بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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vendredi 6 octobre 2017
mercredi 27 avril 2016
samedi 20 septembre 2014
FÈS ET SAINTETÉ, DE LA FONDATION À L’AVÈNEMENT DU PROTECTORAT (808-1912) - Ruggero Vimercati Sanseverino
Hagiographie,
tradition spirituelle et héritage prophétique dans la ville de Mawlāy Idrīs
vendredi 1 novembre 2013
Le rituel de la Shâdhiliyya à Tunis - Ismail Warscheid
Vue sur le lac de Tunis à partir de la zaouïa de Sidi Belhassen Chedly - 1846
Journées
Doctorales des étudiants du Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen
(CHSIM), Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
Jeudi
07 Juin 2007, 96 Bd Raspail, 75006 Paris, Salle Maurice et Denys Lombard
Les
confréries soufies au XXIème siècle. Du Maghreb à l’Extrême Orient
Les
confréries soufies à travers le rituel : permanences, transformations,
réaffirmation des pratiques et des discours
Le
rituel de la Shâdhiliyya à Tunis
Ismail
Warscheid
Nombreuses sont les confréries soufies dans le monde
arabo-musulman, et particulièrement au Maghreb, qui se réclament de
l’enseignement du grand saint d’origine marocaine, Abu’l-Hassan al-Shadhili (m.
656/1258). On pourrait presque dire que toutes les grandes turuq au Maghreb,
d’une manière ou d’une autre, retracent leur généalogie spirituelle (silsila
al-baraka) à ce saint médiéval du XIIIe siècle.1 La Tunisie n’y fait pas
exception. Sa capitale présente toutefois le cas particulier d’une branche
shadhilite qui, contrairement aux autres branches comme la
Derqawiyya-Shadhiliyya ou la Jazouliyya Shadhiliyya, se réclame directement du
saint fondateur sans aucun saint intermédiaire.
Les dignitaires de la Shadhiliyya tunisoise sont
souvent issus des élites traditionnelles de la société citadine. À Tunis, les
maîtres de la Shadhiliyya au XIXe siècle, l’époque sur laquelle je travaille
essentiellement, ont tous fait leurs études à la Zitouna et occupent des postes
supérieurs dans l’establishment religieux de la ville. Le cheikh Abu Hafs
al-Haj ‘Omar ben Mouaddib (m. 1293/1829), fondateur de la maison des Belhassan
qui détient la mashā’ikha de la Shadhiliyya tunisoise jusqu’à aujourd’hui, est
nommé par exemple deuxième Imam de la Zitouna en 1819 sur l’ordre de Mahmud Bey
(1814-1824).2 Comme nous allons voir, un tel profil de confrérie de lettrés
citadins a un impact considérable sur la nature du rituel de la confrérie. Je
tiens pourtant à préciser que ce profil est valable pour le cas de la
Shadhiliyya tunisoise et ne s’applique pas forcement à toutes les confréries
maghrébines se réclamant d’al-Shadhili. Leur association collective à l’image
d’une confrérie de lettrés constitue, à mon avis, un cliché de l’époque
coloniale.
De mi-juin à début septembre, le sanctuaire principal
de la Shadhiliyya au cimetière Jellaz de Tunis devient pendant quatorze jeudis
le centre de la vie religieuse traditionnelle.
Dès l’après-midi, la partie du sanctuaire qui se situe
sur la colline du cimetière, le Maqam, est investi par des centaines de
visiteurs qui participent, à des degrés divers, aux cérémonies shadilites
durant jusqu’à l’aube. Ces cérémonies, appelées dans le parler tunisois jama’a
(les semaines) ou ‘arba’tash (les quatorze), constituent sans doute l’aspect le
plus visible et le plus connu de la tariqa dans le paysage religieux de la
capitale.
Elles s’insèrent dans un calendrier liturgique couvrant
actuellement, selon mes informations, la période de février jusqu’au début de
l’automne. En printemps, la cérémonie du jeudi se déroule dans le sanctuaire de
Sidi ‘Ali Hattab à l’extérieur de la ville qui, selon la tradition a été le
premier disciple d’al-Shadhili à Tunis. Bien que la liturgie récitée diverge au
niveau du texte et du mode musical dans certaines parties de celle utilisée à
Sidi bel Hassan, la réunion se déroule toutefois dans le cadre organisationnel
de la Shadhiliyya tunisoise. Le public est aussi plus ou moins le même. Une ou
deux fois pendant cette période, le grand cheikh de la Shadhiliyya, fait une
visite officielle à Sidi Hattab et participe à la cérémonie montrant ainsi
symboliquement le lien étroit entre les deux sanctuaires. C’est d’ailleurs également
lui qui nomme formellement le cheikh du sanctuaire.3
À la fin du mois de mai, une grande procession
rituelle, kharja’a, clôt la période de Sidi ‘Ali Hattab et inaugure celle de
Sidi bel Hassan au cimetière. Du cadre rural où vécut le disciple, le sacré
semble être transporté symboliquement vers la ville, siège du maître.
Mi-septembre, les cérémonies shadhilites du jeudi se terminent par une grande
kharja’a à Sidi Bou Said pour ne reprendre que l’année prochaine. Après la
campagne et la ville, le rituel atteint la mer, regroupant ainsi les trois
aspects principaux de la géographie tunisoise. Dans une communication
personnelle en août 2005, le cheikh de Sidi ‘Ali Hattab, M. Z. Jied, m’a
précisé que dans le passé, les cérémonies de Sidi ‘Ali Hattab ont recommencé
directement après la fin de la kharja’a de Sidi Bou Sa’id. Il existait donc une
complémentarité rituelle directe entre le cimetière et la campagne qui est
aujourd’hui quelque peu cassée par les contraintes de la vie moderne.
La grande cérémonie estivale du jeudi au Maqam
d’al-Shadhili existe au moins depuis la fin du XIXe siècle puisque Muhammad
Al-Hasha’ishi, un magistrat tunisien de la deuxième moitié du XXe siècle, nous
rapporte qu’à son époque elle était déjà très fréquentée par les tunisois.4 À
mon avis, c’est au cours du XIXe siècle que la cérémonie prend la forme qu’elle
a gardé jusqu’à aujourd’hui. À cette époque s’effectue également une vaste
rénovation du sanctuaire sur l’ordre du ministre Mustafa Khaznadar. Lors de mes
visites sur le terrain entre 2004 et 2006, le rituel du jeudi était encore très
présent dans la vie religieuse de la capitale, animé notamment par les membres
des grandes familles bourgeoises traditionnelles (baldi).5 Notamment à la fin
d’après-midi, le sanctuaire et ses abords sont investis par des centaines de
visiteurs, qu’ils soient shadhilites ou non. À l’extérieur du sanctuaire,
l’ambiance est plutôt festive. Profitant de la fraîcheur du soir, on s’assoit
au café, juste à côté de l’entrée du Maqam, pour discuter et admirer la belle
vue sur le lac de Tunis.
À l’intérieur du sanctuaire, la cérémonie débute à
partir de la prière d’après-midi. Dans un premier temps, les membres d’une des
confréries traditionnelles de Tunis, comme la Sulamiyya ou la ‘Aisawiyya,
invités par les Shadhilites, récitent les textes liturgiques (awrād sg. wird)
de leur tariqa. Cela indique d’une part un sentiment de solidarité entre les
différentes confréries étant donné que leurs membres sont souvent issus du même
milieu social; d’autre part, le fait que les autres confréries viennent
présenter leurs hommages à al-Shadhili, démontre la place particulière de la
tariqa dans le paysage religieux tunisois.
Juste avant la prière du coucher de soleil, les
Shadhilites commencent à se réunir. On accomplit la prière dans la cour du
Maqam et récite quelques invocations. Après ceci, un certain nombre d’adeptes
se retire dans la salle de prière afin de dîner. Un quart d’heure avant la
dernière prière canonique, les munshidin, les chanteurs réciteurs de la
confrérie, entonnent une série de chants panégyriques en honneur du prophète.
Le maître actuel de la tariqa, M. Hassan Belhassan, m’a d’ailleurs affirmé que
la forme musicale de ces chants est propre à la Shadhiliyya tunisoise.
Le véritable rituel shadhilite débute à partir du salāt
al-‘ishā, la prière de nuit, et se termine vers l’aube. Il se laisse diviser en
trois parties principales : d’abord on récite sept parties du Quran (ahzāb sg.
hizb), puis on continue par l’intonation des ahzāb d’al-Shadhili et on termine
par une séance de dhikr collectif. Les deux première parties se déroulent dans
la cour du Maqam tandis que la dernière, le dhikr, a lieu dans une petite
salle, à côté de la salle de prière. Ces trois parties paraissent moins comme
l’enchainement des différentes étapes consécutives d’un rituel, que comme trois
modules liturgiques complémentaires mais au fond indépendants. Cet aspect est
souligné par le fait que chaque partie est dirigé par un autre dignitaire de la
confrérie : un shaykh al-qura’ préside la récitation du Coran et le dhikr
collectif est dirigé par un shaykh al-dhikr. La récitation des ahzāb est animée
par le grand cheikh lui-même qui s’assoit devant le Mihrab, entouré par les membres
les plus anciens de la tariqa. Cette récitation des ahzāb constitue l’essentiel
du rituel shadhilite, rassemblant le plus grand nombre de fidèles dans la cour
du Maqam. Les différentes prières du maître al-Shadhili sont également
étroitement associées au caractère cyclique des quatorze jeudis. Chaque jeudi
on récite un autre hizb selon un ordre fixe. Il est frappant de voir que la
plupart des participants connaissent ces textes, pourtant très longs, parfaitement
par coeur. Certains sont totalement submergés par la récitation et portés par
leurs émotions bien que la cérémonie se déroule dans une grande sobriété qui ne
tolère aucun débordement extatique.
Après la fin de la récitation des ahzāb, qui dure
environ une heure et demi, le cheikh se rend dans la chambre où se déroulera le
dhikr. Les participants lui suivent afin de le saluer et de recevoir sa
bénédiction. Puis, la grande majorité des participants, y compris le cheikh
lui-même, rentre chez soi. Il reste environ une quarantaine de personnes pour
exécuter le rituel du dhikr. Après une pause d’un quart d’heure, les dhākirūn,
vêtus dans les habits traditionnels de la tariqa, entrent dans la chambre. On
éteint la lumière et le rituel d’invocation débute. Formant deux colonnes, les
participants invoquent d’une manière très rythmique le nom de Dieu, Allah, puis
celui de son essence, selon la tradition soufie classique, huwa, lui.6 Le
rituel consiste en plusieurs cycles d’invocation qui durent jusqu’à la prière de
l’aube. Comme c’est le cas dans la plupart des rituels du dhikr dans le monde
arabo-musulman, on trouve au centre de chaque cycle un processus de crescendo
dans l’invocation du nom divin, qui est censé induire le ravissement mystique,
le hāl. On débute par une invocation très lente qui s’accélère pour devenir
frénétique. Ensuite, le cheikh du dhikr restaure le calme et laisse débuter un
nouveau cycle d’invocation. La cérémonie se clôt par un repas rituel en commun
qui consiste d’olives noires, du pain et de l’eau, consacrés par des prières.
Ces aliments ont constitué, selon la tradition, la nourriture d’al-Shadhili et
de ses quarante compagnons à Tunis.
Le rituel du jeudi se démarque par son caractère
tripartite. Même si les trois parties sont complémentaires et conformes aux
caractéristiques des rituels soufis dans le monde arabe (récitation du Quran,
récitation des litanies de l’ordre, dhikr collectif), elles constituent
néanmoins des modules indépendants qui sont fréquentés d’une manière très
inégale. Durant la récitation des ahzāb, des centaines de fidèles se pressent
dans la petite cour du Maqam tandis que la séance du dhikr est seulement animée
par un groupe relativement restreint. Cette division du rituel est d’une
certaine manière voulue par les dignitaires de la confrérie. Ainsi mon
informant principal, le cheikh de Sidi ‘Ali Hattab, m’a indiqué que le
néophyte, quand il entre dans la tariqa, choisit dans laquelle des trois
parties il veut s’engager.7
Le rituel shadhilite à Tunis reflète une piété savante
qui se méfie des débordements extatiques, qui met en avant l’idéal d’une
moralité exemplaire et qui tire ses références des sources scripturaires de
l’islam. Il n’est pas un hasard que la lecture des ahzāb, composés des versets
coraniques et des prières issues de la tradition du ‘ilm islamique, constitue
l’essence du rituel shadhilite à Tunis.
Pourtant, les réunions officielles de la tariqa ne sont
pas réservées à des initiés shadhilites versés dans les sciences islamiques
traditionnelles, bien au contraire elles sont fréquentées par toutes les
couches sociales de la ville. En dehors des cérémonies collectives, les
sanctuaires shadhilites font en plus objet d’une dévotion populaire qui cherche
plutôt le miraculeux. Cette dévotion populaire insère les sanctuaires
shadhilites dans tout en ensemble de légendes et de croyances, mais je n’ai
malheureusement pas le temps d’en parler. À mon avis, on pourrait voir le
rituel shadhilite comme un point de rencontre entre deux styles religieux
différents qui sont habituellement présentés comme s’opposant mutuellement, la
piété des lettrés traditionnels et la dévotion populaire. Il faut toutefois
préciser que, à ma connaissance, le noyau dur des shadhilites autour du cheikh
est néanmoins composé des personnes issues des familles baldis. Une des
hypothèses de mon projet de recherche sur la Shadhiliyya tunisoise est
précisément que cet enracinement de la tariqa dans la vie religieuse publique
de la ville ne date pas du Moyen Age tardif lorsqu’al-Shadhili a séjourné dans
la ville, mais a lieu au cours du XIXe siècle, s’insérant dans un vaste
processus d’institutionnalisation du soufisme tunisien. Il me paraît qu’à cette
époque les adeptes de la Shadhiliyya, dont une grande partie est issue des milieux
zitouniens, procèdent à une ouverture de leurs rituels au grand public. À mon
avis, les quatorze jeudis de l’été sont l’exemple principal de cette ouverture
qui rapproche une culture soufie savante aux formes d’une religiosité
populaire. Ce sont évidemment des hypothèses que j’espère expliciter et affiner
au cours de ma recherche.
Pour conclure, on peut dire que le rituel shadhilite
fournit donc un cadre rituel, temporel et spatial dans lequel se déploient à la
fois les formes d’une religiosité populaire et savante. Comme souvent au
Maghreb, la distinction entre cérémonie soufie à proprement parler et dévotions
islamiques ordinaires, n’est pas nette et dépend largement de l’attitude
individuelle du visiteur. La grande fréquentation des sanctuaires shadhilites
par presque toutes les couches sociales montre que pour une grande partie de la
population tunisoise, les formes de religiosité et de sociabilité rendues
possibles dans le cadre confrérique demeurent encore largement pertinentes et
sont même, à un certain degré, soutenues par l’Etat.
1 Sur la Shadhiliyya voir GEOFFROY, Eric (dir.), Une
voie soufie dans le monde: la Shadhiliyya, Paris, Maisonneuve & Larose,
2005.
2 SANUSI, Muhammad
ben Othman, Musāmarāt al- tharīf bi husn al-ta’rīf, Beyrouth, Dar al-Gharb
al-Islami, 1994, (1880), tome 2, p. 206.
3 Information orale en août 2005 de M. Zouhair Jied,
cheikh de Sidi Ali Hattab depuis 2005.
4 AL-HASHA’ISHI,
op. cit., p. 58.
5 Nous aimerions ajouter que le cinéaste tunisien
Mahmoud ben Mahmoud, issue lui-même d’une famille de Shadhilites, montre dans
son film Les mille et une voix : terres et voix de l’Islam (2001) le rituel de
la Shadhiliyya à Tunis.
6 Cf. Ibn ‘Ata illah
7 Information orale en avril 2006.
mercredi 31 juillet 2013
dimanche 2 juin 2013
Vertus des lieux Saints de Tunis - Le Maqâm et la Maghârah
Le Porteur de Savoir
Par Maurice Le Baot
A l’occasion des rites ayant lieu au Maqâm Châdhulî de Tunis, sur le mont du Jallâz, durant les « quatorze semaines » estivales 1 , nous tirons d’un récent article de Lofti Aïssa, enseignant à l’université de Tunis, quelques passages relatifs aux lieux saints de la ville de Tunis, à la tête desquels se trouve la Maghârah et le Maqâm Châdhulî2 que nous accompagnerons progressivement de quelques photographies, in châ Allah ! Nous avons revu la traduction de certains passages quand il nous a paru qu’elle pouvait être améliorée et avons revu la transcription des termes arabes.
Pour lire la suite, cliquer ici
Par Maurice Le Baot
A l’occasion des rites ayant lieu au Maqâm Châdhulî de Tunis, sur le mont du Jallâz, durant les « quatorze semaines » estivales 1 , nous tirons d’un récent article de Lofti Aïssa, enseignant à l’université de Tunis, quelques passages relatifs aux lieux saints de la ville de Tunis, à la tête desquels se trouve la Maghârah et le Maqâm Châdhulî2 que nous accompagnerons progressivement de quelques photographies, in châ Allah ! Nous avons revu la traduction de certains passages quand il nous a paru qu’elle pouvait être améliorée et avons revu la transcription des termes arabes.
Pour lire la suite, cliquer ici
samedi 16 février 2013
La ville sainte de Fès
Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - Ruggero Vimercati Sanseverino
1 La naissance d’une tradition hagiographique - Le Mustafād et la vie de saints comme enseignement initiatique
2. Hagiographie et historiographie à l’époque mérinide
3 Du Tashawwuf au Dawḥat al-nāshir - L’évolution de l’hagiographie après al-Tamīmī et le rôle de Fès
4. Le Mir’āt al-maḥāsin et les Fāsī – l’hagiographie et la naissance d’un ordre soufi
5. Les lettrés et la sainteté - Le Jadhwat al-iqtibās d’Ibn al-Qāḍī et le Ṣafwat man intashar d’al-Ifrānī
6. Le Rawḍ al-‘aṭir al-anfās : une anthologie soufie de la ville de Fès
7 .Hagiographie soufie généalogie chérifienne et historiographie savante
8. Une hagiographie de Mawlāy Idrīs – La perle précieuse d’al-Ḥalabī
9. Hommage érudit à un savant et saint – la Rawḍat al-maqṣūda d’al-Ḥawwāt
10. Le testament hagiographique de Fès – La Salwat al-anfās d’al-Kattānī
Visite virtuelle de Fès
Lien de téléchargement du Salwat Al Anfas (à gauche en PDF)
A suivre ...
Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - III. Conclusion : l’hagiographie, la sainteté et la ville - Ruggero Vimercati Sanseverino
Mausolée de Sidi Ali ibn Harzihim ou Abul Hasan Ali ibn Ismail ibn Mohammed ibn Abdallah ibn Harzihim/Hirzihim (aussi: Sidi Hrazem or Sidi Harazim) (m 559/1163) au cimetière de Bab al-Futuh . Considéré comme le Maître d'Abu Madyan et comme celui qui a propagé les enseignements d' Al
Ghazâlî en Afrique du Nord . Il reçut la khirqa du cheikh Ibn
‘Arabî avant sa mort en 1148 .( vêtement, turban ou une pièce de tissu portant l’influx spirituel du Maître) . Il reçut l'initiation par l'intermédiaire de son oncle Abu Muhammad ibn Saalih ibn Harzihim (m. 505/1112), qui, lui, la reçut d'Al Ghazâlî . Pour en savoir plus, lire aussi Le rayonnement spirituel et initiatique de Sidi Abû Madyan au Proche-Orient (Égypte - Syrie)
par Ruggero Vimercati Sanseverino
vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints
(808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,
soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication
Comme le montre l’étude de ces quelques exemples, à Fès
l’hagiographie accompagne, témoigne et influence l’histoire de la sainteté.
Informant sur la sainteté, façonnant ses modèles, s’en faisant la
médiatrice270, l’hagiographie revêt diverses fonctions vis-à-vis de la
tradition spirituelle. C’est elle qui « canonise », pour employer une
expression de l’Occident latin, la sainteté dans la mémoire collective271. Le
mérite de l’hagiographie par rapport à la ville consiste dans le fait de
montrer comment les saints assument la fonction des « interprètes du sacré »272
par excellence. Les miracles, l’enseignement initiatique, les expériences
contemplatives, en somme tout ce qui constitue la vita du saint consignée dans
les manāqib, ne font qu’actualiser, en quelque sorte, « l’irruption
[perpétuelle] du sacré »273 dans la ville. Ainsi, l’hagiographie permet de
comprendre le saint comme « une figure qui distille dans une forme concrète et
accessible des valeurs centrales »274, voire les idéaux spirituels d’une
société urbaine comme celle de Fès.
En tant que foyer de saints et centre de sciences islamiques,
la ville de Fès joue un rôle actif dans ce processus qui va déterminer
l’évolution de l’histoire spirituelle du Maroc. Étant un des centres de la
transmission et du rayonnement de l’héritage d’Abū Madyan, c’est elle qui donne
naissance à l’hagiographie marocaine. Véritables traités narratifs du soufisme,
les premiers ouvrages hagiographiques légitiment la sainteté face aux élites
locales et mettent en valeur, face à l’Orient, sa forme maghrébine en tant que
tradition initiatique de haut niveau. A la fin du VIIIe/XIVe siècle,
l’hagiographie prend sa place parmi les principaux genres littéraires du Maroc.
La science des hadiths, auparavant source d’inspiration de l’hagiographie,
laisse la place à une approche plus historique et analyste, inspirée par
l’historiographie fâsie, ou bien à des recueils purement hagiographiques qui
visent à rendre hommage et à perpétuer le souvenir des saints. Dans les siècles
qui suivent, l’hagiographie prend, selon E. Lévi-Provençal275, « au Maroc, une
importance qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors ». Fès continue à déterminer
l’évolution des courants initiatiques et ne cesse de constituer le sujet
privilégié des nombreux hagiographes. L’émergence de la zâwiya Fāsiyya au
XIe/XVIIe siècle favorise un nouvel essor de l’hagiographie soufi où se
croisent la généalogie, la biographie savante et l’historiographie.
Parallèlement, un nouveau type d'écrivain s’intéresse à la vie des saints, sans
forcement être rattaché directement au soufisme, ce qui élargit le public et la
portée de la littérature hagiographique. Le fondateur de Fès et ses
descendants, dont la fonction spirituelle est revalorisée par les adeptes du
mouvement jazulite, attirent l’intérêt des écrivains et marquent depuis le
XIIe/XVIIIe siècle les ouvrages consacrés aux personnalités religieuses. Les
élèves des savants et les disciples des saints continuent à rendre hommage à
leurs maîtres et à les défendre face à leurs critiques, espérant également
inciter le lecteur à la visite de son sanctuaire. L’hagiographie devient
porteuse d’un idéal d’équilibre entre science et sainteté dont la ville
idrisside est le symbole. Notoire pour le grand nombre de tombes de saints et
de zâwiyas, Fès développe une littérature de sainteté avec une forte
connotation topographique. Le rôle de la ville de Mawlāy Idrīs comme capitale
de la tradition hagiographique marocaine s’exprime enfin dans la Salwat
al-anfās d’al-Kattānī.
Mausolée' d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim à Bab al-Futuh
Mausolée' d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim à Bab al-Futuh
Quelques remarques concernant les caractéristiques de la
tradition hagiographique de Fès
Vu la diversité des écritures, des styles et des
approches de la production hagiographique fâsie, une interrogation s’impose :
Est-il possible de parler d’une tradition hagiographique propre à Fès ayant des
traits distincts ? Il est vrai que son hagiographie partage des caractéristiques
avec les hagiographies des autres villes et régions du monde musulman. Ainsi,
la vocation initiatique et édifiante est au coeur de toute hagiographie, ainsi
qu’une certaine dimension apologétique. D’autre part, il est possible de
distinguer des traits particuliers qui reflètent la particularité de Fès et de
sa vie spirituelle. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici, car ils nous
révèlent des éléments qui ont joué un rôle important dans l’évolution
historique et doctrinale de la tradition spirituelle de Fès.
Or, ces traits particuliers ne se manifestent
véritablement qu’à partir du XIe/XVIIe siècle, c’est-à-dire suite au deuxième
grand mouvement hagiographique que Fès a connu grâce à l’essor de la zâwiya
Fāsiyya. Avant cela, c’est la figure d’Abū Madyan qui domine l’écriture
hagiographique marocaine, autrement dit celle d’un saint qui n’a pas seulement
marqué la vie spirituelle de Fès mais celle du Maghreb tout entier. La ville de
Mawlāy Idrīs apparaît dans ces premiers ouvrages comme un des foyers du
soufisme à côté des autres métropoles maghrébines. Ainsi, le Mustafād, bien
qu’il témoigne de la fonction capitale de Fès par rapport au soufisme
maghrébin, est immédiatement suivi du Tashawwuf et d’autres hagiographies
concernant diverses villes et régions.
Tombe d’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim . Qu'Allâh l'agrée
Il est intéressant de remarquer que jusqu’au moment où la
fondation de la zâwiya al-Fāsiyya inaugure une tradition spirituelle propre à
Fès, les ouvrages consacrés aux vies des saints traitent toujours d’un
collectif et jamais d’un saint individuellement. C’est sans doute une des
particularités de Fès276 par rapport aux autres villes du monde musulman où les
manāqib d’un de ses saints, les « hagiographies individuelles »277,
apparaissent assez tôt278. Cela traduit peut-être la tendance à envisager la
sainteté comme un phénomène « collectif » lié à un lieu, à savoir la ville,
plutôt qu’à un personnage représentatif. La sainteté, a-t-on l’impression en
lisant les hagiographies fâsies du Moyen Âge, forme à Fès un tout. Elle est
continuellement présente et ses acteurs sont, pour ainsi dire,
interchangeables. Du point de vue de la doctrine soufie, cela traduit le fait
que le « pôle » de la ville, c’est-à-dire le personnage qui incarne pour son
époque la sainteté dans sa plénitude, reste caché, alors qu’il semble devenir
plus visible à des époques ultérieures, ce qui concorde d’ailleurs avec le type
de spiritualité prévalant alors. Le témoignage d’Ibn al-‘Arabī nous montre que
le quṥb de son temps est complètement inconnu par ses contemporains et il tient
à ce qu’il en soit ainsi. L’exemple des quatre piliers de Fès dont parle le
Mustafād ou encore celui d’Abū Khazar al-Awrabī (m. 572/1176-77) et d’Abū al-Ḥasan
Ibn Ḥirzihim (m. 559/1164), considérés respectivement comme les deux « bougies
» qui « illuminent » les deux rives de Fès, montre bien que l’idée d’une
fonction initiatique liée à la topographie urbaine existe assez tôt, mais que
l’hagiographie ne le met pas encore vraiment en valeur.
Avec le Mir’āt al-Maḥāsin le saint commence à devenir le protagoniste de l’hagiographie, bien que la tendance collective continue à se développer parallèlement, notamment en intégrant d’autres registres et c’est elle qui, avec la Salwa, aura le dernier mot. On a vu que les lettrés commencent à s’intéresser à la vie des saints. Comme capitale des sciences islamiques, la ville de Fès est naturellement marquée par la culture savante et cela se reflète dans l’écriture hagiographique. Ainsi les saints sont intégrés dans les traités biographiques visant originalement à recenser de manière assez technique les grandes figures de la tradition savante. La forme savante que prend donc à partir du XIe/XVIIe siècle la plus grande partie de l’hagiographie fâsie semble particulièrement caractéristique. Si les premiers ouvrages imitent, à l’instar de leurs modèles orientaux, la structure et la méthodologie des recueils de hadith, les versions plus tardives ressemblent, dans des ouvrages comme le Jadhwat al-iqtibās d’Ibn al-Qāḍī (m. 1025/1616), à des dictionnaires biographiques destinés à l’usage des spécialistes. L’hagiographie gardera cet aspect savant et presque technique, assumant ainsi une forme qui correspond au fait que Fès est la ville des savants par excellence. A l’exception du Rawḍ al-‘aṥir et de quelques autres ouvrages destinés spécialement à l’usage des adeptes d’une zâwiya ou d’une confrérie, on trouve de ce fait dans les recueils hagiographiques, de nombreux savants et lettrés dont l’affiliation au soufisme n’est pas du tout certaine. Si l’hagiographie constitue essentiellement une littérature de la sainteté, elle assume à Fès également le rôle de rendre hommage à tous ceux qui représentent la sainteté de la ville dans un sens plus large. Les savants, en assurant la continuité de la science religieuse, participent à leur manière à perpétuer la fonction de Fès comme centre spirituel tel qu’elle fut définie dans l’invocation de Mawlāy Idrīs279.
Les shurafā’ participent évidemment aussi à cette
continuité. Comme probablement nulle autre hagiographie urbaine, la tra-dition
fâsie est marquée par l’élément chérifien. Or, ce n’est qu’à la suite du
mouvement jazûlite que le chérifisme est associé au soufisme et conséquemment
à la sainteté. On a vu que dans ce cas aussi la zâwiya Fāsiyya joue un rôle
considérable, les premiers grands généalogistes soufis étant rattachés à un de
ses représentants. L’hagiographie s’adapte ici encore à la spécificité de Fès
comme capitale des shurafā’ et, en effet, à un autre paradigme de sa vocation
originelle telle qu’elle fut formulée par son fondateur. En fait, la figure
prophétique est présente depuis les débuts de l’hagiographie fâsie, d’abord
comme modèle normatif de la sainteté et ensuite, à partir du XIe/XVIIe siècle,
comme son principe même. L’élément chérifien s’insère dans cette orientation prophétique
de l’hagiographie. Il prend d’ailleurs une forte connotation idrisside, la
descendance du fondateur étant naturellement la branche la plus représentative
de Fès et c’est dans cela que réside peut être la spécificité de la littérature
fâsie par rapport au reste du Maroc. Cela dit, l’immigration des shurafā’
orientaux et andalous n’est pas moins considérée comme une preuve de la valeur
spirituelle de la cité. Étant considéré comme une expression de la bénédiction
prophétique, il est normal que le chérifisme occupe une place importante dans
une littérature qui se veut un hommage aux héritiers du Prophète. C’est pour
cela qu’on trouve dans la Salwa de nombreux passages portant sur les familles
chérifiennes et que Mawlāy Idrīs constitue le premier personnage de la série
biographique.
A la figure de Mawlāy Idris est liée une autre
caractéristique de la tradition hagiographique de Fès. Nous avons vu que la
ville idrisside, considérée comme le premier germe de l’empire marocain, a
intéressé les historiens et que l’hagiographie a intégré cette écriture
historique afin de souligner le rapport entre la fondation par Mawlāy Idris et
l’idée de Fès comme ville des saints. La symbiose de l’hagiographie avec une
historiographie urbaine est à Fès particulièrement marquante et assez rare. En
Orient on ne trouve pas, à notre connaissance, des hagiographies consacrées
explicitement aux saints d’une ville280. Cette particularité fâsie ne fait que
traduire, en effet, la volonté d’associer les saints au caractère sacré de Fès
et de son fondateur.
D’ailleurs, la généalogie n’est pas, comme nous l’avons
vu à propos des ouvrages comme les deux Buyūtāt Fās, le monopole du
chérifisme. Elle est également mise au service des familles qui forment les
Ahl Fās dont sont issus des grands clans savants et soufis comme les Ibn Ḥirzihim,
les Fāsī, les Banū Sūda etc. Cette généalogie urbaine trouve une place
importante dans l’hagiographie fâsie où elle montre la cohérence entre
structure sociale et tradition spirituelle. C’est enfin aussi une façon
d’illustrer « le caractère héréditaire de la baraka au sein de certaines
familles »281.
La continuité remarquable de l’écriture hagiographie de
Fès, qui se prolonge jusqu’au XIVe/XXe siècle282, mérite d’être soulignée. A
l’exception de l’époque zénète, où seulement quelques saints nous sont connus,
nous disposons jusqu’au Protectorat pour toute époque des ouvrages
hagiographiques qui contiennent des biographies portant sur les saints de Fès.
Cette abondance extraordinaire, qui n’a pas encore été étudiée dans le détail,
n’est qu’un autre témoin de l’importance que revêt à Fès l’hagiographie.
Un aspect de l’hagiographie fâsie qui nous semble central
par rapport à l’identité spirituelle de Fès est le fait qu’elle traduit une
vision de la ville comme cité de saints (madīnat al-awliyā’)283. La notion du
taṣrīf que l’on rencontre dans la plupart des hagiographies fâsies exprime
l’idée du gouvernement ésotérique de la ville par la communauté des saints
présidée par Mawlāy Idrīs284. Nous allons revenir sur cela plus tard, mais ce
qu’il convient de souligner ici c’est que l’importance de l’hagiographie réside
dans le fait d’avoir exprimé et propagé cette idée, qui traduit de la façon la
plus explicite la vocation de Fès comme centre spirituel et initiatique.
Pour conclure, il reste à remarquer que l’orientation
urbaine re-présente sans doute la caractéristique la plus spécifique de la
tradition hagiographique fâsie, ainsi que le fait d’intégrer l’historiographie,
la généalogie et la biographie savante, autrement dit d’associer l’histoire
profane à l’histoire sacrée. L’hagiographie dépasse ainsi le cadre strict du
soufisme et son écriture assume une vocation éclectique qui, en dernier compte,
ne fait que refléter les divers aspects à travers lesquels se manifeste à Fès
la sainteté.
Les hagiographes – témoins de la sainteté
Les ouvrages et les auteurs étudiés montrent que
l’hagiographe est une des figures essentielles de la vie spirituelle de Fès. Il
accompagne, participe et influence les grands mouvements de son histoire et est
un de ses acteurs principaux. Comme témoin et porte-parole de la sainteté, il
occupe une fonction de premier plan dans la formation et le développement du
soufisme, ainsi que dans la conceptualisation de la sainteté. Étant souvent
impliqué personnellement et à la fois se positionnant comme observateur ou
historiographe, l’hagiographe est un véritable médiateur entre le saint et les
hommes « ordinaires », un interprète de la sainteté vis-à-vis de la société.
Si la typologie de ces gardiens de la mémoire sacrée est
variée, c’est toujours une profonde vénération qui les anime dans leur
entreprise, ainsi que le désir de se voir associés dans l’au-delà à ceux dont
ils ont si soigneusement consigné les vies. Enfin, dans certains cas, il s’agit
véritablement de l’intention de prendre les protagonistes de leurs ouvrages
comme modèles pour leur propre expérience spirituelle. On ne saurait souligner
assez cet aspect de la personnalité de l’hagiographe qu’une recherche purement
historique de l’hagiographie tend à négliger au détriment des considérations
sur les enjeux idéologiques ou sociaux. En effet, la sainteté et la volonté
d’en rendre témoignage forment le véritable moteur de l’activité
hagiographique, au-delà des questions d’ordre historique ou individuel285
qu’elle peut impliquer.
Or, les hagiographes, notamment ceux qui traitent des
descen-dants du Prophète, jouissent d’une vénération particulière. Il serait
difficile de ne voir en eux que de simples historiens et biographes, comme
l’ont fait des chercheurs comme É. Lévi-Provençal286, car ils participent de
manière active et cons-ciente à la transmission d’un héritage spirituel. Ils
sont souvent disciples d’un saint comme Ibn ‘Askar, Ibn ‘Ayshūn et les Qādirī
et dans certains cas ils sont eux-mêmes des maîtres comme al-Tamīmī ou des
représentants éminents de filiations initiatiques comme l’auteur du Mir’āt et
al-Kattānī. C’est dans cette participation de l’hagiographe que réside, comme
l’a souligné É. Geoffroy287, la subjectivité de son témoignage. Cette dernière
lui permet de dévoiler des aspects qui seraient dissimulés dans un exposé
simplement historique et de présenter le récit hagiographique comme le fruit
d’une expérience personnelle.
Néanmoins, l’hagiographe est quelqu’un qui sait s’adapter
aux paradigmes de son temps et à les utiliser pour ses fins. C’est là que le
contexte socio-historique exerce son emprise sur les circonstances et les
modalités de l’écriture hagiographique. En effet, c’est précisément la fonction
de l’hagiographe que d’« expliquer » le saint à ses contemporains et aux
générations futures dans leur « langage ». Dans ce but il se sert des
références universelles de l’islam, à savoir le Coran, les Hadith ainsi que la
tradition savante, pour interpréter, expliciter et défendre le saint par
rapport à ceux qui ne l’ont pas connu ou qui, tout en le connaissant, n’ont pas
saisi sa véritable nature. L’hagiographe révèle ainsi au grand jour ce qu’il
gardait pour lui ou pour ses disciples288. Pour cela l’écrivain doit
nécessairement s’approprier le « discours » et les instruments intellectuels de
l’époque. Si les premières hagiographies emploient le style plutôt sobre de
leurs prédécesseurs orientaux, l’émergence du jadhb et l’élaboration doctrinale
du soufisme maghrébin entraînent une écriture plus expressive. Le vocabulaire
s’inspire de l’enseignement et des ouvrages soufis de l’époque. Si al-Tamīmī
insiste sur le war‘a et le khuluq, au Xe/XVIe siècle Ibn ‘Askar parle du sukr
(« l’ivresse spirituelle ») en se référant à la poésie d’Ibn al-Fārid et
souligne le rôle du maître spirituel comme intermédiaire (wasīla) entre
l’aspirant et Dieu. Ibn ‘Ayshūn caractérise un siècle plus tard maints saints
comme sāqiṥ al-taklīf, alors qu’al-Kattānī se réfère à la typologie akbarienne.
D’autre part, historiographie, biographie, généalogie, bibliographie,
jurisprudence et rhétorique sont autant d’instruments pour insérer le saint
dans les rangs de l’élite religieuse fâsie. Par rapport à la tradition
spirituelle de Fès, ce rôle de l’hagiographe, consistant à rendre manifeste ce
qui était caché et seulement accessible au cercle initié des proches du saint,
est tout à fait crucial.
Vue panoramique de Fès
Cela étant dit, peut-on constater une évolution
historique de l’hagiographe ? Si une schématisation trop rigide risquerait
d’aboutir à une vision plutôt artificielle, il est vrai que certains traits
sont pourtant prépondérants dans des époques données. La figure de
l’hagiographe subit donc un certain développement et des tendances sont
reconnaissables. Nous avons vu que la figure de l’hagiographe soufi-muḥaddith
représentée par al-Tamīmī et al-Tādilī correspond aux premiers hagiographes du
Khorasan. Pour les siècles qui suivent les hagiographes restent dans les
cercles des savants, juristes ou spécialistes des hadiths, rattachés au
soufisme. A la fin du règne mérinide, certains hagiographes entretiennent
quelques contacts avec les autorités politiques. Ainsi un auteur comme al-Ḥaḍramī
intègre l’actualité politique de son temps et insiste sur la bienveillance des
Mérinides à l’égard des saints. La figure de l’hagiographe qui côtoie la cour
se perpétue avec les lettrés du XIe/XVIIe siècle comme Ibn al-Qāḍī et
al-Ifrānī. Ces derniers ne se présentent pas comme des soufis rattachés à une
voie. L’hagiographe non-soufi reste pourtant une rareté à Fès. Avec l’auteur du
Mir’āt al-maḥāsin, Muḥammad al-‘Arabī al-Fāsī, l’hagiographe se fait le
biographe de son maître spirituel et, en même temps, de son saint ancêtre,
tendance déjà annoncée avec al-Ḥaḍramī et Ibn ‘Askar, bien que ces derniers ne
consacraient pas leur ouvrage à un saint en particulier. Ibn ‘Ayshūn, gagnant
son pain dans une soierie, constitue la rare exception d’un hagiographe qui
n’est pas un savant notoire.
A Fès, la règle est plutôt du genre des Qādirī, issus de
l’élite religieuse de Fès et spécialistes dans plusieurs disciplines
traditionnelles. Avec eux, le généalogiste établit sa place parmi les
hagiographes, place qu’il va garder. Nous avons déjà eu l’occasion de constater
l’importance de l’élément généalogique dans la tradition hagiographique de Fès
et l’hagiographe-généalogiste sont sans doute une caractéristique fâsie. Or,
ces personnalités s’inscrivent dans la tradition savante qui est une des
marques de la ville idrisside. Chez un auteur comme Sulaymān al-Ḥawwāt, ainsi
que chez tous les grands hagiographes tardifs de Fès, cet aspect transparaît
assez clairement. L’hagiographe s’efface alors moins devant celui dont il
transcrit la vie et incorpore tout son savoir dans ce qui prend l’allure
d’encyclopédies savantes. On voit que l’hagiographe a désormais acquis une
certaine importance et indépendance à l’intérieur du milieu savant fâsie ce qui
lui permet de transformer l’hagiographie en une écriture savante considérée
comme performance intellectuelle de haut niveau. Mais ce n’est pas seulement
chez les oulémas qu’il devient un personnage éminent. Le service que
l’hagiographe rend au saint lui permet de participer à la sainteté. Ainsi, al-Ḥalabī,
hagiographe du tout premier saint de Fès, est particulièrement vénéré parmi les
descendants de ce dernier. Curieusement, le dernier grand hagiographe de Fès,
Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī, étant issu de la tradition savante des Kattānī,
est de nouveau un muḥaddith, rejoignant ainsi al-Tamīmī, premier hagiographe marocain.
Mais, comme on l’a vu, l’auteur de la Salwa réunit en lui également les autres
types de l’hagiographe. Il est historien, généalogiste et lettré, voyage en
Orient et est profondément ancré dans la vie spirituelle, intellectuelle et
sociopolitique de sa ville natale.
270 On doit ces trois notions à Nelly Amri (« Ecriture
hagiogra-phique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide
(VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », loc. cit., p.
24).
271 M. Chodkiewicz remarque à ce propos : « Je retiens
donc provisoirement un critère intellectuellement peu rigoureux mais pratique :
la « canonisation » par la littérature. Sont saints les personnages identifiés
comme tels par la tradition hagiographique – et plus particulièrement, ceux
dont les noms revien-nent toujours dans les grandes compilations » (« Le saint
illettré dans l’hagiographie islamique », Les Cahiers du Centre de Recherches
Historiques, 1992, n° 9).
272 Loc. cit., p. 13.
273 Nous devons cette expression à l’historien des
religions Mircea Eliade (cf. Le sacré et le profane, Paris : Gallimard, 1964).
274 BROWN, Peter, «
The saint as exemplar in late antiquity », Saints and Virtues, HAWLEY, John S.
(dir.), Berkeley : Univer-sity of California Press, 1987, p. 9.
275 Op. cit., p. 218.
276 Au Maroc, la ville de Sabta (Ceuta) fait également
l’objet, durant les VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles, de quelques ouvrages hagio-biographiques
consacrés aux savants et aux saints (ṣulaḥa’) de la ville (cf. BENCHEKROUN,
Mohamed, op. cit., p. 444-445).
277 Cf. AIGLE, Denise, « Sainteté et miracles en Islam
médié-val : l’exemple de deux saints fondateurs iraniens », loc. cit., p.
55-58.
278 Cf. p. ex. pour Tunis : IDRIS, Hady Roger, Manâqib
d'Abû Isḥâq al-Jabanyânî par Abû l-Qâsim al-Labîdî et Manâqib de Muḥriz b. Ḧalaf
par Abû l-Ṥâhir al-Fârisî, Paris : PUF, 1959, et AMRI, Nelly, « Écriture
hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide
(VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », Les Cahiers de
Tunisie, Tunis : Faculté des Sciences Humaines et Sociales, n° 173, 1996, 2e
sem., p. 12-31. Pour Damas on peut mentionner le Ghāyat al-bayān fī tarjamat
al-shaykh al-Arslān al-Dimashqī (cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Ègypte et
en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, orientations
spirituelles et enjeux culturelles, Damas : Institut Français de Damas, 1995,
p. 30) de Muḥammad Ibn Ḷulūn (m. 953/1546). Pour Bagdad, Ibn al-Jawzī (m.
597/1200) a rédigé le Manāqib Ma‘rūf Karkhī wa akhbāruhu (cf. l’édition du
texte dans la revue al-Mawrid, Bagdad, 1982, n° 4, p. 609-680) où il rapporte
entre d’autres les anecdotes des habitants de la ville à propos du saint.
279 Nous rappelons que dans cette invocation la science
(al-‘ilm) constitue une des éléments qui caractériseront Fès jusqu’à la fin des
temps.
280 Cf. PELLAT,
Charles, « Manāḳib », EI2, vol. VI, p. 333-341. Une littérature urbaine existe
bien sûr en dehors de Fès dès le début du Moyen Age, mais généralement ces
ouvrages ne peuvent pas être considérés comme étant des hagiographies. Ainsi,
un ouvrage comme le Manāqib Baghdād d’Ibn al-Jawzī (m. 597/1201) traite des
mérites et des caractéristiques de Bagdad. Quant au reste du Maghreb, le
Iftikhār fī manāqib fuqahā’ al-Qayrawān de ‘Atīq al-Tujībī (m. 422/1030) et le
Ma‘ālim al-īmān fī manāqib al-mashhūrīn min ‘ulamā’ al-Qayrawān d’al-Dabbāgh
(m. 699/1300) sont essentiellement des ouvrages biographiques portant sur des
savants malikites, bien qu’ils contiennent des éléments hagiographiques (cf.
MACKEEN, A. M. Mohamed, « The early history of Sufism in the Maghreb prior to
al-Shādhilī », JAOS, 1971 (jul. - sep.), vol. 91, n° 3, p. 407) comme tous les
ouvrages de ce genre. Une exception est le Riyāḍ al-nufūs fī ṥabaqāt ‘ulamā’
al-Qayrawān wa al-Ifrīqiyya (2 vol., Beyrouth : Dār al-Gharb al-Islāmī, 1981)
d’Abū Bakr al-Mālikī (m. 541/1047) où l’on trouve entre d’autres des sections
consacrées aux biographies des ascètes (‘ubbād et nussāk) tunisiens. Toutefois,
selon ‘Īsā Luḷfī (Maghrib al-mutaṣawwifa min al-qarn 10 ilā al-qarn 17, Tunis :
Markaz al-Nashr al-Jāmi‘ī, 2005, p. 52) cette littérature, qui est même marquée
par une forte connotation juridique, est avant tout destinée à défendre la
version malékite du sunnisme face à l’influence fatimide et kharijite. Il ne
s’agit donc pas d’un ouvrage hagiographique stricto sensu.
281 VAUCHEZ, André, « Préface », Saints orientaux,
Hagio-graphies médiévales comparées 1, AIGLE, Denise (dir.), Paris : De
Boccard, 1995, p. 13. Le médiéviste français parle ici d’une des
caractéristiques de l’hagiographie musulmane, notamment celle du Maroc et du
Khorasan, par rapport à l’hagiographie chrétienne.
282 Un cas analogue représente peut-être la ville de
Damas pour laquelle on dispose d’un dictionnaire biographique con-temporain
portant sur les savants du IVe/XXe siècle, le Tārīkh ‘ulamā’ Dimashq fī al-qarn
al-rābi‘ ‘ashar al-hijrī de Muḥammad al-Ḥāfiẓ (Damas : Dār al-Fikr al-Mu‘āsir,
1986).
283 Cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Egypte et en Syrie
sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, IFD, Damas, 1995, p.
111-114, 135-143 ; AMRI, Nelly, « Le pouvoir du saint en Ifriqiya aux
VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècles : le "très visible" gouvernement du monde
», Politique et religion en
Méditerranée, Moyen Âge et époque contemporaine, BRESC, Henri, DAGHER, Georges,
VEAUVY, Christiane (dir.), Paris : Éditions Bouchène, 2008, p. 167-196.
284 Le Dīwān al-awliyā’, tel qu’il est décrit par ‘Abd
al-‘Azīz al-Dabbāgh (cf. IBN AL-MUBĀRAK AL-LAMĀḶĪ, Aḥmad, Kitāb al-ibrīz min
kalam sayyidī ‘Abd al-‘Azīz, Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1998, p. 278
sq.) est présidé par le Prophète. Il faut donc distinguer entre l’assemblée
universelle et l’assemblée locale spécifique à la ville de Fès.
285 Il faut sans doute relativiser la thèse d’É.
Lévi-Provençal selon laquelle ce sont « bien souvent [...] des descendants du
saint lui-même qui écrivent sa vie, ou, s’ils ne s’en sentent pas capables, la
font écrire par un lettré » (op. cit., p. 48). Les exemples étudiés auparavant
suffisent pour démontrer l’infondé d’une telle remarque.
286 Op. cit.
287 « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque
mamelouke », loc. cit., p. 83.
288 É. Geoffroy analyse les différentes manières grâce
auxquelles l’hagiographie « manifeste la sainteté » et remarque dans ce sens
que « l’hagiographie a pour vocation de mettre en relief la sainteté, et donc
de souligner son aspect tangible et manifeste ». Il s’agit de l’« extérioriser
de façon optimale » (loc. cit., p. 86-89). Mais en même temps, une certaine
prudence a toujours été observée, ce qui transparaît dans « la relative
pauvreté des textes de manāqib en matière de typologie » (loc. cit., p.
97).
Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique » - 10. Le testament hagiographique de Fès – La Salwat al-anfās d’al-Kattānī
par Ruggero Vimercati Sanseverino vimsans@gmail.com Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication
Quand al-Kattānī commence en 1302/1885 à rédiger sa
Salwat al-anfās wa muḥādathat al-akyās bi-man ‘uqbira min al-‘ulamā’ wa al-ṣulaḥā’
bi-Fās232, le Maroc se trouve depuis quelque temps dans une crise politique qui
aura pour conséquence le Protectorat français en 1330/1912. Le milieu soufi
réagit à sa manière à la situation. Parmi les plus actives est la confrérie
Kattāniyya233 qui intègre les différents courants de la tradition spirituelle
de Fès et s’appuie sur le chérifisme, les sciences islamiques et le soufisme
pour lutter contre ce que ses représentants ressentent comme le danger de
l’emprise occidentale sur la politique, l’économie, la culture et la société
marocaines. L’engagement politique des Kattāni ne les empêche pas d’être les
protagonistes de la vie spirituelle de Fès. Adeptes de la pensée d’Ibn
al-‘Arabī, les Kattānī contribuent à l’essor de la renaissance akbarienne et
c’est grâce à eux que la ville de Mawlāy Idris devient un de ses centres au
Maghreb.
La Salwa porte visiblement l’empreinte de tous ces
paramètres. Son auteur, Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī234 (m. 1345/1927) baigne
depuis sa tendre enfance dans le milieu savant et soufi de Fès. Son père Ja‘far
b. Idrīs est le shaykh al-islām du Maroc, régulièrement consulté par le sultan Ḥasan
I (1290-1311/1873-1894). Ayant lui-même atteint, après un parcours intensif
d’études, une certaine autorité comme savant, Muḥammad adresse un opuscule235
au prochain sultan, Moulay ‘Abd al-‘Azīz (1312-1326/1894-1908), pour attirer
son attention sur le danger que court la communauté musulmane si elle consent à
des compromis avec les puissances européennes. Préférant quitter le Maroc, il
s’établit en 1907 à Médine où sa demeure devient un point de rencontre pour les
savants et les soufis du monde entier236. Ayant entendu parler de la révolte du
frère du sultan auquel participe son cousin Abū al-Fayḍ Muḥammad b. ‘Abd
al-Kabīr al-Kattānī, le fondateur de la Kattāniyya-Aḥmadiyya, il retourne au
Maroc. La tentative d’une « révolution idrisside » ayant échoué, Muḥammad
al-Kattānī décide de repartir pour Médine où il est apparemment expulsé par les
autorités turques et finit par s’établir à Damas. Dans la capitale syrienne il
continue à s’engager dans la défense du monde musulman contre le colonialisme,
notamment en soutenant le mouvement Sanoussi de la Libye. Malgré son activité
politique, on lui attribue 83 écrits qui traitent de toutes sortes de sujets,
de la jurisprudence, au soufisme, à la politique, la poésie, la science des
Hadith et les biographies. Il remanie entre autres la biographie de Mawlāy
Idrīs par al-Ḥalabī237 et consacre un ouvrage à la science du Prophète238
visiblement inspiré par Ibn al-‘Arabī. Ses écrits prouvent que l’engagement
politique se nourrit d’une immersion profonde dans l’enseignement soufi,
surtout dans la doctrine de la réalité muḥammedienne et la sainteté. Il est
effectivement connu pour son amour des saints et l’humilité dont il fait preuve
à leur égard. Retourné à Fès à la fin de sa vie, il enseigne à la Qarawiyyīn et
décède suite à un malaise cardiaque. L’enterrement est selon certains
témoignages239 parmi le plus grand qu’on aurait jamais vu à Fès.
Comme chef-d’oeuvre de la tradition hagiographique de
Fès, la Salwa a été analysée par les chercheurs occidentaux240 et marocains241,
ce qui nous dispense d’entrer dans les détails du contexte historique, des
sources et des caractéristiques formelles de l’ouvrage. Ce qui nous intéresse
ici par contre c’est le fondement doctrinal soufi qui n’a pas été analysé
suffisamment242 et la place que la Salwa revêt dans la tradition
hagiographique de Fès.
La première partie constitue à elle seule un manuel de la
ziyāra, la visite des saints243. L’auteur y montre la légitimité, le mérite et
les convenances de cette pratique en puisant généreusement chez les auteurs
dont l’autorité est unanimement reconnue. On voit déjà quelle est la vocation
de l’ouvrage. Dans la tradition du Rawḍ al-‘aṥir al-anfās d’Ibn ‘Ayshūn, il
s’agit d’offrir un guide pour la visite des tombes des saints personnages de
Fès244. La structure même de la Salwa suit cet objectif, comme l’explique
l’auteur dans l’introduction :
« J’ai mentionné en premier les tombes à l’intérieur de
la ville et de ses remparts, puis je me suis déplacé vers ceux qui sont
enterrés dans les nécropoles (rawḍāt) qui se trouvent à l’extérieur de la
ville. L’ordre de présentation suit les endroits, les contrées et les lieux,
sans prêter attention aux critères chronologiques. Le premier dans le chemin
est évoqué en premier, car cela est plus aisé pour le visiteur qui cherche à
vérifier [les endroits des tombeaux].
Cela dit, j’ignore l’identité de nombreux tombeaux et
c’est pour cela que j’ai renoncé à aller jusqu’au bout. Dans ce cas, j’ai
évoqué ce qui est connu et j’ai rapproché les endroits selon les indices [de
gens]. De certains, je connais la contrée de manière générale sans connaître
l’endroit précis. J’ai alors évoqué les détails connus. J’ai clos le livre en
ajoutant l’évocation de ceux dont je sais qu’ils sont enterrés dans les
environs habités, sans avoir trouvé dans les livres des informations concernant
l’emplacement exact, pour que le livre soit exhaustif. »245
La structure topographique de la Salwa vise en effet à
constituer un plan de la topographie sacrée de Fès246. Ce plan est ordonné
selon les hommes et les lieux. Ainsi on trouve les tombes des saints, mais
aussi des zâwiyas, des retraites spirituelles, des salles de prière
fréquentées par un saint, un magasin où le Prophète est apparu247, la mosquée
où fut enseigné pour la première fois le manuel de fiqh d’al-Khalīl etc. Ces «
lieux de visite » (mazārāt)248 conservent le souvenir d’un événement spirituel
et sont de ce fait porteurs d’une baraka spécifique249. Ainsi, l’hagiographie
rend hommage aux saints, mais aussi aux lieux. Elle décrit les supports de la
sainteté, qui est essentiellement proximité divine250, retrace ses
manifestations historiques et géographiques.
Le cimetière de Bab Guisa s'étend au nord de la ville sur
les pentes escarpées que traverse la route du Zalagh et du tour de Fès. Les
tombes y sont dispersées au milieu des rochers dans un pittoresque désordre. On
peut voir au sommet de la colline percée de grottes aux ouvertures béantes d'où
l'on extrait la chaux, les ruines des tombeaux Mérinides. .
A la différence du Rawḍ al-‘aṥir251, l’auteur affirme
vouloir recenser non seulement les tombeaux de saints notoires, mais l’ensemble
des tombeaux de saints, même ceux dont seulement le nom est connu. En plus,
l’ouvrage d’al-Kattānī inclut de nombreux savants qui ne semblent pas être
rattachés au soufisme. Le projet d’al-Kattanī est donc plus vaste que celui de
son prédécesseur et dépasse celui d’une nouvelle anthologie biographique des
soufis de Fès. Il s’agit, semble-t-il, de constituer, dans une époque
annonciatrice de changements sociopolitiques graves, un testament écrit du
patrimoine spirituel de Fès. Dans l’introduction al-Kattānī déplore
effectivement l’oubli dont font objet les saints, c’est-à-dire ceux qui font de
la ville de Mawlāy Idrīs un centre spirituel252, « grâce auxquels l’état de celui
qui la visite ou y séjourne se rectifie (ṣalaḥa) »253. Naturellement, dans le
même passage l’auteur lie le mérite de la ville à son saint fondateur. Le
testament de Fès et de ses saints est dans ce sens aussi un testament de Mawlāy
Idrīs et des valeurs dont il est le symbole, comme l’autorité politique des
Idrissides, la sainteté, l’indépendance vis-à-vis des forces étrangères, la
sharī‘a comme Loi ainsi que le Coran et le modèle prophétique comme les seules
références sociales et culturelles du Maroc. C’est là que se rejoignent
l’écriture hagiographique et l’engagement politique de l’auteur, bien qu’on ne
puisse accorder trop de poids, comme parfois a tendance à le faire la recherche
contemporaine254, à cet aspect dans la rédaction de la Salwa. Al-Kattānī
s’inscrit explicitement dans la tradition des hagiographes fâsis et c’est avant
tout en tant que soufi, désireux de bénéficier de la baraka et de transmettre
un héritage spirituel aux futures générations, et, en tant que savant et
historien fâsi, qu’il transcrit la vie des saints et le lieu de leur dernier
repos.
La valeur de la Salwa réside enfin aussi dans la maîtrise
avec laquelle son auteur intègre la variété des registres du discours
hagiographique dont on a essayé d’analyser les modèles principaux dans ce
chapitre. L’ouvrage d’al-Kattānī représente une véritable synthèse de
l’écriture hagiographique fâsie où généalogie, données biographiques et
bibliographiques, anecdotes initiatiques, considérations doctrinales,
topographie sacrée, histoire, et références littéraires sont mises en oeuvre
pour former un tout cohérent, polyvalent et toujours intéressant. Le côté
technique, qui traite des détails de la formation savante des personnages et
rend la lecture de certains ouvrages comme la Jadhwat al-iqtibās quelque peu
lassant pour les non-spécialistes, est habilement raccourci et intégré dans la
description de la personnalité. La volonté de constituer une somme de la vie
spirituelle de Fès apparaît lorsqu’al-Kattānī fait cas des diverses confréries
et familles chérifiennes. On trouve par exemple dans le premier volume un
passage sur la zâwiya al-Nāḵiriyya255, la zâwiya Ḥamdūshiyya256 un autre sur la
Wazzāniyya257 et plus loin il est question des Tāhirites dans la demeure
desquels se trouve une sandale du Prophète258. Aḥmad al-Azmī259 a pu recenser
huit familles soufies auxquelles l’auteur de la Salwa a consacré des passages
importants. Al-Kattānī inclut également dans son répertoire les saints qui ne
sont pas enterrés à Fès, mais qui ont marqué par leur séjour ou leur influence
la tradition spirituelle de la ville, comme Abū Madyan, al-Shādhilī, Ibn
‘Āshir, Maḥammad Ibn Nāḵir et al-Darqāwī et même ‘Abd al-Qādir al-Jīlanī, qui
n’a jamais mis le pied au Maghreb. Intégrant l’histoire du soufisme, des
confréries, des saints ainsi que le fond familial de la vie spirituelle de Fès,
al-Kattānī met les diverses approches et registres de l’écriture biographique,
historique et spirituelle au service de l’hagiographie qui atteint ainsi un
degré de perfectionnement rarement acquis.
Sur le plan méthodologique, on peut remarquer une
véritable volonté de découvrir la « vérité historique » 260 et de vérifier des
informations et des traditions orales, si nécessaire, sur « le terrain ».
Ainsi, en se rendant personnellement sur place pour faire ses enquêtes,
al-Kattānī arrive à résoudre quelques équivoques, comme l’identité du
sanctuaire connu comme « Sidī Bū Ghālib » et autres. Les recherches
personnelles de l’auteur sont entérinées par son érudition qui lui permet de
puiser dans un riche répertoire de littérature juridique, géographique,
théologique, historique, biographique et, bien sûr, hagiographique.
Un élément particulièrement digne d’intérêt réside, de
notre point de vue, dans le fondement doctrinal soufi de la Salwa. Michel
Chodkiewicz261 a attiré l’attention sur le fait que l’ouvrage d’al-Kattānī
s’appuie sur la terminologie de la sainteté formulée par Ibn al-‘Arabī. Ainsi,
le fait d’identifier divers types spirituels aux prophètes coraniques est
visiblement inspiré par le Shaykh al-akbar262. Aḥmad b. ‘Abdallāh Ma‘an (m.
1120/1708) est qualifié comme musāwī en référence à Moïse alors que son maître
Aḥmad al-Yamanī (m. 1114/1702) est identifié comme ‘īsāwī, c’est-à-dire comme
représentant une spiritualité de type christique263. Al-Kattānī relate son
témoignage personnel à ce propos :
« Il nous fut rapporté que certains grands saints de
Tripoli ont rendu hommage à al-Yamanī et ont attesté de son degré d’élection
suprême (al-khuṣūṣiyya al-kubrā). Ils ont évoqué sa station spirituelle en
disant : "Certes, sa station est de type ‘īsāwī ; il est un sage (ḥakīm)
qui met les choses à leur place". »264
Les allusions à la hiérarchie initiatique des saints sont
également très fréquentes. Al-Kattānī rapporte tous les renseignements relatifs
aux rangs spirituels des saints qui lui sont connus. Dans un passage consacré
aux pôles (aqṥāb) enterrés à Fès265 il est également question du Khātim
al-awliyā’, titre attribué à Ibn al-‘Arabī. Les références constantes à la hiérarchie initiatique constituent une
sorte de structure sous-jacente à la Salwa et suggèrent l’idée que ce sont les
saints qui régissent la ville et sa vie spirituelle. L’auteur semble faire écho
à la doctrine akbarienne des pôles qui régissent les diverses stations et sciences
initiatiques266.
Un autre élément doctrinal nourri de l’enseignement du
maître andalou apparaît dans la partie sur la ziyāra et à maintes reprises
dans les biographies. Il s’agit de l’idée que l’être spirituel du Prophète
constitue la source de toute sainteté et qu’en conséquence la bénédiction que
les saints dispensent correspond à l’influence spirituelle prophétique. C’est
là que la doctrine rejoint la portée pratique de la Salwa. Guide pour la visite
des sanctuaires, l’ouvrage d’al-Kattāni devient ainsi le support d’une pratique
initiatique permettant l’accès à la lumière muḥammedienne.
D’autre part, il convient de remarquer la dimension
éducative de la Salwa267. D’abord, il s’agit d’inciter le lecteur à la visite
des saints et à lui inspirer de la vénération pour la ville de Fès et sa
tradition spirituelle. Les anecdotes et les paroles des saints reproduites
abondamment par al-Kattānī représentent évidemment aussi une forme
d’enseignement :
« Le souvenir des saints, de leurs anecdotes, états et
belles qualités ainsi que de leur conduite englobe le bien tout entier. Par
cela le coeur de l’aspirant (al-mūrīd) se renforce et son as-piration est
suscitée vers la recherche d’un surcroît de grâce spirituelle. C’est pour cela
que les soufis remplissent leurs livres avec [ces souvenirs]. »268
Dans cette optique, la Salwa assume l’héritage
initiatique des saints de Fès et transmet l’enseignement qu’il contient sous
une forme hagiographique.
Certes, une analyse profonde de la Salwa mériterait une
étude à part et il n’est possible ici que d’indiquer quelques éléments qui nous
semblent importants par rapport à l’histoire et à la caractéristique de la
tradition spirituelle de Fès. Le fait que l’ouvrage d’al-Kattānī représente
notre source principale suffit pour comprendre l’intérêt de cet ouvrage et
saisir sa fonction comme testament spirituel de la ville de Mawlāy Idrīs269.
232 3 vol., Casablanca : Dār al-Thaqāfa, 2004. Un
quatrième volume d’index (2006), ainsi qu’un cinquième volume contenant une
collection d’articles (2007) ont été ajoutés.
233 Voir notre chapitre « Activisme idrisside,
renaissance ak-barienne et perpétuation de la tradition initiatique – le
rayonnement des Kattānī et les ordres initiatiques à l’aube du Protectorat
(fin XIIIe/XIXe- début XIVe/XXe siècles) ».
234 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 379 sq. ;
AL-FĀSĪ, ‘Abd al-Ilāh, « al-‘Ālim Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī wa kitābuhu
Salwat al-anfās wa muḥādathat al-akyās bi-man ‘uqbi-ra min al-‘ulamā’ wa al-ṣulaḥā’
bi-Fās », al-Manāhil, Rabat, 1997, n° 54, p. 116-162.
235 Naṣīḥat ahl al-islām bi-mā yadfa‘u ‘anhum dā’
al-kufrat al-la’ām, Amman : Dār al-Bayāriq, 1999.
236 On trouve dans son al-Riḥlat al-Sāmiyyat ilā
al-Iskandariyya wa Miṣr wa al-Ḥijāz wa al-Bilād al-Shāmiyya (Casablanca : Dār
Ibn Ḥazm, 2005) le récit de ses voyages et une liste des personnages qu’il a
rencontrés.
237 Al-Azhār al-‘āṥirat
al-anfās bi-dhikr ba‘ḍ maḥāsin quṥb al-Maghrib wa tāj madīnat Fās, Fès : litho.
1307 hég. (1889).
238 Jalā’ al-qulūb min al-aṣdā’ al-ghayniyya bi-bayān iḥāṥatihi
‘alayhi al-salām bi-l-‘ulūm al-kawniyya, 3 vol., ZAKĀ, Ḥisān ‘Abbās (éd.), Le
Caire : sans édit., 2004.
239 Cf. l’introduction de Ḥamza al-Kattanī dans al-Riḥlat
al-sāmiyya ilā al-Iskandariyya wa Miṣr wa al-Ḥijāz wa al-Bilād al-Shāmiyya, op.
cit., p. 99-100.
240 BASSET, René, « Recherches bibliographiques sur les
sources de la Salouat al-Anfas », Recueil de mémoires et textes publié en
l'honneur du XIV Congrès des orientalistes, Alger : 1905, pp. 1-47 ;
LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 379 sq. Récemment, l’aspect politique a fait l’objet d’un
article : BAZZAZ, Sahar, « Reading reform beyond the state: Salwat al-Anfās,
Islamic revival and Moroccan National history », JNAS, 2008 (mars), n° 13/1, p.
1-13.
241 Une présentation forte utile nous semble celle de Ḥamza
al-Kattānī dans le volume rajouté en 2007 à l’édition de la Salwa (« Kitāb
Salwat al-anfās : al-qīmat wa al-minhaj », Salwa, vol. V, p. 165-192), quoique
l’auteur ne fait aucune référence aux études occidentales. Dans le même volume
on trouve une collection d’articles des chercheurs marocains qui analysent
divers aspects de l’ouvrage, notamment historiques, littéraires, topographiques
et anthropologiques.
242 Cf. en arabe AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, « al-Naz‘at
al-ḵūfiyyat fī kitāb Salwat al-anfās », Salwa, vol. V, p. 145-155.
243 Voir notre chapitre « La pratique de la sainteté » où
cette partie de la Salwa est analysée en détail.
244 Pour tout ce qui concerne la structure topographique
de l’ouvrage cf. BINMALĪḤ, ‘Abd al-Ilāh, « Amākiniyya madīnat Fās min khilāl
kitāb Salwat al-anfās », Salwa, vol. V, p. 237-261.
245 Salwa, vol. I,
p. 10-11.
246 Cet aspect a été exploité par Faouzi Skali dans sa
thèse doctorale (Topologie spirituelle et sociale de la ville de Fès, 4 vol.,
thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1990). L’auteur a tenté de
reconstituer la « topographie spirituelle » de Fès en identifiant les saints de
chaque quartier selon leur rang dans la hiérarchie initiatique.
247 Cf. Salwa, vol.
I, p. 245.
248 Cf. p. ex. Ibid., p. 186, p. 238.
249 Voir notre chapitre « Les traces du saint dans la
ville – Les lieux et les temps de la sainteté ».
250 CHODKIEWICZ, Michel, Le Sceau des saints – Prophétie
et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris : Gallimard, 1986, p. 34.
251 Dans l’édition critique on trouve en annexe le
supplément du Rawḍ al-‘aṥir concernant les tombes et sanctuaires connus et
visités par les habitants de Fès à propos desquels l’auteur n’a pas pu trouver
des informations biographiques certains (al-Tanbīh ‘alā man lam yaqi‘ bihi min
fuḍalā’ Fās tanwīh, p. 331-363).
252 Cf. AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, op. cit., p. 148 : «
L’idée (hūwiyya) de Fès dans le livre est celle du "Fès de la
bénédic-tion" (Fās al-baraka), notamment grâce à ses savants et leurs
sciences, ses dévots et leur dévotion, ses saints et soufis et leur richesse
spirituelle ».
253 Ibid., p. 3-5. L’auteur donne aussi une raison pour
cet oubli en expliquant que les saints évitent de laisser des traces écrites ou
autres par scrupule et souci d’anonymat.
254 Cf. BAZZAZ,
Sahar, loc. cit.
255 Salwa, vol. I, p.
297.
256 Ibid., p. 404.
257 Ibid., p. 107 sq.
258 Ibid., p. 391 sq.
259 « Salwat al-anfās
ka-maḵdar li-kitābat tārīkh al-Maghrib », Salwa, vol. V,
p. 214-216.
260 Cf. AL-AZMĪ, Aḥmad,
loc. cit., p. 195-221.
261 Un océan sans rivage – Ibn Arabî, le Livre et la Loi,
Paris : Seuil, 1992, p. 25.
262 Cf. à propos de la typologie akbarienne dans
l’hagiographie GEOFFROY, Éric, « Hagiographie et typologie spirituelle à
l’époque mamelouke », loc. cit., p. 94.
263 Salwa, vol. II,
p. 328.
264 Ibid., p. 379.
265 Ibid., vol. I, p.
145.
266 Cf. CHITTICK, William, « Towards
sainthood: states and stations », The Meccan Revelations, CHODKIEWICZ, Michel,
(dir.), New York : Pir Press, 2002, vol. I, p. 189 sq.
267 Cf. AL-FĪLĀLĪ,
‘Abd al-Wahhāb, op. cit. p. 146.
268 Salwa, vol. I, p. 16.
269 Cela ne veut évidemment pas dire que la Salwa soit le
dernier ouvrage hagiographique consacré à Fès, mais après Muḥammad b. Ja‘far
al-Kattānī aucun auteur n’a plus essayé de se lancer dans un projet d’écriture
qui concerne la tradition spirituelle de Fès dans son ensemble. Pour les
ouvrages postérieurs à la Salwa, voir l’annexe.
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