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samedi 10 décembre 2016

L'Imam Chamil - Le résistant du Caucase





Vers 1900, l'historien britannique Baddeley se trouve au Caucase pour écrire son livre sur l'invasion russe de cette montagne. Il y rencontre un vieux berger qui lui raconte une anecdote, survenue trente ans plus tôt:
« J'étais dehors, la nuit, gardant mon troupeau. Tout d'un coup, le ciel est devenu brillant comme du feu et rouge comme du sang. J'ai eu peur. Longtemps plus tard, on nous a dit que le grand imam Chamil était mort cette nuit-là. »

Il est difficile d'écrire une biographie de ce musulman illustre, une biographie qui mérite d'abonder en superlatifs, mais voici un humble essai, qui, assurément, sera loin de rendre justice à l'Imam oul 'Azam, Chamil, l'Imam al Moudjahiddine.

I/ La formation de l'imam

Né en 1796 ou 1797 dans une famille noble du peuple avar, à Ghimri, aoul (village) du Daghestan, Chamil a 4 ans de moins que Ghazi Mohammad, son meilleur ami. Il passe son enfance entre la mosquée et les pâturages, où il garde les troupeaux de moutons de la famille.

Dès son jeune âge, il prend l'habitude de fortifier son corps, en jeûnant souvent, en marchant pieds nus dans la neige, en courant avec une pierre dans la bouche, … . Il remporte tous les tournois de tir ou de course. A l'âge adulte, il saute facilement au-dessus d'un homme debout.
Il éduque aussi son esprit, en suivant un enseignement religieux qui sera très poussé, avec les plus grands savants caucasiens de l'époque. Vers ses 20 ans, il est reconnu pour sa maîtrise de la langue arabe, du Coran, du tafsir, et du fiqh shafi'ite.

Avec son ami et premier maître Ghazi Mohammad, il se rend chez cheikh Mohammad Yaragli pour suivre un enseignement spirituel, et devenir muride de la tariqa naqshbandiya. Son cheikh sera par la suite Jamaluddin al Ghumuqi. Il bénéficie également des enseignements de Saïd Arakanskii et de Abdourahman Sogratlinskii.

Cheikh Jamaluddin al Ghumuqi


Comme Chouaïb Afandi al Bagini nous le rapporte dans son Tabaqat, l'imam a reçu l'ijaza de la tariqa naqshbandiya de Mohammad Yaragli, de Jamaluddin al Ghumuqi et de Ismail Kurdemir, devenant donc oustaz de cette voie.

Quand Ghazi Mohammad commence à voyager pour prêcher l'Islam et encourager à la résistance armée, Chamil suit les instructions de son cheikh Jamaluddin al Ghumuqi qui est opposé à la guerre, et continu ses études. C'est à cette époque qu'il se marie avec Fatimat, la fille de Abdoul Aziz, le médecin le plus réputé du Caucase. Il accompli également le hajj en 1828-1829.

Chamil est opposé à Ghazi Mohammad qui veut la guerre contre les Russes, mais, quand ce dernier est proclamé Imam, il le suit et obéit à ses ordres. Il devient son premier lieutenant, recevant alors, dans la pratique, une formation militaire elle aussi très poussée. C'est le début de ce que les Russes appellent la « guerre muride », car la résistance est menée par la tariqa naqshbandiya, et les chefs comme les soldats appartiennent tous à cette tariqa.

En 1832, dans l'aoul de Ghimri, l'armée russe croit écraser la résistance caucasienne à son invasion en tuant son chef, l'imam Ghazi Mohammad , ainsi que tous ses combattants (pour la partie orientale seulement, car il leur faut aussi soumettre les Tcherkesses dans la partie occidentale). Seuls deux d'entre eux échappent à la mort, dont Chamil. Un officier russe témoin de cette bataille nous raconte:

« Il faisait sombre; à la lumière du chaume qui brûlait, nous vîmes un homme debout sur le seuil du bâtiment qui se dressait en un lieu surélevé, un peu au-dessus de nous. Cet homme, très grand et d'une carrure puissante, resta un moment immobile, comme pour nous laisser le temps de viser. Puis, brusquement, avec un bond de bête sauvage, il sauta par-dessus les têtes des soldats prêts à tirer sur lui et, faisant tourbillonner son sabre du bras gauche, il en abattit trois, mais fut transpercé par le quatrième dont la baïonnette pénétra profondément dans sa poitrine. Le visage toujours aussi extraordinaire dans son immobilité, il saisit la baïonnette, la retira de sa chair, abattit l'homme, et d'un autre bond surhumain, franchit le mur et disparut dans les ténèbres. Nous restâmes absolument confondus. Toute cette affaire avait pris peut-être une minute et demie. »

Les Russes ne prêtent guère attention à cet homme, qui, pensent-ils, a du aller succomber à ses blessures un peu plus loin. Chamil a en effet près d'une vingtaine de blessures, dont des coups de sabre, les poumons perforés, plusieurs côtes cassées, ainsi que deux balles dans la peau. Contre toute attente, il réussi à se rendre jusqu'à une saklia (chalet de montagne) où des bergers le recueillent, et vont chercher sa femme Fatimat, ainsi que son beau-père Abdoul Aziz, pour le soigner.

Une fois soigné, il rejoint les murides, et il devient naturellement lieutenant de l'Imam Hamza Beg. A la mort de ce dernier, en 1834, , il est désigné comme Imam oul 'Azam. Il va devenir le plus terrible ennemi des Russes pour 25 ans, mais, surtout, va instaurer un Etat musulman authentique, et, de nos jours encore, en parlant de l'imamat de Chamil, les Caucasiens parlent du « temps de la Shari'at ».

II/ Les structures de l'imamat 

L'Imam est confronté à une rude tâche, puisqu'il doit mettre en place un Etat en temps de guerre, qui doit permettre de résister à l'invasion, d'unir des peuples qui se font traditionnellement la guerre, mais surtout un Etat qui repose sur l'Islam et qui accroît son influence aux détriments des coutumes locales qui sont contraires au din. De plus, l'un des objectifs est aussi de répandre l'Islam, car certaines tribus de haute montagne, vivant dans des endroits difficilement accessibles, demeurent païennes.
L'Etat s'étend dans tout le khanat avar, dans beaucoup de communautés villageoises du Daghestan et dans presque toute la Tchétchénie. A certains moments, il va même comprendre des régions de l'Ingouchie, et des aouls du pays Khevsour et de Touchétie (Géorgie du nord-est). Son influence gagne même le Caucase occidental, à savoir le pays tcherkesse (l'Imam est bien reçu par les princes tcherkesses, mais leur mentalité indépendante fait qu'ils refusent de combattre sous ses ordres).

C'est un Etat multi-ethnique, qui comprend plus de 50 peuples et langues, mais qui ne dépassera jamais les 400 000 habitants.
Pour combiner efficacement et durablement ces peuples, de surcroît en période de guerre, il est nécessaire de développer une organisation rigoureuse:
:d)  la langue officielle est naturellement l'arabe, tous ces peuples étant musulmans.
:d)  Un système de taxes, centralisé, est mis en place pour le fonctionnement et le développement de l'Etat.
:d)  Toutes les dépendances féodales sont abolies, de même que l'esclavage, et l'exploitation féodale des terres.
:d)  Une armée professionnelle est créée.


L'Etat repose sur la shari'ah. Dans son Tabaqat, Chouaib afandi al Bagini dit qu' « après la fin de la gazavat de l'Imam Chamil, la shari'ah est devenue orpheline », et qu'après Omar ibn Abdoul Aziz il n'y a pas eu d'imam aussi parfaitement respectueux des règles de la shari'ah que l'Imam Chamil. Certains oulama sont même allés jusqu'à l'appeler le sixième calife vertueux.

L'autorité suprême est l'imam et le diwan composé de 32 conseillers, qui gèrent la législation, les impôts (bayt oul mal), l'armée, la poste, l'éducation, les relations avec les chrétiens,.…

L'Imam est le chef des fidèles, la plus haute autorité spirituelle, le chef des armées et la plus haute cour de justice. Il est à signaler que l'Imam Chamil reçoit des lettres de oulama de La Mecque le confirmant dans son imamat et mettant en garde ceux qui se dressent contre lui.

Le territoire est divisé en naïbstva, ayant chacun a sa tête un naib. Les naib sont tous égaux, et sont choisis selon leur qualités et non leurs origines. C'est sur eux que s'appuie l'Imam pour ses réformes. Selon un captif russe, ils sont « le mortier liant les pierres avec lesquelles Chamil élevait la forteresse de sa puissance »

A une plus petite échelle, la figure-clé de chaque aoul est le mufti.
L'Imam accorde une grande importance au savoir et aux muta'allim (étudiants), malgré les 25 ans de guerre. Une grande partie de l'argent du bayt oul mal est dépensé pour le développement du 'ilm. L'Imam fait construire une madrassah dans chaque aoul, et il libère du djihad les personnes douées pour poursuivre leurs études. Cette politique est couronnée de succès, puisque l'on estime que pendant les 25 ans de djihad le taux de connaissance des montagnards a décuplé, à tel point qu'il était difficile de trouver un illettré parmi eux. Un général russe a dit que si l'on compare la population du Daghestan au nombre de madrassah, le savoir au Daghestan est plus élevé à cette époque que dans le reste de l'Europe.

Puisque cet Etat repose sur la shari'ah, il y règne la justice, en contraste total avec la Russie. De ce fait un grand nombre de soldats russes et d'officiers polonais ( la Pologne à cette époque vient d'être envahie par la Russie, et pour éviter toute révolte la Russie envoie les nobles polonais faire la guerre au Caucase) désertent pour rallier l'armée de l'Imam Chamil. Ils seront plus de 600. Un certain nombre se converti à l'Islam, les autres demeurant chrétiens. Deux prêtres de l'armée russe vont même rejoindre le camp caucasien! L'Imam Chamil fait construire une église dans sa capitale de Védeno pour ces soldats, et pour les captifs dont la pratique religieuse est respectée. Il est à noter que tous les captifs sont bien traités, et, lorsque l'Imam sera en résidence surveillée quelques années plus tard, beaucoup lui rendront visite.

L'Imam veille avant toute chose à la santé morale, ou spirituelle, des habitants de l'imamat. Voyant un jour ses naibs se quereller pour le butin, l'Imam fait jeter toutes les richesses dans un lac de montagne. Il préfère sacrifier des richesses précieuses en ce temps de guerre plutôt que de les voir corrompre l'esprit de ses murides et détruire leur unité.


On peut remarquer que toutes les personnes qui ont étudié les structures et le fonctionnement de l'imamat ont souligné son caractère remarquable, et l'historien russe A. A. Kaspari a écrit qu' « en tant qu'administrateur, Chamil est l'une des personnalités de génie du XIXème siècle ».

 III/ Le djihad (gazavat) 
Les oulama disent que le gazavat de l'Imam Chamil est semblable à celui du Prophète . A cette époque, les mosquées de Turquie, d'Arabie et d'Asie prient pour que Allah aide l'Imam.

Les Russes opposent à l'Imam une armée deux fois plus importante que celle qu'ils ont opposée à Napoléon, et toute l'Europe est surprise de la résistance de cette « petite guérilla ».

A propos d'une expédition militaire organisée par l'Imam, un historien militaire a écrit que « la rapidité de cette longue marche à travers une région montagneuse, la précision des opérations combinées et, par-dessus tout, le fait que tout fut préparé et exécuté sous les yeux de Klugenau (un général russe), sans même qu'il s'en doutât, permet de considérer Chamil comme bien plus qu'un chef de guérilla, même de la plus haute classe ».

Général Franz Klüge von Klugenau


L'Imam se déplace avec une telle rapidité dans ses expéditions que le quartier général russe refuse de croire les rapports concernant ses mouvements. Pour les généraux russes, l'Imam est un génie militaire, ils sont surpris par ses compétences tactiques, par la façon dont il réussit à gagner sans matériel, sans argent, sans la médecine, sans arme, et avec un si petit nombre de personnes.

L'historien turc Albay Yashar a dit qu' « il n'y a pas un aussi grand commandant que l'Imam Chamil dans l'histoire du monde.[...]Si Napoléon est le charbon de la guerre, alors l'Imam Chamil est le feu lui-même. »
Avant chaque départ d'une troupe, l'Imam rappelle qu'il ne faut pas tuer les hommes âgés, ni les femmes, ni les enfants, qu'il ne faut pas abattre les arbres, qu'il ne faut pas brûler les champs cultivés, et qu'il ne faut pas briser la paix, même si elle a été conclue avec les kouffars.

Il serait fastidieux de rapporter ici les 25 années de djihad, et seules quelques batailles et les grandes lignes vont être décrites.
Au début, l'Imam suit une tactique plutôt défensive, harcèle les troupes russes en évitant es batailles rangées. Cela dure jusqu'en 1837, où la paix est signée. Mais les Russes en profitent pour attaquer et détruire l'aoul d'Achilta, où Chamil a été proclamé Imam en 1834. La guerre reprend donc, et l'Imam fortifie l'aoul d'Akhoulgo, sa capitale, avec l'aide des transfuges polonais.

Après plusieurs batailles, les Russes assiègent et attaquent Akhoulgo le 29 juin 1839. C'est un combat terrible qui commence, où les Russes vont subir des pertes énormes en tentant de prendre d'assaut la forteresse après de longs bombardements. Ces assauts sont repoussés les uns après les autres. Les Russes perdent 33 000 hommes (une fois, ils en perdent 5000 en une seule journée), alors que l'Imam Chamil en perd 300. La plupart de ses blessés sont évacués la nuit, et les morts sont surtout des civils venus se réfugier et pris au piège dans la forteresse. Pour sauver ces derniers, l'Imam entreprend des négociations avec les Russes, et doit leur donner son fils ainé, Djamaluddin, 8 ans, en otage pour le temps des négociations. Les Russes trahissent leur serment et enlèvent l'enfant, l'expédiant directement à Saint Pétersbourg, capitale de la Russie. Quand il apprend ça, l'Imam décide de quitter l'aoul encerclé avec sa famille, comprenant qu'il ne peut se fier à la parole des Russes, et que c'est le seul moyen de sauver les civils de l'extermination. Il part donc de nuit, le 21 août, avec ses naïbs, sa femme Fatimat enceinte de 8 mois, son fils Ghazi-Mohammad âgé de 7 ans, et sa seconde femme Djavarat avec son bébé Saïd. C'est une rude épreuve, car il faut passer entre les lignes russes en passant par-dessus des précipices et des rivières. Durant la fuite, alors que Djavarat et son bébé franchissent un précipice, un soldat russe leur tire dessus et les tue. Un peu après, des soldats attaquent la petite troupe et blessent l'Imam, Ghazi-Mohammad, tuent un naïb, mais al hamdoulillah, l'Imam tue le lieutenant, met en fuite les soldats russes, et la petite troupe parvient à s'échapper. Il n'y a plus de combattant dans l'aoul, mais les civils vont tout de même résister aux Russes jusqu'au 29 août, infligeant à nouveau de lourdes pertes aux Russes.

Les Russes sont fiers de leur victoire, et pensent en avoir fini avec la guerre au Daghestan. Ils pensent que l'Imam Chamil a fui honteusement, qu'il est discrédité aux yeux des Caucasiens, et qu'il n'est plus une menace. Mais il en est tout autrement dans la mentalité caucasienne, car l'Imam Chamil a fui avec ses armes, donc avec son honneur, il n'est pas vaincu. Pour les Caucasiens, les Russes ne se sont qu'emparés d'un rocher au prix d'énormes pertes. Pour l'Imam et ses murides, après Akhoulgo, après la trahison des Russes, il n'y a plus de compromis possible.

 La famille de Chamil de gauche à droite :   Murid Hajjo, le confident de Gazi Muhammad ; Muhammad Shafi, le fils de Chamil ;   Abdurrahim et Abdurrahman ses beaux-fils photo, Kaluga, 1860
 

Il se rend dans l'aoul de Garachkiti, en haute montagne, où beaucoup de Montagnards le rejoignent. Au nez des Russes qui n'y comprennent rien et sont stupéfaits, l'Imam étend son Etat à la Tchétchénie inférieure, et la gouverne 6 mois après Akhoulgo. C'est là qu'il établit sa nouvelle capitale, Védéno. En 1 an il retrouve sa puissance, en 18 mois il reprend la guerre, en 3 ans il vainc le général Grabbé (général en chef au Caucase, qui commandait lors du siège d'Akhoulgo), et en 4 ans tout le Daghestan est reconquis, et toute la Tchétchénie lui obéit!

Bien entendu, les Russes ont très vite tenté de le vaincre définitivement. En 1841, Grabbé marche avec 10 000 hommes sur Védéno, mais l'expédition est un désastre. Voici la description qu'en donne le général Golovine. « Le 30 mai, la colonne n'avança que de sept verstes (kilomètres), n'ayant pourtant rencontré aucun ennemi. La pluie tomba toute la nuit, rendant les routes encore plus mauvaiseset ralentissant l'avance; aussi, le 31 au soir après quinze heures de marche pénible et de combats continuels, sans cesse harcelée par un ennemi invisible, la colonne n'avait fait que douze verstes de plus et dut bivouaquer pour la nuit dans une plaine sans eau. Le lendemain, le nombre des ennemis s'était accru, bien que, selon des rapports dignes de foi, il s'élevât à moins de deux mille, le gros des forces se trouvant avec Chamil à Kazi-Koumoukh. La route devint plus difficile. Les barricades dressées en hâte par les montagnards se firent plus nombreuses et les troupes restèrent sans eau pour le second jour. Il y eut plusieurs centaines de blessés et la confusion générale augmentait d'heure en heure. La colonne n'avait fait que vingt-cinq verstes en trois jours et le général Grabbé comprit enfin qu'il était impossible de continuer à avancer. » Le soir du 1er juin, la retraite est ordonnée. « Si la marche en avant avait été malheureuse, la retraite le fut infiniment plus ». L'expédition rentre le 4 juin, avec deux mille morts, des blessés par milliers, ayant perdu tous leurs vivres et munitions. C'est une débâcle.

En 1845, le prince général Voronzov, nouveau commandant en chef, tente à nouveau cette aventure. Le résultat pour les Russes est encore pire, puisque sur 10 000 hommes, ils en perdent 3500, plus 3 généraux et 200 officiers, est que le retrait des Russes est une débandade (Voronzov se fait même transporter dans une caisse blindée pour échapper à la mort).
L'année suivante l'Imam tente une expédition audacieuse mais infructueuse pour libérer la Kabardie du joug russe. Même si elle est un échec, cette expédition impressionne les peuples du Caucase, et des membres de chaque peuple combattent dans l'armée muride (Kabardes, Tcherkesses, Karatchaïs, Balkars, Ossètes, Ingouches,...).

En 1850, l'Imam Chamil envoie son naïb Mohammad Emin chez les Tcherkesses, pour tenter d'unir la résistance. En effet, ils résistent aux Russes qui subissent chez eux de lourdes défaites et qui sont incapables de pénétrer dans leur territoire. Le naïb ne réussit pas sa mission, ne gagnant de l'influence que dans les tribus Abadzekh et Oubykh, ce peuple préférant mener la résistance de manière indépendante.

Les batailles sont innombrables, et, après la fin de la guerre de Crimée en 1856, le nombre de soldats russes s'accroît encore jusqu'à 240 000 hommes. La pression et les exactions sur les Caucasiens se font plus intenses, et nombre de tribus à bout de force, se soumettent à l'envahisseur. L'Imam doit sans cesse reculer. En 1857, les Russes contrôlent toute la basse Tchétchénie et le Daghestan oriental. En juin 1859, Védéno tombe, et l'Imam se rend dans l'aoul de Gounib au Daghestan avec 400 hommes. L'armée russe qui l'assiège comprend 40 000 hommes. Elle subit des pertes importantes (plus de 3500 morts), mais, suite à une trahison, les Russes passent les défenses et les Caucasiens doivent se préparer à un combat à mort. Dans la dernière heure du combat, l'Imam vient voir chaque muride et demande de combattre jusqu'à obtenir le martyr. Tout le monde refuse et demande à l'Imam d'accepter l'offre des Russes de négocier et de conclure un traité de paix afin de sauver leurs familles. L'Imam Chamil accepte leur volonté, et négocie les termes du traité de paix, qui seront tous acceptés par les Russes le 29 août.



Si les Daghestanais et les Tchétchènes veulent en majorité la paix, c'est parce qu'ils sont épuisés par ces décennies de guerre, et que la guerre ressemble de plus en plus à un génocide. Ainsi, on estime que les Tchétchènes sont 200 000 en 1835, et qu'ils ne sont plus que 130 000 en 1860. Leurs pertes durant cette période sont estimées entre 150 000 et 200 000 personnes (entre 1834 et 1859, plus de 500 000 soldats russes trouvent la mort au Caucase).
Il faut signaler que la guerre se poursuit chez les Tcherkesses, mais ceux-ci sont désormais les seuls à lutter contre la Russie, qui cette fois est responsable d'un génocide incontestable. La guerre va se poursuivre jusqu'au 21 mai 1864, où a lieu la dernière bataille, ou plutôt le dernier massacre, puisque la dernière tribu qui résiste, les Oubykhs, est exterminée.
La capture de Chamil  (Theodor Horschelt)

 IV/ L'Imam Chamil en Russie 
Après la défaite de Gounib, l'Imam est envoyé en Russie où il va passer 10 ans en résidence surveillée. Sur le chemin qui le conduit jusqu'au tsar, à chaque halte, il est acclamé par la foule qui l'accueille comme un héros, à son plus grand étonnement. Le tsar, lui, l'accueille comme un chef d'Etat vaincu, et le traite honorablement.

Sur ordre du tsar, l'Imam passe une dizaine d'années dans une riche demeure de Kalouga, petite ville de province au sud de Moscou, en compagnie de sa famille et de quelques naibs qui l'ont suivi (dont un faqir afghan). Là, l'Imam va passer sa vie entre prières et autres dévotions comme le dhikr, la méditation et la lecture d'ouvrages religieux. Il refuse absolument tout luxe, même sous forme de cadeaux, à tel point que le tsar doit ordonner à ses serviteurs d'améliorer l'intérieur de l'Imam. Il ne se mêle plus de politique, d'où que viennent les sollicitations.

En effet, celui-ci voit sa retraite perturbée par quelques visites, comme celles de ses anciens prisonniers, qui tous lui témoignent leur affection et un grand respect. Le tsar ordonne à tous ses officiers qui passent dans la région de venir saluer l'Imam.

Il reçoit aussi la visite de son cheikh Jamaluddin al Ghumuqi, venu voir comment son muride est traité.

L'Imam se rend parfois en visites officielles à Moscou et Saint Pétersbourg où il est invité, comme par exemple lors du mariage du tsarévitch, où l'Imam fait forte impression. Lors de l'une de ses visites, le tsar lui offre le sabre du sultan Suleyman al Kanuni. Chacune de ces visites soulève l'enthousiasme des foules.

C'est durant cette retraite encore qu'en 1860 il prend connaissance de l'affaire de Damas dans laquelle s'est illustré l'Emir Abd el Kader, et il lui écrit pour le féliciter. Cette lettre est celle qui réjouit le plus l'Emir, qui lui répond chaleureusement. L'Emir va user de son influence pour que l'Imam puisse se rendre en territoire ottoman et à La Mecque, en le demandant en 1864 au sultan Abdul Aziz, et en 1865 à Napoléon III. Les deux hommes, aux destins si comparables, se rencontrent quelques années plus tard à Suez, en 1869, lors de l'inauguration du canal.

Photographe inconnu, Abd el-Kader et des fonctionnaires du canal de Suez à Port-Saïd, accueillant l’imam Chamil en route pour La Mecque, 1869  
En 1868, l'Imam demande à se rendre à La Mecque. Le tsar refuse, mais l'autorisation de se rendre dans la ville sainte arrive un an plus tard, en mai 1869. Aucun de ses fils n'est autorisé à l'accompagner, contrairement à ses naibs, ses femmes et enfants.

 V/ L'Imam en Turquie 
Quand l'Imam arrive à Istanbul, la foule énorme qui l'attend sur les quais l'accueille triomphalement. Il est reçu en grande pompe par le sultan Abdul Aziz dans son palais de Dolmabagtché. Lors de leur entretien, le sultan lui dit:

« Chamil, vous avez combattu les kouffars pendant 25 ans, comment avez-vous survécu? Ou peut-être que vous n'avez pas participé aux batailles, et que vous y avez seulement envoyé vos combattants? »

L'Imam se lève en colère en se dénudant le torse. Le sultan observe sa poitrine de haut en bas, et y dénombre plus de 40 cicatrices. Il commence alors à pleurer, et montre son trône en disant:

« Le voilà celui qui mérite légitimement d'occuper cette place. »
Il demande aussi à l'Imam quel est son plus grand regret, et celui-ci lui répond que ce sont tous les héros morts dans les montagnes, dont chacun avait la valeur d'une armée entière.

Le sultan lui propose de loger dans un palais, mais il refuse et préfère une maison traditionnelle (assez vaste tout de même) pour y loger sa famille et son entourage, à Koska dans le quartier d'Aksaray. La maison devient vite le point de rendez-vous de tous les Caucasiens exilés.

Durant son séjour à Istanbul, le sultan lui confie une mission, à savoir se rendre au Caire pour réconcilier l'Egypte et la Turquie. Il s'acquitte de cette mission avec succès, et c'est pendant cette mission qu'il rencontre l'Emir Abd el Kader. Il est dit que sur le chemin du retour une terrible tempête se déclenche en mer, et que l'Imam parvient à la calmer en prononçant un dou'a et en jetant un papier à la mer. Allahu 'alem.

A son retour d'Egypte, l'Imam part pour La Mecque.

VI/ L'Imam dans les villes saintes

L'imam Chamil, quand il était naïb de l'Imam Ghazi-Mohammad, s'est un jour querellé avec lui. Des murides sont allés voir l'Imam Ghazi-Mohammad, lui disant que l'insolence de Chamil était intolérable, et lui ont proposé de le tuer. Il leur a répondu que certes, ils pouvaient le tuer, mais qui alors emmènerait son corps jusqu'à Médine ? C'est l'un des karamat de cet imam.

L'Imam Chamil, qui avait un grand amour pour l'Imam Ghazi-Mohammad, a nommé l'un de ses fils comme lui. Lorsque l'Imam Chamil est autorisé à se rendre au hajj, les Russes ne veulent point que ses fils partent avec lui. Mais son fils Ghazi-Mohammad n'a de cesse de réclamer le droit de rejoindre son père, jusqu'à ce que les Russes l'y autorisent enfin. Il s'empresse alors de se rendre en Arabie, et lorsqu'il parvient à la Mecque, pendant qu'il est occupé à faire ses dévotions, un vieux derviche interpelle les gens : « O croyants, priez maintenant pour la grande âme de l'Imam Chamil ! » Il apprend ainsi la mort de son père, arrivant trop tard pour le voir une dernière fois. Cette annonce reste mystérieuse, car l'Imam est mort le soir précédent à Médine, et à cette époque il y a 12 jours de marche entre les deux villes.

Nous disposons de plusieurs sources sur la vie de l'Imam en Arabie, dont une lettre d'un certain Abdurrahman de Teletl', présent en Arabie à cette époque, et qui assiste à la mort de l'Imam. Cette lettre a été trouvée par l'arabisant Muhammad-Hadji Nourmagomedov, et lue en 2007 à Makhatchkala lors de la commémoration de la mort de l'Imam. Des extraits de cette lettre sont cités ici, auxquels sont joints des renseignements d'autres sources.

Lorsque l'Imam arrive à la Mecque, il y est accueilli en héros. Tout le peuple le suit sans arrêt, quand il prie les mosquées sont si pleines que la police turque n'arrive pas à maîtriser la foule, à tel point qu'elle assigne à l'Imam des heures spéciales pour ses dévotions, ou bien lui disant de les faire la nuit. « De grands oulama, moudaris, imams, prédicateurs, chouyoukh, viennent à lui à la Mecque. Ils sont venus à lui en qualité de pèlerin pour voir son visage. L'émir de la Mecque a publié un décret pour le vénérer (ou peut-être le respecter, je ne suis pas sûr de la meilleure traduction...). Une fois, quand l'Imam est revenu de la prière du soir, à la porte connue sous le nom de Bab Ali, il rencontra le prophète al Khidhr (alayhi salam). Parfois, pour que les gens ne le reconnaissent pas (l'Imam) quand il allait à la prière, il modifiait ses habits. On connait sa rencontre avec le prophète al Khidhr (alayhi salam) par Muhammad-Amin de Gonoda (un ancien naïb de Chamil). »

L'Imam va ensuite vivre à Médine, dans la demeure du cheikh Ahmad al Rifa'i. Cheikh Badruddin Afandi rapporte qu'en arrivant à Médine, l'Imam se rend directement à la mosquée du Prophète. Le peuple de Médine apprend son arrivée et se réunit à la mosquée du Prophète pour le rencontrer. Voyant cela, l'Imam se demande qui doit d'abord être honoré, le peuple ou le Prophète ? Il va d'abord à la tombe du Prophète , pleure et dit « As salam alayka, ya Rassoul Allah! », et on dit que le Messager d'Allah sort sa sainte main de sa sainte tombe dans une sainte lumière et serre la main de l'Imam avec ces mots: « Wa alayka as salam, ya Imam al Moudjahidin ». Pendant son séjour à Médine, un descendant du Prophète , murshid de tariqa et alim célèbre, déjà âgé, et si malade qu'il lui est difficile de se déplacer, demande à ses enfants d'organiser une rencontre avec l'Imam. A la vue de l'Imam, le vieil homme tombe à genoux et lui embrasse les pieds.Tout de suite, l'Imam l'aide à se relever. Le vieil alim lui explique alors que dans un rêve il a vu le Prophète qui lui a dit qu'il aurait un invité honorable qui doit être traité avec respect (adab).

« Quand il voyait la coupole de la mosquée du Prophète (on peut voir le mazar sur la tombe en forme de coupole), l'Imam priait: « Allah Tout-Puissant, Fais de moi le voisin de Ton Prophète dans la mort ».
« L'Imam allait souvent à la tombe du Prophète. Il lui adressait cette requête : « Prophète d'Allah, si tu es satisfait de moi, fais que je voie ton visage. »

Un jour, quand il était assis près de la tombe du Prophète, le Prophète s'est présenté à lui. De là, l'Imam est rentré chez lui en tremblant. Après cela son corps s'est affaibli. Il est mort dans l'amour d'Allah. A cette époque vivait à Médine un cheikh du nom de Sayyid Hussein. L'Imam est mort, sa tête reposant sur ses genoux. » Il est mort le 10 Dhoul Qaâda 1287 (1871), juste avant le maghreb, retrouvant un regain de vitalité en disant triomphalement « Allah, Allah ».
L'Imam Chamil était un homme ayant atteint des niveaux élevés dans la connaissance du Tout-Puissant. Ce jour-là, quand il est mort, s'est manifesté un miracle. Au moment où on descendait son corps dans la tombe dans le cimetière al Baqiî, [il s'est assis, s'est penché vers sa tombe et] il a parlé: « O ma tombe! Sois ma consolation et un jardin du paradis, ne sois pas mon abysse infernal! » [Voyant cela, beaucoup de témoins ont perdu connaissance].

Aux funérailles de l'Imam Chamil sont venus de grands oulama et d'autres personnes célèbres de la ville de Médine. Et la salat janaza (prière mortuaire) a été effectuée dans Raoudha, dans la mosquée du Prophète. Beaucoup de personnes le pleuraient. Les femmes et les enfants étaient montés sur les toits des maisons, accompagnant l'Imam, disant que la mort de l'émir pour les gens du gazavat (djihad) était un grand malheur. Avant de placer le corps dans le cimetière, beaucoup de gens se sont réunis. 
Nombreux étaient ceux qui souhaitaient placer le corps de Chamil dans le cimetière de Baqiî, car ils voulaient obtenir la récompense d'Allah. Et je suis Abdurrahman de Teletl'. 1871. »

[B]Il est enterré à côté de Al Abbas l'oncle du Prophète . Ahmad al Rifa'i, grand alim de cette époque, a écrit sur la pierre tombale : « Cette tombe appartient au murshid proche d'Allah qui a combattu sur le sentier d'Allah pendant 25 ans, à l'Imam qui a suivi le chemin de la vérité, au grand alim, au souverain des Musulmans, Cheikh Chamil Afandi du Daghestan. Puisse Allah purifier son âme et multiplier ses bonnes actions! »
Al-Baqi




mardi 14 juin 2016

Abd el-Kader - Écrits spirituels – Kitab Al Mawaqif




 Sceau de l'Emir Abd-el-Kader


présentés et traduits de l’arabe par Michel Chodkiewicz


Dieu m’a ravi à mon « moi »

Dieu m’a ravi à mon « moi » [illusoire] et m’a rapproché de mon « moi » [réel] et la disparition de la terre a entraîné celle du ciel. Le tout et la partie se sont confondus. La verticale (tul) et l’horizontale (‘ard) se sont anéanties. L’oeuvre surérogatoire a fait retour à l’oeuvre obligatoire, et les couleurs sont revenues à la pure blancheur primordiale. Le voyage a atteint son terme et ce qui est autre que Lui a cessé d’exister. Toute attribution (idafat), tout aspect (i’tibarat), toute relation (nisab) étant abolis, l’état originel est rétabli. « Aujourd’hui, J’abaisse vos lignages, et J’élève le Mien! »

Puis me fut dite la parole de Hallaj, avec cette différence qu’il la prononça lui-même alors qu’elle fut prononcée pour moi sans que je l’exprime moi-même. Cette parole, en connaissent le sens et l’acceptent ceux qui en sont dignes; en ignorent le sens et la rejettent ceux chez qui l’ignorance l’emporte.

Mawqif 7

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Les deux voies

« Et nous t’avons déjà donné sept redoublés »
(Cor. 15: 87)

Celui qu’Allah a gratifié de Sa miséricorde en Se faisant connaître à lui et en lui faisant connaître la réalité essentielle du monde supérieur et du monde inférieur, si, en dépit de cela, il se met à désirer la vision du monde de l’occultation (‘alam al-ghayb), de l’Imagination absolue (al-khayal al-mutlaq), et de tout ce qui échappe à la perception sensible en fait de formes illusoires, de pures relations dépourvues d’existence objective et qui n’ont d’autre réalité que celle de l’Être véritable (al wujud al-haqq)-car elles ne sont rien d’autre que Ses manifestations, Ses attributions, Ses relations objectivement non existantes – celui-là est dans l’erreur et contrevient aux convenances spirituelles.

Je suis de ceux qu’Allah a gratifiés de Sa miséricorde en Se faisant connaître à eux et en leur faisant connaître la réalité essentielle de l’univers par le ravissement extatique et non par le moyen du voyage initiatique (‘ala tariqati l-jadhba, la ‘ala tarît al-suluk). Au « voyageur » (al-salik) le monde sensible est d’abord dévoilé, puis le monde imaginal. Il s’élève ensuite en esprit jusqu’au ciel de ce bas-monde, puis au deuxième ciel, puis au troisième et ainsi de suite jusqu’au Trône divin. Tout au long de ce parcours, il continue néanmoins de faire partie des êtres spirituellement voilés aussi longtemps qu’Allah ne Se fait pas connaître à lui et n’arrache pas le voile ultime. Il revient ensuite par le même chemin et voit les choses autrement qu’il ne les voyait lors de son premier parcours. C’est alors seulement qu’il les connaît d’une connaissance véritable.

Cette voie, même si elle est la plus haute et la plus parfaite est bien longue pour le voyageur et l’expose à de graves périls. Tous ces dévoilements successifs sont en effet autant d’épreuves. Le voyageur se laissera-t-il arrêter par eux ou non? Certains s’arrêtent au premier dévoilement, ou au deuxième, et ainsi de suite jusqu’à la dernière de ces épreuves. S’il est de ceux que la providence divine a prédestinés au succès, s’il persévère dans sa quête, s’obstine dans sa résolution, s’écarte de tout ce qui n’est pas le but, il obtient la victoire et la délivrance. Sinon, il est rejeté du degré où il s’est arrêté et renvoyé là même d’où il était parti, perdant à la fois ce monde et l’autre. C’est pour cette raison que l’auteur des « Sentences » a dit: « Les formes des créatures ne se présentent pas au disciple sans que les hérauts de la Vérité l’interpellent pour lui dire: « Ce que tu cherches est devant toi ! Nous ne sommes que tentation ! Ne te rends pas coupable d’infidélité ! » L’un des maîtres a dit aussi à ce sujet:

« Chaque fois que tu vois les degrés spirituels
déployer leur éclat
Écarte-toi, comme nous nous en sommes écartés ! »

Lorsque de tels êtres parviennent enfin à la connaissance qui était leur but, ces dévoilements leur sont ôtés au terme de leur parcours.

Quant à la voie du ravissement extatique, elle est plus courte et plus sûre. Or y a-t-il, pour le sage, quelque chose qui égale la sécurité?

C’est à ces deux voies que Dieu a fait allusion dans le verset: « Et vous saurez alors qui est sur le chemin droit, et qui est conduit » (Cor. 26: 135). Cela signifie: alors, il vous sera révélé quels sont ceux qui sont parvenus à la connaissance de Dieu en parcourant la voie droite, médiane, sans détour, c’est-à-dire la voie d’Allah et de son Prophète, et quels sont ceux qui ont été « conduits », c’est-à-dire qui sont parvenus à la connaissance de Dieu sans accomplir le voyage initiatique, étape par étape, ni rien de ce genre, mais par le ravissement en Dieu et le soutien de Sa miséricorde. Celui qui est dans ce cas est le « désiré » (al-murad)’, terme que l’on a défini comme signifiant « celui à qui sa volonté (ou son « désir »: irada) a été arrachée » et toutes les choses ont été disposées d’avance en sa faveur. Celui-là traverse sans efforts toutes les formes et toutes les étapes. Le verset ne fait pas mention de ceux qui n’appartiennent à aucune de ces deux catégories et ne parviennent donc à la connaissance d’Allah, ni par le voyage initiatique, ni par le ravissement extatique.

Un jour, cette pensée me vint à l’esprit: « Si seulement Allah m’avait dévoilé le monde de l’imagination absolue! » Cette pensée persista pendant deux jours et provoqua en moi un état de resserrement (qabd). Tandis que j’invoquais Allah, Il me ravit à moi-même et projeta sur moi Sa parole: « Un Envoyé est venu à vous de vous-même » (ou: « de vos propres âmes », min anfusikum, Cor. 9: 139) et je compris que Dieu avait pitié de ce qui m’arrivait. Dans cet état de resserrement, je lui adressai, au cours d’une des prières rituelles, la demande suivante: « Ô mon Dieu, fais-moi réaliser ce qu’ont réalisé les Gens de la Proximité, et conduis-moi par la voie des Gens du ravissement extatique. » J’entendis alors en moi-même: « J’ai déjà fait cela! » Je m’éveillai alors de mon inconscience et je sus que ce que je demandais, ou bien le moment de l’obtenir n’était pas encore arrivé, ou bien la Sagesse divine avait décrété que je ne l’obtiendrais pas, et que j’étais donc dans l’erreur en le demandant. J’étais semblable à celui que le roi convoque à sa cour et invite à s’asseoir auprès de lui pour lui tenir compagnie et converser avec lui et qui, malgré cela, souhaite voir les portiers du roi, ses garçons d’écurie et ses serviteurs, ou s’amuser sur les marchés. Je me retournai donc vers Allah et lui demandai de me faire réaliser, en fait de connaissance de Lui et de servitude, cela même en vue de quoi Il m’avait créé.

Une pensée semblable me survint une autre fois alors que je me trouvais à Médine – que Dieu la bénisse ! Je me préparais à invoquer Dieu lorsqu’Il me ravit à moi-même et projeta sur moi Sa parole: « Et Nous t’avons déjà donne sept redoublés, et le Coran glorieux. Ne dirige donc point ton regard vers ce dont nous avons concédé la jouissance à certains groupes d’entre eux! » (Cor. 15: 87, 88). Lorsque je retrouvai mes sens, je dis: « Cela me suffit ! Cela me suffit! » Cette préoccupation disparut alors complètement de mon esprit et je ne m’en souvins que beaucoup plus tard.

Mawqif 18

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« Ô, toi, âme pacifiée retourne vers ton Seigneur, agréante et agréée
Entre parmi mes Serviteurs
Et entre dans Mon paradis »
(Cor. 89: 27-29)

Cette âme que son Seigneur interpelle ainsi, en la décrivant comme « pacifiée, agréante et agréée », Il lui ordonne- et cet ordre est en fait une autorisation, une permission et une marque d’honneur -d’entrer parmi Ses serviteurs, ceux qu’il s’attribue expressément, qui ont été choisis par Lui. Il s’agit là de ceux qui connaissent leur véritable relation à la servitude et à la Seigneurie, c’est-à-dire de ceux qui savent qu’en nommant le « serviteur » on ne désigne pas autre chose qu’une manifestation particulière du Seigneur telle que la conditionnent les caractéristiques du serviteur: la Réalité essentielle est « Seigneur », la forme extérieure est « Serviteur ». Le serviteur est un « Seigneur » manifesté sous la forme d’un « Serviteur » et, sous l’apparence de l’adorateur, c’est Lui-même qui S’adore Lui-même.

L’entrée dans Son paradis (fi jannatihi) consiste pour le serviteur [conformément au sens de la racine JNN] à s’occulter (ijtinan) dans Son Essence. Celui qui y parvient a traversé les voiles des créatures et des Noms divins. Pour lui se sont évanouies les déterminations créaturelles illusoires qui n’ont de réalité qu’au niveau des perceptions sensibles. N’étaient ces perceptions, il n’y aurait que l’Être pur, absolu.

Alors, la créature étant « enveloppée » par Dieu, son ipséité disparaît – sous le rapport de son statut existentiel, mais non sous celui de la réalité permanente. Au contraire, quand l’Ipséité divine est « enveloppée » par la créature, elle demeure dans son immuable transcendance et n’est jamais affectée par aucun changement.

Cette interpellation et cet ordre divin ne s’adressent cependant à l’âme que lorsqu’elle a dépassé l’étape de la « science de la certitude » pour atteindre celle de la « réalité de la certitude », grâce à l’expérience spirituelle authentique et au dévoilement parfait, et cela à propos de deux choses.

Il faut en premier lieu que cette âme ait la certitude que Dieu est un Agent libre qui fait, conformément à Sa science et à Sa sagesse, ce qui convient, comme il convient, dans la mesure qui convient, au moment qui convient; avec pour conséquence que, sous quelque rapport ou de quelque point de vue que ce soit, il ne peut y avoir d’acte plus parfait et plus sage que celui-là, et que si le serviteur avait accès à la Sagesse divine et à la connaissance de ce qu’exigent les circonstances, il ne choisirait pas d’accomplir un autre acte que celui-là. Dès lors que l’âme possède cette certitude, elle atteint la station de l »‘agrément » à la volonté d’Allah, elle est « pacifiée » et l’accomplissement des décrets divins n’ébranle pas son immuable sérénité.

En second lieu, elle doit avoir la certitude, fondée sur l’expérience spirituelle et le dévoilement intuitif, que Dieu est le seul Agent de tout ce qui procède de Ses créatures sans aucune exception. Que la créature joue, par rapport à un acte donné, le rôle de cause, de condition ou d’empêchement, c’est en réalité Dieu qui « descend » du degré de Son absoluité – sans cesser pour autant d’être absolu -dans cette forme qu’on appelle condition, cause ou empêchement. Il fait ce qu’II fait au moyen de cette forme. Il pourrait s’en passer s’Il désirait agir sans elle, mais tel est Son libre choix et telle est Sa sagesse. L’acte est donc attribué à première vue à cette forme, alors qu’il n’appartient réellement qu’à Lui, seul, sans associé.

Alors l’âme sera « agréée » auprès de son Seigneur, puisque d’elle ne peut procéder aucun acte, et que par conséquent rien ne peut faire qu’elle cesse d’être agréée. L’agrément et l’amour de Dieu pour Ses créatures constituent l’état originel. C’est par eux qu’il les a existenciées et ils sont la cause de cette existenciation. Celui qui sait qu’il ne possède ni l’être ni l’agir, celui-là se retrouve dans cet état originel d’agrément et d’amour divin.

Qu’Allah, de par Sa grâce et Sa générosité, nous place, nous et nos frères, au nombre de ceux qu’englobe l’interpellation de ce verset ! Ainsi soit-il!

Mawqif 180

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« Qu’a donc perdu celui qui T’a trouvé? »

« Et si vous êtes patients- certes cela (huwa) est meilleur (khayr) pour ceux qui sont capables d’être patients » (Cor. 16: 126).

Dans ce verset, Allah console Ses serviteurs patients dans les épreuves en annonçant qu’il est Lui-même le substitut et le remplaçant de ce qu’ils ont perdu et qui agréait à leurs dispositions naturelles. Être patient consiste en effet à contraindre l’âme à accepter ce qui lui répugne; et elle éprouve de l’aversion pour tout ce qui n’est pas en accord avec sa prédisposition dans l’instant présent, même si elle sait que cela sera un bien pour elle par la suite. La douleur psychique (nafsani) et naturelle que les âmes ressentent lorsqu’elles sont ainsi contraintes ne peut être repoussée que si un état spirituel puissant et dominateur s’empare d’elle et leur fait oublier ce qui cause leurs souffrances et ce qui leur aurait donné du plaisir. C’est parce que l’homme ne peut, de lui-même, échapper à cette douleur que les plus grands saints ont pleuré, gémi, soupiré, demandé secours et prié que ces souffrances leur soient épargnées. Il n’en va pas de même pour la souffrance spirituelle (ruhani), que l’homme est capable de repousser. Aussi voit-on les saints se réjouir intérieurement, heureux, satisfaits, sûrs que ce qu’Allah a choisi pour eux est ce qu’il y a de meilleur, tranquilles devant la souffrance [spirituelle] qui les atteint. Aucune chose n’est déplaisante et mauvaise par essence, mais seulement par rapport aux « réceptacles » et aux prédispositions des corps physiques. Si l’on considère à présent les êtres sous le rapport de leurs réalités métaphysiques (al-haqa’iq al-ghaybiyya), tout ce qui leur advient leur convient. Plus encore: rien ne leur advient qui ne soit exigé par leur nature essentielle.

Allah a donc annoncé à ceux qui supportent avec patience la perte de ce qui leur est agréable – santé, richesse, grandeur, sécurité, possessions et enfants – que « Lui » [car tel est le sens propre du pronom huwa rendu plus haut par « cela » conformément à la manière dont ce verset est habituellement compris] est meilleur (khayr) pour eux que ce qu’ils ont perdu: car ceux-là savent que « Lui » [qui est le Nom de l’Essence suprême absolument inconditionnée] est leur Réalité inséparable et leur refuge nécessaire, et que les choses agréables qu’ils ont perdues étaient de pures illusions (umur wahmiyya khayaliya).

Allah – qu’II soit exalté ! – a employé ici le terme lahuwa, « certes Lui »; or le huwa est la Réalité insaisissable, inconnaissable, qui ne peut être nommée ou décrite. Il est le Principe non manifesté de toute manifestation, la Réalité de toute réalité. Il ne cesse ni ne se transforme, ne part ni ne change. Huwa n’est pas employé ici comme pronom de la troisième personne – la personne absente -grammaticalement corrélative d’une première personne – celle qui parle – et d’une deuxième – celle à qui l’on parle [ce qui impliquerait une multiplicité que transcende infiniment le huwamétaphysique]. Allah n’a pas dit: la-ana, « certes Moi », car le pronom ana a un caractère déterminateur puisqu’il implique la présence. Or tout ce qui est déterminé est par là même limité.

Quant au terme « meilleur » (khayr), c’est [grammaticalement] un élatif qui suppose donc comparaison entre deux termes qui ont entre eux quelque chose de commun. Certes, rien de commun et aucune comparaison ne sont concevables ici: mais Dieu parle à Ses serviteurs le langage qu’ils connaissent et les conduit par les chemins qui leur sont familiers. Sinon, qu’y a-t-il de commun entre l’être et le néant ? Et comment comparer la réalité et l’illusion?

Celui qui a trouvé Allah n’a rien perdu; et celui qui a perdu Allah n’a rien trouvé. C’est ce qu’on lit dans les oraisons de Ibn ‘Ata Allah.

« Qu’a donc trouvé celui qui T’a perdu?
Et qu’a donc perdu celui qui T’a trouvé ? »

Mawqif 220

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Les deux morts

Allah-qu’II soit exalté!- a dit:
« N’est-ce pas à Allah que toute chose retournera ? » (Cor. 42: 53)

« C’est à Lui que tout reviendra » (Cor. 11: 123)

« Et vous serez ramenés à Lui » (Cor. 10: 56)

« C’est à Lui que vous reviendrez » (Cor. 6: 60)

ainsi que d’autres paroles analogues.

Sache que le devenir de toute chose la reconduit à Dieu et que c’est à Lui qu’elle retourne. Ce retour à Lui des créatures se produit après la Résurrection, et cette dernière fait suite à l’anéantissement des créatures. Mais, comme l’a dit le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !- « Celui qui meurt, pour lui le jour de la Résurrection s’est déjà levé. »

Or il y a deux sortes de morts: la mort inévitable et commune à tous les êtres et la mort volontaire et particulière à certains d’entre eux. C’est cette seconde mort qui nous est prescrite dans la parole de l’Envoyé d’Allah: « Mourez avant de mourir. » Celui qui meurt de cette mort volontaire, la résurrection pour lui est accomplie. Ses affaires reviennent à Dieu et ne sont plus qu’une. Celui-là est revenu à Dieu et il Le voit par Lui. Ainsi que l’a dit le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix !- selon une tradition mentionnée par Tabarani: « Vous ne verrez pas votre Seigneur avant d’être morts »; et cela parce que, dans la contemplation de ce mort-ressuscité, toutes les créatures se sont anéanties, et que pour lui ne subsiste qu’une seule chose, une seule Réalité. Tout ce qui sera le lot des croyants dans leurs états posthumes est préfiguré à un degré ou à un autre dès cette vie pour les initiés. Le « retour » des choses-considérées sous le rapport de [la diversité de] leurs formes – à Allah, au terme de leur devenir, n’exprime qu’un changement de statut cognitif et non point une modification de la réalité. Celui qui meurt et pour qui s’accomplit la résurrection, pour celui-la, le multiple est Un, en raison de son unité essentielle; et l’Un est multiple en raison de la multiplicité en Lui des relations et des aspects.

Les essences (al-a’yan) – que certains appellent aussi les substances (al-jawahir) – ne disparaissent jamais. La « création nouvelle », qui est permanente en ce monde et dans l’autre, concerne seulement les formes, qui ne sont que des accidents. Et tout ce qui n’est pas l’Être absolu – qui appartient à Dieu- est accident.

Mawqif 221

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« Et Il est avec vous où que vous soyez… »
(Cor. 57: 4)

Sache que le pronom « Il » (Huwa) a pour fonction, selon les principes de l’organisation du langage, de représenter le non-manifesté (ghayb). Ce non-manifesté peut éventuellement devenir manifesté à un moment donné, dans un état donné. Mais, ici, huwa représente l’occultation de l’Essence divine, laquelle ne peut en aucun cas se manifester à une créature quelconque ou dans quelque état que ce soit, en ce monde ou dans l’autre. Il s’agit donc du Non-Manifesté absolu, qui transcende toute allusion (ishara)- car on ne peut indiquer par une allusion que ce qui est situé quelque part- et que n’est capable de désigner aucune expression (ibara) qui puisse Le limiter, Le séparer ou L’inclure. En dépit de quoi, toute allusion ne fait allusion qu’à Lui, toute désignation Le désigne, et Il est à la fois le Non-Manifesté et la Manifestation.

« Être avec » (al-ma’iyya), selon les règles du langage, se dit lorsqu’il y a compagnonnage de deux choses possédant une existence indépendante, comme par exemple dans la phrase: « Zayd est avec ‘Amr. » En revanche, on ne parle pas d »‘être avec » dans le cas de la substance et de l’accident, car l’accident n’a pas d’existence autonome puisqu’il ne subsiste que par la substance dont il est un attribut inhérent: sa définition est d’être ce qui, s’il existe, n’existe que dans un sujet (mawdu’). On ne dira donc pas: « Zayd est avec la blancheur, ou avec le mouvement. » De même, on ne dira pas: « La science de Zayd est avec lui. »

Dans le verset commenté, le compagnonnage exprimé par « avec » est celui de l’Être et du néant, car il n’est d’Être qu’Allah. « La parole la plus véridique qu’ait jamais dite un poète est celle-ci:

« Toute chose, en dehors d’Allah, n’est-elle pas qu’illusion? »

Ce qui est illusion est pur néant, et si l’on attribue l’être à autre chose qu’à la Réalité divine (al-Haqq), c’est de manière métaphorique car il ne s’agit que d’une existence imaginaire. L’être n’appartient proprement qu’à Lui -qu’Il soit exalté ! – et il est légitime de le dénier à tout ce qui n’est pas Lui comme il est de règle lorsqu’on a affaire à des relations purement métaphoriques.

Si Allah- qu’il soit exalté !- n’était pas, par Son essence même qui est l’être de tout ce qui est, « avec » les créatures, on ne pourrait attribuer l’être à aucune de ces dernières et elles ne pourraient être perçues, ni par les sens, ni par l’imagination, ni par l’intellect. C’est son « être avec » qui assure aux créatures une relation avec l’être. Mieux encore: il est leur être même. Cet « être avec » embrasse toutes les choses, qu’elles soient sublimes ou infimes, grandes ou petites. C’est par lui qu’elles subsistent. Il est l’Être pur par lequel ce qui est est. L »‘être avec » d’Allah consiste donc dans le fait qu’il est avec nous par Son essence, c’est-à-dire par ce qu’on désigne comme le Soi (huwiyya) divin, universellement présent sans qu’on puisse cependant parler à ce sujet de « diffusion » (sarayan), d’inhérence (hulul), d’union (ittihad), de mélange (imtizaj) ou de dissolution (inhilal). Ces mots ne peuvent en effet s’employer que lorsqu’on a affaire à deux réalités distinctes, ce qui correspond à la croyance du vulgaire. Mais il n’y a pour nous qu’une Réalité unique, éternelle, dont la transcendance exclut que les choses contingentes soient présentes en elles ou qu’Elle soit présente dans les choses contingentes.

Quant à ceux qui professent, selon l’opinion la plus répandue, qu’Allah – qu’II soit exalté!- est « avec nous » par Sa science [et non par Son essence] s’ils entendent par là préserver l’Essence divine de la compagnie des créatures, on sait bien que la transcendance qui revient de façon certaine à l’Essence revient également de droit aux attributs divins; et s’ils veulent dire que l’Essence est une et indivisible, tandis que les créatures sont multiples, cette objection s’applique pareillement à la Science divine qui est elle aussi une réalité une et indivisible. Celui qui prétend posséder la science alors qu’il ignore même par quoi elle s’acquiert ignore a fortiori ce qu’il prétend savoir !

Lorsque tu entends un gnostique dire, ou que tu lis dans ses écrits, qu »Allah est avec les choses par Sa science », sache qu’il n’entend pas par là ce qu’entendent les simples théologiens. Il veut dire autre chose mais en voile l’expression à l’intention des contradicteurs et des faiseurs de trouble. Selon le maître des gnostiques, Muhyl l-din [Ibn ‘Arabi]: « dire qu’Allah est avec toute chose par Sa science est plus conforme aux convenances (adab), et dire qu’Il est avec toute chose par Son essence est plus conforme à ce qu’enseigne la réalisation spirituelle (tahqiq) ». Par « convenance », il faut comprendre « lorsqu’on s’adresse à ceux qui sont sous les voiles de l’ignorance et pour tenir compte de leurs prétentions »; ou, d’une manière plus générale, que toute vérité n’est pas bonne à dire et que tout ce que l’on sait ne doit pas être divulgué.

Cet « être avec » divin se trouve indiqué aussi par les versets suivants: « Et II est témoin sur toute chose » (Cor. 34: 47); « Et Allah, derrière eux, les cerne » (Cor. 85: 20); « Ou que vous vous tourniez, là est la Face d’Allah » (Cor. 2: 116). Le mot « Face » (wajh) signifie ici l’Essence. Wajh est en effet une des manières de désigner l’essence d’un être, et la lettre même du verset fournit donc un appui à notre interprétation et écarte toute interprétation contraire car on dit couramment: « Zayd est venu en personne » en employant indifféremment nafsuhu (littéralement: « son âme »), wajhuhu(littéralement: « sa face ») ou ‘aynahu (littéralement: « son être » ou « son essence »).

Il y a d’autre part pour Allah une manière spéciale d »‘être avec » l’élite des simples croyants. Elle consiste dans la concomitance de Sa grâce (imdad) avec les nobles vertus et les beaux caractères. En témoignent ces versets: « En vérité, Allah est avec ceux qui Le craignent et ceux qui font le bien » (Cor. 16: 128); « En vérité, Allah est avec les patients » (Cor. 2: 153; 8: 47); ou encore cette parole du Prophète- sur lui la Grâce et la Paix!: « En vérité, Allah est avec le juge aussi longtemps qu’il ne prévarique point » – ainsi que d’autres paroles semblables de source divine ou prophétique. Il s’agit en tout cela de la manifestation en certaines créatures, à l’exclusion des autres, de quelques-unes des perfections de l’Être.

Il y a enfin pour Allah une manière particulière d »‘être avec » l’élite de l’élite, c’est-à-dire avec les Envoyés, les prophètes et leurs héritiers spirituels- qu’Allah leur accorde à tous Sa Grâce et Sa Paix ! Elle n’est rien d’autre que la prédominance du statut de l’Être nécessaire et éternel sur leur statut de créature contingente, adventice et dépourvue d’existence réelle. C’est ainsi qu’Il dit, s’adressant à Musa (Moïse) et Harun (Aaron): « Certes Moi, avec vous deux, J’écoute et Je vois » (Cor. 20: 46), ce qui signifie « par vous deux J’entends et par vous deux Je vois, car Ma compagnie a subjugué vos deux êtres. Il n’y a ici que Moi, il n’y a plus de « vous » si ce n’est sous le rapport de la forme apparente ». Cette station spirituelle est connue chez les initiés- qu’Allah soit satisfait d’eux !- sous le nom de « Proximité par les oeuvres obligatoires » (qurb al-fara’id) et elle consiste dans la manifestation du Seigneur et l’occultation du serviteur. Lorsqu’on interpelle celui qui a atteint cette station en lui disant « ô, untel ! », c’est Dieu qui répond à sa place « Me voici ! ».

Ce degré est supérieur à celui qu’on appelle « Proximité par les oeuvres surérogatoires » (qurb al-nawafil). Celui qui se trouve dans ce dernier, quand quelqu’un dit « ô Allah ! », c’est lui qui, au contraire, répond à la place d’Allah « Me voici ! ».

Qu’Allah soit « avec » toute chose est une certitude. Néanmoins, on ne peut dire d’aucune chose qu’elle est « avec Lui ». Car, tandis qu’il existe une base scripturaire explicite (nass) dans le premier cas, l’affirmation corrélative que toute chose est avec Lui est seulement implicite.

Elle découle, certes, du fait que si quelqu’un est avec toi, tu es avec lui. Mais nous ne pouvons, en l’absence d’un appui scripturaire, affirmer « Je suis avec Lui ».

Mawqif 132

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Les secrets du Lam-Alif

« Ces symboles, nous les faisons pour les hommes mais ne les comprennent que ceux qui savent »
(Cor. 29: 43)Sache que Dieu propose des symboles par Ses actes comme par Ses paroles, car la raison d’être du symbole est de conduire à la compréhension, de telle sorte que l’objet intelligible devienne aussi évident que l’objet sensible [qui le symbolise]. Parmi les symboles qu’il propose par Ses actes figure la création des lettres de l’alphabet: leur tracé enferme, en effet, des secrets que seul peut saisir celui qui est doué de science et de sagesse. Entre toutes ces lettres se trouve le Lam-Alif, qui recèle des allusions subtiles, des secrets et des énigmes innombrables, et un enseignement.

Parmi ces secrets, il y a le fait que la combinaison des deux lettres Lam et Alif [dans le Lam-Alif]est analogue à celle de la Réalité divine avec les formes des créatures. D’un certain point de vue, il s’agit de deux lettres distinctes et, d’un autre point de vue, d’une lettre unique. De même la Réalité divine et les formes des créatures sont deux choses distinctes d’un certain point de vue et une seule et même chose d’un autre point de vue.

Il y a aussi le fait que l’on ne sait laquelle des deux branches [du Lam-Alif] est l’Alif et laquelle est le Lam. Si tu dis: « C’est le Lam qui est la première branche », tu as raison, si tu dis: « C’est l’Alif, tu as raison aussi. Si tu te déclares incapable de décider entre ceci et cela, tu as raison encore.

De même, si tu dis que seule la Réalité divine se manifeste et que les créatures sont non manifestées, tu dis vrai. Si tu dis le contraire, tu dis vrai aussi. Et si tu confesses ta perplexité à ce sujet, tu dis vrai encore.

Parmi les secrets du Lam-Alif, il y a aussi ceci: Dieu et la créature sont deux noms qui désignent en fait un seul et même Nommé: à savoir l’Essence divine qui Se manifeste par l’un et par l’autre. De façon analogue, le Lam et l’Alif sont deux désignations qui s’appliquent à un seul et même « nommé » car ils constituent le double nom d’une lettre unique.

Autre secret: de même que la forme de la lettre qu’on appelle Lam-Alif ne peut être manifestée par l’une des deux lettres qui la constituent indépendamment de l’autre, de même il est impossible que la Réalité divine ou la création se manifestent l’une sans l’autre: Dieu sans la création est non manifesté et la création sans Dieu est dépourvue d’être.

Autre secret: les deux branches du Lam-Alif se réunissent puis se séparent. De même, Dieu et les créatures sont indiscernables sous le rapport de la réalité essentielle et se distinguent sous le rapport du degré ontologique: car le degré ontologique du dieu créateur n’est pas celui du serviteur crée.

Un autre secret réside dans le fait que le scripteur, lorsqu’il trace le Lam-Alif, commence parfois par tracer la branche qui apparaît la première dans la forme complète du Lam-Alif, et parfois par celle qui apparaît la seconde. Ainsi en va-t-il de la connaissance de Dieu et de la création: la connaissance de la création précède parfois celle de Dieu – c’est la voie que mentionne la formule: « Qui connaît son âme connaît son Seigneur », c’est-à-dire celle des « itinérants » (al-salikun); parfois, au contraire, la connaissance d’Allah précède la connaissance de la création: c’est la voie de l’élection et de l’attraction divine (jadhb), c’est-à-dire celle des « désirés » (almuradun).

Un autre secret est que la perception ordinaire ne saisit [lorsque le Lam-Alif est prononcé] que le son La qui est le nommé, bien qu’il s’agisse en fait de deux lettres, le Lam et l’Alif. De même la perception ordinaire ne distingue-t-elle pas les deux « noms » [qui constituent inséparablement la Réalité totale]: « Dieu » et « création », bien qu’il s’agisse en fait de deux choses distinctes.

Un autre secret est que le Lam et l’Alif, lorsqu’ils se mélangent et s’assemblent pour former le Lam-Alif, se cachent l’un et l’autre. De même la Réalité divine, lorsqu’elle « s’assemble » avec les créatures en mode strictement conceptuel (tarkiban ma’nawiyyan), se cache au regard de ceux qui sont spirituellement voilés: ceux-là ne voient que les créatures. Inversement, ce sont les créatures qui disparaissent sous le regard des maîtres de l’Unicité de la contemplation (wahdat al-shuhud), car ils ne voient que Dieu seul. Ainsi, Dieu et les créatures se cachent l’un et l’autre [comme le Lamet l’Alif] mais de deux points de vue différents.

Parmi les secrets du Lam-Alif, il y a encore ceci: lorsque se confondent les deux branches du Lam et de l’Alif et que la forme du La disparaît donc aux yeux de l’observateur, la signification attachée à cette forme disparaît aussi. De même, lorsque survient l’extinction (fana’)- que l’on nomme aussi l’Union » (ittihad) chez les hommes de la Voie, l’adorateur et l’Adoré, le Seigneur et le serviteur disparaissent ensemble: s’il n’y a pas d’adorateur, il n’y a pas d’Adoré; et s’il n’y a pas de serviteur, il n’y a pas de Seigneur. Car, lorsque deux termes sont corrélatifs, la disparition de l’un entraîne nécessairement celle de l’autre et ils disparaissent donc ensemble.

A toi de poursuivre ces analogies, et d’en tirer les enseignements!

Mawqif 215

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La Lumière des cieux et de la terre

« Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche dans laquelle se trouve une lampe. La lampe est dans un verre. Le verre est comme un astre resplendissant. Elle tire sa flamme d’un arbre béni, un olivier qui n’est ni d’orient ni d’occident. Peu s’en faut que son huile n’illumine sans même que la touche le feu. Lumière sur lumière ! Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. Allah fait des symboles pour les hommes et Allah connaît toutes choses »
(Cor. 24: 35)

Dans ce précieux verset, Il nous a enseigné que, sous le rapport de Son nom al-Nur (La lumière), Allah – à savoir le Nom qui totalise tous les Noms – est la Lumière des cieux et de la terre, c’est-à-dire leur être même, que c’est par Lui qu’ils subsistent et par Lui qu’ils sont manifestés. En effet, c’est par la lumière qu’apparaît ce qui était celé dans la Tenèbre du néant. N’eût été Sa lumière, aucune chose ne serait perçue et il n’y aurait aucune différence entre une ombre et celui qui la projette. La lumière est la cause (sabab) de la manifestation des créatures- parmi lesquelles la terre et les cieux- ainsi qu’il en va dans le monde physique, où l’obscurité de la nuit rend les choses comme inexistantes par rapport aux observateurs jusqu’au moment où l’apparition de la lumière entraîne celle des choses et les distingue les unes des autres; et cela au point qu’un des philosophes a dit que les couleurs étaient inexistantes dans l’obscurité et que la clarté était une condition sine qua nonde leur existence.

Si Dieu a privilégié les cieux et la terre d’une mention dans ce verset, c’est parce que les cieux sont le lieu symbolique des purs esprits (ruhaniyyat) et la terre celui des êtres dotés d’un corps. Les uns et les autres sont illuminés par une unique Lumière, sans que pour autant elle se sépare, se divise ou se partage.

La Lumière absolue ne peut pas davantage être perçue que l’Obscurité absolue. La lumière a donc brillé sur l’obscurité, de telle sorte que cette dernière soit perçue par la lumière, et celle-ci par elle. Tel est le sens de cette parole des maîtres: Dieu Se manifeste par les créatures, et les créatures se manifestent par Lui. Le Shaykh al-akbar a dit à ce propos:

« N’eût été Lui, n’eût été nous Ce qui est ne serait pas. »

Autrement dit: sans Dieu, la créature ne serait pas existenciée (khalqun bi-la haqqin la yujad) et sans la créature, Dieu ne serait pas manifesté (haqqun bi-la khalqin layazhar). Sache cependant que Dieu, pour Se manifester par Son essence à Son essence, n’a nul besoin des créatures puisque sous le rapport de l`Essence, il est absolument indépendant à l’égard des mondes et même de Ses propres noms: car, de ce point de vue, à qui se nommerait-il? à qui pourrait-il être décrit? A ce degré, il n’y a que l`Essence une et absolue! En revanche, lorsqu’il se manifeste avec Ses noms et Ses attributs- ce qui implique la manifestation de leurs effets- Il a besoin (huwa muftaqir) des créatures. Le Shaykh al-akbar a fait allusion à cela dans ces vers:

« Chacun d’eux est dans le besoin
Aucun d’eux ne se passe de l’autre »,

« eux » désignant ici Dieu et la créature. Cette dépendance des Noms divins à l’égard des êtres qui sont leurs lieux de manifestation n’est pas une imperfection. Elle constitue au contraire la perfection au niveau des Noms et des Attributs car le besoin qu’a la cause, en tant que telle de son effet en tant que tel représente la perfection même. Cette relation est en effet nécessaire pour que les Noms divins, qui ne se distinguent que par leurs effets, puissent se distinguer les uns des autres. Toutefois les Noms divins, par celle de leurs « faces » qui est tournée vers l`Essence, sont eux aussi totalement autonomes à l’égard des mondes: sous ce rapport, ils ne sont rien d’autre que l’Essence même, et c’est pourquoi chacun d’eux peut être qualifié et désigné par tous les autres Noms au même titre que l’Essence.

Dans l’une de mes visions contemplatives, je vis ceci: un immense registre ouvert m’était présenté. Sur chaque ligne, un Nom divin était écrit, puis était successivement qualifié sur cette même ligne par tous les autres Noms. Sur la ligne suivante, un autre Nom était écrit et pareillement qualifié par tous les autres et ainsi de suite jusqu’à épuisement de la liste des quatre-vingt-dix-neuf Noms divins.
Au contraire, si l’on considère la « face » des Noms qui est tournée vers les mondes crées, ils sont, de ce point de vue, dépendants de ces derniers dans la mesure où ils cherchent à produire leurs effets: celui qui cherche est dépendant à l’égard de ce qu’il cherche.

Les cieux, la terre et toutes les créatures, dont la lumière est le Nom al-nur, sont les ombres des Noms et des Attributs projetées sur les prototypes immuablement fixes dans la Science divine (al-a’yan al-thabita fi l-hadrat al-‘ilmiyya). Toute ombre nécessite en effet une surface. telle que la terre ou l’eau, sur laquelle elle puisse se projeter. C’est la lumière qui rend l’ombre visible, mais c’est l’objet vertical [éclairé par cette lumière] qui lui donne sa forme. Cet objet vertical correspond, en l’occurrence, au degré des Noms et des Attributs, et la Lumière est l’Etre qui se répand sur les possibles.

Puis Dieu a répondu [dans la suite du verset] à la question: cette illumination de la terre, des cieux et de toutes les créatures se produit-elle directement ou par intermédiaire ? Doit-elle être comprise comme une conjonction, une union ou un mélange? Par le recours au symbole de la niche, du verre et de la lampe, Il nous a fait savoir que cette illumination s’opérait, sans union, mélange ni conjonction, par l’intermédiaire de la Réalité muhammadienne (al-haqiqa al-muhammadiyya), laquelle est la première détermination (al-ta’ayyun al-awwat), l’isthme des isthmes (barzakh al-barazikh), le lieu de la théophanie de l’Essence et de l’apparition de la Lumière des lumières. C’est cette Réalité muhammadienne qui est désignée par le « verre ». Quant à la « niche », elle représente la totalité des créatures- la Réalité muhammadienne exceptée, car c’est du « verre », et par son intermédiaire, que se répand perpétuellement la lumière. Quant à la « lampe », elle symbolise la lumière existentielle et relative (al-nur al-wujudf al-idafi).

Dieu nous a informé ensuite que ce verre, par quoi la lumière parvient à la niche, possède cette finesse, cette plénitude, cette pureté, cette aptitude à recevoir la lumière et à la répandre sur la niche en raison de sa prédisposition parfaite et insurpassable, au point qu’on a pu dire qu’à lui s’appliquait ce distique de Sahib Ibn ‘Abbad:

« La coupe était si pure et le vin si limpide qu’ils devinrent semblables, au point qu’on ne savait
S’il y avait là du vin sans coupe ou une coupe sans vin. »

C’est là le sens de « comme un astre resplendissant ».

« Elle tire sa flamme »: il s’agit ici de la lampe, c’est-à-dire de la lumière existentielle relative. « D’un arbre »: d’un principe, d’une source. « Béni »: sa bénédiction est pérenne, et sa surabondance inépuisable. « Ni d’orient ni d’occident »: on ne peut dire de cet arbre dont la lampe tire sa flamme, ni qu’il est « oriental »- ce qui le rattacherait au lever du soleil et à l’illumination – ni qu’il est « occidental »-ce qui le rattacherait au couchant et à l’ombre- car il est l’Essence même. Or, à cette dernière, on ne peut assigner aucun statut particulier puisqu’elle ne peut être saisie par l’intellect et que l’assignation d’un statut à ce qui est inintelligible est impossible. Elle n’est ni d’orient ni d’occident, ni nécessaire ni contingente, ni être ni non-être. Elle ne se manifeste pas par une chose sans se manifester aussi par son contraire.

« Peu s’en faut »: cela était près de se produire mais ne s’est pas produit. « Que son huile »: ce qui alimente la « lampe » mentionnée plus haut. « N’illumine »: que l’Essence ne se manifeste que par elle -même et pour elle-même, sans être associée à quoi que ce soit- j’entends par là une association en mode purement conceptuel. « Sans même que la touche le feu »: c’est là une allusion aux formes manifestées auxquelles s’associe ce qui est symbolisé par l’huile, laquelle représente la réalité essentielle de la lampe. La lumière de la lampe n’apparaît pas si elle n’est pas en contact avec le feu. A son tour, le feu n’éclaire pas et ne se manifeste pas sans la présence de quelque chose qui l’alimente, et cette chose elle-même ne se manifeste que si le feu est en contact avec elle.

« Lumière sur lumière »: la lumière attribuée aux cieux et à la terre est identique à la Lumière absolue que ne limitent ni les cieux ni la terre. « Sur » (‘ala): signifie « Nous » (bi-ma’na nahnu).

« Allah guide » par Ses instructions et Ses théophanies « qui Il veut » d’entre ses serviteurs « vers Sa lumière »: Sa lumière absolue, et non la lumière relative attribuée à telle ou telle chose. « Allah fait des symboles pour les hommes »: afin que leur soit évidente la réalité des choses car « Allah connaît toute chose » et sait comment en tirer un symbole. Mais aux hommes Il a dit: « Ne faites pas de symboles d’Allah » (Cor. 16: 74). Il a formulé cette interdiction en raison de leur ignorance, car ils ne sauraient comment faire ces symboles; mais cette interdiction ne s’applique qu’au Nom Allah, qui est le Nom totalisateur. Quant aux autres Noms, il n’y a pas d’interdiction.

Et Allah est plus Savant et plus Sage!

Mawqif 103

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La face de Dieu

« Tourne ta face vers la Mosquée sacrée »
(Cor. 2: 144, 149, 150).

Cela signifie: « tourne la face [divine] qui t’est particulière » – celle dont Dieu a dit: « Seule subsiste la Face de ton Seigneur » (Cor. 55: 27).

Cette face, c’est le secret (sirr) par lequel ton esprit subsiste, de même qu’à son tour ton corps ne subsiste que par ton esprit. Elle est la raison d’être de l’homme, et c’est elle que l’ordre [formulé dans le verset] concerne. Dieu, en effet, ne considère pas vos formes extérieures mais seulement vos coeurs – qui sont les « faces divines » propres à chacun de vous. Ce sont elles qui, en vous, « contiennent » Dieu alors que son ciel et sa terre ne peuvent Le contenir. Dieu ne nous a pas prescrit de nous orienter vers la qibla si ce n’est par ces faces. Nous n’entendons et nous ne voyons que par elles. Celui qui ne s’oriente [vers la qibla]que par son corps, sans orienter aussi cette face, ne s’oriente pas véritablement. Celui qui ne regarde que par ses yeux de chair, sans regarder aussi par cette face, ne regarde pas véritablement. Ainsi que Dieu l’a dit: « Tu les verras [= les infidèles] qui te regardent, et ils ne voient point » (Cor. 7 :198). Cela vient de ce qu’ils ne regardent que par leurs regards de chair et non point par leurs « faces » particulières et par leurs « secrets ». Pareillement, celui qui écoute par son ouïe seule, indépendamment de cette face, n’entend pas.

C’est pourquoi Dieu a dit: « Ils ont des oreilles et ils n’entendent point » (Cor. 7: 179).

Celui qui ne se tourne [vers Dieu] que par cet organe conique qu’est son coeur de chair, celui-là ne saisit ni ne comprend: « Ils ont un coeur et ils ne comprennent point » (Cor. 7: 179)

Celui qui regarde par son oeil fini ne voit que les choses finies- corps, couleurs ou surfaces. Celui qui regarde par l’oeil de son esprit caché voit les choses cachées- êtres spirituels, formes du monde de l’imagination absolue, djinns- qui toutes ne sont encore que des êtres créés et donc des voiles. Mais celui qui regarde par sa face, c’est-à-dire son secret (sirr), voit les faces que Dieu a en toutes choses; car, en vérité, seul Allah voit Allah, seul Allah connaît Allah.

Ces trois « yeux » n’en sont en réalité qu’un seul et ne se distinguent que par la différence des objets de leur perception. Que cela est déconcertant et surprenant! Celui qui regarde ne peut lui-même faire la distinction entre le regard de ses yeux de chair, celui de son esprit et celui de son « secret »- c’est-à-dire de sa « face » particulière- que par la nature de ce qu’il perçoit!

C’est à cette « face » que se rapporte la parole de Dieu: « Ô fils d’Adam, J’ai été malade et tu ne M’as pas visité. J’ai eu faim et tu ne M’as pas nourri. J’ai eu soif et tu ne M’as pas abreuvé… »

C’est à elle encore qu’il est fait allusion dans le hadith « Je suis son ouïe… son regard… » où Dieu énumère successivement toutes les facultés du serviteur. C’est également à cause d’elle que Dieu a dit « Et ton Seigneur a décrété que vous n’adoreriez que Lui » (Cor. 17:23) car c’est en réalité cette face divine seule qui est adorée en toute créature- feu, soleil, étoile, animal ou ange. La considération de cette face est nécessaire en tout acte, religieux ou non.

Lorsque [le gnostique] s’oriente vers la qibla pour accomplir la prière rituelle, il voit que celui qui s’oriente est Dieu, et que celui vers qui il s’oriente est Dieu aussi. Lorsqu’il fait l’aumône, il voit que celui qui donne est Dieu, et que celui qui reçoit est Dieu aussi, ainsi qu’il est dit dans le verset: « Ne savent-ils pas que c’est Allah lui-même qui accepte le repentir de Ses serviteurs et qui prend les aumônes ? » (Cor. 9: 104). Et il est rapporté aussi dans le Sahih que l’aumône tombe d’abord dans la Main du Tout-Miséricordieux [avant de tomber dans la main de celui à qui elle est destinée].

Lorsqu’il récite le Coran, il voit que celui qui parle est Dieu, et que celui à qui il est parlé est Dieu aussi. Lorsqu’il écoute le Coran, il voit que la Parole est Dieu, et que l’auditeur est Dieu. Lorsqu’il regarde une chose quelconque, il voit que celui qui regarde est Dieu et que ce qui est regardé est Dieu.

Car il voit Dieu par Dieu- mais prends garde de croire qu’il s’agit là d’incarnation, d’union, d’infusion ou d’engendrement’: je désavoue tout cela. Comme l’a dit le Shaykh al-akbar:

« Nous avons laissé derrière nous les mers agitées
Comment les hommes sauraient-ils vers quoi nous nous dirigeons ? »

Quant à la « Mosquée sacrée » [mentionnée dans le verset introductif], bien que ce terme s’applique littéralement à la Mosquée que les sens peuvent percevoir, il faut comprendre qu’il désigne le degré qui totalise tous les Noms divins, c’est-à-dire le degré de la divinité (uluhiyya), qui est le « lieu de la prosternation »’. De la prosternation des coeurs, non de celle des corps. On dit un jour à l’un des Maîtres: « Le coeur se prosterne-t-il ? » Il répondit: « [oui] Et de cette prosternation, il ne se relève jamais! ». Le mot « sacré » (haram) signifie qu’il est interdit de pénétrer en ce lieu à un coeur qui ne s’est pas dégagé de la sphère de l’âme et de la sphère des êtres créés. [La suite du verset :] « où que vous soyez, tournez vos faces » [vers la Mosquée sacrée] signifie: « où que vous soyez, dans l’accomplissement des oeuvres d’adoration ou dans les actes ordinaires de la vie, contemplez-Le dans ce que vous mangez, dans ce que vous buvez, dans ceux ou celles que vous épousez; tout en sachant qu’Il est à la fois le Contemplant et le Contemplé:

« Il a juré par le Contemplant et le Contemplé »
Et ce faisant, Il n’a juré que par Lui-même, non par un autre que Lui. »

Mawqif 149

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Le dieu conditionné par la croyance

« Dites: nous croyons en ce qui nous a été révélé et en ce qui vous a été révélé; votre Dieu et notre Dieu sont un seul Dieu, et nous Lui sommes soumis (muslimun) » (Cor. 29: 46)

Ce que nous allons dire ici relève de l’allusion subtile (ishara) et non de l’exégèse (tafsir) proprement dite.

Dieu prescrit aux muhammadiens de dire à toutes les communautés appartenant aux « Gens du Livre »- chrétiens, juifs, sabéens et autres: « Nous croyons en ce qui nous a été révélé », c’est-à-dire en ce qui s’est épiphanisé à nous, à savoir le Dieu exempt de toute limitation, transcendant dans son immanence même, plus encore: transcendant dans sa transcendance même; et qui en tout cela demeure pourtant immanent. « Et en ce qui vous a été révélé », c’est-à-dire en ce qui s’est épiphanisé à vous dans les formes conditionnées, immanentes et limitées. C’est Lui que Ses théophanies manifestent à vous comme à nous. Les divers termes qui expriment la « descente » ou la « venue » de la révélation ne désignent rien d’autre que des manifestations (zuhurat) ou des théophanies (tajalliyat) de l’Essence, de Son verbe ou de tel ou tel de Ses attributs. Allah n’est pas « au-dessus » de quiconque, ce qui impliquerait qu’il faut « monter » vers Lui. L’Essence divine, Son verbe et Ses attributs ne sont pas localisables dans une direction particulière d’où ils « descendraient » vers nous.

La « descente » et les autres termes de ce genre n’ont de sens que par rapport à celui qui reçoit la théophanie et à son rang spirituel. C’est ce rang qui justifie l’expression de « descente » ou les expressions analogues. Car le rang de la créature est bas et inférieur alors que celui de Dieu est élevé et sublime. N’eût été cela, il ne serait pas question de « descendre » ou de « faire descendre » [la Révélation] et on ne parlerait pas de « montée » ou d »‘ascension » , d « ‘abaisser » ou d »‘approcher ».
C’est la forme passive [dans laquelle le sujet réel de l’action exprimée par le verbe reste occulté] qui est employée dans ce verset car la théophanie dont il s’agit ici se produit à partir du degré qui totalise tous les Noms divins. De ces Noms ne s’épiphanisent, à partir de ce degré, que le nom de la divinité (c’est-à-dire le nom Allah), le nom al-Rabb (« le Seigneur ») et le nom al-Rahman (« le Tout-Miséricordieux »). [Parmi les témoins scripturaires de ce qui précède] Allah a dit: « Et ton Seigneur viendra » (Cor. 89: 22), et, de même, on trouve dans une tradition prophétique: « Notre Seigneur descend… » Allah a dit encore: « Sauf si Allah vient » (Cor. 2: 210), etc. Il est impossible qu’un des degrés divins s’épiphanise avec la totalité des Noms qu’il renferme. Il manifeste perpétuellement certains d’entre eux et en cache d’autres. Comprends!

Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées à la nôtre sont véritablement et réellement un Dieu unique, conformément à ce qu`II a dit en de nombreux versets: « Votre Dieu est un Dieu unique » (Cor. 2: 163; 16: 22; etc.) Il a dit aussi: « Il n’y a de dieu qu’Allah » (wa ma min ilahin ila Llahu, Cor. 3: 62). Il en est ainsi nonobstant la diversité de Ses théophanies, leur caractère absolu ou limité, transcendant ou immanent, et la variété de Ses manifestations. Il S’est manifesté aux muhammadiens au-delà de toute forme tout en Se manifestant en toute forme, sans que cela entraîne incarnation, union ou mélange. Aux chrétiens, Il s’est manifesté dans la personne du Christ et des moines, ainsi qu’il le dit dans le Livre. Aux juifs, Il s’est manifesté sous la forme de ‘Uzayr et des rabbis; aux mazdéens sous la forme du feu, et aux dualistes dans la lumière et la ténèbre. Et II s’est manifesté à tout adorateur d’une choses quelconque- pierre, arbre ou animal…- sous la forme de cette chose: car nul adorateur d’une chose finie ne l’adore pour elle-même. Ce qu’il adore, c’est l’épiphanie en cette forme des attributs du Dieu vrai- qu’il soit exalté!-, cette épiphanie représentant, pour chaque forme, l’aspect divin qui lui correspond en propre. Mais [au-delà de cette diversité des formes théophaniques], ce qu’adorent tous les adorateurs est un, leur faute consistant seulement dans le fait de le déterminer limitativement [en l’identifiant exclusivement à une théophanie particulière].

Notre Dieu, celui des chrétiens, des juifs, des sabéens et de toutes les sectes égarées, est Un, ainsi qu’il nous l’a enseigné. Mais Il S’est manifesté à nous par une théophanie différente de celle par laquelle Il S’est manifesté dans Sa révélation aux chrétiens, aux juifs et aux autres sectes. Plus encore: Il S’est manifesté à la communauté muhammadienne elle-même par des théophanies multiples et diverses, ce qui explique que cette communauté à son tour comprenne jusqu’à soixante-treize sectes différentes, à l’intérieur de chacune desquelles il faudrait encore distinguer d’autres sectes, elles-mêmes variées et divergentes, ainsi que le constate quiconque est familier avec la théologie. Or tout cela ne résulte de rien d’autre que de la diversité des théophanies, laquelle est fonction de la multiplicité de ceux à qui elles sont destinées et de la diversité de leurs prédispositions essentielles. En dépit de cette diversité, Celui qui s’épiphanise est Un, sans changement de l’éternité sans commencement à l’éternité sans fin. Mais II Se révèle à tout être doué d’intelligence à la mesure de son intelligence. « Et Allah embrasse toute chose, et Il est le Savant par excellence » (Cor. 2: 115).
Il y a donc en fait unanimité des religions quant à l’objet de l’adoration- cette adoration étant co-naturelle à toutes les créatures, même si peu d’entre elles en ont conscience- du moins en tant qu’elle est inconditionnée, et non point quand on la considère sous le rapport de la diversité de ses déterminations. Et nous, musulmans, ainsi qu’II nous l’a prescrit, sommes soumis au Dieu universel et croyons en Lui. Ceux qui sont voués au châtiment ne le sont qu’en tant qu’ils L’adorent sous une forme sensible exclusive de toute autre. Seule connaît la signification de ce que nous disons l’élite de la communauté muhammadiennne, à l’exclusion des autres communautés. Il n’y a pas au monde un seul être- fût-il de ceux qu’on appelle « naturalistes », « matérialistes » ou autrement-qui soit véritablement athée. Si ses propos te font penser le contraire, c’est ta manière de les interpréter qui est mauvaise. L’infidélité (kufr) n’existe pas dans l’univers, si ce n’est en mode relatif. Si tu es capable de comprendre, tu verras qu’il y a là un point subtil: à savoir que quiconque ne connaît pas Dieu de cette connaissance véritable n’adore en réalité qu’un seigneur conditionné par la croyance qu’il a à son sujet, et qui ne peut donc se révéler à lui que dans la forme de sa croyance. Mais le véritable Adoré est au-delà de tous les « seigneurs »!

Tout cela fait partie des secrets qu’il convient de celer à quiconque ne suit pas notre voie. Prends garde! Celui qui les divulgue doit être compté parmi les tentateurs des serviteurs de Dieu; et nulle faute ne peut être imputée aux docteurs de la Loi s’ils l’accusent d’être un infidèle ou un hérétique dont on ne peut accepter le repentir. « Et Dieu dit la Vérité, et c’est Lui qui conduit sur la voie droite » (Cor. 33: 4).

Mawqif 246

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De la docte ignorance

« Et ils n’ont pas mesuré Allah à sa juste mesure »
(Coran 6: 91)

Ce verset signifie: ils n’ont pas proclamé la Grandeur de Dieu comme il conviendrait, selon ce qu’exige Son essence et ce qui est dû à Sa majesté; et cela leur est d’ailleurs impossible: il n’est pas au pouvoir de l’être contingent d’y parvenir; sa prédisposition essentielle (isti’dad) ne le lui permet pas.

Le pronom de la troisième personne du pluriel dans « Et ils n’ont pas mesuré » englobe tous les anges, les Esprits éperdus d’amours et, en dessous d’eux, les djinns et les hommes, y compris les Envoyés, les prophètes et les saints. Plus encore: il englobe jusqu’à l’intellect premier, l’Esprit de sainteté, qui est le premier des êtres créés et le plus proche des Rapprochés.

En effet, celui qui proclame la grandeur le fait à la mesure de la connaissance qu’il a de celui dont il proclame la grandeur. Or aucun être créé – qu’il soit de ceux dont les connaissances sont le fruit de la raison ou de ceux dont les connaissances proviennent des théophanies- ne connaît véritablement Allah, c’est-à-dire ne Le connaît tel qu’Il Se connaît Lui-même. Comment l’être fini pourrait-il connaître Celui qui est exempt de toute relation ou limitation? La plus savante des créatures au sujet d’Allah (i.e. le Prophète), elle-même, ne dit-elle pas: « Gloire à Toi ! Nous ne Te connaissons pas comme il conviendrait de Te connaître. Aucune louange ne T’embrasse. Tu es tel que Tu T’es loué Toi-même et ce qui est en Toi est hors d’atteinte de moi. »

Toutes les espèces de l’univers Le glorifient, et chacune affirme Sa transcendance à l’égard de ce que les autres professent à Son sujet: ce que l’un affirme, c’est précisément ce que nie l’autre. Cela vient de ce que tous sont voilés, quel que soit le degré qu’ils aient atteint. Celui qui professe la pure transcendance est voilé, celui qui professe la pure immanence est voilé, et voilé aussi celui qui professe les deux à la fois. Celui qui professe qu’II est absolu est voilé, et de même celui qui Lui attribue des limitations, et de même encore celui qui nie et ceci et cela. Quiconque Lui assigne un statut est voilé, dans une mesure que déterminent son rang et sa place auprès de Dieu: car il y a autant de voiles différents que de voilés. Et qu’on n’objecte pas que ce que je viens de dire est aussi une manière de Lui assigner un statut, car je répondrai que ce que j’ai dit ne procède pas de moi. C’est Lui-même qui l’a affirmé en disant: « Et leur science ne L’embrasse pas » (Cor. 20: 110); « Et Allah vous met en garde contre Lui-même » (Cor. 3: 28), nous dispensant par là de chercher à atteindre ce qui est inaccessible. Ses Envoyés nous ont dit la même chose. Lorsqu’il s’agit de l’Essence d’Allah, l’univers entier est stupide. Il n’est pas jusqu’au Plérôme suprême (al-mala’ al-a’la) qui ne soit en quête de Lui. Or on ne cherche que ce qui est absent là où on le cherche!

Cette quête n’a pas de terme; la connaissance de Dieu n’a pas de terme. Il ne peut être connu: n’est connaissable que ce qui procède de Lui, en tant qu’effet de Ses noms, non Son ipseité. C’est pourquoi l’ordre suivant fut donné à celui-là même qui, pourtant, détient la science des Premiers et des Derniers (i.e. le Prophète): « Dis: Seigneur, augmente-moi en science! » (Cor. 20: 114). Et il ne cesse de le dire, en tout état, toute station, tout degré, en ce monde, dans le monde intermédiaire et dans l’au-delà.

Cela étant, ce qui s’impose à nous, c’est de nous attacher fermement à la voie de la foi, d’accomplir les oeuvres prescrites et de suivre l’exemple de celui qui nous a apporté la Loi. Ce qu il a dit, nous le disons aussi, pour nous conformer à son exemple et comme simple interprète de sa parole- car c’est lui qui le dit, et non nous. Et ce qu’il a tu, nous le taisons- tout en appliquant la législation sacrée et les peines légales, et en attendant la mort.


Mawqif 359