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jeudi 2 juin 2016

Guido De Giorgio - « L'Instant et l'Éternité (Le mythe de l'avenir) »



Guido De Giorgio ─ L'instant et l'éternité, et autres textes sur la Tradition (1925/1955)
Première partie : Guido De Giorgio et son œuvre
III. Articles parus dans Diorama Filosofico (sous le nom de l'auteur)
10. L'instant et l'éternité (Le mythe de l'avenir) (3 août 1939)
Édition Archè, Milano, 1987, p. 155-162.


On peut dire que le sacré se distingue du profane en ceci qu'il est essentiellement tourné vers le passé pour fixer les étapes d'une procession qui trouve nécessairement sa culmination dans un « présent ». Ce « présent », c'est le point métaphysique où se jette l'éternité, où les mondes se dissolvent dans une ampleur sans limites, une durée sans rythme, une béatitude sans fin. Le présent est l'éternité ; le passé n'est que le vestibule qui mène vers, qui introduit dans l'éternité. Refaire, reparcourir tout le cycle qui s'accomplit dans le point signifie porter avec soi l'expérience des siècles, toute l'évolution cosmique pour en dénouer la trame dans la pupille de Dieu.

Deux conceptions de l'instant

Faust ne pouvait pas arrêter l'instant, parce que de l'instant il ne saisissait que la caducité, l'iridescence immédiate de l'illusion, le vertige qui submerge au lieu de transfigurer l'« ombre de la chair », le fantasme labile et évanescent, non ce qui en Dieu demeure une momentanéité infinie qui est le mystère de l'actualité éternelle. Tels sont les deux aspects de l'« instant », selon qu'on se place sur le plan humain ou divin ; il s'agit de deux points apparemment opposés et divergents qui marquent deux mondes, deux rythmes, deux réalités, dont l'une est absolue, vraie, l'autre fallacieuse et illusoire. Le verweile doch, du bist so schön (« arrête-toi, tu es si beau ! ») de Faust n'est qu'un succédané lyrique fort peu original face à la plénitude abyssale de l'Ineffable où s'accomplit le mystère de la gestation divine. Le mythe de la purification à travers l'esthétique n'est que le pont très fragile jeté par l’imbécillité moderne sur la momentanéité de l'illusion humano-cosmique pour s'évader de la certitude positive du mystère, d'une paroi infranchissable sinon par le dépassement vertigineux de l'aile c'est-à-dire de l'Esprit de Dieu.

Voilà pourquoi le monde moderne oscille entre un passé mort et un avenir nébuleux, entre ce qui n'est plus et ce qui ne sera jamais sinon dans l'espérance qui anticipe et construit. La sagesse traditionnelle, par contre, se trouve vers le passé, le vit, le féconde, l'actualise, s'y insère pour le ramener tout entier dans le présent et le renouveler dans le ver aeternum(Printemps éternel) que les Anciens attribuait à l'âge d'or, en indiquant la germination pérenne de la Vérité, le pullulement des états transfigurants, la vie qui ne connaît ni naissance ni mort car elle se déroule dans la béatitude de la connaisse réalisatrice. Mais pour les modernes le passé est passé, mort, fini, achevé, fermé, irrémédiable : « le déjà vu, le déjà vécu » dit Bergson, selon une orientation psychologique qui manifeste clairement toute la sentimentalité nostalgique du petit homme effroyablement esclave de son petit monde. De sorte qu'entre un passé mort et un avenir non encore né, oscille le présent crépusculaire, tout à la fois déclin nuageux et aube trop pâle, en somme une véritable pause dans l'agonie. Et cette vision erronée dérive le mythe de l'avenir, la tension vers ce qui n'est pas, vers ce qui ne sera jamais parce qu'en réalité seul le présent, en absorbant le passé, est le point dynamique, toute la proue du navire qui fait face à l'horizon mais ne l'atteint jamais.


Le passé comme mort et comme vie

L'homme moderne peut être comparé à un nécrophore qui soupire après le jour qui ne se lève jamais : le cadavre qu'il porte est le passé, l'héritage inerte, stérile, et le jour qu'il attend est l'avenir, la descendance imaginaire, l'accomplissement radieux d'un chimérique accouchement inachevé. On remarquera que tous les modernes, les « grands hommes », attendent de l'avenir un jugement définitif sur leur œuvre car peut-être sentent-ils, consciemment ou non, que rien de ce qu'ils ont fait ne se rattache traditionnellement au fleuve royal du passé, ni n'est capable de résister aux mouvements de l'aiguille magnétique du présent, instant fugace et momentanéité ayant une incidence sur bien d'autres abîmes que la trace insignifiante du nuage passager. Voilà pourquoi l'homme antique est un porteur de mondes : le passé, il ne l'a pas laissé derrière lui, mais le recueille et l'emporte, de façon à construire en réalité un seul point incident, le présent seul, l'actualité, tandis que l'homme moderne, se débarrassant d'un fardeau trop pesant pour ses épaules peu viriles, est léger, inconsistant et, par peur d'être jeté à terre par les coups de vent obliques, s'accroche à la machine, qui est tout à la fois son berceau et son tombeau. Car au mythe de l'avenir est associé celui de la vitesse qui ─ si l'on considère bien sa fonction, son schéma intérieur ─ est l'abolition du passé dans le déjà parcouru, l'imperceptibilité du présent minimisée dans l'attente permanente de l'avenir. Les lecteurs qui voudront approfondir ces aperçus de manière pénétrante trouverons plus d'un chemin menant aisément à la compréhension de quelques vérités majeures. Nous ne désirons fixer ici, avec une certaine insistance, que quelques réflexions critiques, dont le développement perspectif s'avèrera plus net et plus sûr.

On comprend donc que l'homme moderne et l'homme antique sont absolument opposés et comme aux antipodes, au sens littéral du terme, l'un par rapport à l'autre : liés à une même lignée mais tournés vers des ciels différents et diversement constellés, bien qu'un même soleil impassible éclaire cette lignée dans ce qui pour les uns est jour et pour les autres nuit. Pour les Anciens, en effet, le passé est tout, pour les modernes, rien, même quand ils ont l'illusion d'y chercher distraitement des solutions à des questions d'actualité ─ ce qu'on appelle les « avertissements », les « enseignements » du passé ─, autant de fantaisies sentimentales exploitées avec un opportunisme cynique selon les circonstances et proposées à la crédulité des naïfs pour les perpétrations les plus pitoyables. La rhétorique, qui triomphe aujourd'hui comme jamais auparavant dans cette Europe trouble et marécageuse d'aujourd'hui, recourt aux ruses les plus bestiales pour obtenir l'assentiment, des plèbes à l'écoute et se sert du passé comme d'un remède contre tous les maux, baume universel, soutien du présent, mais d'un usage momentané comme pour conjurer le Vae soli ! (Malheur à ceux qui sont seuls !)

L'homme moderne, en réalité, est déjà pris dans le passé, ne le vit plus et n'en retire que poussière et ruine : il l'étudie, le classe, l'ignore. Plus l'enquête se fait minutieuse, plus elle devient squelettique, chacun cherchant ensuite à faire souffler la vie sur ces ossements épars endormis dans le sommeil de la mort. Ainsi, lorsqu'ils se tournent vers le passé pour l'étudier, les modernes succombent donc à la même illusion que lorsqu'ils croient, par exemple, que la photographie est plus proche de la vérité, alors qu'elle la dénature totalement en la fixant dans sa momentanéité de chose déjà passée. Mais indépendamment de l'étude, voyons si les modernes se servent du passé en fonction de la vie. Qui dit passé dit tradition, c'est-à-dire rattachement intérieur, dynamique, non adhésion extérieure, non sympathie opportuniste, non simple position ou situation ; en d'autres termes, il devrait y avoir entre passé et présent continuité, immuabilité ou, mieux, un développement rythmique si régulier, continu, interne, qu'il apparaîtrait insensible. L'Antiquité, de fait, est caractérisée par une tonalité constante qui perdure, immobile, d'une époque à l'autre ; il y a et il doit y avoir un changement, mais il s'accomplit en profondeur, dans les strates intérieures, invisiblement, sommes-nous tenté de dire, de manière à ne pas bouleverser la régularité du rythme.


La fin du mythe

On a dit maintes fois que les cultures antiques sont immobiles ou semblent telles ; mais c'est là précisément leur grandeur, cette stabilité fondamentale qui efface tous les contrastes, qui intègre tous les rythmes à la veine centrale, au type traditionnel, qui seul reste dans l'intégrité de son efficacité formatrice. Voilà pourquoi quiconque entend demeurer dans le pur domaine de la vérité traditionnelle, se tourne toujours, logiquement, vers le passé, pour reparcourir les étapes de la certitude et les ajouter à son expérience. Celle-ci, sous cet angle, est donc récapitulative et conclusive : elle n'est pas répétition extérieure, mais accorde son rythme à celui qui n'est autre que son propre visage, hier encore ignoré, désormais retrouvé et vivifié. Il est très difficile d'expliquer certaines choses à ceux qui se tiennent sur des positions dualistes et qui pensent qu'il y a quelque chose en dehors de la Vérité, qui est Dieu éternellement présent. Vérité : là seulement on devient ce que l'on est, c'est-à-dire qu'on dépasse la sphère des limitations humaines pour vivre le battement même de l'infini.

Quand nous disons antique nous entendons tout ce qui est valable, pérenne, traditionnellement authentique dans le passé de l'Orient et de l'Occident, qu'il s'agisse d'un passé lointain ou proche, doctrinal ou poétique : peu importe, pourvu qu'il reflète, dans la vérité de l'expression, la grande lumière du Supramonde. Outre les Livres Sacrés, il y a la Poésie (dans le sens que nous avons déjà précisé en une autre occasion - cf. Diorama du 24 janvier) et l'Art sacré. Il y a enfin toutes les formes d'activité qui, dans le passé, se reliaient toujours à une vérité d'ordre supérieur, fût-ce dans un modeste ustensile, et dans la fabrication et la destination des objets d'usage courant. Le passé, tel que nous l'entendons et tel que devraient l'entendre tous ceux qui ne cherchent que la vérité de Dieu, est vie, rythme créateur, dépôt inépuisable de sagesse qui se renouvelle chaque fois qu'il est actualisé par une nouvelle expérience. Mais il est surtout la réalité d'une vie vibrante parce que vivifiée par le souffle pérenne de la sève traditionnelle. Les modernes, eux, considèrent le passé comme une relique dont ils louent la vétusté et autour de laquelle ils rôdent avec une curiosité de photographes et d'archéologues : qui, parmi eux,accepte totalement le passé, l'assume dans toute son ampleur, non pour y saisir des fragments et les exalter, mais pour l'intégrer à son expérience de vie en le récapitulant de manière créatrice ?


Immédiateté tangible du présent

Combien y a-t-il d'admirateurs de Dante qui ne se contentent pas de magnifier le vers ou l'expression ─ chose absolument extérieure et superficielle ─, mais qui en appliquent la doctrine, le savoir, sur tous les plans de l'être auquel ils se rapportent et dans la totalité du Voyage Céleste ?

Le passé n'est rien s'il n'est pas intégré, vécu, convalidé par l'expérience personnelle, par la vie, s'il n'est pas totalité et exalté dans le grand frémissement de l'actualité éternelle. Les modernes, lorsqu'ils ne forniquent pas dans le passé comme des voleurs dans une nécropole, lui tournent le dos, contemplant alors l'hypothétique « soleil de l'avenir » qui ne brillera jamais, car le futur n'existe que comme ultime frontière évanescente d'une imagination laborieuse, mirage et rien de plus, projection fallacieuse colorée par le spasme de leur propre insuffisance. Le « non-accomplissement » face à la Vérité, le sentiment incurable de celui qui ne sait pas ni ne veut savoir, ne sait ni ne veut porter avec soi tout le poids du monde, pour l'assumer dans l'instant divin, ont créé le mythe de l'avenir. Tournant obstinément le dos à ce qui est, on attend avec curiosité ce qui n'est pas, ce qui sera, et l'on soupire après la confirmation d'une rêve par un reflet illusoire du rêve lui-même, dans une marche nocturne de fantômes que seul le présent engendre, par la spontanéité de son flux et de son mirage. Étrange spéculation sur l'avenir, qui fait oublier les trésors du passé et l'immédiateté tangible du présent. Car on n'est réellement que dans le présent, avec tous les mondes, dans l'unité essentielle du point, joyau de tous les joyaux, œil éternel de Dieu !

Nous voudrions dire bien d'autres choses encore, mais préférons conclure par ces paroles de Zarathoustra : « Diesen Menschen von heute will ich nicht Licht sein, nicht Licht heiszen. Die will ich blenden : Blitz meiner Weisheit ! stich ihnen die Augen aus ! » : « Je ne veux pas être une lumière pour ces hommes d'aujourd'hui, ni qu'ils me prennent pour une lumière. Ceux-là ─ je veux les aveugler ! Éclair de ma sagesse, crève-leur les yeux ! »

jeudi 11 décembre 2014

Jean Biès - De la mort aujourd'hui à l'éternel aujourd'hui




On peut lire dans la Katha-upanishad (I, 20 sv.) un dialogue où le jeune prince Naciketas s'en vient interroger Yama sur le mystère de la mort. Yama répond qu'il préfère ne pas répondre à une question aussi redoutable. "Les dêva même, jadis, furent en doute là-dessus ; ce n'est pas facile à connaître ; c'est un subtil problème !.." Naciketas insiste : "Eh ! quoi, toi, le dieu de la Mort, tu ne sais pas ce qu'est la Mort !.."

Comment, faut-il lire en sous-entendu, n'en serait-il pas alors, de même, et à plus forte raison, pour nous, simples mortels ? Et, ajouterons-nous, plus spécialement encore pour les mortels nos contemporains, privés de toute référence spirituelle, victimes dès l'enfance de conditionnements athées et laïcistes, et totalement insatisfaits des réponses religieuses, seulement consolatrices sans doute mais non explicatives[1]? Notre société a choisi de gommer la mort, lui substituant toutes sortes de divertissements censés la faire oublier, voire en supprimer l'inévitable échéance.

La mort n'a point pour si peu perdu de son effrayante réalité, que tente de conjurer une médecine humaniste, depuis les soins palliatifs jusqu'à l'accompagnement des mourants. L'opposition à l'euthanasie montre à quel point chaque vie continue de garder sa valeur et son prix, son caractère unique et irremplaçable. Il va de soi qu'à l'exception de certains cas limites, dits "torturants", l'euthanasie relève d'une mentalité toute moderne, où l'homme, dans ce domaine aussi, s'arroge les droits d'un Tout Autre[2]. Avant de passer à l'acte irrémédiable, il convient, que l'on s'inspire ou non d'une référence spirituelle, de tout faire au préalable pour assurer le confort du malade ; les analgésiques y ont leur part. Mais surtout, il n'y a pas à perdre de vue que celui qui demande quelque chose, - la mort en l'occurrence -, ne la souhaite pas forcément. Ce ne peut être là qu'inconsciente stratégie en vue d'attirer sur soi l'intérêt qu'on assure pourtant ne plus présenter. L'angoisse de celui qui meurt n'est pas étrangère à la question : "Suis-je encore digne d'être estimé, apprécié ?.." Donner à cette demande d'amour la mort en guise de réponse a en soi quelque chose de tragique. Sans même évoquer de sinistres et sordides arguments économico-financiers, il est bien évident que le cynisme et le mépris humain, résultat du nihilisme dont s'affuble tout Age crépusculaire, se justifient par le fait que l'être humain n'est rien, seulement voué à pourriture, et que sa vie est sans valeur. Tout contexte spirituel considère au contraire que prolonger la vie peut permettre à cet être de se clarifier encore, de se réconcilier avec un ancien ennemi, de se repentir sincèrement d'une faute grave et cachée, de se préparer au Grand Passage par la prière et l'invocation.

De ce point de vue, ce qui est pris en considération, c'est l'interrelation entre les êtres, cette solidarité implicite, cette connivence génétique qui, étroitement, les relie, et fait que ce qui arrive à tous les autres nous arrive personnellement. Au nom de cette mystérieuse empathie, une infime part en nous s'éteint chaque fois que s'éteint l'un d'entre nous. Tout départ d'un être, qu'il nous soit cher, ou même indifférent, en révèle la fraternelle singularité. C'est ce sentiment qu'a magnifiquement exprimé John Donne lorsqu'il écrit : "La mort de tout homme me diminue parce que je fais partie de l'humanité."

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A l'angoisse métaphysique la solution ne peut être que métaphysique : celle du devenir posthume, tel que l'expose unanimement, à quelques dissonances près, d'ordre exotérique, l'ensemble des traditions. Celles-ci seraient seules de nature à mettre un peu d'ordre dans le mental incohérent de l'homme d'aujourd'hui, aussi expert dans les domaines matériels qu'ignare dans ceux de l'intelligible. Cette formule de Matgioï dans La Voie métaphysique s'applique parfaitement à cet homme : "Il n'y a pas de choses inintelligibles, il y a seulement des choses actuellement incompréhensibles." Et cela, non parce qu'on n'est pas encore parvenu au moment où l'on sera en mesure de les comprendre, - ce qui correspondrait à une vision progressiste, sans raison d'être dans ce contexte -, mais parce que l'homme d'aujourd'hui a précisément perdu les clés qui expliqueraient ces choses. Dans les circonstances présentes, avec des moyens d'investigation tout à fait insatisfaisants, d'ordre seulement mental et non plus noétique, un tel homme est condamné à ne pas appréhender la mort, sinon au second sens de ce verbe.

Les enseignements traditionnels s'accordent à déclarer d'abord que toute mort à une certaine modalité d'existence est naissance à une autre. Tous rappellent les trois niveaux dont se constitue l'être humain : le corps physique, formé d'agrégats d'atomes et d'éléments destinés à destruction, car tout ce qui est composé est destiné à être décomposé, comme le fait observer Platon[3] ; l'âme, formée d'éléments subtils qui, en fonction de leur degré de purification, évoluent vers des états intermédiaires, plus ou moins obscurs ou lumineux, de nature erratique, et transmigrant dans le monde des impressions fantasmatiques avant de se dissoudre à leur tour ; l'esprit enfin, qui seul demeure tel qu'en lui-même, et qui rejoint ce qu'il n'a jamais cessé d'être en réalité : pure Essence.

Indépendamment du corps promis à dispersion moléculaire, l'évolution posthume offre trois possibilités.

La voie d'en bas conduit aux états infra-humains, les "ténèbres extérieures" ; lieu de la "seconde mort", réservée aux rares individus qui ont servi d'agents, ou de véhicules à des influences ou entités lucifériennes ; tels les "saints de Satan", possédés par leur mission destructrice, et condamnés aux tourbillons périphériques et à la désintégration finale.

L'autre voie est celle d'en haut ; la voie de la Libération, réservée à un nombre d'individus probablement tout aussi rarissimes : définitivement affranchis de toutes les limitations de la condition humaine ordinaire ; tels les êtres déifiés, les "délivrés-vivants" situés au centre de l'ultime Réalité.
Entre ces polarités extrêmes se déploie toute une hiérarchie d'états, symboliquement désignés comme "enfers" et "paradis" ; états dont la nature et la qualité dépendent du travail intérieur effectué durant la vie terrestre. Ces états qui correspondent à une spatialité et à une temporalité tout autres que celles que nous connaissons, concernent, - on peut le deviner -, l'immense majorité des humains dont nous sommes. Les "enfers" désignent les états réservés à ceux qui ont accompli une somme d'actions négatives, obscurcissantes, "tamasiques", comme les "paradis", les états réservés à ceux qui ont accompli une somme d'actions positives, allégeantes, "sattviques", un "bon karma", dirait l'Inde, mais sans réalisation métaphysique effective.

On ne saurait ignorer la multiplicité des états de l'être, à la limite différents pour chacun, puisque chacun a eu son propre destin et son propre comportement. Non seulement "il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père (Jean, 14, 1), mais, comme l'assure saint Paul, "chacun recevra son salaire selon son labeur" (1 Co 3, 8).

Quant à la "réincarnation", dans son sens le plus immédiat et littéral, elle reste étrangère à l'orthodoxie traditionnelle, n'est que "déviation populaire", selon l'expression de Coomaraswamy. Si rien de ce qui a existé une fois ne peut cesser d'exister, ce ne peut jamais être sous la même forme pour la simple raison que l'Infini en tant que tel ne peut se répéter[4]. On ne peut guère entendre par "réincarnation" que la succession, au sein d'une seule et même vie, d'étapes, d'expériences, dont chacune constitue à la fois la mort à une phase antérieure et périmée, et la naissance à une autre. Comme le dit encore Platon, "chaque âme use de nombreux corps, particulièrement si l'on vit de nombreuses années"[5]. On peut également voir une sorte de "réincarnation" dans ce que la science moderne nomme l'héritage génétique, où les gènes de tel parent ou d'un lointain ancêtre réapparaissent dans tel descendant ; mais il ne saurait s'agir du transfert du même "moi" dans une autre forme corporelle.

 *

Les mêmes traditions enseignent que la condition post-mortem est le résultat de ce que fut l'individu dans son incorporation terrestre. Le sens de la vie, - ce sens dont l'homme contemporain est tragiquement frustré -, consiste à réduire la Limite séparant l'être relatif de l'Etre absolu, jusqu'à l'évanouissement pur et simple de cette Limite. En d'autres termes, le but de la vie humaine est de ne pas rater sa mort ; il est fondamentalement spirituel. Comme l'écrit Jean Chrysostome dans une formule qui pourrait être de Sénèque, "ce n'est pas un mal de mourir, mais c'en est un de mourir mal"[6].

Quelle que soit la méthode suivie, la préparation à la mort consiste à détruire les écorces et opacités égotiques, à alléger, et mieux encore, supprimer le karma individuel, s'exercer aux différentes "vertus" spirituelles, à se détacher du monde profane, - ses attraits, ses prestiges -, à "mourir avant sa mort", selon l'exhortation percutante d'Angelus Silesius[7]. Ce dont il s'agit là est une véritable descente aux enfers, mais précédant l'autre, et permettant ainsi de l'éviter ; relatée par de nombreux mythes, et au cours de laquelle seront épuisées les influences inférieures pour permettre aux potentialités supérieures d'émerger, de se rendre actives en vue d'une "cristallisation" ; et cela, en recourant à des pratiques dûment et universellement éprouvées depuis des millénaires. L'état psycho-mental et spirituel où l'on se trouve au moment de la mort est déterminé par le travail antérieur auquel on s'est consacré ; et lui-même détermine à son tour la tonalité, la saveur de l'état qui suivra. On se dirige vers ce avec quoi l'on a le plus d'affinité, et donc le plus d'attirance, vers ce dont on a acquis par avance, au moins partiellement, la nature, et qui, par sa nature, nous est le plus conforme.

En tant qu'axe immuable, noyau dur (pour autant qu'on puisse attribuer une quelconque dureté à l'esprit), la "cristallisation" fait échapper aux variations perpétuelles, aux "accidents" du devenir ; résistant toujours mieux à toutes les attaques subversives de l'extérieur ; développant un corps second, qui est de fait le corps premier.

Cette transformation intérieure, qui aura le mérite de rendre conscient au moment de la mort, s'obtient entre autres moyens par l'exercice de la vigilance, la présence à soi, la suspension du bavardage des pensées et des mots, la maîtrise des sens, le dépassement des passions, la concentration sur une image sacrée ou sur une formule rituelle. La répétition d'un Nom divin, fondée sur l'identité du Nom et de l'Essence divine, et sur le fait que s'identifier au Nom revient à s'identifier à cette Essence, est reconnue par tous les enseignements initiatiques comme la pratique la plus adéquate à l'homme d'une fin de cycle. Celui qui s'y est toute sa vie entraîné saura y recourir également au moment suprême. Pour ne citer qu'un exemple, Krishna déclare à son disciple Arjuna : "Celui qui, à l'heure de sa fin, trépassant, n'a conscience que de Moi, lorsqu'il quitte son corps, rejoint mon Essence ; nul doute à ce sujet"[8].

Il n'est un secret pour personne que la base même de cette élaboration est d'ordre sacrificiel. On sait parfaitement que si rien n'est sacrifié, rien ne peut être obtenu. Le sacrifice est le maître-mot de tous les enseignements, étant en réalité considéré non comme une frustration ou une perte, mais comme un gain (pour plus tard). C'est ce qu'a résumé d'une façon définitive Mircea Eliade : "Celui qui renonce se sent par là non pas amoindri, mais au contraire enrichi ; car la force qu'il obtient en renonçant à un quelconque plaisir dépasse de loin le plaisir auquel il avait renoncé"[9].

Lorsque Yama, que nous évoquions en commençant, refuse de répondre à Naciketas, il le fait, on l'aura deviné, pour le mettre à l'épreuve. Au lieu de la réponse souhaitée, le dieu de la Mort, se faisant l'avocat du diable, propose au jeune homme une longue vie, une nombreuse descendance, des éléphants et des chevaux, des femmes charmantes, des musiques... Mais Naciketas s'obstinera : "Une vie, c'est bien court", objecte-t-il. Non pas, comme on pourrait le comprendre, dans le sens d'un amoralisme libertaire et jouissif : puisque la vie est courte, profitons-en !, mais dans un sens supérieur : hâtons-nous de nous purifier, - ce qui est une longue patience -, ne perdons pas notre temps en insignifiances.

Yama voudra bien alors distinguer deux chemins offerts à l'être humain. Celui de l'"agréable" aux mille rets : la sensualité à laquelle s'abandonne l'hédoniste qui n'a foi qu'en ce monde, et qui, victime d'une tragique méprise, cherche à compenser par avance matériellement tout ce dont il sera privé spirituellement dans l'au-delà. C'est le cas de la plupart de ces hommes d'aujourd'hui, que Platon nommait déjà, - car ils étaient aussi ses contemporains -, les "non-initiés", qui, dit-il, "pensent qu'il n'y a rien d'autre que ce qu'ils peuvent saisir de leurs mains", et "nient tout ce qui est invisible".

L'autre chemin est celui du "salutaire" : la recherche de l'essence en tant que seul bien réel, et cela, par la rigoureuse astreinte du yoga des sages. Il se trouve que l'homme moderne se situe à l'exact opposé de cette vision des choses : décentré, s'identifiant à tout au lieu de s'en détacher, mû par des forces qu'il croit diriger alors qu'il est dirigé par elles faute de les avoir maîtrisées, s'intégrant à l'illusoire au lieu d'y assister en spectateur, se dispersant en actions, pensées, paroles au lieu de se fixer sur le "seul nécessaire", dédaignant la méditation (peut-être parce qu'incapable de s'y adonner plus de quelques instants), s'excluant de la prière dans son refus de la divinité ; et par-dessus tout, refusant tout sacrifice dans son insatiable désir d'accumuler toujours plus d'avoirs. Un tel homme, perdu corps et biens dans l'absence de tout repère, ignorant tout des enseignements premiers, a peur de la mort parce qu'il a peur de la vie. Et peur de la vie parce qu'il ne sait plus ce qu'elle est dans sa réalité prégnante, qu'elle lui apparaît dénuée de toute orientation, et que la vie qu'il s'est lui-même fabriquée se révèle cruellement inauthentique, insignifiante.

*

Admettre la valeur éminemment positive de la mort exige un complet retournement, celui des priorités, des centres d'intérêt, et même des raisons d'être ; une transformation radicale de ses modes de penser, et d'agir, et de vivre. Et c'est à quoi notre contemporain est particulièrement peu enclin. A la différence de l'homme traditionnel, il ne dispose plus des moyens et des clés qui permettent de croire que le but de la vie n'est point la mort mais la Libération. Par Libération, entendons un état de plénitude harmonique exempt du moi et de ses innombrables métastases, un état rayonnant par delà tous les contraires ; le Vide en sa toute-majesté de transcendance, celui de la "Grande Paix" : état central, échappant à toutes les définitions, car inconditionné ; le séjour de ce souverain Soi qui ne peut jamais mourir parce qu'il n'est jamais né, comme aimait à le répéter laconiquement Ramana Maharshi.

L'ultime mot de l'histoire est qu'il s'agit de comprendre que la Vacuité suprême n'est pas synonyme de néant, qu'elle en est même l'opposé en tant que Plénitude absolue, l'Ici en tant que Lieu sans lieu, et le Maintenant en tant que présent sans commencement ni fin.

L'on serait assez tenté de penser qu'une telle réponse a, beaucoup plus que d'autres, toute chance d'être vraie. Nous satisfait-elle pour autant ? Ne nous sentons-nous pas tout de même quelque peu déçus d'en savoir tant ? Fût-elle suprême, ou parce que telle, la Vacuité peut-elle avoir pour nous des charmes ; et la nécessité de mourir à tout pour naître au Tout suffit-elle pour nous séduire ? N'éprouvons-nous pas, d'autre part, un secret bonheur, dû-t-il avoir l'angoisse pour rançon, être pétri d'incertitude, à penser que "chaque fois que l'aube paraît, le mystère est là tout entier", comme l'écrivait René Daumal ? Un complet et trop confortable éclaircissement, étranger à l'indispensable ambiguïté delphique, une trop béante déchirure ne pourraient, en proposant la voie de la facilité, qu'ôter à la vie son sel ; et si le sel est insipide, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? ; ce sel totalement inaperçu, et pourtant répandu partout dans l'immensité de la mer, ce sel dont le grain brille secrètement jusqu'aux abîmes, comme le point infinitésimal qui réside en nos profondeurs doit à son invisibilité d'être éternel.

Jean BIES


[1] L'insuffisance de l'explication chrétienne est connue. On peut y déceler une déficience de l'ésotérisme, mais aussi, un acte d'humilité, où la foi qui s'incline remplace la gnose qui enfle : je m'abandonne en toute confiance à mon Sauveur. Toutefois, un livre comme celui de J. C. Larchet, La vie après la mort selon la Tradition orthodoxe (Cerf, 2004), a le mérite de rassembler les écrits patristiques sur la question, plus nombreux et précis qu'on ne croit. Il est vrai que le fond de l'homme occidental reste le scepticisme : "S'ils n'écoutent ni Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un se relève d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus." (Luc, 16, 31).

[2] Voir le cinquième Commandement : "Tu ne tueras point". (Exode, 20, 13).

[3] Platon, Phédon, 78 c : "N'est-ce donc pas à ce qui a été composé, aussi bien qu'à ce qui est composé par nature, qu'il convient d'être affecté ainsi : être décomposé de la façon dont il a été composé.

[4] Voir R. Guénon, L'Erreur spirite, II, 6 et 7, Editions Traditionnelles, 1952.

[5] Platon, Phédon, 87 d.

[6] Commentaire de l'Evangile de saint Matthieu, XXXV, 1.

[7] L'errant chérubinique, IV, 77 : "Meurs avant de mourir, pour n'avoir pas à mourir quand il te faudra mourir". Même formule dans Mathnavî, VI, 723 sv. Il s'agit de la "mort initiatique" vers laquelle tend le vrai philosophe. C'est ce que s'emploie à montrer l'ouvrage d'Ananda K. Coomaraswamy, La signification de la mort, Arché, 2001.

[8] Bhagavad-Gîtâ, VIII, 5.


[9] Techniques du Yoga, II, 8.


mardi 18 février 2014

Titus Burckhardt – Être conservateur


Cour du Palais du Calife  Hisham (Arabe: خربة المفجر‎ Khirbat al-Mafjar ou Arabe: قصر هشام‎ Qaṣr Hishām) et son étoile hexagonale ommeyyade . Jéricho (8e siècle)


[Miroir de l'Intellect, pages 29-40.]

Si l’on met de côté toutes les implications politiques que recouvre ce terme, le « conservateur » est d’abord quelqu’un qui s’efforce de « conserver ». Pour déterminer si une telle attitude est juste ou erronée, il suffit de considérer ce que l’on cherche à conserver. Si les structures sociales que l’on défend — et du reste c’est toujours de cela qu’il s’agit — sont en conformité avec la finalité la plus haute de la vie humaine, et correspondent aux besoins profonds de l’homme, pourquoi ces structures sociales ne seraient-elles pas aussi bonnes, voire meilleures, que toutes les innovations que le cours du temps peut apporter ? Il paraît normal de suivre un tel raisonnement, mais l’homme contemporain ne raisonne plus normalement. Même lorsqu’il ne méprise pas systématiquement le passé et qu’il ne place pas toute son espérance dans le seul progrès technique pour améliorer le sort de l’humanité, il a généralement un préjugé contre toute attitude conservatrice. Car en fait, que ce soit chez lui conscient ou pas, il est influencé par la thèse matérialiste selon laquelle toute forme de « conservatisme » va à l’en-contre du principe de changement inhérent à la vie, et conduit de ce fait à la « stagnation ».

L’état de pénurie où se trouvent aujourd’hui l’ensemble des peuples qui n’ont pas suivi le train du progrès technique semble confirmer cette thèse ; en réalité, on omet de remarquer qu’il s’agit là d’une incitation à toujours plus de développement, plutôt qu’une explication des faits. L’idée que tout doive être entraîné dans ce changement constant est un dogme moderne, qui tend à s’imposer de manière absolue à l’esprit de nos contemporains. On entend proclamer sur un ton péremptoire, même chez ceux qui se considèrent chrétiens, que l’homme lui-même est pris dans cette évolution générale ; et pas seulement sous le rapport des sentiments, des jugements qui sont effectivement influencés par notre environnement, mais de la nature humaine elle-même qui, selon eux, est soumise à la loi universelle du changement. Il y a l’idée familière que l’homme est en cours d’évolution et doit évoluer vers une espèce supérieure ; l’homme du vingtième siècle, par conséquent, serait différent de l’homme des époques révolues. Dans tout ceci, on perd de vue cette vérité essentielle, proclamée par toutes les religions, à savoir que l’homme est l’homme, et non pas seulement un animal parmi les autres, du seul fait qu’il porte en lui-même un centre spirituel qui n’est pas soumis au principe cosmique du changement. En l’absence de ce centre spirituel, qui est la source de nos capacités de raisonnement — et que l’on peut donc définir comme l’organe spirituel qui véhicule le sens de la vérité —, nous ne serions même pas capables de constater le changement qui s’opère dans le monde autour de nous. En effet, comme l’énonce Aristote, ceux qui déclarent que toute chose, y compris la vérité, se trouve dans un état de flux perpétuel, se condamnent à la contradiction interne : si rien ne résiste à ce flux incessant, sur quelle base stable peuvent-ils donc formuler un jugement valide ?

Ici, il faut sans doute rappeler que le centre spirituel de l’être humain est bien plus que la seule psyché, laquelle est soumise aux instincts et aux impressions de toute sorte, et qu’il est aussi bien supérieur à la pensée rationnelle. Il y a, dans l’être humain, quelque chose qui le relie à l’Eternel, et qui se trouve précisément au point où « la lumière qui illumine tout homme venant au monde » (Jean 1, 9) se réfléchit au plan de nos facultés psychiques et physiques.

Si ce « noyau » immuable au cœur de l’homme ne saurait être perçu directement — pas plus que l’on ne peut saisir le point sans dimensions au centre d’un cercle — on sait néanmoins par quelles voies s’en approcher. Pareilles aux rayons qui convergent vers le centre d’une roue, ces voies d’accès constituent la base immuable de toutes les traditions spirituelles. Prises comme règles normatives pour l’action, et pour les structures sociales qui sont conçues en fonction du centre spirituel de l’homme, elles constituent également la base de toute attitude conservatrice authentique ; tant il est vrai que le désir de conserver certaines structures sociales n’a de sens que si ces dernières reposent sur le centre immuable de la condition humaine. Cette condition, du reste, détermine également leur capacité de se maintenir à travers le temps.

Dans une culture qui, depuis sa fondation même, et en vertu de ses origines sacrées, est orientée vers ce centre spirituel, et par là même vers l’ordre éternel, la question de la valeur, ou de la justification, de l’attitude conservatrice ne se pose même pas. Il n’existe d’ailleurs pas de mot pour définir ce concept, tant il y est évident. Dans une société chrétienne on est chrétien, de même que l’on est musulman dans une société islamique, bouddhiste dans une société bouddhiste, et ainsi de suite. Faute de quoi on ne saurait appartenir à ces sociétés respectives, ni prendre part à leur fonctionnement ; on ne pourrait que s’en tenir à l’écart, ou bien leur être opposé de façon secrète et dissimulée.

De telles cultures vivent en fonction d’une énergie spirituelle qui appose son sceau sur toutes les formes, depuis les plus hautes jusqu’aux plus minimes ; c’est ainsi que ces cultures sont véritablement fécondes et créatives. En même temps, ces cultures ont besoin de forces de conservation, sans quoi leur organisation aurait tôt fait de se dissoudre. Il suffit du reste que ce type de société traditionnelle soit plus ou moins cohérent et homogène pour que la foi, la fidélité au sacré et une attitude « conservante » ou conservatrice se reflètent les unes dans les autres comme une série de cercles concentriques.

L’attitude dite conservatrice ne devient problématique qu’à partir du moment où l’ordre social n’est plus déterminé par l’ordre éternel des choses, comme c’est le cas dans l’Europe des temps modernes. La question qui se pose alors est de savoir quels fragments ou vestiges de l’ordre traditionnel, qui jadis englobait tous les domaines, méritent d’être préservés en priorité pour tel ou tel domaine de la vie collective. Dans chaque phase historique d’une société (et ces phases se succèdent maintenant à un rythme de plus en plus rapide), les prototypes originels se retrouvent à un degré ou un autre. Même si l’ordre primordial est détruit, il en reste tout de même certains éléments, qui conservent une relative efficacité. Un équilibre nouveau — aussi fragmentaire et incertain soit-il — s’établit après chaque rupture avec l’ordre ancien. Certaines valeurs essentielles sont irrémédiablement perdues en cours de route, tandis que d’autres, plus secondaires au départ, se voient placées au premier plan. Si l’on veut éviter que même ce dernières ne se perdent à leur tour, mieux vaut conserver l’équilibre existant, plutôt que de tout remettre en cause, dans une tentative hasardeuse d’opérer un renouvellement total.

Dès que le choix se présente concrètement dans l’Histoire, le mot « conservateur » fait son apparition. En Europe il fit fortune pour la première fois à l’époque des guerres napoléoniennes. Ce terme est définitivement marqué par le dilemme qu’il véhicule intrinsèquement. Le « conservateur » est toujours soupçonné de vouloir préserver seulement ses propres privilèges au sein de la société, aussi modestes soient-ils. Dans ces conditions, la question de savoir si oui ou non ce que l’on cherche à conserver vaut la peine de l’être, se trouve faussée à la base. Et pourtant : pourquoi serait-il exclu que les avantages privés de tel ou tel groupe ne coïncident avec la justice ? Et pourquoi certaines hiérarchies et obligations sociales ne pourraient-elles être source de bonne intelligence parmi les individus ?

La manière dont raisonnent nos contemporains prouve bien que l’intelligence profonde a fort peu de chances de se développer en l’absence d’un milieu favorable sous ce rapport. Seuls de très rares individus — en général ceux qui dans leur jeunesse ont pu connaître des souvenirs de l’ordre ancien, ou ceux qui ont eu l’occasion d’entrer en contact avec une culture encore traditionnelle en Orient — sont à même d’imaginer le bonheur et la paix intérieure que peut conférer un ordre social hiérarchisé selon les vocations naturelles et les fonctions spirituelles. Encore faut-il ajouter qu’il procure ces bienfaits non pas seulement à l’élite dominante, mais aussi aux classes laborieuses.

Ceci dit, il n’est point de société humaine, aussi juste soit-elle globalement, qui ne comporte des maux relatifs. Toutefois, il est un moyen sûr et aisé de déterminer si tel ordre social offre oui ou non le bonheur à la majorité de ses membres : que l’on considère les objets d’art et tous les produits artisanaux qui n’ont pas seulement une vocation utilitaire, mais témoignent d’une certaine joie créatrice. Une culture dans laquelle les arts sont le privilège exclusif d’une classe particulièrement éduquée, de telle sorte que l’on n’y trouve plus d’art populaire, ou de langage artistique qui puisse être compris par tous, cette culture est une faillite complète sous ce rapport. Le succès extrinsèque d’une profession se mesure aux bénéfices qu’elle garantit ; mais son succès intrinsèque réside dans sa capacité à rappeler à l’homme sa vraie nature, voulue par Dieu. A cet égard, succès extrinsèque et intrinsèque ne coïncident pas toujours. Labourer la terre, prier pour qu’il pleuve, créer des objets utiles et des formes intelligibles à partir des matières premières qu’offre la nature, compenser l’indigence de certains avec le surplus de richesse de certains autres, régner tout en étant prêt à sacrifier sa vie pour ceux sur qui l’on règne, enseigner par amour pour la Vérité : voici quelques-unes de ces occupations traditionnelles qui portent en elles-mêmes leur propre récompense. On peut à bon droit se demander si le « progrès » les a promues ou rabaissées.

Nombreux, de nos jours, sont ceux qui pensent que l’homme accomplit sa véritable destinée dans le travail, aux commandes d’une machine. Non : sa destinée véritable et intégrale, l’homme l’accomplit lorsqu’il prie et invoque la bénédiction divine, lorsqu’il commande et combat, sème et récolte, sert et obéit. Voilà ce qui sied à la nature de l’homme.

Lorsque l’urbanisation qui tend à caractériser la vie moderne exige que le prêtre se dépouille des insignes extérieurs de sa fonction et se mette à imiter autant qu’il est possible le mode de vie des laïcs, nous avons là une preuve que cette mentalité citadine a perdu de vue la véritable nature de l’homme. En effet, percevoir l’homme dans le prêtre équivaut à reconnaître que la nature humaine, en son fond, se révèle infiniment mieux dans la dignité sacerdotale que dans la condition de l’homme « ordinaire ». Toute culture théocentrique reconnaît une hiérarchie plus ou moins explicite de classes, ou « castes » sociales. Cela ne veut pas dire qu’une telle culture voie l’homme comme un fragment isolé qui ne trouverait à s’épanouir que dans le cadre d’une communauté. Au contraire, cela signifie que la nature humaine comme telle est beaucoup trop riche pour que tout le monde, à tout moment, puisse en réaliser toutes les différentes facettes. La perfection humaine ne réside pas dans la somme de toutes ces facettes, ou fonctions, mais bien plutôt dans leur quintessence. Si des sociétés fortement hiérarchisées ont pu se maintenir durant des millénaires, cela ne s’explique pas par la passivité des peuples ni par la puissance des souverains, mais par le fait que cet ordre social correspondait à la nature humaine.

Il existe une erreur très répandue selon laquelle la classe la plus naturellement conservatrice serait la bourgeoisie. Or, cette dernière s’identifie à l’origine avec la culture des villes, dans lesquelles toutes les révolutions, depuis cinq cents ans, ont pris naissance. Il est pourtant vrai que la bourgeoisie, surtout depuis la Révolution française, a souvent joué un rôle conservateur, et a même, parfois, repris à son compte certains idéaux aristocratiques — non sans les exploiter à son avantage toutefois, ce qui a eu pour conséquence de les falsifier peu à peu. Il y a également eu, au sein de la bourgeoisie, des individus dont le conservatisme reposait sur des bases intelligentes, mais ils furent toujours une minorité, et cela dès le début.

Le paysan, en revanche, est généralement conservateur ; il l’est, si l’on peut dire, par expérience, car il sait — mais combien le savent-ils encore ? — que la vie de la nature dépend du renouvellement constant d’innombrables forces solidaires les unes des autres, et qui doivent se maintenir en équilibre. Et l’on ne saurait toucher à une seule composante de cet équilibre sans entraîner l’effondrement de tout l’ensemble. Il suffit de dévier le cours d’une rivière pour modifier la flore d’une région entière ou pour éliminer une espèce animale, ce qui entraînera immédiatement la prolifération catastrophique d’une autre espèce. Le paysan ne croit pas que l’on puisse faire à volonté la pluie et le beau temps.

Il ne faudrait pas conclure de tout cela que le point de vue conservateur est lié avant tout au sédentarisme et à l’attachement à une terre : il est prouvé que personne au monde n’est plus conservateur que les nomades. Dans le voyage perpétuel qu’est sa vie, le nomade s’attache à préserver l’héritage que constituent sa langue et ses coutumes ; il résiste en toute connaissance de cause à l’érosion du temps, car être conservateur ne signifie pas être passif, loin de là.

Il s’agit là d’une marque éminente de noblesse ; le nomade, en cela, ressemble à l’aristocrate, ou, plus exactement, la noblesse inhérente à la caste guerrière a beaucoup de points communs avec l’âme du nomade. D’un autre côté, l’expérience d’une aristocratie qui n’a pas été corrompue par la vie de cour ou les mœurs citadines, mais est restée proche de la terre, ressemble au type paysan décrit plus haut, à ceci près que le noble des campagnes a toujours un territoire et un entourage humain plus vastes que le simple paysan. Quand l’aristocratie est consciente, par hérédité et par éducation, de l’unité essentielle des forces de la nature et des puissances de l’âme, elle possède une supériorité que l’on ne saurait acquérir d’aucune autre manière. Et quiconque se sait doué d’une authentique supériorité a le droit de la faire valoir, tout comme celui qui a atteint la maîtrise totale d’un art a le droit de mettre son propre jugement au-dessus du jugement des ignorants.

Il doit être bien clair, toutefois, que la position prédominante de l’aristocratie est liée à deux conditions, l’une naturelle, l’autre éthique : la condition naturelle est que, au sein d’une même tribu ou famille, on peut en règle générale s’attendre à la transmission héréditaire de certains dons et certaines qualités ; la condition éthique est résumée par le dicton noblesse oblige. Plus le rang social et les privilèges qui lui correspondent sont élevés, plus grands seront les devoirs et les responsabilités. Inversement, plus le rang est bas, plus le pouvoir est réduit, et plus les devoirs sont limités ; au plus bas de l’échelle se trouvent les personnes tout à fait passives, qui n’ont guère de responsabilités éthiques. Si les choses, dans ce domaine, ne sont pas toujours ce qu’elles devraient être, il ne faut pas en chercher la cause principale dans l’hérédité naturelle, car cette dernière fonctionne assez bien pour garantir indéfiniment l’homogénéité d’une caste. Il faut plutôt chercher la source de cette imperfection dans la transgression du principe moral mentionné plus haut, et qui exige un juste équilibre des droits et des devoirs. Aucun système social ne saurait empêcher les abus de pouvoir ; un tel système, s’il existait, ne serait pas humain, puisque l’homme n’est homme que s’il répond en même temps, et de sa propre volition, à une vocation naturelle et à une vocation spirituelle. L’abus d’une autorité héréditaire, par conséquent, ne prouve rien contre la validité du principe de l’aristocratie. En revanche, la vocation éthique de cette dernière est prouvée entièrement par l’exemple du petit nombre de ceux qui, lorsqu’ils furent dépouillés de leurs privilèges ancestraux, n’ont pas renoncé pour autant à la responsabilité morale dont ils avaient hérité.

Nombreux sont les pays où l’aristocratie a perdu le pouvoir à cause de son autoritarisme ; mais la noblesse a été évincée, non pas tant du fait de son autoritarisme envers les classes inférieures, qu’à cause de ses manquements tyranniques à la loi supérieure de la religion, sa seule base morale de légitimité, et seule capable de tempérer par la miséricorde l’autorité des puissants de ce monde.



Depuis l’effondrement, non seulement de la hiérarchie sociale, mais aussi de presque toutes les structures traditionnelles, les gens qui ont conservé, en toute lucidité, une mentalité conservatrice, n’ont plus rien à quoi se raccrocher. Ils se trouvent isolés dans un monde complètement asservi qui se targue de liberté, et qui se targue d’être riche et divers alors que son uniformité écrase tout. On ne cesse de clamer que l’humanité est sur la voie d’un progrès continuel, que l’être humain, après avoir « évolué » pendant des millions d’années, a désormais entamé une mutation décisive, qui doit le conduire à sa victoire finale sur les conditions matérielles de la vie. Le conservateur lucide et intelligent est seul dans une foule en délire, il reste seul éveillé au milieu d’un peuple de somnambules qui prennent leur rêve pour la réalité. Il sait, par expérience et par discernement, que l’homme, malgré son obsession du changement, reste toujours le même, pour le meilleur et pour le pire. Les questions fondamentales que soulève la condition humaine sont toujours restées les mêmes ; les réponses à ces questions sont connues depuis la nuit des temps, et pour autant que le langage humain puisse les exprimer, elles ont été transmises, depuis toujours, au fil des générations. C’est ce précieux héritage qui importe avant tout au conservateur lucide et intelligent.

Puisque de nos jours presque toutes les formes de vie traditionnelles ont été détruites, le conservateur n’a que rarement l’occasion de prendre part à un travail qui possède, par sa signification et son utilité, une valeur universelle. Mais toute médaille a son revers : la disparition des formes traditionnelles nous met à l’épreuve et nous oblige à faire preuve de discernement. Quant à la confusion qui règne autour de nous dans le monde, elle nous impose de laisser de côté tous les accidents, pour nous tourner résolument vers l’essentiel.


Titus Burckhardt


dimanche 2 février 2014

René Guénon - Atlantide et Hyperborée


Le Bouclier de Battersea est un élément représentatif de l’art celte de l'île de Bretagne, dont la fabrication est datée du Ier siècle av. J.-C. ou, au plus tard, du début du Ier siècle ap. J.-C. Il a été retrouvé dans la Tamise à Battersea tout près de Londres en 1857. Son armature, à l’origine, était en bois et en cuir sur laquelle les artisans celtes ont appliqué et riveté un revêtement en bronze. Il se compose de cinq pièces : la plaque d’ensemble, l’orle et trois cercles ouvragés et reliés entre eux (ceux du haut et du bas de même taille, celui du centre étant beaucoup plus large). Il a la forme d’un rectangle aux bords arrondis et aux côtés latéraux incurvés. Des cabochons en pâte de verre rouge ornent la représentation. Ses faibles dimensions (85 cm de hauteur) portent à croire qu’il s’agit d’un objet de prestige, ayant appartenu à un notable, à moins qu’il ne s’agisse d’un objet de culte, offert à titre votif à une divinité. Il est exposé au British Museum à Londres. Source Wikipédia



Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, René Guénon, éd. Gallimard, 1970, p. 35-45

Dans Atlantis (juin 1929), M. Paul Le Cour relève la note de notre article de mai dernier1, dans laquelle nous affirmions la distinction de l’Hyperborée et de l’Atlantide, contre ceux qui veulent les confondre et qui parlent d’« Atlantide hyperboréenne ». À vrai dire, bien que cette expression semble en effet appartenir en propre à M. Le Cour, nous ne pensions pas uniquement à lui en écrivant cette note, car il n’est pas seul à commettre la confusion dont il s’agit ; on la trouve également chez M. Herman Wirth, auteur d’un important ouvrage sur les origines de l’humanité (Der Aufgang der Menschheit) paru récemment en Allemagne, et qui emploie constamment le terme « nord-atlantique » pour désigner la région qui fut le point de départ de la tradition primordiale. Par contre, M. Le Cour est bien le seul, à notre connaissance tout au moins, qui nous ait prêté à nous-même l’affirmation de l’existence d’une « Atlantide hyperboréenne » ; si nous ne l’avions point nommé à ce propos, c’est que les questions de personnes comptent fort peu pour nous, et que la seule chose qui nous importait était de mettre nos lecteurs en garde contre une fausse interprétation, d’où qu’elle pût venir.


[1] Article intitulé Les Pierres de foudre paru dans Le Voile d’Isis, n° de mai 1929 et formant le chapitre XXV du recueil Symboles fondamentaux de la Science sacrée.


Nous nous demandons comment M. Le Cour nous a lu ; nous nous le demandons même plus que jamais, car voilà maintenant qu’il nous fait dire que le pôle Nord, à l’époque des origines, « n’était point celui d’aujourd’hui, mais une région voisine, semble-t-il, de l’Islande et du Groenland » ; où a-t-il bien pu trouver cela ? Nous sommes absolument certain de n’avoir jamais écrit un seul mot là-dessus, de n’avoir jamais fait la moindre allusion à cette question, d’ailleurs secondaire à notre point de vue, d’un déplacement possible du pôle depuis le début de notre Manvantara1 ; à plus forte raison n’avons-nous jamais précisé sa situation originelle, qui d’ailleurs serait peut-être, pour bien des motifs divers, assez difficile à définir par rapport aux terres actuelles.

 M. Le Cour dit encore que, « malgré notre hindouisme, nous convenons que l’origine des traditions est occidentale » ; nous n’en convenons nullement, bien au contraire, car nous disons qu’elle est polaire, et le pôle, que nous sachions, n’est pas plus occidental qu’oriental ; nous persistons à penser que, comme nous le disions dans la note visée, le Nord et l’Ouest sont deux points cardinaux différents. C’est seulement à une époque déjà éloignée de l’origine que le siège de la tradition primordiale, transféré en d’autres régions, a pu devenir, soit occidental, soit oriental, occidental pour certaines périodes et oriental pour d’autres, et, en tout cas, sûrement oriental en dernier lieu et déjà bien avant le commencement des temps dits « historiques » (parce qu’ils sont les seuls accessibles aux investigations de l’histoire « profane »).


[1] Cette question paraît être liée à celle de l’inclinaison de l’axe terrestre, inclinaison qui, d’après certaines données traditionnelles, n’aurait pas existé dès l’origine, mais serait une conséquence de ce qui est désigné en langage occidental comme la « chute de l’homme ».


D’ailleurs, qu’on le remarque bien, ce n’est nullement « malgré notre hindouisme » (M. Le Cour, en employant ce mot, ne croit probablement pas dire si juste), mais au contraire à cause de celui-ci, que nous considérons l’origine des traditions comme nordique, et même plus exactement comme polaire, puisque cela est expressément affirmé dans le Vêda, aussi bien que dans d’autres livres sacrés1. La terre où le soleil faisait le tour de l’horizon sans se coucher devait être en effet située bien près du pôle, sinon au pôle même ; il est dit aussi que, plus tard, les représentants de la tradition se transportèrent en une région où le jour le plus long était double du jour le plus court, mais ceci se rapporte déjà à une phase ultérieure, qui, géographiquement, n’a évidemment plus rien à voir avec l’Hyperborée.

 Il se peut que M. Le Cour ait raison de distinguer une Atlantide méridionale et une Atlantide septentrionale, quoiqu’elles n’aient pas dû être primitivement séparées ; mais il n’en est pas moins vrai que l’Atlantide septentrionale elle-même n’avait rien d’hyperboréen. Ce qui complique beaucoup la question, nous le reconnaissons très volontiers, c’est que les mêmes désignations ont été appliquées, dans la suite des temps, à des régions fort diverses, et non seulement aux localisations successives du centre traditionnel primordial, mais encore à des centres secondaires qui en procédaient plus ou moins directement.


[1] Ceux qui voudraient avoir des références précises à cet égard pourraient les trouver dans le remarquable ouvrage de B. G. Tilak, The Arctic Home in the Veda, qui semble malheureusement être resté complètement inconnu en Europe, sans doute parce que son auteur était un Hindou non occidentalisé.


Nous avons signalé cette difficulté dans notre étude sur Le Roi du Monde, où, précisément à la page même à laquelle se réfère M. Le Cour, nous écrivions ceci : « Il faut distinguer la Tula atlante (le lieu d’origine des Toltèques, qui était probablement situé dans l’Atlantide septentrionale) de la Tula hyperboréenne ; et c’est cette dernière qui, en réalité, représente le centre premier et suprême pour l’ensemble du Manvantara actuel ; c’est elle qui fut l’« île sacrée » par excellence, et sa situation était littéralement polaire à l’origine. Toutes les autres « îles sacrées », qui sont désignées partout par des noms de signification identique, ne furent que des images de celle-là ; et ceci s’applique même au centre spirituel de la tradition atlante, qui ne régit qu’un cycle historique secondaire, subordonné au Manvantara1. » Et nous ajoutions en note : « Une grande difficulté, pour déterminer le point de jonction de la tradition atlante avec le tradition hyperboréenne, provient de certaines substitutions de noms qui peuvent donner lieu à de multiples confusions ; mais la question, malgré tout, n’est peut-être pas entièrement insoluble. »


[1] À propos de la Tula atlante, nous croyons intéressant de reproduire ici une information que nous avons relevée dans une chronique géographique du Journal des Débats (22 janvier 1929), sur Les Indiens de l’isthme de Panama, et dont l’importance a certainement échappé à l’auteur même de cet article : « En 1925, une grande partie des Indiens Cuna se soulevèrent, tuèrent les gendarmes de Panama qui habitaient sur leur territoire et fondèrent la République indépendante de Tulé, dont le drapeau est un swastika sur fond orange à bordure rouge. Cette république existe encore à l’heure actuelle. » Cela semble indiquer qu’il subsiste encore, en ce qui concerne les traditions de l’Amérique ancienne, beaucoup plus de choses qu’on ne serait tenté de le croire.



En parlant de ce « point de jonction », nous pensions surtout au Druidisme ; et voici justement que, à propos du Druidisme, nous trouvons encore dans Atlantis (juillet-août 1929) une autre note qui prouve combien il est parfois difficile de se faire comprendre. Au sujet de notre article de juin sur la « triple enceinte »1, M. Le Cour écrit ceci : « C’est restreindre la portée de cet emblème que d’en faire uniquement un symbole druidique ; il est vraisemblable qu’il lui est antérieur et qu’il rayonne au-delà du monde druidique. » Or, nous sommes si loin d’en faire uniquement un symbole druidique que, dans cet article, après avoir noté, suivant M. Le Cour lui-même, des exemples relevés en Italie et en Grèce, nous avons dit : « Le fait que cette même figure se retrouve ailleurs que chez les Celtes indiquerait qu’il y avait, dans d’autres formes traditionnelles, des hiérarchies initiatiques constituées sur le même modèle (que la hiérarchie druidique), ce qui est parfaitement normal. » Quant à la question d’antériorité, il faudrait tout d’abord savoir à quelle époque précise remonte le Druidisme, et il est probable qu’il remonte beaucoup plus haut qu’on ne le croit d’ordinaire, d’autant plus que les Druides étaient les possesseurs d’une tradition dont une part notable était incontestablement de provenance hyperboréenne.


[1] Article intitulé La triple enceinte druidique paru dans Le Voile d’Isis, 1929 et formant le chapitre X de Symboles fondamentaux de la Science sacrée.


Nous profiterons de cette occasion pour faire une autre remarque qui a son importance : nous disons « Hyperborée » pour nous conformer à l’usage qui a prévalu depuis les Grecs ; mais l’emploi de ce mot montre que ceux-ci, à l’époque « classique » tout au moins, avaient déjà perdu le sens de la désignation primitive. En effet, il suffirait en réalité de dire « Borée », mot strictement équivalent au sanscrit Varâha, ou plutôt, quand il s’agit d’une terre, à son dérivé féminin Vârâhî : c’est la « terre du sanglier », qui devint aussi la « terre de l’ours » à une certaine époque, pendant la période de prédominance des Kshatriyas à laquelle mit fin Parashu-Râma1.

Il nous reste encore, pour terminer cette mise au point nécessaire, à dire quelques mots sur trois ou quatre questions que M. Le Cour aborde incidemment dans ses deux notes ; et, tout d’abord, il y a une allusion au swastika, dont il dit que « nous faisons le signe du pôle ». Sans y mettre la moindre animosité, nous prierons ici M. Le Cour de ne point assimiler notre cas au sien, car enfin il faut bien dire les choses comme elles sont : nous le considérons comme un « chercheur » (et cela n’est nullement pour diminuer son mérite), qui propose des explications selon des vues personnelles, quelque peu aventureuses parfois, et c’est bien son droit, puisqu’il n’est rattaché à aucune tradition actuellement vivante et n’est en possession d’aucune donnée reçue par transmission directe ; nous pourrions dire, en d’autres termes, qu’il fait de l’archéologie, tandis que, quant à nous, nous faisons de la science initiatique, et il y a là deux points de vue qui, même quand ils touchent aux mêmes sujets, ne sauraient coïncider en aucune façon.


[1] Ce nom de Vârâhî s’applique à la « terre sacrée », assimilée symboliquement à un certain aspect de la Shakti de Vishnu, celui-ci étant alors envisagé plus spécialement dans son troisième avatâra ; il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et peut-être y reviendrons-nous quelque jour. Ce même nom n’a jamais pu désigner l’Europe comme Saint-Yves d’Alveydre paraît l’avoir cru ; d’autre part, on aurait peut-être vu un peu plus clair sur ces questions, en Occident, si Fabre d’Olivet et ceux qui l’ont suivi n’avaient mêlé inextricablement l’histoire de Parashu-Râma et celle de Râma-Chandra, c’est-à-dire les sixième et septième avatâras, qui sont pourtant distincts à tous égards.


Nous ne « faisons » point du swatiska le signe du pôle : nous disons qu’il est cela et qu’il l’a toujours été, que telle est sa véritable signification traditionnelle, ce qui est tout différent ; c’est là un fait auquel ni M. Le Cour ni nous-même ne pouvons rien. M. Le Cour, qui ne peut évidemment faire que des interprétations plus ou moins hypothétiques, prétend que le swatiska « n’est qu’un symbole se rapportant à un idéal sans élévation1 » ; c’est là sa façon de voir, mais ce n’est rien de plus, et nous sommes d’autant moins disposer à la discuter qu’elle ne représente après tout qu’une simple appréciation sentimentale ; « élevé » ou non, un « idéal » est pour nous quelque chose d’assez creux, et, à la vérité, il s’agit de choses beaucoup plus « positives », dirions-nous volontiers si l’on n’avait tant abusé de ce mot.


[1] Nous voulons supposer que, en écrivant ces mots, M. Le Cour a eu plutôt en vue des interprétations modernes et non traditionnelles du swastika, comme celles qu’ont pu concevoir par exemple les « racistes » allemands, qui ont en effet prétendu s’emparer de cet emblème, en l’affublant d’ailleurs de l’appellation baroque et insignifiante de hakenkreuz ou « croix à crochets ».


M. Le Cour, d’autre part, ne paraît pas satisfait de la note que nous avons consacrée à l’article d’un de ses collaborateurs qui voulait à toute force voir une opposition entre l’Orient et l’Occident, et qui faisait preuve, vis-à-vis de l’Orient, d’un exclusivisme tout à fait déplorable1. Il écrit là-dessus des choses étonnantes : « M. René Guénon, qui est un logicien pur, ne saurait rechercher, aussi bien en Orient qu’en Occident, que le côté purement intellectuel des choses, comme le prouvent ses écrits ; il le montre encore en déclarant qu’Agni se suffit à lui-même (voir Regnabit, avril 1926) et en ignorant la dualité Aor-Agni, sur laquelle nous reviendrons souvent, car elle est la pierre angulaire de l’édifice du monde manifesté. » Quelle que soit d’ordinaire notre indifférence à l’égard de ce qu’on écrit sur nous, nous ne pouvons tout de même pas laisser dire que nous sommes un « logicien pur », alors que nous ne considérons au contraire la logique et la dialectique que comme de simples instruments d’exposition, parfois utiles à ce titre, mais d’un caractère tout extérieur, et sans aucun intérêt en eux-mêmes ; nous ne nous attachons, répétons-le encore une fois, qu’au seul point de vue initiatique, et tout le reste, c’est-à-dire ce qui n’est que connaissance « profane », est entièrement dépourvu de valeur à nos yeux.

[1] M. Le Cour nous reproche d’avoir dit à ce propos que son collaborateur « n’a sûrement pas le don des langues », et il trouve que « c’est là une affirmation malheureuse » ; il confond tout simplement, hélas ! le « don des langues » avec les connaissances linguistiques ; ce dont il s’agit n’a absolument rien à voir à l’érudition.


S’il est vrai que nous parlons souvent d’« intellectualité pure », c’est que cette expression a un tout autre sens pour nous que pour M. Le Cour, qui paraît confondre « intelligence » avec « raison », et qui envisage d’autre part une « intuition esthétique », alors qu’il n’y a pas d’autre intuition véritable que l’« intuition intellectuelle », d’ordre supra-rationnel ; il y a d’ailleurs là quelque chose d’autrement formidable que ne peut le penser quelqu’un qui, manifestement n’a pas le moindre soupçon de ce que peut être la « réalisation métaphysique », et qui se figure probablement que nous ne sommes qu’une sorte de théoricien, ce qui prouve une fois de plus qu’il a bien mal lu nos écrits, qui paraissent pourtant le préoccuper étrangement.

 Quant à l’histoire d’Aor-Agni, que nous n’« ignorons » pas du tout, il serait bon d’en finir une fois pour toutes avec ces rêveries, dont M. Le Cour n’a d’ailleurs pas la responsabilité : si « Agni se suffit à lui-même », c’est pour la bonne raison que ce terme, en sanscrit, désigne le feu sous tous ses aspects, sans aucune exception, et ceux qui prétendent le contraire prouvent simplement par là leur totale ignorance de la tradition hindoue. Nous ne disions pas autre chose dans la note de notre article de Regnabit, que nous croyons nécessaire de reproduire ici textuellement : « Sachant que, parmi les lecteurs de Regnabit, il en est qui sont au courant des théories d’une école dont les travaux, quoique très intéressants et très estimables à bien des égards, appellent pourtant certaines réserves, nous devons dire ici que nous ne pouvons accepter l’emploi des termes Aor et Agni pour désigner les deux aspects complémentaires du feu (lumière et chaleur). En effet, le premier de ces deux mots est hébreu, tandis que le second est sanscrit, et l’on ne peut associer ainsi des termes empruntés à des traditions différentes, quelles que soient les concordances réelles qui existent entre celles-ci, et même l’identité foncière qui se cache sous la diversité de


leurs formes ; il ne faut pas confondre le « syncrétisme » avec la véritable synthèse. En outre, si Aor est bien exclusivement la lumière, Agni est le principe igné envisagé intégralement (l’ignis latin étant d’ailleurs exactement le même mot), donc à la fois comme lumière et comme chaleur ; la restriction de ce terme à la désignation du second aspect est tout à fait arbitraire et injustifiée. » Il est à peine besoin de dire que, en écrivant cette note, nous n’avons pas pensé le moins du monde à M. Le Cour ; nous pensions uniquement au Hiéron de Paray-le-Monial, auquel appartient en propre l’invention de cette bizarre association verbale. Nous estimons n’avoir à tenir aucun compte d’une fantaisie issue de l’imagination un peu trop fertile de M. de Sarachaga, donc entièrement dénuée d’autorité et n’ayant pas la moindre valeur au point de vue traditionnel, auquel nous entendons nous en tenir rigoureusement1.

Enfin, M. Le Cour profite de la circonstance pour affirmer de nouveau la théorie antimétaphysique et anti-initiatique de l’« individualisme » occidental, ce qui, somme toute, est son affaire et n’engage que lui ; et il ajoute, avec une sorte de fierté qui montre bien qu’il est en effet fort peu dégagé des contingences individuelles : « Nous maintenons notre point de vue parce que nous sommes les ancêtres dans le domaine des connaissances. » Cette prétention est vraiment un peu extraordinaire ; M. Le Cour se croit-il donc si vieux ?


[1] C’est le même M. de Sarachaga qui écrivait zwadisca pour swastika ; un des disciples, à qui nous en faisions la remarque un jour, nous assura qu’il devait avoir ses raisons pour l’écrire ainsi ; c’est là une justification un peu trop facile !


Non seulement les Occidentaux modernes ne sont les ancêtres de personne, mais ils ne sont même pas des descendants légitimes, car ils ont perdu la clef de leur propre tradition ; ce n’est pas « en Orient qu’il y a eu déviation », quoi qu’en puissent dire ceux qui ignorent tout des doctrines orientales. Les « ancêtres », pour reprendre le mot de M. Le Cour, ce sont les détenteurs effectifs de la tradition primordiale ; il ne saurait y en avoir d’autres, et, à l’époque actuelle, ceux-là ne se trouvent certes pas en Occident.