’équilibre ou l’harmonie, ces trois termes étant à peu près synonymes et désignant tous, sous des aspects quelque peu différents, le reflet de l’unité dans la multiplicité même, lorsque celle-ci est rapportée à son principe. En effet, la multiplicité, alors, n’est pas véritablement détruite, mais elle est « transformée » ; et, quand toutes choses sont ramenées à l’unité, cette unité apparaît dans toutes choses, qui, bien loin de cesser d’exister, acquièrent au contraire par-là la plénitude de la réalité. C’est ainsi que s’unissent indivisiblement les deux points de vue complémentaires de « l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans « l’unité » (El-wahdatu fîl-kuthrati wal-kuthratu fîl-wahdati), au point central de toute manifestation, qui est le « lieu divin » ou la « station divine » (El-maqâmul-ilahî) dont il a été parlé plus haut. Pour celui qui est parvenu en ce point, comme nous l’avons dit, il n’y a plus de contraires, donc plus de désordre ; c’est le lieu même de l’ordre, de l’équilibre, de l’harmonie ou de la paix, tandis que hors de ce lieu, et pour celui qui y tend seulement sans y être encore arrivé, c’est l’état de guerre tel que nous l’avons défini, puisque les oppositions en lesquelles réside le désordre, ne sont pas encore surmontées définitivement.

Mais dans son sens extérieur et social, la guerre légitime, érigée contre ceux qui troublent l’ordre et ayant pour but de les y ramener, constitue essentiellement une fonction de « justice », c’est-à-dire en somme une fonction équilibrante (4), quelles que puissent être les apparences secondaires et transitoires ; mais ce n’est là que la « petite guerre sainte », qui est seulement une image de l’autre, de la « grande guerre sainte ». On pourrait appliquer ici ce que nous avons dit à diverses reprises, et encore au début même de la présente étude, quant à la valeur symbolique des faits historiques, qui peuvent être considérés comme représentatifs, selon leur mode, de réalités d’un ordre supérieur.

La « grande guerre sainte », c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt, comme nous le disions tout à l’heure, de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte. L’homme doit tendre avant tout et constamment à réaliser l’unité en lui- même, dans tout ce qui le constitue, selon toutes les modalités de sa manifestation humaine : unité de la pensée, unité de l’action, et aussi, ce qui est peut-être le plus difficile, unité entre la pensée et l’action. Il importe d’ailleurs de remarquer que, en ce qui concerne l’action, ce qui vaut essentiellement, c’est l’intention (niyyah), car c’est cela seul qui dépend entièrement de l’homme lui-même, sans être affecté ou modifié par les contingences extérieures comme le sont toujours les résultats de l’action. L’unité dans l’intention et la tendance constante vers le centre invariable et immuable (5) sont représentées symboliquement par l’orientation rituelle (qiblah), les centres spirituels terrestres étant comme les images visibles du véritable et unique centre de toute manifestation, qui a d’ailleurs, ainsi que nous l’avons expliqué, son reflet direct dans tous les mondes, au point central de chacun d’eux, et aussi dans tous les êtres, où ce point central est désigné figurativement comme le cœur, en raison de sa correspondance effective avec celui-ci dans l’organisme corporel.
Pour celui qui est parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même, toute opposition ayant cessé, l’état de guerre cesse aussi par là même, car il n’y a plus que l’ordre absolu, selon le point de vue total qui est au-delà de tous les points de vue particuliers. À un tel être, comme il a déjà été dit précédemment, rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui ; l’Unité, effectuée au dedans, l’est aussi et simultanément au dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard (6). Établi définitivement au centre de toutes choses, celui-là « est à lui-même sa propre loi » (7), parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel (la « Volonté du Ciel » de la tradition extrême-orientale, qui se manifeste effectivement au point même où réside cet être) ; il a obtenu la « Grande Paix », qui est véritablement, comme nous l’avons dit, la « présence divine » (Es-Sakînah, l’immanence de la Divinité en ce point qui est le « Centre du Monde ») ; étant identifié, par sa propre unification, à l’unité principielle elle-même, il voit l’unité en toutes choses et toutes choses dans l’unité, dans l’absolue simultanéité de l’« éternel présent ».

 

 (1) Le Roi du Monde, ch. X ; Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. III et VIII.

(2) Krishna et Arjuna, qui représentent le « Soi » et le « moi », ou la « personnalité » et l’« individualité », Âtmâ inconditionné et jîvâtmâ, sont montés sur un même char, qui est le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation ; et, tandis qu’Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, c’est-à-dire sans être lui-même engagé dans l’action. D’autres, symboles ayant la même signification se trouvent dans plusieurs textes des Upanishad : les « deux oiseaux qui résident sur le même arbre » (Mundaka Upanishad, 3ème Mundaka, 1er Khanda, shruti 1 ; Shwêtâshwatara Upanishad, 4ème Adhyâya, shruti 6), et aussi les « deux qui sont entrés dans la caverne » (Katha Upanishad, 1er Adhyâya, 3ème Vallî, shruti 1) ; la « caverne » n’est autre que la cavité du cœur, qui représente précisément le lieu de l’union de l’individuel avec l’Universel, ou du « moi » avec le « Soi » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III). - El-Hallâj dit dans le même sens : « Nous sommes deux esprits conjoints dans un même corps » (nahnu ruhâni halalnâ badana).

(3) Ceci repose sur un hadîth du Prophète qui, au retour d’une expédition, prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (rajanâ min el-jihâdil-açghar ilâ el-jihâdil-akbar).

(4) Voir Le Roi du Monde, ch. VI.

(5) Voir ce que nous avons dit ailleurs sur l’« intention droite » et la « bonne volonté » (Le Roi du Monde, ch. III et VIII).

(6) Ce regard est, selon la tradition hindoue, celui du troisième œil de Shiva, qui représente le « sens de l’éternité », et dont la possession effective est essentiellement impliquée dans la restauration de l’« état primordial » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX, 3ème éd., et Le Roi du Monde, ch. V et VII).

(7) Cette expression est empruntée à l’ésotérisme islamique : dans le même sens la doctrine hindoue parle de l’être qui est parvenu à cet état comme swêchchhâcharî, c’est-à-dire « accomplissant sa propre volonté ».

(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).

jeudi 28 mars 2013

Martin Lings - Le sens intérieur du Jihad, (fragment)







De Qu’est-ce que le soufisme, pp. 34-35.

Dans de nombreux versets, les sens extérieur et intérieur s’appliquent à des domaines très différents. Un jour, au retour d’une bataille contre les infidèles, le Prophète dit: «Nous sommes revenus de la petite Guerre saint à la grande Guerre sainte.» Ses compagnons demandèrent: «Qu’est-ce que la grande Guerre sainte?» et il répondit: «La guerre contre l’âme.» On trouve ici la clé du sens intérieur de tous les versets du Coran se rapportant à la Guerre sainte et aux infidèles. Admettons que ce dire du Prophète apporte quelque chose à chacun, et la plupart des musulmans pourraient prétendre avoir l’expérience de la lutte contre les infidèles de l’intérieur, c’est-à-dire contre les éléments rebelles et non musulmans [insoumis à Dieu] de l’âme. Mais résister de temps en temps à la tentation est une chose, et faire la guerre en est une autre. La grande Guerre sainte dans son sens plénier est le soufisme, ou, plus précisément, elle en est un aspect et ne regarde que les soufis. Le Coran déclare: «Combattez les idolâtres totalement» (IX, 36), et ailleurs: «Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition, et que la religion soit toute à Dieu» (VIII, 39). Cela, seul le mystique est capable de le réaliser intérieurement, et lui seul sait ce que cela veut dire de maintenir une opposition méthodique contre ses propres possibilités inférieures et de porter la guerre dans le territoire de l’ennemi, de manière que l’âme soit tout entière «à Dieu». C’est à cause des dangers de cette guerre qu’aucun ésotérisme n’est aisé d’accès. En fait, mais non de propos délibéré, l’exotérisme est un état de trêve avec des escarmouches occasionnelles et livrées de façon décousue; et il est bien préférable de demeurer exotériste que de susciter toute la fureur de l’ennemi [du diable] et, ensuite, d’abandonner la lutte, laissant les possibilités inférieures envahir l’âme.

mercredi 27 mars 2013

Aperçus sur le jihâd : doctrine et applications


 
 
 



Abd-Allah Yahya Darolles

 

S’il est aujourd’hui un terme particulièrement galvaudé, c’est bien celui de jihâd, et l’appréhension de la réalité qu’il exprime est, par voie de conséquence, des plus délicates.

Il est vrai que, de manière générale, la traduction d’une langue sacrée en langue commune, comme le sont les langues occidentales actuelles, s’avère être une entreprise difficile dans la mesure où ces dernières manquent de termes appropriés et sont fort peu métaphysiques, alors que le Coran, comme tout texte sacré, et selon la Tradition Prophétique a un sens extérieur (zhâhir) et un sens intérieur (bâtin). Si nous ne devons nullement en négliger le sens apparent, il nous appartient pourtant d’ouvrir notre cœur à la perception des « allusions subtiles » que chaque verset recèle en nombre inépuisable1.

Mais aujourd’hui, ceux qui, en Occident comme en Orient, n’acceptent plus ni la lettre, ni l’esprit des révélations, où n’en acceptent plus que « la lettre qui tue », et délaissent « l’esprit qui vivifie »,s’emploient à ne faire subsister que le sens le plus extérieur du jihâd, entendu exclusivement comme un combat militaire, en pensant, de surcroît, pouvoir l’affranchir des règles et limites, notamment temporelles, imposées par Dieu et son Prophète.

Alors que le jihâd, couramment traduit par « guerre sainte » est, en réalité, la lutte ou mieux, l’effort sanctifié, rendu sacré, dans le sens de sacrum-facere, de sacrifice. Et s’il s’agit d’un effort (jahd), il n’est pas nécessairement militaire, ni même extérieur.

Tout au contraire, le jihâd militaire n’est qu’une modalité particulière, et pour tout dire exceptionnelle, de la manifestation extérieure de cet effort qui est avant tout intérieur et spirituel.

La racine JHD (jahd) fait, en effet, appel à l’idée de tension constante, patiente (çabr) et vigilante concentrée vers un but que l’on ne saurait atteindre qu’avec difficulté, et même souffrance, et qui n’est autre que Dieu Lui-même. De manière générale, le jihâd fî sabîli-Llâh, « le combat dans la Voie de Dieu », est prescrit à tout croyant dans la mesure où sa vie quotidienne, rituelle, personnelle, familiale, professionnelle et sociale, doit être conforme à la Parole Divine et à l’exemple de l’Envoyé de Dieu, et de ce fait exige de lui le dépassement de ses désirs et intérêts individuels et immédiats.

Cet effort est le lot des prophètes, des saints et de tout croyant à leur suite, qui s’efforce au souvenir de Dieu, car selon la parole du Shaykh Jalâl-ad-Dîn Rûmî : « Dans le monde, rien n’est plus difficile que de supporter l’impossible... Les prophètes et les saints ne fournissent-ils pas de grands efforts ? »2 A cet égard, il n’est d’ailleurs que de se souvenir de la crainte et de l’effort du Prophète lorsque Dieu le chargea d’une « Parole» d’un tel poids qu’elle aurait « fendu la montagne »3 si cette dernière l’avait reçue, alors que l’ange lui ordonnait de La réciter en le saisissant et le serrant jusqu’à l’extrême limite de ce qu’il pouvait supporter.

En raison de l’obscurcissement des siècles et de l’éloignement ontologique du Principe, cet effort, prescrit dans chaque religion orthodoxe, revêt un caractère essentiel dans dernière la révélation, celle de l’islam. C’est ainsi que, s’il n’y a pas de vie monastique en islam4 l’Envoyé rappelait que « chaque prophète a un monachisme particulier et le monachisme de cette communauté est le jihâd. »5

Mais Dieu n’impose à chaque homme que l’effort qui correspond à ses capacités6. C’est ainsi qu’Ibn Khaldun distinguait trois niveaux dans le combat spirituel, correspondant respectivement à l’islâm, l’îmân et l’ihsân7.

Le premier appelé mujâhadat attaqwâ, « le combat de la Piété », est celui de tout musulman qui « se soumet» aux prescriptions de la sharî‘a dans les actes de son existence, et qui se fait obligation de lutter contre les tentations, de témoigner à sa mesure et éventuellement d’accomplir le jihâd militaire, lorsque les conditions légitimes de ce dernier sont remplies. Le second, appelé mujâhadat al-istiqâma, « le combat de la rectitude », est tout en même temps purification, élévation et aboutissement du précédent, mais aussi condition nécessaire et prémisse de l’ultime et majeur combat, mujâhadat al-kashf wa-l-mushâhada, « le Combat du Dévoilement par intuition » qui n’est autre que le jihâd al-akbar, la grande guerre sainte, qui a pour seul but l’extinction en Dieu (fanâ’ bi-Llâh).

Quelque soit le degré d’avancement spirituel du fidèle, son effort ne vaudra, en tant que tel, qu’au regard de la pureté et de la droiture de son intention car, selon la parole prophétique, « les actions ne valent, certes, que par les intentions, et le mérite de chacun est dans ses intentions. »8 Cette intention (niyya) « existant dans le monde spirituel avant d’exister dans le monde corporel »9, il s’agit donc pour le musulman de s’efforcer à la retrouver, à la maintenir bien dirigée dans toutes ses actions, et si Dieu le veut, de la parfaire jusqu’à l’ishân qui réside, selon le hadîth rapporté par ‘Umar, dans l’adoration de Dieu, « comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit »10. Ce combat spirituel revêt donc diverses formes qui, pour être multiples, ne s’en trouvent pas moins unifiées par cette rectitude de l’intention, et recouvre selon la nécessité (darûra), et de façon exceptionnelle, la guerre militaire.

C’est ainsi que la doctrine islamique distingue plus particulièrement entre l’effort le plus extérieur et le plus intérieur, entre al-jihâd alaçghar, la petite guerre sainte, militaire et extérieure, et al-jihâd al-akbar, la grande guerre sainte, guerre intérieure. Lors de la marche qui les ramenait, lui et ses compagnons, à Médine, après les ultimes victoires de la Mecque et de Hunayn, l’Envoyé prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte ! »11

En raison de son universalité, la grande guerre sainte ne connaît aucune limitation spatiale et temporelle, alors que la petite guerre sainte se trouve, sous ce rapport, doublement limitée, en raison de son extrême contingence. Mais, de façon paradoxale, du moins en apparence, la petite guerre sainte étant à son extrême opposé, la grande guerre sainte trouve véritablement en elle son reflet le plus direct, car le point le plus haut, comme en toutes choses, se reflète directement au point le plus bas et non en l’un ou l’autre des points intermédiaires. Et c’est ainsi que rien ne saurait mieux exprimer les réalités intérieures propres à la guerre sainte que les symboles extérieurs de la guerre militaire. C’est pourquoi, tout ce qui est dit à propos du jihâd dans le Coran ne s’applique pas en tout temps à la guerre militaire mais bien jusqu’à la fin des temps, à la grande guerre sainte intérieure. C’est dans ce sens que le Prophète a dit que sa communauté « ne remettra le sabre dans son fourreau qu’au Jour de la Résurrection.»12 Notre vie est un champ de bataille, tout comme notre âme, et chaque musulman, en toute situation, doit choisir entre l’attitude des combattants de Badr13 qui, orientés vers Dieu, ne firent confiance qu’à Lui seul et emportèrent la victoire, bien qu’en petit nombre, avec l’aide des légions célestes, et ceux de Uhud14 qui, aveuglés par l’appât du butin, commirent des erreurs et furent mis en déroute alors qu’ils étaient en nombre supérieur à l’ennemi.

Mais si la véritable guerre sainte est bien la guerre intérieure, l’on ne peut néanmoins exclure que l’effort spirituel puisse, dans certaines circonstances, recouvrir la lutte armée. Pour autant, il ne saurait s’agir de n’importe quelle guerre. En effet, le droit islamique, depuis l’origine, limite et encadre de façon très stricte les conditions et les effets de la petite guerre sainte.

Plusieurs situations limitativement énumérées peuvent être constitutives du jihâd, entendu dans le sens de petite guerre sainte : la lutte pour fixer, maintenir et renforcer les limites spatiales et providentielles de la juridiction islamique, la nécessité de rappeler à la soumission à Dieu, la lutte contre les polythéistes, le combat de légitime défense contre les agresseurs. Le jihâd, ainsi entendu, est, en fait, un combat rituel qui doit respecter une série de règles impératives, providentiellement prescrites. Il est alors un devoir communautaire, (fard kifâya) concernant toute la communauté mais qui, accompli par un groupe de musulmans, en dispense les autres, à la différence des obligations rituelles telles que la prière, qui incombe à chaque individu sans exception aucune (fard ‘ayn).

La guerre militaire n’est d’ailleurs que l’ultime moyen du jihâd, après épuisement de tous les autres. Avant cela, et même pendant le combat, il convient de rechercher constamment un compromis diplomatique et pacifique car Dieu a prescrit, avant toute chose, au prophète de mener contre les incrédules, et par le témoignage, « un grand combat (jihâd) au moyen du Coran », de « supporter patiemment leur discours, de s’écarter d’eux poliment » du fait même qu’Il l’a « seulement envoyé comme annonciateur de la bonne nouvelle et comme avertisseur »15. L’Envoyé a lui-même recommandé aux croyants : « Ne souhaitez pas la rencontre de l’ennemi ; et demandez la paix à Dieu ! Mais si vous rencontrez l’adversaire, soyez fermes, et mentionnez le nom du Seigneur. »16

Lorsque la guerre est inévitable, il convient d’avertir de l’attaque imminente en effectuant une sommation (da‘wa) qui doit être renouvelée car « Nous n’avons jamais puni un peuple avant de lui avoir envoyé un prophète. »17 Puis, dans le déroulement du combat, il s’agit de garantir la sauvegarde des émissaires, de respecter les trêves, les mois sacrés et l’enceinte de La Mecque, où seul Muhammad a été autorisé par Dieu à combattre18. De même, le Prophète interdit, de façon formelle, toutes les exactions comme les mutilations, le meurtre de prêtres et de moines, de femmes et d’enfants, la séparation de ces derniers d’avec leurs mères lors de la captivité, l’abattage des animaux, la destruction des arbres et des maisons.

Le jihâd militaire conduit contre les polythéistes cessait
immédiatement lorsque ceux-ci acceptaient la Révélation coranique. Lors de la victoire, le Prophète recommandait : « N’achevez nul blessé, ne poursuivez nul fuyard, ne tuez nul captif. Quiconque fermera sa porte aura la vie sauve. »19 Quant aux Ahl al-Kitâb, les « Gens du Livre », juifs et chrétiens principalement, il ne s’agissait pas de les convertir mais de les inciter, à travers l’exemple vivant et vivifiant de l’ultime Révélation islamique, à faire retour vers la pure adoration de Dieu, conformément à leur propre révélation et à la Parole coranique : « Dis : “Ô Gens du Livre ! Élevez-vous jusqu’à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n’adorions que Dieu, que nous ne Lui associions rien, que nous ne prenions pas certains d’entre nous comme ‘seigneurs’ en dehors de Dieu.” »20 L’on ne devait d’ailleurs s’adresser à eux que « de la meilleure façon », car parmi eux se trouvaient « les hommes les plus proches des croyants par l’amitié », notamment « des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil »21 et, avec lesquels, selon une tradition prophétique, « le Prophète se plaisait à s’accorder »22.

Dans la grande période classique, le jihâd n’était donc livré qu’à ceux, parmi les Gens du Livre, qui « ont rompu leur alliance » et « altèrent le sens des paroles révélées »23 Il s’agit, nous le voyons bien, de reconnaissance, non de conversion car rien n’est plus éloigné du véritable attachement religieux que le prosélytisme, puisque, suivant l’invitation coranique, « lâ ikrâha fî-d-dîn », « pas de contrainte en religion, la voie droite se distingue assez de l’erreur »24. Le jihâd contre les Gens du Livre en sédition cesse dès lors qu’ils paient la capitation (jizyâ), en signe d’acceptation, dans l’ordre spirituel, du Rappel à la soumission à Dieu et, sur un plan temporel, de l’ordre islamique, dans la juridiction duquel ils se trouvent désormais ; en échange de quoi, les musulmans leur accordent le statut de « protégés » (dhimmî), qui leur garantit la protection de leur pratique religieuse, de leur personne et de leurs biens.

Il en est ainsi, car le but de la guerre sainte, même militaire, dans sa fonction de justice, n’est rien d’autre que le rétablissement de l’ordre et la paix ; elle ne vise donc pas à l’anéantissement de l’ennemi mais plutôt à sa réintégration dans la société traditionnelle islamique, au besoin dans le cadre d’un statut particulier respectueux de la forme traditionnelle propre à d’autres croyants.

Et c’est seulement lorsque les règles précédentes sont strictement respectées que la guerre militaire accède à sa légitimité comme petite guerre sainte, car « Dieu n’aime pas les transgresseurs » dans le combat sur Sa Voie25, ni ceux qui « sèment le scandale sur la terre »26. En conséquence, toute autre guerre ne mérite pas la qualification de « guerre sainte » et doit donc être appelée d’un autre nom, harb, guerre dont le Prophète disait qu’elle n’était «que traîtrise »27.

Du temps du Prophète et des califes bien guidés, l’objet principal du jihâd militaire fut, comme il a été rappelé, l’établissement des limites spatiales et providentielles de la sphère d’influence de la juridiction islamique (Dâr al-Islâm). De fait, si, du VIIe au XIe siècle, les califes l’engagèrent encore, ce ne fut que pour renforcer l’influence islamique dans des territoires où la sédition, qui est, selon la Parole coranique, « pire que le meurtre »28, était encore présente, et où des populations islamiques subissaient des persécutions. Il importait, en effet, de fixer de façon stable et durable les frontières de la juridiction, ce qui prit parfois, comme en Espagne, l’apparence d’une conquête. Ce faisant, les califes qui, à la suite du Prophète, avaient seuls autorité pour proclamer le jihâd, obéissaient à son injonction : « Pas d’abandon (hijra) après la conquête (al-fath), mais jihâd et intention bien arrêtée (niyya). »29 A partir du XIe siècle et jusqu’à l’amoindrissement de la fonction califale, à compter de la fin du XIIIe siècle, le seul jihâd proclamé fut le combat pour la défense stricto sensu des frontières et des lieux saints de l’islam.

Le calife étant la seule autorité habilitée à proclamer le jihâd militaire, la mise en retrait du calife allait rendre désormais illégitime toute prétention ultérieure à l’engager : en l’absence de calife, point de jihâd militaire, et ce jusqu’à la fin des temps, « lorsque seulement le vrai Mahdî et Sayyidunâ ‘Isâ, le Christ (de la seconde venue) interviendront un jour pour accomplir la volonté de Dieu. »30

Si le jihâd al-açghar est soumis à de telles limitations et n’est finalement que le reflet de la véritable guerre sainte (aljihâd al-akbar), l’on ne saurait pourtant exclure qu’elle ait pu être, pour certains, le support d’une telle guerre intérieure. De ce fait, l’on ne saurait dire ce en quoi consiste véritablement le combat intérieur sans préalablement mentionner cette époque, de ce point de vue exceptionnelle, que furent les XIIe et XIIIe siècles, âge qui fut symboliquement, à la fois pour les chrétiens et les musulmans, bien qu’avec la brièveté de l’éclair, tout autant le rappel de la spiritualité primordiale que l’image anticipée de l’ultime réintégration.

Ces temps ont vu s’affronter, mais aussi se reconnaître, chrétiens et musulmans à travers une guerre, à la fois mineure et majeure, qui, selon les paroles du Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, « était également sainte pour les deux protagonistes, dans la mesure où elle était dédiée à la conquête ou à la défense des Lieux saints, qui, ne l’oublions pas, le sont aussi pour le judaïsme et pour l’islam. »31

Si cet affrontement fut parfois l’occasion d’événements
effroyables et hautement répréhensibles, ce fut seulement dans la mesure où les hommes qui en avaient été les instigateurs, étaient aux antipodes de la sainteté qu’ils auraient dû prendre pour référence, à défaut de la réaliser. Tout autres furent l’orientation et le comportement de ces chevaliers musulmans (fatâ) dont Saladin reste l’exemple légendaire de noblesse, ou de ces Templiers, tel le Grand Maître Guillaume de Beaujeu à qui le Sultan Malik al- Ashraf faisant sommation, avant d’attaquer la place d’Antioche, écrivait : « à vous le Maître, noble Maître du Temple, que le Salut soit sur vous et notre bonne volonté, vous qui avez été homme véritable »32. En effet, au-delà de cette guerre apparente, ces hommes se reconnaissaient comme ils reconnaissaient l’identité du Dieu unique du christianisme et de l’islam, selon la propre parole du Pape Grégoire VII : « Nous et vous dans un mode spécial, plus que tous les païens entre eux, nous nous devons cette charité réciproque puisque nous croyons et reconnaissons, bien qu’en mode divers, l’unique Dieu et Le louons et Le vénérons chaque jour, comme Créateur des siècles et Gouverneur de ce monde. »33

Cette guerre sainte, à la fois intérieure et extérieure, eut d’ailleurs providentiellement des effets dans ces deux modalités : elle ramena, pour un temps, l’unité et la paix au sein de chacune des communautés spirituelles, Christianitas et Umma. Le jihâd, qui répondit en écho à la croisade, permit la revivification de la chevalerie islamique, portée à son excellence, grâce à l’action du calife, An-Nâçir li-Dîni-Llâh. En réorientant le Califat vers son essentielle finalité spirituelle et en donnant toute leur place aux confréries initiatiques, chevaleresques et corporatives, il allait rétablir la fonction califale, là encore pour un temps, à un niveau proche de celui des quatre califes « bien dirigés »(râshidûn), ces compagnons du Prophète et premiers califes de l’islam. Ce fut d’ailleurs un rêve similaire qu’entretint aussi, pour l’Occident, Frédéric II, le dernier Empereur, qui eut à l’égard des musulmans en général, et des émissaires du Califat en particulier, une amitié et une sympathie spirituelle qui ne se démentit jamais.

Cette volonté de réunifier temporel et spirituel, en subordonnant le premier au second, anima à la fois ceux qui menaient croisade et ceux qui faisaient jihâd, non plus seulement pour la Jérusalem terrestre mais, au-delà, pour la Jérusalem céleste, véritable centre spirituel symbolisé aussi par cette coupe de chevalerie ou ce cœur (qalb) à propos duquel Dieu dit que « Ni Mon ciel, ni Ma terre ne peuvent Me contenir, mais le coeur de Mon serviteur Me contient », car« Je suis plus proche de lui que sa veine jugulaire. »34

C’est cette noblesse de l’orientation et du comportement dans l’effort vers Dieu, consistant à soumettre toutes choses temporelles à une finalité spirituelle, que l’on nommait esprit chevaleresque ou courtois35 dans la Chrétienté, et que l’on désigne du terme futuwwaen islam. Celui qui acquiert cette noblesse spirituelle est appelé fatâ. Le modèle du fatâ, à l’origine même de l’islam, est ‘Alî, gendre du Prophète et dernier calife râshid car, selon la tradition prophétique, « il n’y a d’épée que Dhû-l-Faqâr (nom de son épée) et de fatâ que ‘Alî ».L’on raconte aussi que ‘Alî, sur le point de frapper un ennemi de son sabre, se retint et le laissa s’enfuir par crainte d’agir dans le feu de la passion et non par pure obéissance à Dieu, condition nécessaire pour que le jihâd militaire puisse être aussi le support de la grande guerre intérieure, dans laquelle, selon la Parole coranique : « Ce n’est pas vous qui avez tué (les ennemis) ; Mais Dieu les a tués. Tu ne lançais pas toi-même les traits quand tu les lançais, mais Dieu les lançait pour éprouver les croyants au moyen d’une belle épreuve venue de Lui.

 


 
 
Dieu est celui qui entend et qui sait tout. »36

Si le jihâd militaire conduit suivant les règles prescrites, et en des temps qui le légitimaient, permettait à tout musulman d’en attendre une récompense dans ce monde, par l’octroi d’une part du butin, et dans l’autre, par l’accession au paradis, le fatâ, quant à lui, n’attend aucune récompense. Son action est conduite pour Dieu seul, dans le seul souhait d’être conforme à la Vérité (al- Haqq) et non d’en récolter les fruits, même légitimes, en ce monde.

Son action est pure adoration, car, « certes Dieu n’agrée que les actions qui lui sont consacrées sans partage », et « quiconque part combattre mû par l’orgueil et l’ostentation s’en retournera sans gain.»37 Cette noblesse spirituelle trouve sa source en Dieu Seul qui l’a prescrite à Son Envoyé : « Pratique le pardon, ordonne le Bien et écarte-toi des ignorants. »38 Elle nécessite avant tout une pure et droite orientation intérieure et doit trouver son expression dans un comportement exemplaire qui se traduit par le service divin que le fatâ accomplit à travers le service de son murshid, son shaykh et par l’attitude généreuse, aimable et indulgente qu’il a envers ses frères sur la Voie car « Dieu aime ceux qui combattent sur Sa voie en rangs serrés comme un édifice scellé de plomb. »39

Cette attitude, le fatâ l’a, de façon générale, avec toutes les créatures, car son amour du Créateur le porte à les regarder avec l’oeil de la Miséricorde, qui n’exclut certes pas celui du discernement. C’est pourquoi le fatâ n’attend que de Dieu seul, non des hommes. Il est celui qui pardonne à son ennemi, car « la punition d’un mal est un mal identique, mais celui qui pardonne, et fait le bien trouvera sa récompense auprès de Dieu, Dieu n’aime pas les injustes. »40

C’est ainsi que le véritable fatâ, celui qui a pleinement réalisé la futuwwa, est en fait parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même. «A un tel être », selon le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, plus connu en Occident sous le nom de René Guénon, « rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui ; l’unité effectuée au-dedans, l’est aussi et simultanément au-dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard.

Établi définitivement au centre de toutes choses, celui-là “est à lui-même sa propre loi”, parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel ; il a obtenu la “Grande Paix”, qui est véritablement la “présence divine” (as- Sakînah), l’immanence de la Divinité en ce point qui est le “Centre du Monde”. »41 De ce fait, le fatâ échappe tout autant aux persécutions de son âme qu’à celles, extérieures, d’hommes hostiles.

Ainsi, il est dit, dans l’ Évangile, à propos de Jésus, Sceau de la Sainteté et modèle de futuwwa en islam : «Ils furent tous remplis de colère dans la synagogue, lorsqu’ils entendirent ces choses et le menèrent jusqu’au sommet de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie, afin de le précipiter en bas. Mais Jésus, passant au milieu d’eux, s’en alla. »42

De même, il est dit, dans le Coran, que, Ibrâhîm ayant brisé les idoles de son peuple, Dieu le sauva de la persécution et du feu, symbole des passions de l’âme duelle et c’est ainsi que ce feu fut, pour lui « fraîcheur et paix »43.

Cette noblesse divine est donc, dans son excellence, l’apanage des prophètes et particulièrement de Muhammad qui, selon la tradition prophétique, a rappelé avoir « été envoyé pour parfaire la noblesse du comportement »44, conformément à l’invitation de l’Ange Gabriel : « Ô Muhammad, je t’ai apporté l’excellence du comportement, (elle consiste en ce) que tu pardonnes à celui qui a été injuste envers toi ; que tu rendes visite à celui qui s’est détourné ; que tu t’écartes de celui qui fait preuve d’incompréhension à ton égard, et que tu pratiques le bien envers celui qui agit envers toi par le mal. »45

La parole prophétique précitée, « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte (al-jihâd al-açghar) vers la grande guerre sainte (al-jihâd al-akbar) », met en évidence l’essentialité de cette grande guerre car, en tant qu’homme intégral, c’est-à-dire religieux, lorsque l’on fait retour, l’on ne peut que revenir à Dieu, selon la Parole coranique : «Nous appartenons à Dieu et c’est à Lui que nous retournerons. »46

Le Shaykh Jalâl-ad-Dîn Rûmî commentait ainsi ce hadîth : « Nous sommes revenus, c’est-à-dire, nous avons jusqu’ici fait la guerre des formes, nous combattions contre des ennemis ayant des formes ; à présent nous combattrons contre des pensées, afin que les bonnes pensées détruisent les mauvaises et les expulsent du domaine du corps. La grande guerre et le grand combat sont cette guerre et ce combat. »47 Ce combat n’est rien d’autre que la lutte intérieure de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. En fait, il s’agit de la lutte que doit conduire l’homme contre son moi, son âme passionnelle afin de la soumettre à Dieu, conformément aux paroles du Prophète : « Celui qui livre jihâdà l’aide de son coeur est un croyant majeur »48, et « le combattant dans la voie de Dieu est celui qui livre combat à son âme»49. L’analogie subsiste d’ailleurs de façon permanente avec la petite guerre sainte. En effet, Dieu, dans le Coran, dit : « Ô vous qui croyez ! Lorsque vous rencontrez une troupe (ennemie), soyez fermes et souvenez-vous beaucoup de Dieu, afin que vous réussissiez. »50

Les maîtres du taçawwuf s’accordent à dire que le sens caché de la troupe est « l’âme qui incite au mal ». Il ne s’agit pas bien entendu d’anéantir l’âme car ses éléments multiples, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place, mais plutôt, comme nous le disions précédemment à propos de la petite guerre sainte, de les transformer en les ramenant à l’unité qui ne saurait être autre que l’Unité de Dieu. C’est la meilleure partie de l’âme, la conscience que le Coran appelle « l’âme qui censure avec constance »51 et qui mène la grande guerre sainte contre l’autre, avec l’aide de l’Esprit Saint. Cette transformation devant laisser apparaître «l’âme apaisée », c’est-à-dire l’âme intégrale, une, non divisée.

Selon une autre image, l’Esprit (ar-Rûh) et l’âme (an-nafs) luttent pour la possession de leur fils commun, le coeur (al-qalb). Le coeur, centre de l’âme, en correspondance avec le coeur physique, le centre du corps, revêt la nature de l’élément qui l’emporte dans la lutte. Tant que la nafs prédomine, le coeur est obscurci. Si l’Esprit emporte la victoire, le coeur se transformera et, en même temps, transformera l’âme par la lumière spirituelle qui s’y répandra. Le coeur se révèle alors tel qu’il est en réalité, comme le tabernacle (mishkât) du Mystère divin (Sirr) dans l’homme, conformément à sa nature primordiale (fitra).

Mais s’il s’agit d’une guerre intérieure, il ne faudrait pas
s’imaginer qu’elle ne relève que de l’allégorie et qu’elle n’est qu’une vague lutte psychologique que l’homme peut conduire au moyen de sa seule raison. Ce combat nécessite, tout au contraire, le secours d’une influence spirituelle particulière (baraka) bien réelle qui, seule, peut donner la lumière nécessaire.

Cette guerre aussi obéit à des règles et nécessite que certaines conditions soient remplies. Et d’ailleurs, là encore, le symbolisme des attributs propres au calife, en tant qu’autorité de justice, responsable du jihâdmilitaire, s’applique également à ce combat essentiel, obligatoirement conduit sous l’autorité d’un Maître (shaykh)52.

Il pourrait paraître superflu de préciser que la condition
préalable à une telle voie est l’appartenance à l’islam avec une pratique rituelle conforme à la sharî‘a, si la confusion actuelle n’était pas aussi grande en la matière. Pour le reste, l’aspirant au combat pour Dieu doit trouver, selon la Parole divine, « un moyen d’aller vers Lui » et, comme le rappelait l’Emir Abd-el-Kader, « ce moyen, c’est le maître dont la filiation initiatique est sans défaut, qui a une connaissance véritable de la voie, des déficiences qui font obstacle et des maladies qui empêchent de parvenir à la Gnose... » et après l’avoir trouvé, il doit lutter sur Sa Voie, en sachant que cette guerre « est menée sous le commandement du Maître et selon les règles qu’il prescrit »53, c’est-à-dire selon une méthode, après transmission de l’influence spirituelle (baraka), et des saintes formules (awrâd), qui permettront au disciple d’invoquer le Nom de Dieu (dhikr Allâh).

Car, « la vraie manière de faire du tort à l’ennemi, c’est de s’occuper de l’amour de l’Ami ; par contre, si tu t’occupes à faire la guerre à l’ennemi, il aura obtenu ce qu’il a voulu de toi, et tu auras perdu en même temps l’occasion d’avoir l’Ami. »54 Il convient donc, outre la pratique de l’islâm et de l’îmân, d’invoquer Dieu, et Dieu seul, avec sincérité —« Dis : “Dieu”, et laisse-les à leurs vains jeux. » — car « N’est-ce pas par la remémoration de Dieu (dhikr Allâh) que les coeurs s’apaisent ? »55 Ce dhikr, cette « invocation du Nom d’Allâh », pratiquée par les Gens du taçawwuf, cette invocation est la sainte-pierre qui affûte le véritable sayf al-islâm, le glaive de l’islam par excellence, symbole du discernement intellectuel sur la voie de la guerre sainte intérieure, voie véritable vers Dieu. Symbole du Verbe, de la Parole discriminatoire, ce sabre, le khâtib qui dit le prône, au moment de la prière du Vendredi, le tient dans sa main, épée en bois, ce qui la rend bien évidemment impropre à tout usage dans les combats extérieurs mais souligne, au contraire, encore davantage son caractère symbolique, que nous avons voulu ici évoquer.

Pour conclure sur la véritable signification du jihâd, en tout temps et en tout lieu, qu’on nous permette de citer une dernière fois le Prophète de l’islam : « Certes, toute chose a un moyen de purification et en vérité, le moyen de purification des coeurs est l’invocation du Nom de Dieu. » On lui demanda « Pas même la (petite) guerre sainte dans la voie de Dieu ? » Il répondit : « Pas même cela, quand bien même on frapperait jusqu’à briser son sabre ! » La prescription de l’effort spirituel, dans sa généralité n’est pas exclusive de l’islam et l’absence de voie initiatique dans une religion déterminée ne saurait affranchir ses fidèles de cet effort spirituel et de leur participation sincère aux rites de leur confession, ce qui constitue déjà leur participation à l’effort sacrificiel du prophète dont ils sont les disciples. Cet effort est

prescrit à tout croyant d’une religion orthodoxe car « Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens pour leur donner le Paradis en échange. Ils combattent dans le chemin de Dieu : Ils tuent et ils sont tués. C’est une promesse faite en toute vérité dans la Torah, l’Évangile et le Coran. »56 ... « Ceux qui sont tués dans la Voie de Dieu ne sont pas morts, ils sont vivants. »57

Il appartient, en fait, aux croyants orthodoxes, en ces temps difficiles, de livrer ce véritable combat « vers la Terre Sainte intérieure qui peut, selon les paroles d’un Saint musulman du XXe siècle, élever notre esprit au-dessus de nous-mêmes. »58 Cet effort implique non seulement la reconnaissance de l’Identité du Dieu unique des religions orthodoxes, mais aussi une mutuelle reconnaissance de la validité immanente de ces mêmes religions, condition nécessaire pour faire obstacle aux tentatives et tentations antéchristiques, afin que nous sachions reconnaître Jésus, le véritable Christ de la seconde venue, dont il est dit, dans la tradition prophétique, qu’« il portera à l’ Antéchrist (dajjâl) un coup si fort qu’il fondra un coup si fort qu’il fondra comme fond le sel dans l’eau. »59 S’il est, en effet, relativement facile, en Occident, de reconnaître, pour ce qu’elles sont, les tentatives d’instrumentalisation de la Religion au service de prétentions guerrières qui n’ont rien de saintes, il est plus malaisé, en raison de certains préjugés psychologiques et de la tendance de l’âme humaine à refuser l’effort 60 de reconnaître les tentations de son instrumentalisation au profit de l’illusion d’un paradis sur terre et d’une paix sans Justice, sans effort spirituel, qui ne sauraient être que la contrefaçon parodique, et pour tout dire antéchristique, du Royaume des Cieux et de la Paix véritable, as-Salâm, qui est l’un des plus beaux noms de Dieu.

 

1 « Dis : Si la mer était une encre pour écrire les paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie avant que ne tarissent Ses paroles, quand bien même nous apporterions une quantité d’encre égale. » Cor. 18:109.

2 Rûmi, Le livre du Dedans, Ed. Sindbad, p. 172.

3 Cor. 59:21 ; 73:5.

4 Cor. 57:27.

5 A. J. Wensinck, Concordances et Indices de la Tradition musulmane, I, p. 388.

6 Cor. 23:62.

7 Ibn Khaldûn, Shifâ as-sâ’il li-tahdhîb el-masâ’il, Beyrouth, 1959.

8Concordances, IV, p. 385.

9 Rûmî, op. cit.

10 An-Nawâwî, Quarantes hadiths, Ed. Les Deux Océans, p. 12.Concordances, III, p. 49.

11 Bayhaqî, zuhd, cité dans Martin Lings, Le Prophète Muhammad, Ed. Seuil, p. 390.

12 Concordances, III, p. 49.

13 Cor. 3:123-127 ; 33:9.

14 Cor. 3:117-122.

15 Cor. 25:52-56 ; 73:10.

16 Concordances, VI, p. 139-140.

17 Cor. 17:15.

18 Cor. 2:191 ; 9:5 ; 9:36.

19 Al-Baladurî, cité dans Alfred Morabia, Le Jihâd dans l’islam médiéval, Ed. Albin Michel.

20 Cor. 3:64.

21 Cor. 5:82.

22Concordances, V, p. 536.

23 Cor. 5:13.

24 Cor. 2:256.

25 Cor. 2:190.

26 Cor. 5:64.

27 Concordances, I, p. 443.

28 Cor. 2:191.

29 Concordances, I, p. 388.

30 Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, In Memoriam René Guénon, Ed. Archè, Milan.

31 Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, L’islam intérieur, Ed. C. de Bartillat, Paris.

32 Rapporté dans Pierre Ponsoye, L’Islam et le Graal, Ed. Archè, p. 233. Les chroniques médiévales abondent en récits et citations épistolaires sur les relations d’amitié sincère et spirituelle qu’entretenaient les ordres de chevalerie islamiques et ceux chrétiens, particulièrement l’Ordre du Temple. C’est la conscience de l’identité du Dieu unique et la similitude de leur voie qui leur permit de se rencontrer et de se reconnaître, au-delà des combats extérieurs et au risque d’une incompréhension de la part de certains fidèles sincères mais moins transparents. Car, pour les premiers, il s’agissait d’hommes transparents qui Le voyaient en transparence à travers l’autre, ce qui, du reste, est le propre de la noblesse d’Esprit (futuwwa).

33 Lettre du Pape Grégoire VII à An-Nâçir ibn ‘Alennâs, 1076.

34 Hâdith qudsî qui n’est pas dans les recueils canoniques.

35 Le romantisme occidental a vidé cette expression de son sens véritable.

36 Cor. 8:17.

37 Concordances, II, p. 221, 60.

38 Cor. 7:199.

39 Cor. 61:4.

40 Cor. 42:40.

41 René Guénon, Le symbolisme de la croix, Ed. 10 x 18, p. 138.

42 Luc IV, 28-30.

43 Cor. 21:51-69.

44 Al-Sulamî, Futuwwah, traduction et introduction de Faouzi Skali, Ed. Albin Michel, p.25.

45 Ibid.

46 Cor. 2:156.

47 Rûmî, Le livre du Dedans, Ed. Sindbad.

48 Hadîth rapporté par Al-Muhâsibî et Bayhaqî, cité dans Le Jihâd dans l’Islam médiéval.

49 Concordances, I, p. 388.

50 Cor. 8:45.

51 Cor. 75:2.

52 Ces attributs du Calife sont le sceau du Prophète, son manteau, son bâton et son sabre ou sa lance. Rapportés au maître, shaykh, et à la guerre sainte intérieure, ils symbolisent respectivement : l’authenticité et la régularité de la transmission et de la maîtrise ; l’initiation elle-même et la réalité de l’influence spirituelle « enveloppante » ; la méthode et enfin la possession de la Parole discriminante, du discernement de l’Esprit tout autant que de la centralité principielle. La remise des étendards aux combattants symbolisant la transmission de l’influence spirituelle et des saintes formules que le Souffle de l’Esprit animera de droite à gauche et de gauche à droite lors de l’invocation des disciples, comme le vent anime les étendards.

53 Cor. 5:35. Voir l’Emir Abd-el-Kader, Ecrits spirituels, traduits par Michel Chodkiewicz, Ed. Seuil, p. 60.

54 Shaykh al-‘Arabî ad-Darqawî, Lettres d’un maître soufi, traduites par Titus Burckhardt, Ed. Archè.

55 Cor. 13:28.

56 Cor. 9:111.

57 Cor. 3:169.

58 Shaykh Abd-al-Wahid Pallavicini, L’islam intérieur, Ed. C. de Bartillat, p. 54, citant le Shaykh Ahmad al-‘Alâwî.

59 Bukhârî.

60 Cor. 2:216 : « L’effort (le combat) vous a été prescrit et vous l’avez en aversion. Il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose, et elle est un bien pour vous. Il se peut que vous aimiez une chose et elle est un mal pour vous. Dieu sait, et vous, vous ne savez pas. » Les hommes, en refusant cet effort spirituel ne savent pas que « celui qui s’efforce en luttant ne s’efforce que pour son âme », car « Dieu n’a pas besoin de l’Univers. » (Cor. 29:6)