Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et
qui la gardent ! (Luc XI, 28).
Frère Elie, pour sa
communauté cistercienne de la Grande Trappe, Elie Lemoine pour les Études Traditionnelles,
« Portarius » pour les contributions occasionnelles, autant de
flammes qui se sont éteintes avec la mort d’« Un Moine d’Occident »,
autre pseudonyme derrière lequel cet être d’exception souhaitait conserver l’anonymat
le plus rigoureux et le plus « traditionnel ». Car en effet – et nous
le verrons par la suite –, quoiqu’on ne puisse pas exclure certes une très
large part de modestie, au sens habituel du terme, un tel souci d’effacement
devait évidemment avoir aussi bien d’autres raisons plus profondes. Et de fait,
ce n’est assurément pas à un auteur comme lui, si familier de certains
principes doctrinaux qui sont communs à toutes les traditions, qu’il aurait été
nécessaire de rappeler cette simple notion métaphysique sur laquelle repose
véritablement le sens traditionnel de l’anonymat, et que René Guénon formule en
ces termes : « L’être qui a atteint un état supra-individuel est, par
là même, dégagé de toutes les conditions limitatives de l’individualité, c’est-à-dire
qu’il est au delà des déterminations de “nom et forme” (nâma-rûpa)
qui constituent l’essence et la substance de cette individualité comme telle ;
il est donc véritablement “anonyme”, parce que, en lui, le “moi” s’est effacé
et a complètement disparu devant le “Soi”. Ceux qui n’ont pas atteint
effectivement un tel état doivent du moins, dans la mesure de leurs moyens, s’efforcer
d’y parvenir, et par suite, dans la même mesure, leur activité devra imiter cet
anonymat et, pourrait-on dire, y participer en quelque sorte, ce qui fournira d’ailleurs
un “support” à leur réalisation spirituelle à venir. Cela est particulièrement
visible dans les institutions monastiques, qu’il s’agisse du Christianisme ou
du Bouddhisme, où ce qu’on pourrait appeler la “pratique” de l’anonymat se
maintient toujours, même si le sens profond en est trop souvent oublié ;
mais il ne faudrait pas croire que le reflet de cet anonymat dans l’ordre
social se borne à ce seul cas particulier, et ce serait là se laisser
illusionner par l’habitude de faire une distinction entre “sacré” et “profane”,
distinction qui n’existe pas et n’a même aucun sens dans les sociétés strictement
traditionnelles ».
Comment ne pas reconnaître dans tout cela un des aspects essentiels qui
caractérisaient vraiment la nature profonde d’Elie « le » moine ?
Frère Elie était né à Paris
le 13 décembre 1911, et il est déjà remarquable que cette venue au monde l’ait
placé d’emblée sous la protection bienveillante de sainte Lucie, dont le nom
est fait tout entier de « lumière » et qui est aussi l’une des trois
« Dames bénies » dont il est question dans la Divine Comédie où elle symbolise la « Grâce
illuminante », sans laquelle l’homme ne peut se sauver, et que seule
déclenche la divine Miséricorde que Dante voit naturellement en la personne de
la Vierge Marie. Quoi d’étonnant dès lors, que toute la vie de frère Elie ait
été orientée vers la recherche de la « lumière intellectuelle » (au
sens que donne à cette expression René Guénon, qui ne la distingue pas de la
véritable spiritualité) ? Venu au monde sous le regard de sainte Lucie,
frère Elie devait mourir le 1er octobre, confiant en quelque sorte à
sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, le soin de remettre son destin posthume entre
les mains des Saints Anges Gardiens dès le lendemain : « Je vais
envoyer un ange devant toi pour te garder en chemin et te faire parvenir au
lieu que je t’ai préparé » (Ex. 23, 20).
Si l’on en croit les
doctrines métaphysiques exposées par René Guénon, il n’y a jamais rien de
fortuit dans tout ce qui arrive à un être, car toutes les circonstances de sa
vie, en tant qu’individu, seront forcément déterminées par un ensemble de
conditions qui sont la résultante plus ou moins immédiate de deux éléments d’ordre
différent ; d’une part et en premier lieu, « de ce que l’être est en
lui-même, qui représente son côté intérieur et actif », et d’autre part,
secondairement, « de l’ensemble des influences du milieu dans lequel il se
manifeste, qui représentent son côté extérieur et passif » ; et ceci,
dans le fond, se rattache directement à la représentation symbolique du rayon
lumineux (vertical) et de son plan de réflexion (horizontal), évoquant à la
fois ce qui relie entre eux tous les états de manifestation d’un même être, et
le domaine de tel ou tel de ces états de manifestation, l’état humain par
exemple pour ce qui nous concerne. Quoi qu’il en soit, « la situation de l’être
dans le milieu étant déterminée en définitive par sa nature propre, les
éléments qu’il emprunte à son ambiance immédiate, et aussi ceux qu’il attire en
quelque sorte à lui de tout l’ensemble indéfini de son domaine de manifestation
(et cela, bien entendu, s’applique aux éléments d’ordre subtil aussi bien qu’à
ceux d’ordre corporel), doivent être nécessairement en correspondance avec
cette nature sans quoi il ne pourrait se les assimiler effectivement de façon à
en faire comme autant de modifications secondaires de lui-même. C’est en cela
que consiste l’“affinité” en vertu de laquelle l’être, pourrait-on dire, ne
prend du milieu que ce qui est conforme aux possibilités qu’il porte en lui,
qui sont les siennes propres et ne sont celles d’aucun autre être, que ce qui,
en raison de cette conformité même, doit fournir les conditions contingentes
permettant à ces possibilités de se développer ou de s’“actualiser” au cours de
sa manifestation individuelle ».
On voit par là combien les circonstances mêmes de la naissance et de la mort d’un
être, au même titre que celles qui jalonneront toute sa vie, peuvent être
autant d’indications de ce que cet être est en lui-même, et c’est pourquoi nous
avons tenu tout d’abord à relever celles qui avaient marqué de façon
particulière la naissance et la mort de celui que nous regrettons aujourd’hui.
Baptisé en l’église
Saint-Joseph, sa paroisse du 11e arrondissement, frère Elie ne
restera que quelques années à Paris, ses parents étant amenés à résider à
Bordeaux où il habitera de 1917 à 1922 (son père, après avoir été ciseleur dans
sa jeunesse, était devenu représentant de commerce pour une maison parisienne
de médailles religieuses). De retour à Paris il passe plusieurs années à l’école
de commerce de l’avenue Trudaine, dont il sort diplômé. Après avoir été appelé,
en 1932, à accomplir son service militaire à Épinal, dans l’aérostation,
il fait un premier séjour de plusieurs mois en Indochine pour le compte d’une
maison de commerce de Paris. Il a alors vingt-quatre ans, et l’on peut imaginer
ce que fut, pour un jeune homme de cet âge, cette prise de contact avec l’Extrême-Orient
encore traditionnel de 1935, mais qui allait quelques années plus tard, être
emporté dans une tourmente de feu et un déchaînement de force brutale ne lui
laissant aucune chance de retrouver un jour son unité, sa culture, son identité
traditionnelle et ses rapports privilégiés d’antan avec le Ciel. Sans doute
marqué déjà par ce séjour, il obtint de repartir en mars 1938 en Indochine pour
le compte d’une autre maison de commerce avec un contrat de trois ans. Mais la
guerre l’obligera à y rester jusqu’en août 1946. De cette approche prolongée
avec les traditions extrême-orientales, vient sans doute la facilité avec
laquelle il percevra tout au long de son existence, l’unité fondamentale qui
relie, au niveau des principes métaphysiques et universels, les diverses
expressions des multiples formes traditionnelles authentiques. Mais déjà se
profilaient les circonstances qui allaient le conduire une dernière fois en
Extrême-Orient : sollicité en 1950 d’aller remplir à Singapour une mission
de durée limitée, il accepte, et après une quinzaine de jours passés à Londres,
s’embarque pour la Malaisie où il restera jusqu’en mars 1951.
C’est là que se situe
véritablement le grand tournant de son existence, que vont se concrétiser les
idées et les perspectives entrevues vingt ans plus tôt, et acquises quant à la
décision quelques années auparavant seulement. C’est là surtout que les
circonstances, ces circonstances qui sont pour l’homme attentif aux langages du
Ciel, autant de « signes » jalonnant sa pérégrination terrestre, vont
s’organiser de telle sorte que tout son destin d’homme va en arriver à se
trouver comme subitement concentré en un point, un point qui correspond
rigoureusement à l’appel profond et déjà lointain ressenti un jour, si lointain
même que considéré jusque-là comme désespérément irréalisable.
Intellectuellement en
effet, les ouvrages de René Guénon exercèrent très tôt sur lui une influence
décisive. C’est après avoir lu Orient et Occident, vers l’âge
de vingt ans, qu’il songea à se consacrer tôt ou tard à la vie contemplative
dans un monastère. Puis en Indochine, vers la trentaine, la décision s’affirma.
Mais c’est au début de 1951, encore à Singapour, que l’idée de sa vocation
monastique se présenta à nouveau avec force à son esprit. Janvier 1951,
souvenons-nous, c’est aussi la mort de René Guénon en Égypte ; et il vient
précisément d’apprendre la nouvelle. De retour à Paris, il s’ouvrit à un prêtre
de l’appel qu’il ressentait en lui. Toutefois, son devoir immédiat était alors
de rester aux côtés de sa maman malade, dont il était l’unique soutien. Le 7
mai 1951, sa mère mourait subitement, à soixante-treize ans, au retour d’un
voyage à Lourdes. Il pouvait enfin réaliser sa vocation : il choisit le 6
août, fête de la Transfiguration du Seigneur, pour entrer en communauté. Il
émit ses premiers vœux le 4 octobre 1953, et les vœux solennels et définitifs
furent prononcés le 7 octobre 1956.
Plutôt que de développer
très largement ce parcours biographique, nous avons préféré n’en donner que
quelques traits succincts, car nous avons pensé que mieux valait laisser s’exprimer
à cet égard frère Elie lui-même : Au début de sa collaboration aux Études Traditionnelles, il avait en effet tenu en quelque
sorte à se présenter aux lecteurs, et en trois courtes pages, il avait brossé
les grandes lignes de son itinéraire à travers l’œuvre de René Guénon. Il avait
intitulé ce bref article « Ma correspondance avec René Guénon », et
signé discrètement sous la forme de A.L., qui sont
simplement les initiales de ses nom et prénom d’état civil : Alphonse
Levée. De ce fait, bien des lecteurs ne firent sans doute pas les
rapprochements nécessaires avec celui qu’ils allaient connaître désormais sous
le pseudonyme d’Elie Lemoine. En voici la reproduction :
« Mes premiers
contacts avec René Guénon remontent aux environs des années trente, peut-être
même un peu plus loin : Je flânais un après-midi devant l’étalage d’un
bouquiniste d’occasion, rue de Châteaudun, à Paris, face à l’église Notre-Dame
de Lorette, lorsque je tombai par hasard sur un exemplaire défraîchi d’Orient et Occident. Je l’ouvris, et ce fut un
éblouissement. Vite, j’emportai chez moi mon emplette (deux francs de l’époque !)
pour la lire à loisir. C’était, je pense, un heureux point de départ. Ce le fut
en tout cas pour moi. Je lus ensuite – en les annotant abondamment – l’Introduction générale aux Doctrines hindoues et L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, puis tous les autres à mesure de leur parution. Plus
tard, je pris un abonnement aux Études
Traditionnelles et acquis la collection des anciens Voile d’Isis.
Je faisais partie à l’époque
d’une association d’anciens élèves et, tout rempli que j’étais d’enthousiasme
pour ma récente découverte, je fis paraître dans son bulletin un très bref et
très modeste article sur la distinction de l’individualité et de la
personnalité d’après la doctrine hindoue, dont, naturellement, tous les
éléments avaient été puisés dans Guénon. Je n’y pensais plus guère lorsque, à
quelques temps de là, quelle ne fut pas ma stupéfaction en recevant au courrier
une lettre de... René Guénon, où il me félicitait pour mon travail, ajoutant,
il est vrai, ce qui tempérait un peu l’éloge, “surtout étant donné votre âge”.
C’était ma mère qui, à mon insu, lui avait communiqué mon étude, dans sa naïve
fierté d’avoir un fils écrivain. La chose était d’autant plus inattendue pour
moi que jamais ma mère ne s’était intéressée à ce genre de question, pas plus d’ailleurs
qu’à la spiritualité en général. Quant à mon père, il était gentiment
anticlérical et disait volontiers : “Pour moi, Jésus était un grand
socialiste”. Lors des réunions familiales, nombreuses à cette époque, on lui
demandait de chanter, et il chantait invariablement “Le Baptême du Bourguignon”
où revenait ce refrain : “La liqueur qui grise – Vaut mieux que l’eau de l’Église”.
D’ailleurs mon père et ma mère ne s’étaient pas mariés à l’Église, mon père
étant divorcé.
Ce fut le début d’une
correspondance que j’aurais souhaité voir déboucher sur une rencontre.
Malheureusement, les deux visites successives que je fis rue Saint-Louis-en-l’Île
demeurèrent infructueuses : M. Guénon est en Égypte, me fut-il
répondu. Je ne devais jamais le rencontrer. Dès lors, je lui écrivis poste
restante au Caire, sans même songer, dans ma simplicité, à joindre un timbre
pour la réponse, ne pouvant même imaginer dans quel état de dénuement il était
alors plongé. Puis nos lettres s’espacèrent et ce fut la guerre.
Entre-temps, après une
tentative manquée pour me rendre en Chine, je m’étais fixé en Indochine où je
travaillais dans le commerce du riz. Les loisirs forcés laissés par la guerre,
puis l’occupation japonaise, me permirent d’approfondir, pour autant qu’il
était en moi, le “message” guénonien et, la paix revenue, la correspondance
reprit entre nous. Rentrant en France en avion en 1946, je ne pus le voir au
cours d’une brève escale au Caire. Reparti pour l’Extrême-Orient au début de l’année
1950, c’est à Singapour où je me trouvais alors qu’un journal local m’apprit sa
mort. Je note en passant, à ce propos, combien il est significatif de constater
que, malgré une relative “consigne du silence” qui tendait déjà à s’établir,
son audience se soit étendue à une place commerciale anglophone telle que
Singapour, qui était bien le dernier endroit où l’on se serait attendu à
entendre parler de lui. Le fait était moins insolite en Indochine alors
française où la bibliothèque municipale de Saïgon, notamment, possédait Orient et Occident, et où j’eus l’occasion de connaître
au moins deux “guénoniens”, dont un français.
Malheureusement, toute ma
correspondance avec Guénon s’est trouvée détruite, mais le mal n’est peut-être
pas aussi grand qu’il y paraîtrait car, jusqu’aux tous derniers jours, je ne
sais pourquoi, je m’étais toujours borné à l’interroger sur des points de
détail sans grande importance réelle. Ne dit-on pas couramment que c’est
lorsque quelqu’un n’est plus, qu’on commence à prendre conscience de tout ce qu’il
aurait fallu lui dire ? Une seule question que je lui posai, et qui était
d’ordre personnel, montrera par sa réponse à quel point il s’interdisait toute
intervention directe dans la vie privée de ses correspondants. J’envisageais
alors – c’était peu après la guerre – la possibilité de demander l’initiation
maçonnique et je lui écrivis que je me sentais bien imparfait, ce à quoi il
répondit : “Ce serait penser qu’il faut être déjà un saint pour devenir
Maçon, ce qui serait grandement exagéré”.
D’autre part, catholique
convaincu, j’étais fort embarrassé et lui fit part de mes hésitations : l’Église,
lui écrivis-je, excommunie les Francs-Maçons. Cette mesure s’applique à tout
fidèle, et ajoutai-je, qu’y a-t-il ici de plus qu’un simple fidèle ? Il ne
me répondit qu’un mot : “En effet, c’est là la difficulté”. Ce fut tout. J’ai
tenu à citer ce trait qui illustre parfaitement l’extrême discrétion et l’effacement
de cet homme qui resta toujours inaccessible à la vanité de “conduire” les
autres et de faire prévaloir son avis.
J’avais été frappé, en
lisant Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, de ce qui
y est dit de la supériorité, ou mieux de la transcendance de la contemplation.
Puisqu’il en est ainsi, me dis-je, tu dois embrasser la vie contemplative. Je
revois encore aujourd’hui l’endroit où fut prise cette décision de principe :
c’était à Saïgon, derrière la cathédrale, et je roulais à vélo, rentrant chez
moi. Mais il me fallut encore six années et la mort de ma mère pour que je m’engage
effectivement dans la voie monastique à laquelle je me sentais appelé. Ce fut
le 6 août 1951, jour de la Transfiguration du Seigneur devant Pierre, Jacques
et Jean sur la montagne, en présence de Moïse et d’Elie. »
Beaucoup sans doute, auront
ressenti au passage un pincement douloureux bien caractéristique en lisant ou
relisant aujourd’hui cette phrase de frère Elie, qui résonne maintenant de
façon presque étrange : « Ne dit-on pas couramment que c’est lorsque
quelqu’un n’est plus, qu’on commence à prendre conscience de tout ce qu’il
aurait fallu lui dire ? » Car très nombreux étaient ceux qui avaient
tenu à venir partager, dans la foi, avec ses frères de l’Abbaye de La Trappe,
le repas eucharistique servi à la table du Seigneur pour la messe de ses
funérailles. Et le Père Abbé, Dom Gérard Dubois, qui pourtant avait à
connaître, en raison de ses fonctions, l’impact des activités de frère Elie, nous
disait encore dans sa dernière lettre : « Nous sommes tout surpris du
rayonnement de notre frère, tel que nous le percevons à travers les témoignages
qui nous parviennent. »
Là se situe peut-être un
des « malheurs » les plus graves de notre époque. Car si, dans le cas
présent, les autorités monastiques ont fait preuve d’une sagesse et d’un
discernement auxquels il convient de rendre absolument hommage, en comprenant
et permettant que se déroule sous leur couvert, un travail d’étude des
doctrines traditionnelles explicitées par René Guénon, de même qu’une sérieuse
contribution à la présentation correcte de ces doctrines, combien sont les cas
où l’œuvre de René Guénon est rejetée de parti pris, anathématisée, quand ce n’est
pas conspuée, déformée, discréditée, généralement sans avoir pris le soin de
faire l’effort intellectuel d’assimilation qui seul peut permettre d’en
comprendre la portée et l’enjeu ? Hélas, cette question est probablement
de celles qui auront le plus préoccupé frère Elie ces dernières années, et il
suffit pour s’en convaincre, de voir le nombre d’articles qu’il a consacrés à
ce sujet. Car, quand comprendra-t-on enfin que l’œuvre de René Guénon n’a pas
pour but de porter atteinte à la doctrine chrétienne catholique, pas plus d’ailleurs
qu’à n’importe quelle autre doctrine traditionnelle orthodoxe, mais au
contraire de fournir à ceux qui en sont capables, les moyens de retrouver le
sens profond qui a été perdu de vue, et dont la perte est la cause directe des
difficultés sans nombre et insurmontables auxquelles sont confrontés désormais
le clergé et les autorités de l’Église actuelle ? Combien de fois frère
Elie n’a-t-il pas dû méditer à cet égard des passages tels que celui-ci ?
« Il est bien certain (...) que c’est dans le catholicisme seul que s’est
maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d’esprit traditionnel en Occident ;
est-ce à dire que, là du moins, on puisse parler d’une conservation intégrale
de la tradition, à l’abri de toute atteinte de l’esprit moderne ?
Malheureusement, il ne semble pas qu’il en soit ainsi ; ou, pour parler
plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est
déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris
effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se
manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en
fait, nous ne constatons nulle part. Il s’agit donc plus vraisemblablement de
ce que nous appellerions volontiers une conservation à l’état latent,
permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la
tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour
personne (...). Ce que nous venons de dire se rapporte proprement aux possibilités
que le catholicisme, par son principe, porte en lui-même d’une façon constante
et inaltérable ; ici par conséquent, l’influence de l’esprit moderne se
borne forcément à empêcher, pendant une période plus ou moins longue, que
certaines choses soient effectivement comprises. Par contre, si l’on voulait,
en parlant de l’état présent du Catholicisme, entendre par là la façon dont il
est envisagé par la grande majorité de ses adhérents eux-mêmes, on serait
obligé de constater une action plus positive de l’esprit moderne, si cette
expression peut être employée pour quelque chose qui, en réalité, est
essentiellement négatif (...). Ce que nous avons en vue, ce ne sont pas
seulement des mouvements assez nettement définis, comme celui auquel on a donné
précisément le nom de “modernisme”, c’est surtout un état d’esprit beaucoup
plus général, plus diffus et plus difficilement saisissable, donc plus
dangereux encore, d’autant plus dangereux même qu’il est souvent tout à fait
inconscient chez ceux qui en sont affectés : on peut se croire sincèrement
religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire
“traditionaliste” sans avoir la moindre notion du véritable esprit
traditionnel, et c’est là encore un symptôme du désordre mental de notre
époque. L’état d’esprit auquel nous faisions allusion est, tout d’abord, celui
qui consiste, si l’on peut dire, à “minimiser” la religion, à en faire quelque
chose que l’on met à part, à quoi on se contente d’assigner une place bien
délimitée et aussi étroite que possible, quelque chose qui n’a aucune influence
réelle sur le reste de l’existence, qui en est isolé par une sorte de cloison
étanche ; est-il aujourd’hui beaucoup de catholiques qui aient, dans la
vie courante, des façons de penser et d’agir sensiblement différentes de celles
de leurs contemporains les plus “areligieux” ? C’est aussi l’ignorance à
peu près complète au point de vue doctrinal, l’indifférence même à l’égard de
tout ce qui s’y rapporte ; la religion, pour beaucoup, est simplement une
affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et
l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on
en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y
a rien à comprendre ; d’ailleurs, si l’on comprenait vraiment la religion,
pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ?
La doctrine se trouve donc, en fait, oubliée ou réduite à presque rien (...) ;
et ce qui est le plus déplorable, c’est que l’enseignement qui est donné généralement,
au lieu de réagir contre cet état d’esprit, le favorise au contraire et ne s’y
adaptant que trop bien : on parle toujours de morale, on ne parle presque
jamais de doctrine, sous prétexte qu’on ne serait pas compris ; la
religion, maintenant, n’est plus que du “moralisme”, ou du moins il semble que
personne ne veuille plus voir ce qu’elle est réellement, et qui est tout autre
chose. Si l’on en arrive cependant à parler encore quelquefois de la doctrine,
ce n’est trop souvent que pour la rabaisser en discutant avec des adversaires
sur leur propre terrain “profane”, ce qui conduit inévitablement à leur faire
les concessions les plus injustifiées ; c’est ainsi, notamment, qu’on se
croit obligé de tenir compte, dans une plus ou moins large mesure, des prétendus
résultats de la “critique” moderne, alors que rien ne serait plus facile, en se
plaçant à un autre point de vue, que d’en montrer toute l’inanité ; dans
ces conditions, que peut-il rester effectivement du véritable esprit
traditionnel ? ».
S’il était permis d’emprunter
ici à l’Évangile, on pourrait certes dire : « ces propos sont durs à
entendre » ! Mais y a-t-il en cela quelque chose d’impossible à
entendre ? C’est pourtant bien l’impression que l’on a lorsqu’on observe
quel accueil embarrassé et quelles marques de profonde incompréhension a
toujours provoqué, à quelques exceptions près, le message de René Guénon au
sein de l’Église catholique, et cela depuis maintenant près de soixante-dix
ans. Oh ! bien sûr, on en n’est plus aux critiques violentes et parfois
injurieuses qui s’abattaient sur l’œuvre et son auteur à l’époque de Mgr Jouin,
de Frank-Duquesne, ou de certains néo-thomistes. Mais le malheur n’en est pas
moins grand pour autant : ces critiques avaient en quelque sorte pour
avantage de dépasser souvent la mesure, et d’aboutir la plupart du temps à des
effets inverses de ceux escomptés. Aujourd’hui, ce n’est plus à l’indifférence
ou à l’hostilité que doit faire face l’œuvre de René Guénon, c’est à la
confusion, à l’amalgame, au refus systématique ou à l’incapacité de voir plus
haut et plus loin, et parfois à la volonté de nuire pour écarter ce qui gêne et
qui dérange. Car que penser par exemple d’auteurs catholiques réputés et
écoutés qui pensent avoir le droit ou même le devoir parce qu’ils y trouvent
intérêt, de confondre sciemment (et quand ce n’est pas sciemment c’est par pure
inconscience ou ignorance ce qui n’est pas moins grave) ou en tout cas sans nul
souci de la vérité, l’ésotérisme et l’initiation authentiques avec leurs
multiples contrefaçons ? Ne vaudrait-il pas mieux, à défaut de « connaître
vraiment », d’observer une prudente réserve plutôt que de risquer l’erreur
et de jeter le discrédit sur des choses dont il faudra peut-être un jour
rechercher l’appui ? Ou bien se croit-on obligé d’influencer les lecteurs
à n’importe quel prix ? Pourquoi ne se demande-t-on pas plutôt pour quelle
raison l’œuvre de René Guénon n’a jamais été mise à l’Index
par le Saint-Office, à une époque où pourtant la censure en la matière était
encore rigoureuse (on sait que Gide et Sartre notamment en firent les frais),
et cela en dépit des multiples requêtes qui avaient été formulées auprès de la
Curie romaine par les adversaires de la perspective traditionnelle rappelée par
René Guénon ? Il faut dire aussi pour être complet, que certains milieux
ou publications se réclamant au contraire de cette perspective, contribuent
parfois et même souvent, par manque de rigueur, par légèreté ou par insouciance
des conséquences, quelquefois par excès d’imagination, pour ne rien dire du
goût de l’originalité et de la célébrité, à répandre autour de l’œuvre de René
Guénon des images déformées et confuses, des « combinaisons »
artificielles et strictement individuelles, des rapprochements équivoques avec
des points de vue ou des écrits traditionnellement douteux, exactement comme s’il
s’agissait de jouer avec la tradition comme on joue avec la littérature
profane, pour le seul plaisir des « sensations fortes ».
Alors, au milieu de ces
manifestations diverses et incohérentes, et après avoir longtemps, longtemps,
très longtemps médité, un moine s’est un jour levé. Et tout seul, ou presque,
il a entrepris avec la permission de ses supérieurs, de faire entendre une voix
parfaitement chrétienne, parfaitement catholique, et aussi parfaitement
désintéressée. Et il s’est mis à parler de René Guénon, de son œuvre, de la
métaphysique, de la doctrine, de l’exotérisme et de l’ésotérisme, de la
religion et de l’initiation ; prenant tour à tour pour cible les excès de
tout bord, rectifiant sans passion mais avec fermeté les déformations ou les
méprises de représentants éminents de sa propre hiérarchie, reprenant avec
sévérité mais courtoisie les tendances ou les glissements des autres vers des
positions antitraditionnelles ou antichrétiennes. Et tout cela, tel un « moteur
immobile », sans se croire obligé de sortir de son monastère pour tenir
colloque, ou pour s’engager tels que certains dans quelque « action »
extérieure, comme si l’action traditionnelle ou pas, n’appartenait pas en
elle-même au domaine du changement, de l’individuel et du temporel : « Ceux
qui sont qualifiés pour parler au nom d’une doctrine traditionnelle n’ont pas à
discuter avec les “profanes” ni à faire de la “polémique” ; ils n’ont qu’à
exposer la doctrine telle qu’elle est, pour ceux qui peuvent la comprendre, et,
en même temps, à dénoncer l’erreur partout où elle se trouve, à la faire
apparaître comme telle en projetant sur elle la lumière de la vraie
connaissance ; leur rôle n’est pas d’engager la lutte et d’y compromettre
la doctrine, mais de porter le jugement qu’ils ont le droit de porter s’ils
possèdent effectivement les principes qui doivent les inspirer infailliblement.
Le domaine de la lutte, c’est celui de l’action, c’est-à-dire le domaine
individuel et temporel ; le “moteur immobile” produit et dirige le
mouvement sans y être entraîné ; la connaissance éclaire l’action sans
participer à ses vicissitudes ; le spirituel guide le temporel sans s’y
mêler ; et ainsi chaque chose demeure dans son ordre, au rang qui lui
appartient dans la hiérarchie universelle ; mais, dans le monde moderne,
où peut-on trouver encore la notion d’une véritable hiérarchie ? Rien ni
personne n’est plus à la place où il devrait être normalement ; les hommes
ne reconnaissent plus aucune autorité effective dans l’ordre spirituel, aucun
pouvoir légitime dans l’ordre temporel ; les “profanes” se permettent de
discuter des choses sacrées, d’en contester le caractère et jusqu’à l’existence
même ; c’est l’inférieur qui juge le supérieur, l’ignorance qui impose des
bornes à la sagesse, l’erreur qui prend le pas sur la vérité, l’humain qui se
substitue au divin, la terre qui l’emporte sur le ciel, l’individu qui se fait
la mesure de toutes choses et prétend dicter à l’univers des lois tirées tout
entières de sa propre raison relative et faillible. “Malheur à vous, guides
aveugles”, est-il dit dans l’Évangile ; aujourd’hui, on ne voit en effet
partout que des aveugles qui conduisent d’autres aveugles, et qui, s’ils ne
sont arrêtés à temps, les mèneront fatalement à l’abîme où ils périront avec
eux. »
Ces divers rapprochements
entre certains passages de l’œuvre de René Guénon et le travail effectué par
frère Elie, montrent à l’évidence la parfaite attitude traditionnelle qui était
la sienne, et en même temps la compatibilité fondamentale qui peut exister
entre une vie chrétienne pleinement vécue et la pénétration des « mystères »
au travers de la perspective métaphysique réintroduite par l’œuvre de René
Guénon. Et cette compatibilité ne peut paraître étonnante d’ailleurs, qu’à ceux
dont les idées préconçues bornent l’intelligence, car l’œuvre de René Guénon n’est
en rien un « système » de pensée ou une quelconque doctrine de
substitution, mais simplement un « instrument » rigoureux de
pénétration des doctrines traditionnelles authentiques, à partir de ce qui
existe normalement dans les civilisations où l’ordre social tout entier s’intègre
dans l’expression de la tradition d’origine non-humaine qui lui donne son
principe et sa raison d’être, tel que cela a été le cas au Moyen Âge notamment
pour l’Occident. Ceux qui l’ont vraiment compris peuvent éventuellement être
pénétrés d’une profonde reconnaissance envers l’auteur et son œuvre, et surtout
de la nécessité d’en préserver le sens et la portée, mais c’est au travail
spirituel, à la fois spéculatif, contemplatif et « opératif » que
tout cela implique qu’ils doivent réserver exclusivement leurs ardeurs, leurs
talents et le reste. De tout ceci, nul n’osera dire que frère Elie n’en était
pas l’incarnation même.
Et pourtant, nul autre que
lui n’avait plus la crainte de voir son travail combattu par certains
théologiens catholiques, enfermés dans les limites étroites et les habitudes
confortables de leur compréhension bornée. Il y a déjà plusieurs années, il avait,
« avec la permission des supérieurs » et les encouragements du Père
Cornelis et du cardinal Marella, publié un ouvrage où il se proposait de
montrer,
à partir des enseignements de René Guénon d’une part, de saint Thomas d’Aquin,
et de sa propre connaissance des doctrines chrétiennes et des principes
métaphysiques d’autre part, les possibilités d’un rapprochement entre la
doctrine de la non-dualité du Vêdânta et l’idée d’un « non-dualisme
chrétien », tel que l’envisageait Maître Eckhart par exemple. Il avait
longtemps hésité à publier cette étude, virtuellement achevée depuis de
nombreuses années, car elle demeurait d’abord, selon lui, « en son
essence, libre et personnelle méditation où s’engage la vie profonde de l’auteur ».
Mais aussi, il appréhendait quelque peu les réactions prévisibles de la
hiérarchie catholique. En réalité, la Revue Thomiste
mise à part, l’ouvrage fut accueilli très favorablement, « preuve, nous
confiait-il un jour, que les choses ont évolué depuis quelques décennies »,
ajoutant toutefois, ce qui nuançait un peu la remarque : « Espérons
qu’elles continueront à le faire dans les années à venir ». Un simple
passage fera comprendre avec quelle habileté et quelle délicatesse, (on serait
tenté de dire avec quelle « non-violence »), frère Elie est parvenu à
écarter les arguments théologiques conventionnels. Dans l’un des derniers
chapitres de l’ouvrage, où il se propose de récapituler les éléments et la
méthode qui ont servi au développement de son étude, et aussi de rechercher ce
qui en a inspiré et dirigé la démarche, il écrit :
« Langage symbolique
et “réaccommodation” incessante de l’œil de l’intellect suivant la variation
des points de vue, le déplacement des plans et la déformation des perspectives
que cette variation entraîne, tels nous paraissent être les éléments essentiels
de la démarche intellectuelle de l’Orient, ceux aussi par lesquels il diffère
le plus profondément de l’Occident, qui, s’il a découvert la perspective dans
la représentation picturale, semble l’ignorer dans la représentation intellectuelle
et qui utilise fort peu le symbole dans l’expression de la vérité. C’est à
dessein que nous avons écrit “dans l’expression” et non “dans la recherche” de
la vérité, car, et là encore on peut saisir une des plus profondes différences
des deux “esprits”, alors que l’Occident part en général d’un point zéro de
connaissance pour avancer progressivement vers une vérité à connaître
extérieure à lui, l’Orient va de la vérité intuitivement contemplée à la vérité
représentée, traduite, formulée ; et cette vérité n’est pas regardée comme
quelque chose de purement spéculatif et théorique, mais comme Ce qui est qu’il
faut rejoindre par tout soi-même en sorte que
finalement Être et Vérité coïncident. L’esprit de l’Orient
traditionnel se trouve comme en résonance quasi naturelle avec certaines
formules évangéliques, notamment avec l’évangile de saint Jean : “Je suis
la Voie, la Vérité et la Vie”, ou bien “que tous soient un, comme Toi, Père Tu
es en Moi et Moi en Toi, afin qu’eux aussi soient Un en nous” ou encore “Vous
connaîtrez la Vérité et la Vérité vous rendra libres” et bien entendu, aussi
avec le mot d’Hallâj : “Je suis la Vérité”. »
« C’est pourquoi le
moine se reconnaît en naturelle sympathie avec cette forme de pensée et pour
ainsi dire de plain-pied avec elle, lui qui, en quelque sorte par vocation,
tend à renouer en Occident avec cette “théologie monastique” dont l’apparition
des Universités et de la scolastique a marqué le déclin, soit dit sans aucun
dédain pour la “philosophie scolastique” à laquelle, au contraire, nous avons
constamment emprunté dans cet ouvrage ses formes d’expression. Il reste qu’au
témoignage de saint Thomas lui-même qui, en l’occurrence, ne devrait pas
être suspect, ce n’est encore là que “de la paille”. Et encore saint Thomas
est-il un géant de la vraie intelligence profondément convaincu de ses
exigences. On a pu écrire de lui : “De tous les grands docteurs, je n’en
connais point qui méprise autant que lui la foi comme connaissance. Qu’on le
compare avec ses successeurs, aucun rapprochement ne fera plus vivement saisir
la baisse des ambitions métaphysiques et de l’intellectualisme profond dans les
écoles catholiques depuis le XIIIe
siècle. Parmi ses
prédécesseurs, la différence est frappante avec Augustin même, le fervent
apôtre du crede ut intelligas. Non qu’Augustin
se contente aisément des obscurités terrestres : il tend de tout son être
vers la Patrie, qui est la Vision ; mais son jugement de mépris sur la
connaissance de foi simple n’a pas la tranquillité sereine et définitive de
celui de saint Thomas parce qu’il est moins délibérément fondé en
métaphysique... Son œuvre à lui (saint Thomas) est d’inculquer la
répugnance qu’éprouve pour la croyance simple l’intelligence en tout état :
elle veut voir, et rien d’autre jamais ne l’apaisera (P. Rousselot s.j., L’Intellectualisme de saint Thomas d’Aquin).” Si nous
avions à caractériser en une brève formule les positions respectives de l’Occidental
moderne, du scolastique médiéval et de l’Oriental à l’égard de la Vérité, nous
dirions volontiers que, pour le premier, la vérité est extérieure à l’intelligence,
pour le second elle est dans l’intelligence, tandis que pour le troisième, c’est
l’intelligence qui est dans la Vérité (...). La confusion entre langage symbolique,
d’une part, et langage positif et discursif, d’autre part, est la racine de
bien des erreurs d’interprétation de la pensée de l’Orient. Pour recourir une
fois de plus à la terminologie scolastique, nous dirons que la démarche de
cette pensée suit volontiers le schéma de l’analogie de proportionnalité :
A est à B comme C est à D, ce que la pensée de l’Occident interprète trop
souvent comme signifiant A égale C. Nous avons eu à signaler une de ces fausses
interprétations au cours de notre analyse du premier symbole. C’est celle qui
consiste à comprendre celui-ci comme signifiant que la créature est un reflet, alors que le symbole veut
seulement nous faire saisir que ce que le reflet est à l’objet réel, la
créature réelle et subsistante l’est à Dieu : A est à B comme C à D, et
non pas C égale A. On trouverait facilement d’autres exemples de la même
confusion ».
Comme le remarque frère
Elie plus loin, « un des services les plus notables que l’Orient puisse
aujourd’hui rendre au Christianisme, n’est-ce pas de l’obliger à revenir à son
propre cœur au lieu de sembler vouloir laisser diluer son identité dans un
monde creux et vide d’où toute intériorité, toute solitude, tout silence, tout
recueillement ont été bannis ? ».
« Si le moine – c’est-à-dire chacun de ceux qui ont engagé leurs pas dans
la voie monastique –, est un être comme les autres, ni plus ni moins privilégié
que les autres par rapport à la transfiguration intellectuelle et spirituelle
(la metanoia) qui est normalement une exigence s’imposant
à tout chrétien, il reste que la vocation monastique, elle,
suppose au moins une certaine aptitude ou qualification virtuelle en ce sens,
un appel plus particulier et plus pressant à se consacrer
pleinement et totalement à la “quête de Dieu” indissolublement liée à la “quête
de soi”, à réaliser la Vérité dans le “lotus de son cœur”. Mais qui donc ose
encore aujourd’hui rappeler à l’homme la vieille leçon de l’Ecclésiaste :
“J’ai examiné toutes les œuvres qui se font sous le soleil et voici, tout est
vanité et poursuite du vent” ? Ce qui ne veut pas dire que les efforts de
la créature soient vanité et poursuite du vent, mais que ce qui est, très
précisément, vanité et poursuite du vent, c’est de ne voir en cela qu’efforts
de la créature, sans plus, là où il faudrait discerner et adorer l’Agir
de Dieu par l’homme : “Mon Père agit jusqu’à présent et Moi
aussi j’agis” (Jean, V, 17) – et l’infaillible déroulement d’un plan
providentiel. »
Une telle perspective est assurément commune à la contemplation monastique
ainsi comprise, au point de vue métaphysique exposé par René Guénon, et à la
voie initiatique véritable, qui suppose l’effacement total du “moi” pour
parvenir à la réalisation effective ou la prise de conscience réelle du « Soi »
et à l’identification de l’être avec le Principe dont il n’est en réalité
jamais sorti. Ou mieux encore, on pourrait dire que la voie monastique, dans
ces conditions, se situe en quelque sorte à la « charnière » où à l’« articulation »
entre le point de vue métaphysique et l’initiation, ce que sous-entend d’ailleurs
la notion de « théologie monastique » au sens qu’indique frère Elie,
c’est-à-dire une théologie dans laquelle « la connaissance purement
théorique d’ordre spéculatif n’est pas considérée comme pouvant constituer une
fin en soi, mais comme ordonnée à la contemplation, et pourrait-on dire, comme une simple condition préalable de la transfiguration intérieure
et, en quelque sorte, comme le schéma de la transformation à opérer, moyennant
la grâce de Dieu ».
Et cela n’a rien de surprenant si l’on songe que la voie initiatique, du moins
pour ceux qui ne se contentent pas de la superficialité d’une démarche
velléitaire et toute passive, comporte aussi nécessairement les applications d’une
sorte de « monachisme intériorisé », et il y a fort à penser qu’à une
époque certes déjà lointaine mais pas assez pour la perdre totalement de vue
cependant, l’une et l’autre voie devaient coïncider beaucoup plus étroitement
que ne le laissent voir les apparences aujourd’hui. C’est en tout cas l’évidence
à laquelle peuvent parvenir tous ceux qui ont quelques notions précises de
certaines choses, et qui ont la possibilité de fréquenter des milieux
monastiques comme support exotérique à leur travail spirituel personnel. Il n’y
a donc rien d’étonnant à ce que frère Elie, dont nous n’avons par ailleurs, pas
plus que quiconque, aucun droit à supputer l’état spirituel, ait pu être aussi
à l’aise dans les questions relatives à l’exotérisme que dans celles relevant
de l’ésotérisme, aussi autorisé pour parler de la théologie que de la
métaphysique, aussi qualifié pour traiter de la religion que de l’initiation.
On pourrait d’ailleurs, à l’appui de ces remarques, rappeler simplement les
relations de voyage d’Alexandra David-Neel citées par René Guénon dans une
note, où il précise à la suite de remarques sur les fonctions réelles du
sacerdoce – mais cela vaut aussi pour le simple état religieux : « Parfois,
l’exercice des fonctions intellectuelles d’une part et rituelles de l’autre a
donné naissance, dans le sacerdoce même, à deux divisions ; on en trouve
un exemple très net au Thibet : “La première des deux grandes divisions
comprend ceux qui préconisent l’observation des préceptes moraux et des règles
monastiques comme moyen de salut ; la seconde englobe tous ceux qui
préfèrent une méthode purement intellectuelle (appelée “voie directe”)
affranchissant celui qui la suit de toutes lois, quelles qu’elles soient. Il s’en
faut qu’une cloison étanche sépare les adhérents des deux systèmes. Bien rares
sont les religieux attachés au premier qui ne reconnaissent pas que la vie
vertueuse et la discipline des observances monastiques, tout excellentes et, en
bien des cas, indispensables qu’elles soient, ne constituent
pourtant qu’une simple préparation à une voie supérieure (c’est
nous qui soulignons). Quant aux partisans du second système, tous, sans
exception, croient pleinement aux effets bienfaisants d’une stricte fidélité
aux lois morales et à celles qui sont spécialement édictées pour les membres du
Sangha (communauté bouddhique). De plus, tous sont aussi unanimes à déclarer
que la première des méthodes est la plus recommandable pour la majorité des
individus” (Alexandra David-Neel, Le Thibet mystique
dans la Revue de Paris, 15 février 1928) ».
Bien entendu, René Guénon faisait quelques réserves notamment en ce qui
concerne certaines expressions, car il ne s’agit pas là de « deux
“systèmes” qui, comme tels, s’excluraient forcément ». De plus, on aura
compris qu’il ne s’agit pas non plus de « préférences » individuelles,
et donc de se déclarer « partisan » de l’une ou l’autre méthode, mais
bien de « qualifications » très précises correspondant à la nature
interne des êtres. On aura remarqué aussi, en ce qui concerne l’affranchissement
des lois qu’apporte la « voie directe », que ceux qui sont réellement
qualifiés pour la suivre, savent pertinemment que cet affranchissement n’est
que virtuel tant que le terme de la voie n’est pas atteint, et qu’ils doivent,
au contraire, et à plus forte raison, observer une « stricte fidélité »
à la règle communautaire et aux prescriptions traditionnelles de toute nature
sans exception. Sans doute faut-il voir là encore, pour ce qui regarde frère
Elie, une des raisons pour lesquelles son comportement monastique et son
attitude traditionnelle semblent avoir été aussi exemplaires, réalisant ainsi,
au plus haut degré qu’il lui était possible, la conformité de son apparence
extérieure avec ce qui était sa réalité intérieure. Dès lors, il nous semble qu’il
n’y a pas lieu de se demander s’il y a eu rattachement initiatique ou non,
surtout pour satisfaire une simple curiosité, et que l’état et la « fonction
spirituelle » qui étaient les siens, pleinement acceptés et assumés,
présentaient, sur le plan « opératif » et vis-à-vis de sa propre
évolution, le même caractère « sacrificiel » que comporte toute
réalisation initiatique, c’est-à-dire la complète et parfaite dissolution du « moi »
au profit du « Soi » immuable.
Mais le travail intérieur
de frère Elie devait avoir aussi d’autres prolongements extérieurs. On sait que
depuis plusieurs années, il était l’un des collaborateurs permanents des Études Traditionnelles, et que les très nombreux articles
ou comptes rendus qu’il avait produits à ce titre viennent d’être enfin réunis
en un volume comportant plus de trois cents pages.
En effet, depuis un certain temps déjà, il était sollicité de divers côtés et
notamment par de nombreux lecteurs, qui souhaitaient pouvoir disposer d’un
recueil de ses écrits sous une forme pratique et pouvant faciliter la recherche
et l’étude. Durant plusieurs mois, il avait donc effectué un long travail de
regroupement thématique et de raccords ou de modifications, en vue de permettre
un enchaînement à la façon des chapitres successifs d’un livre. Ainsi, outre un
« Avant-Propos » et aussi une « Table des noms propres »
qui complète très heureusement l’ouvrage, seize chapitres de vingt à trente
pages forment maintenant un ensemble homogène et d’un intérêt indéniable :
I, « Sur le Verbe divin » ; II, « Doctrine métaphysique de
la Non-Dualité » ; III, « Ésotérisme et Exotérisme, René Guénon
et l’Église catholique » ; IV, « Des théologiens parlent de René
Guénon » ; V, « Église catholique et Franc-Maçonnerie » ;
VI, « YHVH est-il au milieu de nous, ou non ? » ; VII, « Une
lampe sur mes pas, ta Parole (Ps. 118) » ; VII, « À propos du
symbolisme » ; IX, « René Guénon et l’Islam » ; VIII,
« Universel et individuel » ; XI, « Non-Dualité,
Extériorité, Liberté » ; XII, « Grâce sanctifiante et Intellect
transcendant, concentration et activité » ; XIII, « À propos de
l’hermétisme » ; XIV, « Points de vue historiques » ;
XV, « Varia » ; XVI, « De Laude Sancti Bernardi ». En
outre, deux textes particuliers sont incorporés dans ces études, l’un paru sous
la signature de « Portarius » dans les Cahiers de l’Herne consacrés
à René Guénon en 1985, intitulé « Sur la possibilité d’un Ésotérisme dans
le Christianisme », l’autre une étude inédite sur ce qu’on peut attendre
de l’Église catholique dans les circonstances présentes. Mais on retiendra
aussi le titre choisi par frère Elie pour cet ouvrage, qui évoque si bien, par
le rapprochement nettement conditionné qu’il fait des deux termes « théologie »
et « métaphysique », quel a été l’un de ses soucis constants en
rédigeant ces multiples études : promouvoir une restauration de la
perspective intellectuelle telle qu’on la trouve dans saint Thomas d’Aquin et
dans l’œuvre de René Guénon, afin de mettre un terme à la « funeste
illusion de ceux qui prétendent pouvoir revivifier la religion après l’avoir
coupée de la métaphysique ». À la façon des auteurs anciens, un extrait d’Introduction Générale aux Doctrines Hindoues soutient et
justifie admirablement s’il en était besoin le titre en exergue : La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être
et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition
intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. Mais
sans doute aura-t-on remarqué l’honneur particulier que réserve notre auteur à
son « frère » et « maître » saint Bernard, tout à fait à la
fin de l’ouvrage. La circonstance n’est pas fortuite. Elle prouve combien frère
Elie souhaitait se placer, en vrai moine cistercien, sous l’autorité de sa
hiérarchie et la subordination aux « protecteurs » de l’Ordre. Et
cela ne donne que plus de poids à la « hardiesse » de sa réflexion,
tout en expliquant peut-être pourquoi ses écrits n’ont jamais trop rencontré,
contrairement à ses appréhensions, de farouche opposition dans les rangs des
théologiens catholiques : il était sans doute dans ce domaine, à l’image
de certains de ses illustres prédécesseurs, un chevalier sans peur et sans
reproche, mais en même temps aussi tout l’inverse d’un franc-tireur sans foi ni
loi. Deux caractéristiques qui forcent le respect, la considération et la
réflexion. Dieu fasse que celle-ci porte maintenant ses fruits là où les vieux
rameaux de la tradition s’étiolent, avant que le Jardinier céleste ne vienne
réclamer son dû.
Oui, frère Elie vient de
nous quitter pour la Grande Trappe d’En haut. Mais Elie Lemoine accompagnera
encore un moment notre route. Collaborateur toujours dévoué, toujours attentif
à la moindre suggestion, toujours soucieux de répondre aux moindres contraintes
de la publication ou de l’économie rédactionnelle, il avait pris la précaution
de nous confier à l’avance quelques textes ou comptes rendus, qui « orneront »
encore, à travers les prochains numéros, la revue à laquelle il avait réservé
toute sa loyauté, tout son talent, et aussi ses dernières forces.
Mais frère Elie n’était pas
l’homme austère et grave que certains pourraient imaginer en lisant ses écrits.
Il y avait en lui une jovialité, une cordialité, une chaleur humaine qui
frappaient tous ses visiteurs et enchantaient ses amis. S’il avait le don de
traiter avec profondeur des choses sérieuses, il savait aussi manier l’humour
avec adresse et raffinement dans ses rapports avec les autres, jamais aux
dépens d’autrui, mais plutôt pour éviter de se donner trop d’importance, allant
alors jusqu’à se gausser de lui-même : « L’oiseau s’envole et laisse
sa crotte ! » avait-il dit récemment à un correspondant, par allusion
à la sortie prochaine de son ouvrage et comme par pressentiment de sa fin
imminente. Tout ampleur de l’âme et exaltation de l’esprit, il avait su mieux
que quiconque pratiquer cette difficile maîtrise de soi-même que saint Benoît
appelle le « quatrième degré de l’humilité », qui traduit
concrètement le passage du fond de l’âme aux sentiments et au comportement. Il
avait surtout su préparer de tout temps cette grande et ultime rencontre avec
le Seigneur, pour laquelle il faudra bien être libre de tout et de soi-même.
Ici prend tout son sens cette phrase de frère Elie si souvent citée depuis le 1er
octobre : « Laisser là ce que l’on a, puis suivre Celui qui est, voilà la vraie
sagesse. Telle est la voie du moine. »
La
Rédaction.