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samedi 4 janvier 2014

Le personnage coranique de Pharaon d'après l'interprétation d'Ibn 'Arabî - Denis Gril








Denis GRIL, Annales Islamologiques 14 (1978), p.35-37.

L’étude du commentaire et de l’herméneutique coraniques est rendue délicate par la nature subtile de la relation qui s’instaure dans ceux-ci entre le texte sacré et son interprète. Cette remarque générale s’impose tout particulièrement dans le cas des commentateurs sûfîs, dont les buts et les moyens dépassent ceux de l’exégèse exotérique. Chez les Sûfîs l’intériorisation de la lecture resserre plus intimement encore le lien entre le Livre et le lecteur, entre le Verbe et son réceptacle, et de la qualité de ce lien dépend la profondeur de l’interprétation. C’est donc la nature de cette relation qu’il importe avant tout de définir, car d’elle dépendent la méthode exégétique de l’auteur et la portée doctrinale de son commentaire. Chez un auteur comme Ibn 'Arabî (1), la question de cette relation se pose à chaque instant.

En plus de ses traités strictement exégétiques ou herméneutiques, une part très importante de son oeuvre, tels les Futûhât al-Makkiyya et les Fusûs al-hikam, s’ordonne à partir de thèmes et de références coraniques nombreuses et répétées. Parmi ces thèmes, celui de « la foi de Pharaon » (îman Fir'awn) nous a paru digne d’étude. Cette expression désigne en fait l’interprétation par Ibn 'Arabî des données coraniques sur la destinée spirituelle et posthume du Pharaon de l’Exode. On ne doit donc pas s’attendre à y trouver tous les aspects que revêt le personnage de Fir'awn dans le Coran et dans l’exégèse traditionnelle, bien qu’Ibn 'Arabî y fasse parfois allusion. L’un des intérêts de ce thème est d’occuper une place de choix dans l’histoire de la polémique autour de son oeuvre. Souvent mal connue ou déformée sa position mit dans l’embarras nombre de ses défenseurs et lui attira de violentes critiques de la part de ses adversaires (2). L’historique de cette controverse exigerait toute une étude, aussi nous ne mentionnerons que les critiques touchant des points précis de son interprétation. Pour notre recherche le principal intérêt de celle-ci est de présenter un cas typique d’ésotérisme et de poser ainsi très clairement le problème de l’herméneutique de son auteur. Avant d’aborder cette question, nous avons essayé de reconstituer de la façon la plus cohérente possible son argumentation, d’après les passages des Futûhât et des Fusûs.

Nous avons pu ainsi relever quelques-unes des caractéristiques de son exégèse et en faire ressortir toutes les implications doctrinales. A partir de ces éléments nous avons esquissé l’ébauche d’une réponse à notre question initiale. Enfin, un autre intérêt non négligeable de ce thème est de montrer comment Ibn ‘Arabî, tout en défendant une position assez singulière, s’inscrit en même temps dans une certaine tradition dont la nature reste à définir.

L’importance du personnage de Pharaon dans le Coran est un fait remarquable. Il y apparaît la plupart du temps en relation d’opposition avec Moïse, le prophète dont le Coran mentionne le plus souvent l’histoire (3). Quand son nom est cité isolément ou suivi de ceux de Hâmân (4), le mauvais conseiller et de Qârûn, le riche endurci (5), il incarne surtout le type de l’orgueil indomptable (takabbur) et de la tyrannie rebelle à l’ordre divin (tughyân). En face de Moïse, d’autres aspects du personnage, plus énigmatiques, se font jour; notamment celui d’« exaltation » ('uluww) que le Coran lui attribue parfois (6) et de divinité exprimé sous deux formes sensiblement différentes (7). Les exégètes du Tasawwuf proposent en général deux interprétations de l’antagonisme de Moïse et de Pharaon. La première, se fondant sur le sens obvie des textes, y voit l’illustration du mystère de la Prédestination ; malgré les appels répétés que lui lance Dieu par l’intermédiaire de Son messager, Pharaon reste insensible à la Miséricorde divine, et, comme Iblîs, se damne par sa prétention et son orgueil. La seconde plus intérieure et d’ordre microcosmique considère leur lutte comme celle de l’esprit et de l’âme inférieure ; seule la mort de cette dernière met le coeur définitivement à l’abri des passions.

L’interprétation d’Ibn 'Arabî, dans l’ensemble (8), est tout autre. Pharaon, tout en restant ce personnage aux proportions humaines que met en scène le Coran, prend une dimension initiatique, que seul le Shaykh al-Akbar exprima avec autant de force. Pour celui-ci, en effet, Pharaon est un « connaissant » ('ârif), malgré le caractère imparfait et inachevé de sa réalisation spirituelle. Il tire argument de l’ordre intimé à Moïse et à Aaron dans les versets suivants : « Rendez-vous auprès de Pharaon, car il a excédé la limite, et parlez-lui avec douceur, peut-être se souviendra-t-il ou éprouvera-t-il de la crainte » (9). Le souvenir, pour lui, implique nécessairement une connaissance initiale, oubliée pour une raison ou une autre (10). On peut se demander de quelle nature était, selon l’expression de l’auteur, cette « authentique science reçue de Dieu qu’il détenait en son coeur » (11). Le passage suivant donne à penser qu’il pourrait s’agir de la connaissance de l’Identité suprême, conférée au serviteur à un certain moment de son cheminement spirituel : « Pharaon comprit que le message apporté par Moïse et Aaron était la vérité (al-haqq), car, par leur intermédiaire, c’était Dieu (al-haqq) qui parlait, de même que l’ouïe de Pharaon, par laquelle il entendit la parole de Moïse, était Dieu... Pharaon savait que Dieu est l’ouïe, la vue, la parole et toutes les facultés de sa créature. Aussi proclama-t-il, parlant pour Dieu : « Je suis votre seigneur le plus-haut ! » (12) Il était en effet conscient que c’était Allah qui prononçait une telle parole par la bouche de Son serviteur » (13). La crainte manifestée par les deux prophètes à l’annonce de leur mission s’explique donc, pour Ibn 'Arabî, par le haut degré de connaissance qu’ils s’accordent à reconnaître à Pharaon. Le verset « Nous avons peur qu’il ne se montre excessif envers nous, ou qu’il ne dépasse les bornes » (14), est commenté comme suit, par référence au sens étymologique des verbes farata et taghâ : « Nous avons peur qu’il nous dépasse par ses arguments fondés sur l’affirmation de l’unité divine absolue et que ses paroles ne prennent le dessus sur les nôtres, car il vise la Réalité essentielle ('ayn al-haqîqa) et, pour cette raison, nous donnera du mal » (15).

Tels quels, ces passages semblent particulièrement osés. Toutefois le but de leur auteur n’est pas de sanctifier ou de justifier à tout prix Pharaon. Ce qui importe pour lui, c’est de percer le mystère de cette prétention à la divinité, trop singulière pour n’être qu’une simple forme d’impiété. Il y voit au contraire la manifestation d’une prise de conscience de l’unité essentielle de l’Etre.

Si Ibn 'Arabî justifie métaphysiquement les propos de Pharaon, il n’en fait pas pour autant un modèle de spiritualité. Malgré la valeur intrinsèque de la voie suivie par ce dernier, elle est exactement à l’opposé de celle que trace le Coran et l’exemple prophétique, représenté ici par Moïse et Aaron. La voie prophétique, et il n’en est pas d’autre pour ceux qui y sont appelés, exige l’occultation totale de l’aspect seigneurial et divin de l’homme. En d’autres termes, la réalisation de la servitude totale ('ubûda) peut seule affranchir l’initié de ses limites individuelles. En s’attachant uniquement à la divinité absolue (ulûha) qui est en lui, il court un risque grave de déséquilibre, surtout quand l’âme individuelle n’est pas complètement maîtrisée. C’est au nom de cette règle de la voie initiatique que le Shaykh al-Akbar condamne à de nombreuses reprises le shath, locution théopathique où le serviteur dévoile involontairement sa divinité. La parole de Pharaon : « Je suis votre seigneur le plus-haut ! » aurait pu sembler de cette nature, mais, pour Ibn 'Arabî, elle est en fait l’usurpation d’un état exigeant une extinction totale de l’individualité. Elle peut donc être considérée comme le signe aussi bien d’une grave faute que d’un degré valable de connaissance et, par-là annonce tout à la fois son châtiment et sa délivrance.

« A cause de l'infiltration mystérieuse de la Ulûhiyya dans l’être humain, celui-ci prétendit à la « divinité » en employant le terme al-ilâh « dieu », tel le Pharaon qui dit : « J’ignore qu’il puisse y avoir pour vous un dieu autre que moi » (Coran, XXVIII, 38), or cela ne convenait pas puisqu’il disait telle chose par un acte de volonté délibérée ('ani-l-mashî’a). Il n’a parlé ni sous l’empire d’un hâl initiatique et en se conformant à un ordre (d’en haut) qui lui aurait enjoint de dire : Anâ-llâh, « Je suis Allah! », ni en disant simplement le terme ilâh, « dieu », mais il a été exclusif, en précisant « autre que moi ». Comprends bien ce point. — Aussi le Pharaon a prétendu clairement à la Rubûbiyya, la Seigneurie, qui (d’ailleurs) ne saurait égaler le pouvoir de la Ulûhiyya, en disant : « Je suis votre Seigneur le plus élevé ! » (LXXIX, 24). Là encore, il a parlé sans avoir la justification de celui qui dirait une telle parole à cause d’un hâl, par voie d’ordre (divin) et avec simple adhésion de la volonté propre, dans un état d’« union » (jam'an), comme Abû Yazîd (al-Bistâmî) qui proclama (en s’exprimant en termes coraniques) : « En vérité Moi, je suis Allah ! Pas de divinité si ce n’est Moi, adorez-Moi donc ! » (cf. Coran, XXI, 25), et qui une autre fois affirma : Anâ-llâh, « Je suis Allah! », car dans l’être de celui-ci il ne restait nulle parcelle que la Ulûhiyya, par une parfaite pénétration, ne remplisse de sa présence totale ! (16)

« Allah dit par la voix de Pharaon : « Je suis votre seigneur le plus-haut ! » Alors que c’est Lui — gloire à Lui — qui est en réalité le Plus-haut ... Tel fut l’attribut de Dieu qui apparut sur la langue de Pharaon. Allah sut qu’il ne le prononça pas par délégation divine (niyâbatan 'ani-l-haqq), comme le fait l’orant en disant : « Allah entend celui qui Le loue » (17). Pharaon n’avait pas conscience de la délégation divine nécessaire pour prononcer une telle parole. La qualité divine à laquelle il prétendait rechercha son qualifié et retourna ainsi à Dieu — que Sa Majesté soit proclamée —. Quant à lui, elle lui fut enlevée, bien qu’il ne l’ait jamais vraiment revêtue » (18)

Dans un autre passage, Ibn ‘Arabî semble assimiler la parole de Pharaon à un shath véritable. Ce dernier apparaît bien alors comme le type du connaissant dont l’âme n’est pas définitivement maîtrisée, au contraire d’un prophète ou d’un saint totalement soumis à la Loi prophétique.

« Si l’âme pouvait se dégager de la matière, elle laisserait apparaître la puissance originelle qui lui est conférée par le Souffle divin ; rien ne s’enorgueillirait plus qu’elle. C’est pourquoi Allah la maintient à jamais dans la forme naturelle (al-sûra al-tabî'iyya) (19), dans ce monde, dans l’état intermédiaire du sommeil et après la mort, de sorte que jamais elle ne peut se considérer comme détachée de la matière. Ne vois-tu pas que, lorsque l’âme perd conscience d’elle-même, elle se lance à l’assaut de la station divine et prétend à la seigneurie, tel Pharaon. Sous l’empire de cet état, elle s’écrie : « Je suis Allah ! » ou « Gloire à Moi ! », paroles que proféra un connaissant (20) dominé par son état spirituel. Jamais de telles paroles n’émaneront d’un envoyé, d’un prophète ou d’un saint dont la science, la présence du coeur, l’observance du degré initiatique, le respect des convenances spirituelles et enfin la considération de sa condition matérielle sont parfaits » (21).

Le refus d’admettre ouvertement la mission de Moïse et d’Aaron, ainsi que le départ des Israélites est évidemment une réaction d’amour-propre de la part de Pharaon. S’il persiste à se proclamer dieu, c’est pour ne pas déchoir de la fonction que lui assigne la vénération de son peuple.

« Sache que Pharaon avait reçu de Dieu une certaine science, mais l’amour de l’autorité (hubb al-riyâsa) l’emporta chez lui en ce monde. Il dit en effet : « Je ne vous connais pas d’autre dieu que moi » (22). Il ne désigna que son peuple et non tous les êtres de l’univers. Il savait que son peuple le croyait dieu ; il ne fit donc qu’énoncer un état de fait en toute véridicité, puisque selon leur science, ils n’avaient d’autre dieu que lui » (23).

Le Coran retrace quelques controverses où Moïse et Pharaon s’affrontent au moyen d’arguments dont l’enchaînement logique est parfois déconcertant. On a l’impression que Moïse entame avec son adversaire un dialogue à mots couverts, pour ne pas le heurter de front et parce que la résistance qu’il lui oppose n’est pas d’ordre rationnel.

« Moïse dit : notre Seigneur est celui qui a donné à toute chose sa création » (24). Il montra ainsi que la science divine embrasse toute chose, ce qui n’était point le cas de la science de Pharaon, malgré sa prétention à la Seigneurie. Celui-ci comprit les deux envoyés et se tut, car il se rendit bien compte qu’ils avaient dit la vérité. Cependant l’amour de l’autorité l’empêcha de le reconnaître » (25).

De quelle autorité s’agit-il au juste ? Moïse ne dispute pas à Pharaon son royaume. Il se présente à lui pourtant comme détenteur d’un pouvoir (hukm), conféré par Dieu et distinct de sa qualité de prophète et d’envoyé. Ce pouvoir est celui du représentant de Dieu sur la terre, le khalîfa. Or c’est précisément cette fonction spirituelle et temporelle que Pharaon revendique pour lui. Ibn 'Arabî ne la lui dénie pas entièrement puisqu’il le qualifie de « Maître de l’instant », un des qualificatifs du Pôle (qutb) dans le Tasawwuf. Seulement sa fonction semble être uniquement terrestre, tandis que celle de l’envoyé est universelle, de par sa qualité d'insân al-kâmil. En somme Pharaon reconnaît le degré spirituel de Moïse, mais refuse de se soumettre à son autorité hiérarchique.

« Pharaon détenait l’autorité régissante (tahakkum) ; il était le Maître de l’instant (sâhib al-waqt) et khalîfa temporel (bi-l-sayf), quoiqu’il se fût écarté de la Norme (al-'urf al-nâmûsî). Ceci l’entraîna à déclarer : « Je suis votre seigneur le plus-haut ! » — c’est-à-dire : si tous les êtres sont des seigneurs sous un rapport ou un autre, je suis le plus haut d’entre eux, car l’autorité extérieure sur eux m’a été conférée. Sachant qu’il disait vrai, les magiciens ne le contredirent pas, ils le confirmèrent même en disant : « Tu ne juges que la vie de ce monde, exécute donc ce que tu as décrété » (26).

« La parole de Moïse : « Il m’a fait don d’un pouvoir » (27) désigne la lieutenance (khilâfa) », et « Il m’a compté au nombre de Ses envoyés » signifie la mission prophétique (risâla). Tout envoyé (rasûl) n’est pas nécessairement un khalîfa. Ce dernier détient le pouvoir temporel, la destitution et l’institution (al-'azl wa-l-wilâya). L’envoyé n’a pas de telles prérogatives, car sa fonction est limitée à la transmission (balâgh) du message qui lui a été confié. S’il reçoit l’ordre de le répandre et de le défendre par l’épée, c’est un « lieutenant-envoyé ». De même que tout prophète n’est pas un envoyé, tout envoyé n’est pas khalîfa, et dans ce cas, le royaume (mulk) ne lui a pas été confié, ni le pouvoir de le régir. La question posée par Pharaon sur la quiddité divine (28) n’était pas due à son ignorance, mais à son désir d’éprouver Moïse pour voir si sa réponse confirmerait sa mission prophétique. Pharaon connaissait en effet le degré de science des envoyés » (29)

Le dialogue de la sourate Tâhâ (30) est même la preuve pour Ibn 'Arabî que Pharaon voulait amener progressivement son peuple à reconnaître la véridicité des deux envoyés, sans perdre pour autant de son prestige. Le résultat cependant est autre : les sujets restent dans l’aveuglement, tandis que leur souverain, de plus en plus touché par les arguments de Moïse, en vient à reconnaître sa propre faiblesse.

« ...Pour les entraîner encore plus loin dans leur démonstration, Pharaon leur posa cette question : « Qu’est-il advenu des premières générations ? ils répondirent : la science à leur sujet se trouve auprès de mon Seigneur dans un livre, mon Seigneur ne s’égare pas ni n’oublie » (31). — comme tu avais toi-même oublié, jusqu’à ce que, grâce à notre rappel, tu te souviennes. Car si tu avais été un dieu, tu n’aurais point oublié. Allah n’a-t-il pas dit : « peut-être se souviendra-t-il... ». Moïse et Aaron poursuivirent leur démonstration, mais l’effet de ces paroles resta latent dans l’âme de Pharaon, car l’amour de l’autorité lui interdit de se démentir devant son peuple. « Il fit peu de cas d’eux et ceux-ci lui obéirent ; ils furent un peuple prévaricateur » (32).

Pour prouver que les propos des deux prophètes ont effectivement atteint leur but, Ibn 'Arabî use d’un argument assez inattendu qui fournit un bon exemple d’une exégèse conforme à la lettre du texte, mais aboutissant à un tout autre résultat que celui d’une lecture ordinaire.

« Allah a apposé un sceau sur tous les coeurs, pour que la Seigneurie de Dieu (rubûbiyyat al-haqq) ne s’y immisce point et ne devienne un attribut de ceux-ci. Pour cette raison personne au fond de son coeur ne peut se prendre pour seigneur et dieu. Chacun sait bien au contraire combien il est pauvre, indigent et humble. Allah — qu’il soit exalté — a dit : « Ainsi Allah imprime-t-Il son sceau sur tout coeur orgueilleux et tyrannique » (33). La Grandeur divine (al-kibriyâ’ al-îlâhî) ne peut y pénétrer d’aucune manière. L’être intérieur de chaque individu est scellé de telle sorte qu’aucune prétention à la divinité (ta’alluh) ne puisse s’y infiltrer. Toutefois Allah n’a pas immunisé les langues contre la formulation de la prétention à la divinité, ni les âmes contre la croyance à la divinité d’autrui. L’âme donc est protégée contre la croyance à sa propre divinité, mais non pas contre la croyance à celle d’autrui » (34).

Ce dernier passage fait allusion à la distinction qu’il faut établir entre la manifestation extérieure de l’individu et son être intime. Cette distinction trouve son expression dans la « parole douce » que les envoyés doivent adresser à Pharaon. Si l’extérieur chez lui est rude et plein de superbe, l’intérieur, incorruptible, est doux et humble. Par leur douceur, leurs paroles traversent l’enveloppe externe et grossière de leur antagoniste et opèrent leur effet dans le tréfonds de son âme. Par ailleurs cette douceur est le signe révélateur de la fonction de Moïse et de son assesseur ainsi que de leur degré spirituel par rapport aux prétentions de Pharaon. Pour accomplir sa mission le khâlîfa doit être un serviteur parfait et donc se qualifier des attributs servitoriaux de pauvreté et de faiblesse, afin que par lui les attributs seigneuriaux se manifestent dans toute leur puissance. Ayant renoncé à toute prétention individuelle, il devient le lieu de manifestation de la Majesté et de la Volonté divines. C’est ainsi que l’on doit expliquer la peur qui saisit Moïse, pour lui rappeler la nécessité du secours divin.

« Aaron lui (35) dit : ici est le ciel de la lieutenance de l’homme. Le pouvoir de son imam, est faible, bien que son fondement soit on ne peut plus solidement bâti. C’est pourquoi nous reçûmes l’ordre de traiter avec douceur les tyrans excessifs (al-jabâbira al-tughât). Il nous fut dit : « Parlez-lui avec douceur ». Or on ne donne un tel ordre qu’à celui dont la puissance et la force sont plus grandes que celles de celui à qui il est envoyé. Un sceau étant apposé sur le coeur de qui manifeste toute-puissance et grandeur, et ce dernier étant en fait le plus humilié de tous les êtres, Dieu ordonna aux envoyés de le traiter avec miséricorde et douceur. Leurs paroles correspondirent ainsi à son état intérieur et amenèrent son être extérieur à renoncer à sa superbe et à son orgueil » (36).

La correspondance entre la nature des propos de Moïse et d’Aaron et l’état de faiblesse intérieure de Pharaon constitue un premier argument. Le second est d’ordre philologico-théologique : un souhait émis par Dieu est inéluctable ; le verset : « peut-être se souviendra-t-il ou éprouvera-t-il de la crainte » n’échappe pas à la règle. Le souhait divin se réalisa même doublement dans l’immédiat car, sinon, comment expliquer que Pharaon laisse partir en paix les envoyés après les avoir menacés de prison ou de mort, et plus tard réduits à la dernière extrémité à l’approche de la noyade.

« Allah émit le souhait (tarajjâ) que Pharaon se souvienne et éprouve de la crainte. Donc il devait nécessairement en arriver là. Il n’en laissa toutefois rien paraître bien qu’intérieurement le souvenir et la crainte se fussent imposés à lui. Il ne fit pas violence à Moïse et à son frère dans cette assemblée, alors qu’il détenait le pouvoir et la force. Ce fut le souvenir et la crainte de Dieu eux seuls qui le retinrent... Allah secourut Moïse par cette douceur qu’il lui avait enjointe. Son discours fut tel une armée divine ; elle rencontra l’armée de l’intérieur de Pharaon et la vainquit par la permission d’Allah. Voyant la défaite de l’armée qui faisait sa force, Pharaon se souvint de Dieu, éprouva de la crainte et connut l’humilité. Cette humiliation et cette reconnaissance l’occupèrent tant qu’il ne put exercer sa puissance extérieure et ne fit point violence aux envoyés lors de cette assemblée » (37).

Cette humiliation inavouée prouve seulement que l’exhortation a porté. Ibn 'Arabî compare celle-ci au levain qui fait monter la pâte (38) ou à la graine qui produira un fruit (39), Le déséquilibre entre l’intérieur et l’extérieur est si grand chez Pharaon que son rétablissement exige une longue fermentation. Croyant et connaissant au fond de lui-même, sa rébellion a pour origine une erreur fondamentale. Celle-ci est de croire que, pour manifester les attributs divins et seigneuriaux de sa fonction royale, il doive se les attribuer à lui-même et surtout les extérioriser en sa propre personne. Il fallait donc, pour rétablir l’équilibre, une circonstance exceptionnelle qui mette son être corporel dans le même état d’indigence que son être intime. Ce fut l’imminence de la noyade qui le laissa sans d’autre recours que l’abandon à la Miséricorde divine. Son repentir également devait être sans équivoque, aussi inclut-il dans sa reconnaissance de l’unité divine les Israélites réduits par lui en esclavage et dont il n’avait pas voulu admettre la mission divine.

 « Ce ferment ne cessa pas d’agir sur son être intérieur, tandis que, par ailleurs, le souhait divin devait se réaliser. L’effet de ce ferment continua de s’accroître, jusqu’au moment où il renonça à rejoindre Moïse et où la noyade mit fin à ses ambitions. Il recourut alors à l’humilité et à l’indigence qu’il cachait au fond de lui-même, pour que les croyants puissent constater qu’un souhait divin doit nécessairement se réaliser. Pharaon dit : J’ai cru en « Celui en qui ont cru les Fils d’Israël, et je suis de ceux qui se soumettent à Dieu (mina-l-muslimîn) » (40). Il extériorisa son état intérieur et l’authentique science de Dieu celée en son coeur. En précisant : « Celui en qui ont cru les Fils d’Israël », il leva une équivoque possible. Les Magiciens (al-sahara) firent de même ; ayant cru en Dieu, ils dirent : « Nous croyons dans le Seigneur des mondes, le Seigneur de Moïse et d’Aaron » (41) — c’est-à-dire : Celui vers qui appellent les envoyés. Ils dissipèrent ainsi tout doute. « Je suis de ceux qui sont soumis à Dieu » est une parole adressée à Lui, en tant qu’il entend et voit. Dieu lui répondit sur le ton du reproche : « Est-ce maintenant ? » — que tu extériorises ce que tu savais déjà, « alors que tu as désobéi auparavant et que tu as été d’entre les corrupteurs » (42) pour ceux qui t’ont suivi. Allah ne lui dit pas « tu es d’entre les corrupteurs » ; ce reproche est donc en réalité une bonne nouvelle que Dieu annonce à Pharaon pour nous inciter à espérer en Sa Miséricorde, en dépit de nos excès et de nos crimes. Dieu lui dit ensuite : « Aujourd’hui nous te sauvons » — Il lui annonça cette bonne nouvelle avant de saisir son esprit — « en ton corps, pour que tu sois un signe pour la postérité » (43) — pour que ton sauvetage soit, pour qui viendra après toi et prononcera les mêmes paroles, le signe qu’il trouvera le même salut que toi. Rien dans ce verset n’indique que le châtiment de l’au-delà n’a pas été supprimé ni que sa foi n’a pas été agréée. Le verset prouve seulement que le châtiment de ce monde n’est pas écarté de celui qui fait profession de foi en voyant son échéance arriver, à l’exception du peuple de Jonas (44). « Aujourd’hui nous te sauvons en ton corps », car le châtiment ne concerne que ton être extérieur, et ainsi les hommes purent voir comment il avait été sauvé du châtiment. Celui-ci fut le début de la noyade, quant à sa mort elle fut un martyre pur et innocent (shahâda khâlisa barî’a), entaché d’aucune désobéissance. Son esprit fut saisi au moment où il accomplissait la meilleure des oeuvres, la profession de foi (al-talaffuz bi-l-îmân), pour que personne ne désespère de la Miséricorde d’Allah et que l’on sache que les actes sont jugés sur leurs conclusions (al-a’mâl bi-l-khawâtim) ... L’âme de Pharaon lui fut enlevée sans retard, dans son état de croyance, afin qu’il ne revienne pas à son ancienne prétention. Dieu — exalté soit-il — conclut cette histoire en disant : « Et la plupart des hommes sont indifférents à Nos signes » (45). De fait la plupart n’y prêtèrent pas attention et condamnèrent ainsi un croyant à la damnation. La parole d’Allah : « Et il (Pharaon) les conduisit au Feu » (46) ne permet pas d’affirmer qu’il y soit entré avec eux. Allah dit encore : « Faites entrer les Gens de Pharaon (âl Fir'awn) » et non : Pharaon et ses gens. La miséricorde de Dieu est trop large pour ne pas accepter la foi de l’homme réduit à une extrême nécessité (al-mudtarr). Et quelle nécessité de la Miséricorde divine est plus grande que celle de Pharaon au bord de la noyade. Allah ne dit-il pas de lui-même : « Celui qui répond à l’homme nécessiteux lorsqu’il L’invoque et dissipe le mal » (47). Puisqu’Allah promet à cet homme réponse et dissipation du mal, que dire de Pharaon, qui a cru en lui d’une foi pure. Il ne demanda pas la survivance ici-bas, de peur des défaillances et de perdre la pureté d’intention (ikhlâs) conférée par cet instant. En attestant sa foi, il préféra la rencontre avec Allah à la survie terrestre. La noyade constitua pour lui « le supplice de l’Au-delà et d’Ici-bas » (48) ; son châtiment ne fut que le désagrément de l’eau salée et son esprit fut saisi dans les meilleures conditions, comme l’indique le sens obvie du texte. « Certes en cela il y a sujet à méditation pour qui craint Dieu » (49), sur le fait que lui fut infligé le supplice de l’au-delà et d’ici-bas. L’au-delà est mentionné avant l’ici-bas, pour que l’on sache que la noyade fut le seul supplice de l’au-delà, ce qui constitue une grâce immense. Vois donc, mon ami, quel fut l’effet des propos adressés avec douceur et quel fruit ils produisirent » (50).

Citons encore cet autre texte où les arguments sont présentés de façon légèrement différente.

« Jusqu’à ce qu’au bord de la noyade, il dise : j’ai cru qu’il n’y a pas de dieu si ce n’est Celui en qui ont cru les Fils d’Israël ». Cette proclamation de l’unité est celle de l’appel au secours (tawhîd al-istighâta). Pharaon employa une proposition relative (sila) pour lever toute équivoque. Les magiciens avaient fait de même ; après avoir proclamé leur foi dans le Seigneur des mondes, ils avaient ajouté : « le Seigneur de Moïse et Aaron » pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans l’esprit des auditeurs, et pour cette raison Pharaon les avait menacés du supplice. Ce dernier paracheva ainsi son attestation : « et je suis de ceux qui se soumettent à Dieu ». Car Dieu est celui vers qui tous sont guidés et qui n’est guidé par personne ... Par ces paroles Pharaon informa son peuple qu’il revenait sur sa prétention d’être leur seigneur le plus-haut. Son sort est entre les mains d’Allah (fa-amruhu ilâ-llâh) puisqu’il crut en voyant l’imminence de sa mort. Une foi de ce genre ne peut écarter le châtiment de ce monde, à l’exception du peuple de Jonas, mais il n’est pas question ici du châtiment de l’au-delà. Allah le confirma ensuite dans sa foi : « est-ce maintenant, alors que tu as désobéi auparavant? » Ce verset prouve la sincérité de sa foi, sinon Allah lui aurait répondu comme aux Arabes du désert qui disaient : « nous avons cru!

Dis : vous n’avez pas encore cru, dites plutôt : nous nous sommes soumis, car la foi n'a point encore pénétré vos coeurs » (51). Allah a témoigné de la foi de Pharaon, or Il ne peut attester que quelqu’un ait proclamé sincèrement Son Unité, sans l'en rétribuer. Il ne désobéit plus après avoir cru et Allah l’agréa auprès de Lui — s’il en est ainsi — dans toute la pureté de sa foi. De même que l'incroyant en entrant en Islam doit procéder à une ablution totale (ghusl), de même la noyade constitua pour Pharaon une ablution et une purification. Allah le prit dans cet état et « lui infligea le supplice de l’au-delà et d’ici-bas » pour faire de lui « un sujet de méditation pour qui craint Dieu ». On ne peut pas assimiler sa foi a celle de l'agonisant (al-mugharghir). Ce dernier est absolument certain de quitter la vie, tandis que la noyade de Pharaon se présente autrement. Il vit la mer asséchée pour les croyants et comprit qu’ils le devaient à leur foi. Se fiant à sa propre foi, il ne fut pas certain de mourir et pensa même vivre. Sa situation est différente par conséquent de celui à qui se présente la mort et qui dit alors : « je me suis repenti maintenant », ou de « ceux qui meurent incroyants » (52). Son sort est donc entre les mains d’Allah » (53).

Ces deux passages (54) montrent assez avec quelle vigueur leur auteur a soutenu la foi de Pharaon. Il faut ajouter pourtant que dans le dernier texte Ibn 'Arabî remet à deux reprises son sort à Dieu, à qui seul appartient de connaître la destinée posthume des êtres. Ailleurs il émet une légère réserve sur la force de son argument fondé sur le « est-ce maintenant ? » (55). Mais dans l’ensemble sa position est cohérente et claire, n’était le passage suivant en contradiction apparente avec les textes que nous avons cités. Certains auteurs, soucieux de défendre l’orthodoxie du Shaykh al-Akbar, y trouvèrent même la preuve qu’il n’avait jamais soutenu pareille opinion (56).

«... Ces criminels (mujrimûn) se répartissent en quatre groupes, tous voués au Feu, dont ils ne sortiront point. Ce sont eux qui se sont enorgueillis à l’égard de Dieu (al-mutakabbirûn 'allâ-l-llâh), comme Pharaon et ses semblables, qui ont prétendu à la Seigneurie en niant celle d’Allah. C’est ainsi qu’il dit : « ô assemblée, je ne vous connais pas d’autre dieu que moi ! » et également : « je suis votre seigneur le plus-haut ! » Il entendait par là que, dans le ciel, il n’y avait pas d’autre dieu que lui comme l’avaient aussi prétendu Nemrod et d’autres. » (57).

Comment situer ce texte par rapport à ceux qui le précèdent ? Il a beau se trouver dans le premier tome des Futûhât et ceux qui expriment clairement la foi de Pharaon dans les tomes suivants, l’idée d’une évolution dans la pensée d’Ibn 'Arabî semble bien invraisemblable. Elle s’accorderait peu avec la nature de son oeuvre et l’existence d’une seconde rédaction des Futûhât. Une autre explication plus plausible serait de considérer Pharaon ici comme un type, celui de l’orgueil humain et de l'endurcissement du coeur, indépendant du contexte de l’histoire prophétique. Enfin, et peut-être est-ce la meilleure explication, pourquoi ne pas admettre simultanément l’existence de deux interprétations : l’une exotérique et destinée au commun des croyants, et l’autre destinée à l’élite spirituelle, seule capable de saisir la subtilité du verbe coranique et par conséquent la dimension initiatique du personnage (58).

Sans vouloir être exhaustif, nous avons essayé de reproduire le plus fidèlement possible l’interprétation qu’en donne Ibn 'Arabî. D’emblée on reste frappé par la démarche suivie par l’auteur dans ces textes. Leur aspect démonstratif et exégétique est l’un de leurs traits les plus remarquables : ils apparaissent en cela comme assez différents d’autres exemples d’interprétation ésotérique plus volontiers fondés sur l’allusion (ishâra). Une question donc se pose : sommes-nous en présence d’une interprétation guidée par une certaine forme de lecture, ou bien l’auteur essaye-t-il de retrouver, par le biais de l’exégèse, la confirmation d’une intuition de départ ? L’analyse de sa méthode exégétique permettra d’entrevoir un début de réponse et surtout de poser plus clairement la question des rapports entre la doctrine et l’exégèse.

L’attachement des commentateurs sûfîs à la lettre du Coran a été maintes fois signalé. Il ne signifie pas exégèse littérale, mais exploitation de sa richesse d’évocation symbolique, dans le but de faire découvrir au lecteur la portée spirituelle et métaphysique du texte. Une forme de cet attachement est la référence au sens originel et concret d’une racine ou d’un mot apparenté à celle-ci, pour découvrir le sens profond d’un autre mot rendu abstrait par l’usage. Ibn 'Arabî procède ainsi pour le mot nakâl, supplice, dans le verset « Et Allah lui infligea le supplice de l’au-delà et d’ici-bas ». Il ramène son sens à l’idée de « lien » (qayd), et par conséquent à celle de « conditionnement » (taqyîd), en le rapprochant du mot de même racine : nikl, lien, garrot. Pour le commentaire le résultat est le suivant : après avoir prétendu à l’état inconditionné de divinité, Pharaon est ramené, providentiellement, au conditionnement de la servitude, sans lequel il n’y a ni délivrance véritable ni félicité. Le verset « Certes, en cela il y a un objet de méditation ('ibra) » invite justement à un dépassement du sens (tajâwuz al-ma'nâ) du verset précédent par ce mot de 'ibra, du verbe 'abara, traverser, dépasser. Parfois la seule puissance de suggestion d’une racine suffit pour faire jaillir une idée nouvelle. Quand il est dit de Pharaon : « peut-être se souviendra-t-il » (yatadhakkar), les sens multiples de la racine DhKR s’interposent entre le lecteur et le texte et l’idée de réminiscence entraîne celle d’une connaissance antérieure et essentielle. Le temps d’un verbe peut lui aussi être chargé de signification. La forme accomplie du verbe âmantu, « j’ai cru », par lequel Pharaon commence son attestation de l’unité divine, est la preuve qu’il était en son for intérieur un croyant de longue date.

L’argumentation d’Ibn ‘Arabî dans ces trois derniers exemples se fonde sur la valeur des mots en eux-mêmes de par leur racine ou leur forme grammaticale. Dans une autre forme d’interprétation, ce n’est plus le contenu linguistique en lui-même qui constitue l’argument, mais le rapprochement logique suggéré dans l’esprit du lecteur par tel mot, telle expression, ou même l’ordonnance particulière des mots dans une phrase. Le « peut-être » (la'alla) par lequel Dieu souhaite le repentir de Pharaon serait insignifiant s’il était prononcé par un autre que Lui. Mais dans ce cas Sa Toute-Puissance exige que Son voeu soit réalisé. La parole possède en elle-même une certaine force opératrice, comme le témoignent ces mots prononcés par la femme de Pharaon : « (il sera) une fraîcheur de l’oeil pour moi et pour toi!» (59). Pour Ibn 'Arabî ces propos présagent l’heureuse fin de son époux, puisque, grâce à Moïse, Pharaon réalise sa véritable destinée spirituelle. La connexion d’un mot avec une notion traditionnelle peut renforcer la portée de celui-ci; après son attestation de l’unité divine, Pharaon fait acte de soumission à Dieu (islam), or, selon le hadith, un tel acte efface toutes les fautes antérieures, donc Pharaon est nécessairement pardonné. Enfin la place insolite d’un mot n’échappe pas à l’attention d’Ibn 'Arabî. Pourquoi l’au-delà est-il mentionné avant l’ici-bas dans le verset « Et Allah lui infligea le supplice de l’au-delà et d’ici-bas»? Cette permutation de l’ordre ordinaire nécessite une explication : la réunion des deux châtiments en un seul, celui de la noyade dans ce monde.

Enfin on trouve fréquemment sous la plume d’Ibn 'Arabï une série d’arguments exégétiques que la science du tafsîr désigne sous le terme générique de « commentaire du Coran par lui-même » (tafsîr al-qur'ân bi-l-qur’ân). Le rapprochement entre deux versets possédant chacun un terme en commun peut éclairer l’un par rapport à l’autre. Ainsi le verset « Ne craignent Allah, parmi Ses serviteurs, que les savants » rapproché du verset « peut-être se souviendra-t-il ou éprouvera-t-il de la crainte » signifie que, quand Pharaon aura éprouvé une telle crainte, il se souviendra de la science qu’il a oubliée. La forme comparable que prend l’attestation de l’unité divine chez Pharaon et les Magiciens est due pour Ibn 'Arabî à leur souci commun de lever toute ambiguïté possible dans leur formulation. Par conséquent celle du premier est tout aussi valable que celle des seconds. Inversement un autre argument pour l’acceptation de sa foi par Dieu est fourni par la comparaison de deux versets allant chacun dans un sens opposé. Si Dieu reproche à Pharaon d’avoir tant tardé à attester sa foi, Il ne lui en dénie pas non plus la valeur comme ce fut le cas pour ces Arabes du désert qui s’entendirent reprocher : « vous n’avez pas cru ! » C’est donc la preuve que la foi de Pharaon était sincère et qu’elle a été agréée. D’autre part Ibn 'Arabî relève que nulle part dans le Coran Pharaon n’est explicitement mentionné comme damné, si ce n’est dans l’expression « les gens de Pharaon ». Mais pour lui l’expression ne concerne pas Pharaon lui-même.

Tous ces procédés restent plus ou moins dans le cadre de l’exégèse classique. Evoquons encore une autre forme d’interprétation, plus suggestive que rigoureusement logique, s’attachant à mettre en valeur des relations insoupçonnées entre les mots. Par exemple, le témoignage (shahâda) de l’Unité divine proclamé par Pharaon, évoque aussi l’idée de martyre (shahâda), car, selon le hadîth, le noyé meurt martyr (shahîd). D’autre part, la noyade n’est pas ici sans évoquer l’ablution totale (ghusl), elle-même symbole, pour qui fait acte d'Islam, de purification des péchés antérieurs, ce qui est également une promesse faite aux martyrs.

Les arguments d’Ibn 'Arabî sont-ils convaincants ? La question a son intérêt, puisqu’autour de leur valeur tourne toute la polémique soulevée par sa position. Cependant elle n’offre guère d’utilité pour le but que nous nous sommes fixé. Il nous importe avant tout de comprendre la démarche d’Ibn 'Arabî et pour cela, nous devons nous interroger, non pas sur la valeur de son argumentation, mais sur ses motivations profondes. Comme cela a déjà été souligné, l’enjeu de celle-ci est essentiellement doctrinal et prend une coloration à la fois religieuse, métaphysique et initiatique. Incontestablement le point qu’il défend avec le plus de force et de conviction est l’incommensurabilité de la Miséricorde divine. L’oeuvre du Shaykh al-Akbar est émaillée de constants rappels de celle-ci, étayés par la mention du verset : « Ma miséricorde embrasse toute chose » (60) et du hadîth qudsî : « Ma miséricorde a précédé mon courroux ». Sur le plan religieux seul le désespoir ou refus de la grâce est, avec l’associationisme, un péché sans pardon possible. Or Pharaon renonce aux deux en même temps ; a-t-on le droit, dans ces conditions, de lui refuser d’être reçu dans la miséricorde divine ? Sur le plan métaphysique, condamner Pharaon c’est donc limiter cet aspect de l’Infini qu’est la Miséricorde. Sous ce rapport la position d’Ibn ‘Arabî est à replacer dans le cadre général de sa critique des théologiens, auxquels il reproche de vouloir, par leur réflexion limitée, conditionner l’Absolu.

Sur le plan initiatique la portée des textes cités est multiple. Nous rappellerons ici brièvement les quelques points de doctrine qui constituent l'essentiel de l'interprétation du personnage par Ibn 'Arabî. Celle-ci repose tout d’abord sur une certaine conception de la connaissance et du connaissant. Connaître une chose, ou un être, c’est s’identifier à elle, ou à lui. Plus l’identification est totale, plus la connaissance est parfaite. Or pour qu’elle puisse se réaliser, le sujet connaissant doit renoncer à toutes les formes de prétention individuelle, qui sont autant d’obstacles interposés entre lui et son but. Pour arriver à celui-ci, il n’est d’autre voie que celle de la servitude et de la pauvreté. Elles seules peuvent protéger le connaissant contre la terrible épreuve qu’est pour lui la découverte de sa propre « divinité » et « seigneurie », lesquelles ne lui appartiennent pas en propre, mais ne sont que des manifestations divines en lui. Le danger couru est donc l’appropriation illégitime de qualités qui n’appartiennent qu’à Dieu. Pourtant, et c’est un autre aspect important du personnage de Pharaon, la connaissance est acquise une fois pour toutes; si elle peut s’accroître, elle ne peut diminuer et reste donc source de délivrance. Cette dernière n’est autre que l’affranchissement de toutes les limitations par la réalisation de l’Unité essentielle de l’Etre, ou plutôt de sa non-dualité. On a reconnu là ce qu’on est convenu d’appeler la wahdat-al-wujûd, bien qu’il ne semble pas qu’Ibn 'Arabî lui-même ait fait usage de ce terme.

Nous possédons maintenant assez d’éléments pour esquisser une définition de son herméneutique. Celle-ci nous semble à la fois une, quant à son inspiration et à double sens, quant à sa démarche. Un être dont l’aspiration tout entière est tournée vers l’Un ne peut pas ne pas trouver dans la manifestation multiple de Son Verbe les indices de Son Unité. N’a-t-on pas le sentiment que l’interprétation d’Ibn 'Arabî est constamment guidée par cette dimension métaphysique ? Nous parlons du double sens de sa démarche parce que l’interprète a vis-à-vis du Verbe un double rôle, passif et actif. Réceptacle, il reçoit en fonction de sa prédisposition spirituelle et intellectuelle. Il nous semble, sans pouvoir rien affirmer, que la saisie du sens symbolique des racines et des mots soit de cet ordre, ce qui expliquerait son caractère parfois insolite. Par ailleurs le commentateur coule dans le moule de l’exégèse sa méditation sur le Livre divin. Ces deux aspects, schématiquement distingués, se conjuguent en fait dans la lecture. Pour le sûfî, celle-ci est aussi bien dhikr que fikr, c’est-à-dire : réminiscence intuitive et directe et réflexion sur le contenu symbolique et doctrinal du Coran. Il serait donc inexact de dire qu’Ibn 'Arabî, ou tel autre auteur du Tasawwuf se servent du Coran pour justifier leurs thèses. C’est au contraire en vertu d’une nécessité intérieure que tel ou tel point de doctrine est replacé par eux dans son contexte coranique.

Il reste maintenant, pour conclure, à situer l’interprétation du Shaykh al-Akbar dans l’histoire de la littérature ésotérique de l’Islam. Une première remarque s’impose : si elle n’est pas isolée, elle est du moins unique par son ampleur. On en trouve une première trace, à notre connaissance, chez Sahl al-Tustarî (61). Sarrâj rapporte de lui cette parole : « L’âme a un secret que Dieu n’a divulgué que par la bouche de Pharaon, lorsqu’il proclama : « Je suis votre seigneur le plus-haut ! » (62) Al-Hallâj, immédiatement après Sahl, prend dans une certaine mesure la défense de Pharaon de façon beaucoup plus allusive qu’Ibn 'Arabî. On lit dans les Akhbâr al-Hallâj : «... et l’un d’eux lui demanda (à Hallâj) : ô Shaykh ! Que dis-tu de la parole de Fir'awn ? — C’est une parole véritable (kalimat haqq). Et que dis-tu de la parole de Moïse ? — C’est une parole véritable : toutes deux sont des paroles dont le cours prééternel est conforme à leur cours post-éternel » (63). Ce texte en lui- même reste ambigu ; reste celui des Tawâsîn, dont une seule phrase peut être mise en relation avec un commentaire d’Ibn 'Arabî : « Pharaon dit : « Je ne vous connais pas d’autre dieu que moi ! », sachant que dans son peuple personne n’était capable de distinguer entre le vrai et le faux » (64). Mais ce qui frappe plutôt chez al-Hallâj, c’est cette sorte d’affinité qu’il affirme lui-même exister entre lui et Pharaon (65). On pense naturellement aux passages où Ibn 'Arabï assimile la parole de Pharaon à un shath. Il est intéressant de remarquer qu’un certain nombre d’auteurs ont soutenu simultanément deux opinions sur Pharaon. Jalâl al-dïn Rûmî, par exemple, dans le Mathnavî condamne Pharaon ou l’interprète microcosmiquement comme le symbole de l’imagination luttant contre l’intellect (66). Mais dans le Fîhi mâ fîhi il signale la possibilité de l’interprétation ésotérique, tout en considérant le point de vue exotérique comme nécessaire : « Les spirituels ne nient pas totalement la faveur de Dieu envers Pharaon, mais ceux qui ne voient que l’apparence le considèrent comme totalement abandonné par Dieu; et pour le maintien des apparences, cette croyance est convenable » (67). Un autre exemple d’une double interprétation se retrouve également chez les commentateurs respectifs de Hallâj et Ibn 'Arabî, Rûzbehân Baqlî et Qâshânî ; le premier justifie dans son commentaire des Tawâsîn (68) les propos d’al-Hallâj ou de son disciple sur Pharaon mais n’en souffle mot dans son commentaire du Coran, les 'Arâ’is al-bayân. De même Qâshânï ne fait aucune allusion à la position d’Ibn 'Arabî dans son propre commentaire, les Ta’wîlât al-qur’ân, tandis qu’il commente les Fusûs al-hikam et admet parfaitement l’interprétation de l’auteur. Beaucoup plus proche de nous, l’Emir 'Abd al-Qâdir, disciple fervent d’Ibn 'Arabî, condense dans un premier passage des Mawâqif (69) l’argumentation de ce dernier, comme le fit également Dawwâni, cet autre défenseur de la position d’Ibn 'Arabï (70). Mais dans un autre mawqif, la question de la félicité posthume de Pharaon apparaît pour l’Emir sous un jour beaucoup plus personnel, puisque sa propre félicité lui est annoncée sous forme d’un verset concernant Pharaon. Comme il s’en étonne, Dieu lui révèle que Pharaon a consacré sa vie à l’adoration divine et qu’il est mort « pur, purifié et martyr » (71).

L’intérêt de cette dernière attestation de la « sainteté » de Pharaon est de répondre partiellement à la question que nous nous sommes posée sur la nature de la tradition ésotérique concernant Pharaon et dont Ibn 'Arabî fut le plus éclatant représentant. Faut-il y voir une communauté d’attitude herméneutique ou bien une transmission littéraire ou orale ? L’exemple de l’Emir Abd al-Qàdir montre qu’il est parfaitement possible d’admettre les deux simultanément.

On aimerait pouvoir replacer cette interprétation dans une tradition « gnostique » des « Gens du Livre ». Peut-on espérer plus belle illustration de la Gnose salvatrice que l’histoire de Pharaon telle qu’elle nous est présentée par Ibn 'Arabî ? Les quelques textes que nous avons consultés ne nous ont apporté que des réponses à moitié satisfaisantes. Le Midrash fait pourtant allusion au repentir de Pharaon (72). La tradition exégétique chrétienne s’est elle aussi intéressée à Pharaon, mais, dans l’ensemble, elle en fait plutôt l’illustration du mystère de la prédestination ou le symbole des forces ténébreuses qui entraînent l’homme vers la matière (73). Mais nos possibilités dans ce domaine étant très limitées, c’est plutôt pour susciter une réponse que nous mentionnons ces deux exemples. Quant à l’Egypte pharaonique, ce Fir'awn coranique la concerne assez peu; toutefois il n’est pas inintéressant de retrouver sous la plume d’un auteur sûfî une quasi justification de la « divinité » de Pharaon.

 

(1) Muhyî-l-dîn M. b. 'Alî Ibn 'Arabî, surnommé al-Shaykh al-Akbar est né à Murcie en 560/1165 et est mort à Damas en 638/1240.

(2) Ibn Taymiyya notamment; v. Majmû'a al-rasâ’il wa-l-masâ’il, T. IV, pp. 98-101. Il semble qu’il n’ait connu que le texte des Fusûs. Voir également la réfutation par Mollâ Qârî de l’épître de Dawwânî (v. infra) : Farr al-'awn min mudda'î îmân Fir'awn, Le Caire 1964. Pour la polémique autour de l’oeuvre d’Ibn 'Arabî, voir la liste des ouvrages dans l’introd. d’O. Yahya à l’éd. du Nass al-nusûs de Haydar Âmolî, Paris-Téhéran 1975.

(3) Moïse est mentionné 135 fois dans le Coran, Pharaon 74 fois, Abraham 69 fois etc...

(4) Cf. Coran XXVIII, 6 et 8; XXIX, 39 et XL, 24.

(5) Cf. Coran XXIX, 39 et XL, 24.

(6) Cf. Coran X, 83; XXIII, 46; XXVIII, 4.

(7) Cf. Coran XX, 71; XXVI, 44; XXVIII, 38; XLIII, 51; LXXIX, 24.

(8) Les passages des Futûhât où Ibn 'Arabî traite de la question sont les suivants : T. I pp. 194, 235, 301, 436 ; II pp. 276-7, 410, 411; III pp. 90, 163-4, 178, 264, 355, 514, 533 ; IV, 20, 60, 291 (éd. du Caire 1329). Pour les Fusûs al-hikam, éd. 'Afîfî, Le Caire 1946 ; pp. 197-213.

(9) Coran XX, 43-44.

(10) Futûhât III, 264 et 533.

(11) lbid. II, 276.

(12) Coran LXXIX, 24.

(13) Futûhât III, 533. Le texte fait évidemment allusion au hadîth qudsî : «... Mon serviteur ne peut se rapprocher de Moi par une oeuvre qui me soit plus agréable que celle que Je lui ai imposée, et il ne cesse de se rapprocher de Moi jusqu’à ce que Je sois l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle il saisit, le pied par lequel il marche » Cité par Bukhârî, Riqâq 38 (Le Caire 1315 h., T. VII, 190).

(14) Coran XX, 44.

(15) Futûhât III, 533.

(16) Kitâb al-Jalâla, éd. Hyderabad 1948, p. 5. Trad. M. Vâlsan, in Etudes Traditionnelles 1948, p. 152. Les transcriptions ont été modifiées par nous.

(17) Formule que l’on prononce dans la prière canonique en se relevant de l’inclination. Dans cette position debout l’orant assume potentiellement la fonction de khalîfa ; c’est donc Dieu qui parle en réalité.

(18) Futûhât I, 436.

(19) La « nature » (tabî'a) désigne chez Ibn 'Arabî la manifestation formelle au sens le plus large.

(20) Il s’agit d’Abû Yazîd al-Bistâmî. V. supra.

(21) Futûhât 1, 275-6.

(22) Coran XXVIII, 38.

(23) Futûhât III, 178.

(24) Coran XX, 50.

(25) Futûhât IV, 291.

(26) Coran XX, 72 : parole prononcée par les Magiciens condamnés par Pharaon au supplice. Fusûs p. 210.

(27) Coran XXVI, 21.

(28) Cf. Coran XXVI, 23.

(29) Fusûs, p. 207.

(30) Coran XX, 49-52.

(31) Coran XX, 51-52.

(32) Coran XLIII, 54. Futûhât III, 533.

(33) Coran XL, 35. Ce verset concerne Pharaon bien qu’il n’y soit pas nommément mentionné.

(34) Futûhât III, 514.

(35) Le pronom désigne Ibn 'Arabî lui-même.

(36) Futûhât II, 276. Ce passage et celui qui suit un peu plus loin sont extraits du chapitre 167 intitulé Kimiyâ' al-sa'âda (l’Alchimie du Bonheur). Celui-ci a été traduit en entier par G. Anawati, in MIDEO, VI, 1959-1961.

(37) Futûhât III, 264. V. également II, 410 et 411.

(38) Futûhât III, 90 et infra.

(39) Ibid. II, 277.

(40) Coran X, 90.

(41) Coran VII, 121 et XX, 70.

(42) Coran X, 91.

(43) Ibid. 92.

(44) Cf. ibid. 98.

(45) Ibid. 92.

(46) Coran XI, 98.

(47) Coran XXVII, 62.

(48) Coran LXXIX, 25.

(49) Ibid. 26.

(50) Futûhât II, 276-7

(51) Coran XLIX, 14.

(52) Coran IV, 18.

(53) Futûhât II, 410.

(54) V. également Futûhât III, 533 et Fusûs, p. 212.

(55) Futûhât II, 410.

(56) Tel Sha'rânî dans ses Yawâqît wa-l-jawâhir, Le Caire 1307 h., p. 13.

(57) Futûhât I, 301.

(58) Il nous faut signaler un autre passage découvert après la rédaction de cet article. Ibn 'Arabi y oppose l’état de misère (shaqâ’) de Pharaon à l’état de félicité (sa'âda) de sa femme. Bien que ces deux termes se rapportent généralement à l’au-delà, l’auteur ne précisant pas, il est difficile de trancher. D’autre part, comme dans les textes cités plus haut, la déchéance de Pharaon est expliquée par la hauteur du maqâm qu’il a atteint. (Cf. Futûhât III, 11).

(59) Coran XXVIII, 9 ; Fusûs, p. 201.

(60) Coran VII, 156.

(61) Mort en 283 h.

(62) Al-Luma', éd. Nicholson, Leyde 1914, p. 354 ; v. aussi p. 227. Cf. Massignon, Passion d’al-Hallâj, rééd. Gallimard, T. I, 111.

(63) Cité dans Passion III, 122.

(64) Tawâsîn, p. 50. Même si le passage est, selon Massignon, rajouté par Wâsitî, il reflète néanmoins le point de vue de son maître al-Hallâj.

(65) V. Tawâsîn, p. 50 et Passion I, 58. La vision de Ibn Fâtik pourrait tout aussi bien s’appliquer à al-Hallâj. Mais nombre d’auteurs, pour défendre la légitimité du shath de ce dernier, l’opposent à la prétention (da'wâ) de Pharaon. Cf. Passion II, 281.

(66) Sur cette dernière interprétation, v. Mathnavî, trad. Nicholson; T. IV, vers 399 à 403.

(67) Fîhi mâ fîhi, trad. E. de Vitray-Meyerovitch; Téhéran 1975, p. 224-5.

(68) Tawâsîn, p. 93.

(69) Mawâqif, pp. 53-55.

(70) Risâla fî îmân Fir'awn, éd. Ibn al-Hatîb, Le Caire 1964, suivie de la réfutation de Mollâ Qârî.

(71) Mawâqif, pp. 236-7.

(72) Cf. Sidersky, Les origines des légendes musulmanes, Paris 1933, p. 85 : « Prends exemple de Pharaon, roi d’Egypte; par le même langage qu’il avait péché, il s’est ensuite repenti, en disant (Exode XIV, 11) « Qui est comme toi parmi les Dieux, ô Eternel! »».

(73) V. Origène, Homélies sur l’Exode, et Grégoire de Nysse, La Vie de Moise, Sources Chrétiennes, Tomes XVI et I.

 

 

 

 

 

mercredi 8 mai 2013

Jésus dans l’islam - Yahya Pallavicini


 

 

Yahya Pallavicini

« Lorsque nous avons conclu l’Alliance avec les Prophètes, avec toi, avec Noë, Abraham, Moïse et Jésus, fils de Marie ; nous avons conclu avec eux une alliance solennelle, afin que Dieu demande des comptes aux véridiques de leur sincérité ; mais Il a préparé, pour les incrédules, un châtiment douloureux ».1

Nous voudrions témoigner que l’on peut, à travers quelques aspects de la Tradition islamique souvent ignorés ou mal interprétés, bénéficier de certains des innombrables enseignements et manifestations de la Divine Providence. C’est justement par le moyen de tels signes qu’il est possible de mieux connaître et de mieux approfondir la réalité dans laquelle nous vivons et la Vérité qui se cache en chacun de nous.

Peu nombreux sont, en effet, ceux qui savent que le Saint Coran, manifestation de la Parole de Dieu pour les musulmans, recèle de nombreux passages se référant à Marie, vierge aussi pour l’islam, et à son fils Jésus, en arabe ‘Isâ , alayhi-s-salâm, sur lui la paix.

Nous nous limiterons essentiellement à trois moments de la fonction spirituelle et eschatologique de Jésus : la naissance, la crucifixion et la seconde venue. Nous citerons en premier lieu les versets relatifs à la naissance de Jésus, tels qu’ils ont été révélés dans la Sourate de Marie :

« Mentionne Marie, dans le Livre. Elle quitta sa famille et se retira en un lieu vers l’Orient. Elle plaça un voile entre elle et les siens. Nous lui avons envoyé notre Esprit : il se présenta devant elle sous la forme d’un homme parfait. Elle dit : “Je cherche une protection contre toi, auprès du Miséricordieux; si toutefois tu crains Dieu !” Il dit : “Je ne suis que l’envoyé de ton Seigneur pour te donner un garçon pur”. Elle dit :

“Comment aurais-je un garçon ? Aucun mortel ne m’a jamais touchée et je ne suis pas une prostituée”. Il dit : “ C’est ainsi :

Ton Seigneur a dit : ‘Cela m’est facile’. Nous ferons de lui un Signe pour les hommes ; une miséricorde venue de nous. Le décret est irrévocable.”

« Elle devint enceinte de l’enfant puis elle se retira avec lui dans un lieu éloigné. Les douleurs la surprirent auprès du tronc du palmier. Elle dit : “Malheur à moi ! Que ne suis-je déjà morte, totalement oubliée !”

« L’enfant qui se trouvait à ses pieds l’appela : “Ne t’attriste pas !

Ton Seigneur a fait jaillir un ruisseau à tes pieds. Secoue vers toi le tronc du palmier ; il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. Mange, bois et cesse de pleurer. Lorsque tu verras quelque mortel, dis : ‘J’ai voué un jeûne au Miséricordieux ; je ne parlerai à personne aujourd’hui’.”

« Elle se rendit auprès des siens, en portant l’enfant. Ils dirent :

“Ô Marie ! Tu as fait quelque chose de monstrueux ! Ô soeur d’Aaron ! Ton père n’était pas un homme mauvais ta mère n’était pas une prostituée”.

« Elle fit signe au nouveau-né et ils dirent alors : “Comment parlerions-nous à un petit enfant au berceau ?” Celui-ci dit :

“ Je suis, en vérité, le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre ;

Il a fait de moi un Prophète ; Il m’a béni, où que je sois. Il m’a recommandé la prière et l’aumône — tant que je vivrai — et la bonté envers ma mère. Il ne m’a fait ni violent, ni malheureux.

Que la Paix soit sur moi, le jour où je naquis ; le jour où je mourrai ; le jour où je serai ressuscité”. Celui-ci est Jésus, fils de Marie. Parole de Vérité dont ils doutent encore. Il ne convient pas que Dieu se donne un fils ; mais Gloire à Lui !...

Lorsqu’Il a décrété une chose, Il lui dit : “Sois !”... et elle est. Dieu est, en vérité, mon Seigneur et votre Seigneur. Adorez-le ! Voilà la voie droite ! »2

Certains commentateurs interprètent l’éloignement de Marie au désert, pour s’isoler des siens, comme une hégire, un exode, un exil ou une retraite spirituelle voulus par Dieu pour ceux qu’Il a choisi comme modèles de servitude parfaite. D’autres personnages des Saintes Ecritures qui sont proches de la figure de Marie ont aussi pleuré et souffert dans l’abandon et la solitude du désert.

La première d’entre tous, Agar, servante de Sarah, épouse d’Abraham et mère du peuple arabe, qui reçoit une première fois, dans le désert, l’annonce de la naissance de son fils Ismaël, chef de lignée des arabes. Et c’est en fuyant une fois encore dans le désert et au désespoir devant les larmes de son fils Ismaël assoiffé, que lui viennent à nouveau le réconfort et le secours d’un ange.

Dans la tradition islamique, l’ange Gabriel est aussi appelé l’Esprit fidèle (ar-Rûh al-amîn), et c’est proprement en tant que tel qu’il peut transmettre, à la vierge Marie, la parole et l’esprit divins. Rûhunâ, le terme arabe traduit généralement par « notre Esprit », signifie plus exactement l’Esprit de Dieu qui donne la vie, et qui est insufflé, à la Vierge Marie, par l’intermédiaire de Son ange fidèle manifesté sous la forme d’un homme parfait.

Seul le réceptacle immaculé de la Vierge, exemple de pureté et de dévotion sublimes, peut être digne de recevoir l’esprit de Dieu. En ce sens, l’annonce de cette bonne nouvelle a ici valeur de transmission de la parole de Dieu et de Son ordre, afin que Marie puisse non seulement s’ouvrir à une nouvelle connaissance plus élevée de la Réalité de Dieu, mais qu’en en comprenant aussi la profondeur, elle soit aidée à intégrer et préserver la parole de Dieu qui vient de lui être insufflée. Par là même, elle se trouve en mesure d’apprendre à nourrir vraiment cette forme qu’elle-même va devoir engendrer. L’ange a donc pour fonction d’être l’ « Esprit fidèle » de la Volonté de Dieu qui a décrété la providentielle nécessité de se voiler à nouveau, de se re-voiler (révéler), en se manifestant, cette fois, sous la forme d’un homme parfait. C’est précisement cet aspect de perfection humaine que revêt l’ange, comme pour anticiper l’aspect extérieur, nécessairement parfait, qu’aura le nouveau message divin.

La déclaration de l’ange révèle que la conception de Jésus est un pur mystère de l’omnipotence de Dieu, et de Sa miséricorde. La réaction (a‘udhu birRahmâni) de Marie à la vue de l’homme —

« Je cherche une protection contre toi, auprès du Miséricordieux ; si toutefois tu crains Dieu ! » —, est celle d’une personne pure qui craint Dieu. C’est bien en raison d’une telle crainte qu’elle se tourne vers Dieu et qu’elle peut aussi exhorter l’homme, en réalité l’ange, à faire de même. Il n’y a d’ailleurs rien de fortuit à ce que tout musulman soit tenu d’utiliser exactement cette même parole, prononcée par Marie, avant toute lecture coranique, comme une nécessaire purification avant de pouvoir être le récitant de la parole de Dieu, et comme une protection contre les immenses dangers qu’il y aurait à approcher du sacré sans crainte et sans intention droite.

Considérons maintenant avec un peu plus d’insistance le passage coranique montrant Jésus comme un « signe » (ayah), comme un acte de miséricorde (rahmatan) et comme un « ordre décrété » (amran maqdiyyan). Dans la perspective de tout croyant, ne peut être mis en doute le fait que chaque chose soit directement reliée à la Suprême Volonté de Dieu, et qu’ainsi l’ordre véritable ne puisse que participer des règles et lois transmises en toute miséricorde par Dieu, en des temps et des modalités connus de Lui seul et à travers l’expression de signes évidents. Jésus représente parfaitement tout cela puisqu’il est un signe évident de la Volonté divine de rétablir l’ordre, en confirmant la loi précédemment révélée. Par le plus grand miracle, il est lui-même instrument agissant de la présence de Dieu en lui. Ainsi, comme à aucun autre prophète avant lui, il lui est permis non seulement de rappeler aux mécréants, grâce aux miracles, le souvenir de Dieu, mais d’être aussi l’agent opératif de la Volonté de Dieu, qui seule peut rendre la vie.

S’agissant de Marie et des douleurs qu’elle endura, on peut remarquer combien il semble que ce soient précisément celles-ci qui l’amènent au lieu de la nativité, tandis qu’il appartient clairement à Dieu, et à Dieu seulement, de la conduire, dans les tourments et les efforts nécessaires, au lieu le plus juste et de la meilleure façon qui soit. En effet, même une femme d’exception comme Marie obéit à l’ordre divin des temps d’Eve, qui est celui de devoir enfanter dans la douleur. Elle transmet ainsi l’enseignement que la possibilité de mériter et de recevoir la grâce n’est pas donnée sans souffrances.

Ces dernières considérations trouvent une certaine correspondance avec ce que dit Marie, quand elle souhaite être morte ou oubliée Il semble que l’on puisse aussi interpréter ces expressions comme la nécessité de devoir vraiment mourir à nous-mêmes, et comme l’exigence de devoir vivre uniquement dans le souvenir de Dieu qui seul peut faire renaître à une nouvelle vie.

Cette nouvelle vie est comme l’eau du ruisseau qui coule aux pieds de Marie, et il nous semble reconnaître dans la voix qui la réconforte, la même voix que celle de Jésus naissant et donnant la vie, comme une « source d’eau vive »3.

Dans l’injonction de manger (fa-kulî) des fruits du palmier (nakhla) et de boire(wa-shrabî), nous voyons également comment Marie obéit à l’ordre divin de goûter les bienfaits du palmier et en reçoit immédiatement les avantages qu’elle manifeste dans la beauté naturelle et dans le signe de la splendeur et de la fraîcheur de ses yeux (qarri’ainan). C’est investie de cette force nouvelle que Marie se prépare à offrir un sacrifice particulier, celui du jeûne spirituel du silence (çawman) consistant, selon beaucoup de croyants sincères, à ne pas parler et à ne pas écouter les hommes afin d’être plus libre d’entendre Dieu. Et cette parole de Dieu ne tarde pas à se faire entendre, puisque c’est juste en vertu de ce silence que Jésus nouveau-né, encore au berceau, répond miraculeusement à ceux qui offensent l’honneur et la sainteté de sa mère. Il dit :

« Je suis, en vérité, le serviteur de Dieu. Il m’a donné le Livre ; Il a fait de moi un prophète ; Il m’a béni, où que je sois. Il m’a

recommandé la prière et l’aumône — tant que je vivrai — et la bonté envers ma mère. Il ne m’a fait ni violent, ni malheureux.

Que la Paix soit sur moi, le jour où je naquis ; le jour où je mourrai ; le jour où je serai ressuscité. »4

La première présentation que Jésus fait de lui-même nous indique quelle est la station initiale du chemin spirituel ; celle de la connaissance de la condition de parfaite servitude à l’égard de Dieu (Innî ‘AbduLlâh), dans la plénitude et la totalité de ses aspects intérieurs et extérieurs. Il y a, au-delà même de la sincérité et de l’intention droite implicites dans l’expression « serviteur de Dieu », une référence aux aspects essentiels de la prière rituelle (bi-ççalâti), entendue aussi comme action sacrée dans le quotidien, et à l’aumône rituelle (wa-z-zakâti) qui se réfère aussi à l’aumône de purification en vue d’obtenir la pureté du coeur. Cet état, inné en Jésus, lui confère naturellement toute autorité pour l’enseigner, soit dans son aspect rituel de charité, soit dans son aspect intérieur et profond, en relation avec la station de pauvreté spirituelle qui résulte de l’abandon des attachements matériels à ce monde.

Jésus est pieux (barran) depuis le jour où il naquit, et il donne la paix éternelle (as-Salâm) le jour de sa mort. Le jour où il sera ressuscité vivant (ub’athu hayyan), il viendra juger tous les êtres, y compris ceux qui auront oeuvré seulement pour les biens de ce monde ou pour une paix sans Justice, oubliant par là-même Dieu et Sa parole de Vérité (qawl al-Haqq). « Oui, il en est de Jésus comme d’Adam auprès de Dieu : Dieu l’a créé de terre, puis Il lui a dit : “Sois”, et il est (Kun fa-yakun)».5

Ce passage est très symbolique de la toute-puissance divine puisqu’il montre comment il a suffi à notre Créateur, le Créateur de toute chose, de dire « Sois » (Kun) pour que cela « fût » (fayakun).

On peut peut-être, si Dieu le veut, en méditant sur sa Majesté, mieux comprendre ainsi le véritable sens de notre propre naissance.

Par ailleurs, les versets de la Sourate des Femmes apportent d’autres éléments sur le mystère de la crucifixion :

« Nous les avons punis parce qu’ils n’ont pas cru, parce qu’ils ont proféré une horrible calomnie contre Marie et parce qu’ils ont dit : “Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie, le Prophète de Dieu”. Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi.

« Ceux qui sont en désaccord à son sujet restent dans le doute ; ils n’en ont pas une connaissance certaine ; ils ne suivent qu’une conjecture ; ils ne l’ont certainement pas tué, mais Dieu l’a élevé vers Lui, (bal rafa’ahu -llâhu ilayhi) : Dieu est puissant et juste.

Il n’y a personne, parmi les gens du Livre, qui ne croie en lui avant sa mort et il sera un témoin (shahîdan) contre eux, le Jour de la Résurrection (yawm al-qiyâmah). »6

Il parait important que la révélation coranique, qui clôt le cycle des révélations, présente la scène de la dernière manifestation du Christ aux hommes dans le jugement universel.

Ces versets présentent Jésus dans sa fonction de témoin des croyants au jour de la résurrection, jour dans lequel il redescendra du lieu où Dieu l’a élevé. La langue arabe sacrée du texte donne :

« bal rafa’ahu-llâhu ilayhi » qui peut être traduit par : « mais Dieu l’a élevé à Lui ». Une telle élévation peut être comprise comme l’élévation que Dieu accorde à Jésus dans l’accomplissement, ou mieux, dans la réalisation de sa fonction prophétique qui doit, relativement, d’un point de vue spatial et temporel, nécessairement se terminer pour qu’il puisse être réuni à sa nature vraie et à son essence spirituelle ; cette essence qui lui a donné naissance comme elle a donné naissance à toute chose.

C’est précisément dans cette perspective qu’il faudrait interpréter l’autre passage coranique : « Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi. » Il est sans nul doute bien impossible à la volonté humaine de s’opposer à la volonté de Dieu, et nul ne peut assurément tuer ou crucifier ce qui représente proprement l’Esprit de Dieu, en Soi nécessairement immortel. Seul peut être mortel ce qui est soumis à l’espace et au temps, comme la forme du symbole qui ne doit pas être confondu avec le Principe Ordonnateur de l’essence divine.

Dans la particularité miraculeuse et bénite de la fonction de Jésus, se trouve la mort providentielle du corps purifié qui assume une image semblable à celle de Jésus aux yeux de ceux qui en sont les témoins. Ces derniers peuvent non seulement bénéficier des grâces attachées au sacrifice symbolique de Jésus, mais aussi du souvenir de la vision de celui qui doit mourir pour pouvoir donner la Vie et surtout laisser au monde la Vérité et la Voie.

En d’autres termes, s’il apparaît impossible de mettre à mort l’Esprit de Dieu, la fin spatio-temporelle de Jésus, directement reliée au miracle de sa naissance, apparaît tout autant miraculeuse. En effet, quelqu’ait été son pouvoir de rendre la vie, c’est proprement en mourant qu’il réussit à accomplir l’ultime et la plus élevée des volontés de Dieu : devenir pour ses témoins nourriture spirituelle de la Vie Eternelle.7

En jetant un rapide coup d’oeil aux biographies de certains saints musulmans, comme l’émir Abd-al-Qâdir ou le Cheikh Ahmad al-‘Alawi (radiyallâhu ‘anhumâ), on ne s’étonnera pas de remarquer combien, dans les descriptions de rencontres avec ces maîtres, certaines personnalités occidentales ont été frappées par la ressemblance de leurs visages avec les représentations du Christ.

Une telle ressemblance exprime la proximité de leur station spirituelle., au degré de connaissance de la présence de Dieu dans le Christ. Cela vient confirmer l’universalité de la présence christique dans une fonction spirituelle que l’on retrouve, mêmesous des formes différentes, dans les diverses communautés religieuses et particulièrement dans l’islam, où Jésus est attendu comme annonce de l’Heure et juge à la fin des temps.

Le dernier aspect de la fonction de Jésus que nous voulons aborder ici est celui du Christ (al-Masîh) comme annonce de l’Heure.

« Lorsque le fils de Marie leur est proposé en exemple, ton peuple s’en détourne ; ils disent : “Nos divinités ne sont-elles pas meilleures que lui ?” Ils ne t’ont proposé cet exemple que pour discuter. Ce sont des amateurs de disputes. Lui n’était qu’un serviteur auquel Nous avions accordé notre grâce et Nous l’avons proposé en exemple aux fils d’Israël. Si Nous l’avions voulu, Nous aurions fait, d’une partie d’entre vous, des anges, et ils vous remplaceraient sur la terre. Jésus est, en vérité, l’annonce de l’Heure. N’en doutez-pas et suivez- Moi. Voilà un chemin droit ! Que le démon ne vous écarte pas.

Il est votre ennemi déclaré. Lorsque Jésus est venu avec des preuves manifestes, il dit : “Je suis venu à vous avec la Sagesse pour vous exposer une partie des questions sur lesquelles vous n’êtes pas d’accord. Craignez Dieu et obéissez-moi ! Dieu est, en vérité, mon Seigneur et votre Seigneur. Adorez-Le ! Voilà un chemin droit !” »8

Nous croyons en vérité, mais Dieu est plus Savant, que certains signes avertisseurs comme l’absence de foi, l’oubli, l’infidélité, l’indifférence coupable, le désordre, le manque total de sincérité, de sérieux, d’intégrité, de cohérence, pour n’en citer que quelques-uns, ne sont que les conséquences de l’absence de référence à Dieu, Lui qui est véritablement le seul et unique point de référence vers lequel nous devons nous tourner.

Cela nous ramène à ce que le métaphysicien français Abd-al-Wâhid Yahyâ, plus connu en Occident sous le nom de René Guénon, rappelle dans son oeuvre qui rassemble cet héritage de sagesse nécessaire pour reconnaître les signes de la fin des temps.

Force est de constater que ces signes de l’endurcissement des coeurs correspondent très exactement à ce que lui-même appelle la« solidification » ; cette fermeture aux influences bénéfiques du Très-Haut qui est suivie de la « dissolution », dans un nivellement parodique des vertus spirituelles.

Du reste, comme il est rapporté de diverses façons dans tous les textes sacrés, l’un des sombres présages de l’Apocalypse est précisement l’inversion de la perspective orthodoxe du sacré qui distrait les hommes par les illusions confuses du Prince de ce monde et les rend esclaves du « faux Messie », l’antéchrist, addajjâl, celui qui précède le Christ de la seconde venue. La conséquence de ces influences néfastes est déjà manifeste pour ceux qui veulent bien ouvrir les yeux et qui ont des oreilles pour entendre.

Dans l’islam, Jésus est considéré comme le prototype du saint contemplatif en qui prédomine l’aspect de l’amour pour Dieu.

L’amour est le symbole de la tension de l’aspiration spirituelle qui vise à l’union avec l’objet de son désir, en l’occurence Dieu.

En Jésus, l’union des aspects complémentaires est particulièrement évidente, de sorte qu’il est lui-même le symbole de l’amour de la créature pour le Créateur et de la miséricorde de Celui-ci pour celle-là. Il est avant tout ‘abd, serviteur de Dieu, et en même temps Rûh Allah, Son Esprit, sans que ces deux aspects, unis en lui, y soient pour autant confondus.

De même, ses deux venues sont complémentaires : la première comme rasûlAllah, envoyé de Dieu porteur d’une nouvelle forme de la Révélation divine, la seconde comme Sceau des Saints, englobant tout, et annonce que l’Heure est venue de l’accomplissement du Pacte contracté par les créatures à l’égard de leur Créateur.

Suivant une tradition, s’il subsiste encore dans la volonté de Dieu encore une raison pour que le monde existe, c’est seulement pour la présence effective, ici-bas, de quelque saint.

C’est précisément à cette sainteté qu’il faut aspirer pour bénéficier encore de cette miséricorde divine toujours présente, et se préparer de la meilleure façon au jour du jugement, ce jour qui verra justement redescendre le Christ de la seconde venue pour juger toute l’humanité. Jésus a élevé la relation entre Dieu et les hommes et rappelé à la parfaite adoration en esprit et en vérité.

Qu’il nous soit permis de conclure par un verset du Saint Coran, où Jésus, parlant lui-même, dit :

« Craignez Dieu (fattaqu Llâh) et obéissez-moi ! Dieu est, en vérité, mon Seigneur et votre Seigneur : Servez-Le : c’est là le chemin droit (sirâtun mustaqîm) »9

 

 

1 Coran XXXIII, 7-8, traduction de Denise Masson

2 Coran XIX, 16-36,

3 Jean, 7, 37 ; 4, 14, Apocalypse 22, 1

4 Coran XIX, 30-32

5 Coran III, 59

6 Coran IV, 156-159

7 Du Vème siècle jusq’au début duXème, les artistes byzantins représentèrent presque toujours le Christ vivant sur la croix. La pensée orientale se fixait principalement sur la divinité du Christ, et la croyance générale était qu’il ne pouvait véritablement s’agir d’une mort, entendue comme séparation de l’âme et du corps, puisque tant l’âme que le corps du Christ demeuraient unis dans la nature divine. En conséquence, certains théologiens affirmaient qu’après avoir rendu le dernier soupir, le corps de Jésus resta, d’une façon providentielle, encore en vie afin d’accomplir l’union hypostatique ( cfr.

Grondijs L.H. in L’iconographie byzantine du Crucifié mort sur la Croix, Utrecht, 1945 ).

8 Coran XLIII, 57-64

9 Coran III, 50-51