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mercredi 14 novembre 2018

Études Traditionnelles n° 459 à 462 (1978)

Ojibway (1901)





459/GRISON Pierre//la Conque et la Cloche

      459/MICHON Jean-Louis//La Grande Médecine des Ojibways

      459/SCHAYA Léo//La Chute d'Adam 

      459/SCHUON Frithjof//l'Énigme de l'Épiclèse

      460/BORELLA Jean//Du mystère des plaies du Christ

      460/MICHON Jean-Louis//la Grande Médecine des Ojibways 

      460/SCHAYA Léo//la Chute d'Adam 

      460/SCHUON Frithjof//I1 n'y a pas de droit Sacré à l'absurdité

      461/BENOIST Luc//l'Oeuvre de Frithjof Schuon

      461/CANTEINS Jean//A propos des Sigles coraniques

      461/MICHON Jean-Louis//La Grande Médecine des Ojibways

      461/SCHAYA Léo//la Chute d'Adam 

      462/GRISON Pierre//Nécrologie : Mohammed Hassan Askari

      462/LIPSZYC Elisheva//Révélations de Métatron

      462/MICHON Jean-louis//la Grande Médecine des Ojibways 

      462/SCHAYA Léo//La Chute d'Adam 

      462/SCHUON Frithjof//Nature et rôle du Miracle

dimanche 14 août 2016

Études Traditionnelles n° 483 à 486 (1984)










483/GRISON Pierre//Du Tao et de sa vertu/1984/1-3
483/PETIPIERRE François//Le paysage symbolique des Muiscas/1984/1-3
483/SAFVATE Dariouche/DURING Jean/Musique iranienne et mystique (1)/1984/1-3
483/SCHUON Frithjof//Failles dans le monde de la foi/1984/1-3
484/BORELLA Jean//L'homme (Hommage à T.Burckhardt)/1984/4-6
484/BORELLA Jean//Rencontre d'un métaphysicien (Hommage à T.Burckhardt)/1984/4-6
484/CANTEINS Jean//De l'auteur et de son oeuvre (Hommage à T.Burckhardt)/1984/4-6
484/DU PASQUIER Roger//Un porte-parole de la Tradition universelle (Hommage à T,Burckhardt)/1984/4-6
484/MICHON Jean-Louis//Titus Burckhardt à Fès, 1972-1977/1984/4-6
484/SAFVATE Dariouche/DURING Jean/Musique iranienne et mystique (2)/1984/4-6
484/SCHAYA Léo//Souvenir d'une amitié (Hommage à T.Burckhardt)/1984/4-6
484/SCHUON Frithjof//le mystère du Visage hypostatique/1984/4-6
485/BONNET Jacques//Entre lumière et ténèbres/1984/7-9
485/BURCKHARDT Titus//Fès, une ville humaine/1984/7-9
485/KÛRY Ernst//Le Prince de l'erreur/1984/7-9
485/RESTANQUE Emile//Le symbolisme du blason et ses origines/1984/7-9
485/SCHUON Frithjof//Notes sur le vêtement des Indiens peaux-rouges/1984/7-9
486/CANTEINS Jean//A propos du dossier "H)/1984/10-12
486/GUENON René//A propos des constructeurs du moyen âge/1984/10-12
486/GUENON René//Les gardiens de la Terre Sainte/1984/10-12
486/GUENON René//Quelques aspects du symbolisme de Janus/1984/10-12
486/ROMAN Denys//33 ans après/1984/10-12
486/SCHUON Frithjof//A propos de quelques critiques/1984/10-12
486/SCHUON Frithjof//A propos d'une image/1984/10-12




samedi 30 juillet 2016

Études Traditionnelles n° 467 à 470 (1980)












IBN AJIBA Ahmad/NICHON Jean-louis /Deux traités sur l'unité de l'existence 

 LI-KI/GRISON Pierre/De l'Origine des Rites

SCHAYA Léo//la Victoire spirituelle

SCHUON Frithjof//Refuser ou accepter le Message 

CANTEINS Jean/SCHAYA, VILLAIN/Hommage à Luc Benoist

RESTANQUE Emile//le Symbolisme cyclique du Dieu-au-Maillet et des têtes coupées

SCHAYA Léo//La Pierre fondamentale

SCHUON Frithjof//l'ésotérisme quintessentiel de l'Islam

ALMQVIST Kurt//Etre Soi-même

LAURENT Jean//Des Archanges

SCHUON Frithjof//Le jeu des Hypostases





mercredi 17 avril 2013

Jean-Louis Michon - Ali Abd al-Khâliq : Un grand savant suisse nous a quittés


 
 
 
 
Tribune Libre - Habes Mustapha

 

Les musulmans et musulmanes d’Europe ont été affectés par le décès de Jean-Louis Michon survenu le 22 février dernier à Genève.

 

Dr Jean-Louis Michon, une éminente personnalité de l’Oumma musulmane, qui a en particulier traduit le Coran en français,  est né à Nancy (France) en 1924, et a embrassé l’islam en 1945, après avoir lu un article dans la Revue africaine sur un cheikh soufi algérien Ahmad al-Alawî, fondateur de la confrérie alawiyya, décédé dix ans auparavant. Dans l’article était mentionné le fait qu’en Europe l’islam avait des disciples, de même que la cause algérienne, même en France. Le jeune homme de 21 ans, en quête d’un maître spirituel, décida alors de se rendre à la mosquée de Paris pour assister à la prière. Quelques-jours après, avec l’aide de Michel Vâlsan, un converti d’origine roumaine,  il embrasse l’islam sous le nom de Ali Abd al-Khâliq (le serviteur du Créateur), signifiant ainsi sa relation spéciale avec cet aspect d’Allah ta’âla. Ce nom Ali Abd al-Khâliq évoque non seulement  l’élévation,  la hauteur spirituelle, mais aussi le dépouillement, la pureté, l’engagement, l’obéissance, dans une société occidentale matérialiste et plongée, selon lui, dans la turpitude.

 

On notera que de la racine khalaqa dérive le mot khulq, caractère, tempérament, que Ali Abd al-Khâliq avait particulièrement d’agréable et de doux.

 

Ali Abd al-Khâliq demeure un nom qui résume une histoire remplie de dons, une voix résumant une communauté dans sa spiritualité, sa croyance, ses sciences, son humanité. Ce nom restera comme celui d’un serviteur de Dieu conscient du Message dans lequel il s’est fondu, comme disent les soufis (1).

 

En 1946, il saisit l’occasion qui lui est offerte d’être enseignant d’anglais à Damas, et l’année suivante, il va au Caire rendre visite au métaphysicien René Guénon (1886-1951), dont les écrits l’ont fortement influencé.

 

Ali Abd al-Khâliq Michon a été actif au service de l’islam et des musulmans, non seulement dans sa langue maternelle, le français, mais aussi en anglais, comme traducteur, puis il a percé aussi dans la langue de la Révélation, l’arabe,  grâce notamment à cheikh Mahmoud Bouzouzou, (1918-2007), doyen des exilés musulmans en Suisse, qui a appartenu à l’Association des Oulémas Musulmans Algériens (Jam’iat al-ulamâ al-muslimîn al-jazâ’iriyyîn), professeur d’arabe à l’Université de Genève et  imam de cette ville, qui lui a facilité l’accès à la traduction du Coran, disponible aujourd’hui sur internet à côté de celle de Muhammad Hamidullah.

 

Auparavant, il avait obtenu le titre de docteur en sciences islamiques à la Sorbonne, grâce à sa thèse intitulée Le soufi marocain Ibn Ajîba et son Mi’râj. Glossaire de la mystique musulmane. A propos de sa thèse, il rappelait toujours que sans l’aide de ‘’sîdî Mahmoud’’ (Bouzouzou), dont il était devenu un ami, il n’aurait jamais pu la soutenir, étant donné la difficulté de la tâche de déchiffrer les manuscrits et de les traduire. Cela nous a été confirmé par Dr Larbi Kechat, recteur de la mosquée Eddawa à Paris, en présence du Pasteur genevois Dr Henry Babel, lors d’une conférence interreligieuse organisée en Suisse conjointement par le Centre Culturel des Musulmans de Lausanne (CCML) et l’association Cheikh Bouzouzou.

 

En commentant l’intervention du Dr Michon,  notre ami le Pasteur Martin Hoegger de Lausanne, rapporte que ‘’Jean-Louis Michon, docteur en sciences islamiques de la Sorbonne, nous a partagé sa recherche de la beauté des religions et comment il a été initié à l’islam mystique : "Dieu est proche et le chemin pour Le rencontrer est celui du sacrifice, de la renonciation de son égo". Alors qu’il a fait un tour du monde pour "s’envoler vers la Source, qui est la même pour tous", il a fait l’expérience que "Dieu conduit là où Il veut, comme Il veut et quand Il veut."  Il a été frappé par l’Imam Mahmoud Bouzouzou, qui incarné l’idéal de "la paix de l’âme dans la maison".(2)

 

Pour le Dr Michon, la pureté du message de l’islam et la tradition du saint Prophète Mohammad (paix sur lui) ont été gardées intactes à travers une longue chaîne de transmission par les grands maîtres du Hadith. Malgré les obstacles et les difficultés, ces éminents maîtres se battirent et déployèrent de grands efforts pour enseigner et diffuser la vérité de l’islam jusqu’à nos jours.

 

Le grand savant et maître spirituel Ibn Ajîba vécut dans la seconde moitié du 18e siècle, et est le seul commentateur du Coran à avoir rédigé un tafsîr (exégèse) à la fois exotérique et ésotérique (ishârî’, appelé Al-Bahr al-Madîd fi Tafsîr al-Qur'ân al-Majîd. 

 

Jean-Louis Michon a exercé la profession de traducteur de l’anglais vers le français à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pendant 25 ans (1957-1972). Il a apporté une contribution remarquable à la préservation des arts et artisanats traditionnels de l’Islam, notamment comme expert auprès de l’UNESCO et des gouvernements marocain et omanais.

 

Il a également collaboré à diverses publications, dont les Etudes traditionnelles et Studies in Comparative Religion et, outre sa thèse, est l’auteur et traducteur de plusieurs ouvrages (3).

 

Nous concluons ce témoignage en priant le Tout-Puissant d’accueillir cheikh Ali Abd al-Khâliq dans Son vaste Paradis.  Puisse Dieu lui accorder  Sa miséricorde, l’honorer et lui réserver le Paradis comme demeure en compagnie des bienfaisants et à leur tête notre Prophète - Paix et Salut sur lui-. Et qu’il puisse accorder à sa famille, à ses élèves et à tous ceux qui l’aiment endurance et consolation.

 

Mustapha Habès

19 mars 2013

Notes de renvoi :

1) Article de l’auteur in Al-Bassair, Hebdo arabe, N° 643, du 11-17 mars 2013 p : 11.

 

2) Bulletin de l’Arzillier N° 23, décembre 2009, pages 20-12.

 

3) Parmi ses ouvrages :

- L'autobiographie (Fahrasa) du Soufi Marocain Aḥmad Ibn ʻAǧība  (1747-1809)

- Lumières d’Islam : institutions, art et spiritualité dans la Cité musulmane

- Introduction to Traditional Islam, Illustrated : Foundations, Art, and Spirituality (a reçu le prix américain Silver Midwest Book Award for Religion/Philosophy/Inspiration)

- Sufism : love and wisdom

- Every Branch in Me : Essays on the Meaning of Man

- Traductions : Le Prophète Muhammad. Sa vie d'après les sources les plus anciennes, de Martin Lings,

- Traductions  du Coran

 

lundi 11 mars 2013

Un grand connaisseur de la spiritualité musulmane s'est éteint - Hommage à Jean-Louis Michon - Tayeb Chouiref


                                                          J.-L. Michon et René Guénon (Le Caire, 1947)



Par Tayeb Chouiref


Il y a quelques jours, disparaissait un grand esprit. Un homme discret, assez peu connu du grand public, mais qui fut un éminent représentant de la spiritualité musulmane.
 
Son nom, Jean-Louis Michon, est connu des spécialistes de l'islam mais peu connaissent son nom en islam 'Ali 'Abd al-Khâliq. Il s'est éteint paisiblement le 22 février dernier, à l'âge de quatre-vingt huit ans.
 
Lorsque je le rencontrai pour la première fois, en juin 2002, l'étendue de son savoir et l'extraordinaire richesse de son parcours intellectuel et spirituel m'impressionnèrent fortement. Il s'en suivit dix ans d'amitié et de fraternité qu'il me fit l'honneur de m'accorder. Puissent les lignes qui suivent être un hommage à un homme qui n'eut de cesse de mieux faire connaître l'islam et de montrer le caractère universel de sa spiritualité.
 
Jean-Louis Michon naquit en 1924 à Nancy et fut élevé en milieu bourgeois dans le catholicisme traditionnel. Il confia avoir reçu à l'âge de huit ans « un premier signe de la présence de Dieu et de sa protection ». Alors qu'il était à la piscine avec son père et ses frères, il perdit soudain pied et commença à se noyer. L'angoisse le saisit et il se mit à prier très fortement : « Je ressentis alors une grande paix et, en toute confiance, glissai vers l'inconscience. Lorsque j'ouvris les yeux, mon père était au-dessus de moi et me faisait régurgiter l'eau que j'avais avalée... Telle a été ma première expérience spirituelle, celle qui m'a surtout appris la validité de la prière. »[1]
 
Jeune adulte, sa quête intérieure se précisa et il comprit qu'il lui fallait une voie adaptée à ses besoins spirituels : « J'ai très tôt compris que si je voulais suivre sérieusement une voie spirituelle, la seule possibilité que m'offrait le catholicisme était de devenir moine. Or, je n'avais pas la vocation de devenir moine... C'est pourquoi j'attendais qu'une autre voie s'ouvre à moi. »[2]
 
J.-L. Michon avait quinze ans lorsqu'en 1939 éclata la seconde guerre mondiale. Sa famille fuit Nancy pour se réfugier à Arcachon pensant ainsi échapper aux soldats Allemands. Se rendant compte de l'inutilité de cet exil, lui et sa famille retournèrent à Nancy où il put obtenir son baccalauréat de philosophie, puis suivre deux ans d'études en Droit et une licence d'anglais. Munis de ces diplômes, il partit pour Paris afin de compléter sa licence de Droit et suivre le cursus de la célèbre école de Sciences politiques.
 
La découverte de l'œuvre de René Guénon.
 
De retour à Nancy, il fonde, avec un groupe d'amis, un cercle de réflexion pour « discuter et tenter de trouver des solutions aux dilemmes et aux errements d'un monde chaotique. »[3] Ces rencontres avaient lieu dans la boutique d'un libraire-poète, et c'est lui qui fit découvrir à ces jeunes chercheurs l'œuvre de René Guénon. Les écrits de ce grand métaphysicien marquèrent fortement le jeune homme en quête de Vérité. J.-L. Michon dira de l'œuvre de Guénon :« Son œuvre, c'était la Vérité qui entrait dans ma vie, apportant des réponses d'une claire évidence aux questions que je me posais et que ne parvenaient pas à résoudre les valeurs de la bourgeoisie provinciale, qui reposait sur un catholicisme figé dans le moralisme. »[4]
 
Jean-Louis Michon lut alors plusieurs fois L'homme et son devenir selon le Vêdânta,[5] dans lequel la doctrine de la non-dualité et la nature spirituelle de l'homme sont exposées de manière à la fois directe et accessible à un public occidental. Un des aspects les plus marquants des écrits de Guénon est indéniablement sa critique sans concession de ce qu'il appelle « la déviation moderne » : « La lecture des livres dans lesquels Guénon faisait le procès d'une civilisation occidentale pervertie – La Crise du monde moderne, Orient et Occident, Le Règne de la quantité et les signes des temps – apportait une justification à notre désarroi, une explication du déséquilibre foncier dont souffrait une société coupée de ses racines spirituelles et oublieuses des fins dernières de l'homme. »[6]
 
R. Guénon revient souvent sur la façon dont l'Occident s'est détaché des valeurs spirituelles depuis la Renaissance, le développement de l'ère industrielle, le scientisme et le matérialisme. Or, souligne Jean-Louis Michon, ces valeurs spirituelles sont le fondement de toutes les grandes civilisations, y compris celui du Moyen Age chrétien. Il reconnaît en Guénon le penseur qui permit à l'intelligence des jeunes gens de son groupe « d'échapper à la prison des idéologies modernes ». Il dira ainsi : « Guénon était pour nous le Platon de l'époque, un rayon de lumière céleste projeté dans un monde malade. »[7]
 
Un autre enseignement fondamental que J.-L. Michon tire des écrits de Guénon est que la connaissance théorique des vérités universelles n'est qu'une étape préparatoire pour la réalisation de la connaissance véritable qui ne peut se faire que « dans le cadre d'une institution traditionnelle authentique et sous la direction d'un guide ayant lui-même parcouru le chemin de la quête mystique. »[8] Pour satisfaire à la nécessité d'un tel rattachement, J.-L. Michon eut d'abord l'idée d'entrer dans le bouddhisme zen. Il avait, en effet, découvert, au cours d'une visite dans un musée parisien, la richesse et la profondeur de la culture du Japon traditionnel. La lecture de l'ouvrage Essais sur le bouddhisme zen de Suzuki acheva de le convaincre. Il décida donc de tout abandonner pour se rendre au Japon en espérant y trouver l'enseignement spirituel auquel il aspirait. Mais quelques jours avant la date fixée pour son départ, en août 1945, la bombe atomique lancée sur Hiroshima mit fin à ses espoirs. C'est alors qu'il lut, par une heureuse coïncidence, un passage de l'ouvrage d'Augustin Berque, intitulé L'Islam moderne, évoquant la figure du grand mystique algérien, le Cheikh Ahmed al-Alawî mort en 1934. A. Berque indiquait notamment que ce maître spirituel avait eu des disciples européens qui étaient entrés en islam et suivaient la voie soufie : « Cette simple phrase eut sur moi un effet immédiat : une intense émotion me saisit et je pleurai de joie. Je sus en un instant que le Cheikh al-Alawî venait de me montrer la voie à suivre, une voie que, quelques mois plus tôt, je pensais trouver dans un monastère zen. »[9]
 
J.-L. Michon savait que R. Guénon s'était installé au Caire depuis le début des années trente où il était connu de certains cercles spirituels sous le nom 'Abd al-Wahîd, le « serviteur de l'Unique ». Il sentit alors qu'il devait également entrer en islam et y trouver un guide spirituel. Un collaborateur de la revue Etudes traditionnelles dans laquelle écrivait régulièrement R. Guénon, lui fournit l'adresse en Suisse de Frithjof Schuon qui dirigeait un groupe d'initiés à la voie soufie. La plupart, d'origine européenne, étaient des lecteurs de R. Guénon. Le représentant de F. Schuon à Paris était Michel Mustafa Vâlsan : « C'est celui-ci qui, avec une grande générosité, suivit et facilita mon apprentissage de la loi musulmane, la sharî'a, base indispensable de la voie spirituelle, la tarîqa, en même temps qu'il me faisait bénéficier de son intimité avec l'œuvre d'Ibn 'Arabî. »[10]
 
La rencontre avec Frithjof Schuon et la voie spirituelle en islam
 
C'est donc F. Schuon – le Cheikh 'Isâ en islam – qui accueillit J.-L. Michon, le reçut en islam et et l'initia à la voie soufie, celle du Cheikh al-Alawî. Il lui donna son nom en islam : 'Ali 'Abd al-Khâliq. Questionnant son nouveau guide sur l'utilité d'un séjour en terre musulmane, le désormais 'Ali Michon fut encouragé par lui à se rendre au Proche-Orient. C'est alors qu'un poste de professeur d'anglais lui fut attribué au lycée franco-arabe de Damas. Quelques temps après son arrivée à Damas, à Pâques de l'année 1947, 'Ali put se rendre pour la première fois au Caire afin d'y rencontrer R. Guénon qui avait accepté de le recevoir : « Venant lui-même nous ouvrir sa porte, Cheikh 'Abd al-Wahîd, habillé d'une longue tunique (guellabiyya) m'accueillit d'emblée comme un intime. J'étais fort intimidé, mais il sut me mettre à l'aise en me donnant des nouvelles d'amis communs, du Cheikh 'Isâ (F. Schuon), qui lui avait rendu visite en 1939, et de Luc Benoît, auteur d'ouvrages d'inspiration très guénonienne. Par contraste avec la rigueur catégorique de ses écrits, avec la sévérité d'une plume qui pourfendait sans concession les erreurs modernes, les déviations de l'occultisme et du spiritisme, les dangers de la contre-initiation, l'humilité rayonnant de sa personne était d'autant plus frappante. »[11]
 
De retour en Europe, 'Ali s'installa en Suisse et devint le voisin de F. Schuon. Cette proximité lui permit de profiter au mieux de ses enseignements spirituels : « Je vécus cinq ans dans la proximité du maître et de ses plus proches disciples. La richesse des dons reçus de sa part, sous forme d'entretiens privés ou d'exhortation et de rappels (mudhâkarât), sous forme de pages manuscrites destinées à accompagner et alimenter les réflexions des disciples, est incommensurable... Il nous a ouvert une voie dorée pour la méditation et le cheminement dans la tarîqa,en pleine conformité avec les enseignements et les conseils qui remontent au Prophète. »[12]
 
La maturité et l'œuvre écrite de J.-L. Michon
 
Devenu musulman depuis quelques années, 'Ali eut à cœur d'étudier la langue arabe et les sciences islamiques, ce qui le mena à nouveau à Damas où il rencontra le Cheikh Muhammad al-Hashimî (m. 1961), un disciple algérien du Cheikh al-Alawî. Il rédigea, bien des années plus tard, une biographie consacrée à cette autorité spirituelle et traduisit un de ses ouvrages les plus importants en français.[13] 'Ali découvrit auprès du Cheikh al-Hâshimî l'œuvre du grand soufi marocain Ibn 'Ajîba. Il lui consacra sa thèse de doctorat : Le Soufi marocain Ibn 'Ajîba et son mi'râj. Glossaire de la mystique musulmane. Il s'agit d'une étude précieuse dans laquelle il présente avec une grande clarté la terminologie en usage dans la mystique musulmane.
 
Les recherches sur la vie et l'œuvre d'Ibn 'Ajîba amenèrent J.-L. Michon à séjourner au Maroc à de nombreuses reprises durant les années 60. Après avoir soutenu sa thèse à la faculté des lettres et sciences humaines de l'Université de Paris, en novembre 1966, il conserva un grand intérêt pour le Maroc. Certaines villes, comme Fès, possédaient alors encore un caractère traditionnel très marqué. Cela le poussa à accepter une mission de préservation du patrimoine qui lui fut confiée par l'Unesco. Il mena ainsi entre 1972 et 1980 une séries de travaux en collaboration avec Titus Burckhardt (m. 1984) afin de proposer une série de mesures visant à sauvegarder le mode de vie traditionnel de la médina de Fès ainsi que l'ensemble des caractéristiques culturelles et spirituelles qui lui sont liées.[14] Dans un rapport qu'il remit à l'Unesco, J.-L. Michon expose l'importance de la préservation des arts et des métiers traditionnels en terre d'islam : « La place importante faite aux arts traditionnels dans la société islamique vient de ce qu'ils façonnent pour cette société un cadre de vie conforme à la fois à ses aspirations spirituelles et à ses besoins matériels, sans séparer les deux domaines, mais en s'efforçant, au contraire, de les relier, d'unir le beau et l'utile, l'esthétique et le fonctionnel. La main de l'artisan traduit en mode visible des réalités subtiles, elle imprime à l'architecture et aux objets d'usage courant la marque du Message révélé qui a été à l'origine de l'islam et qui continue de lui insuffler sa vigueur. D'où la cohésion remarquable des arts musulmans à travers le temps et l'espace, cohésion qui n'a pourtant jamais exclu la variété des styles ni la spécificité régionale et locale des productions artistiques. »[15]
 
Après avoir accompli ces missions, il mit ses qualités de traducteur et sa connaissance de la langue anglaise au service de la traduction française d'un ouvrage de haute qualité concernant la vie du Prophète Muhammad. Cet ouvrage est celui de son ami et condisciple Martin Lings : Le Prophète Muhammad. Sa vie d'après les sources les plus anciennes. Il est aujourd'hui une des références les plus importantes concernant la Sîra, la biographie traditionnelle du Prophète.
 
 
 J.-L. Michon et Martin Lings (Le Caire, été 1947)
 
 
L'amour que 'Ali portait au Prophète était intimement lié à son cheminement initiatique à travers le voie soufie. L'injonction coranique de prendre le Prophète pour modèle spirituel était essentielle pour lui : « Par sa personnalité, par son enseignement, par les vertus dont il a donné l'exemple, le Prophète Muhammad fut le premier des soufis, le modèle qui inspira les mystiques de toutes les générations ultérieures. Dans la tradition prophétique, la sunna, les soufis puisent une grande partie des directives et des conseils qui à tous les moments et dans toutes les circonstances, aide le chercheur de Dieu à réaliser l'idéal du faqr, de la pauvreté spirituelle. »[16]La pauvreté spirituelle dont il est question ici, est une notion coranique importante. Elle représente pour 'Ali l'axe principal de la voie spirituelle : « Une autre notion coranique qui joue un rôle fondamental dans la quête mystique est celle de la disponibilité pour Dieul'équivalent du vacare Deo des mystiques chrétiens –, idée que traduit le mot arabe faqr, signifiant littéralement la ''pauvreté''. De faqr est dérivé le mot faqîr, terme qui signifie ''pauvre'' et sert à désigner le mystique musulman. Un verset du Coran (XXXV, 15) dit : '' Ô hommes, vous êtes les pauvres envers Dieu ; Lui est le Riche !'' Cette énonciation a un sens littéral et évident : elle constate l'infinité de la plénitude divine et, en face de cette richesse, l'état de dépendance de l'homme et son indigence foncière. Mais ce verset contient aussi une exhortation est une promesse : c'est en effet en prenant conscience de son état de pauvreté et en tirant toutes les conséquences qu'il implique que l'homme réalise la vertu d'humilité, qu'il se vide de toute prétention... »[17]
 
Interrogé sur le message qu'il aimerait laisser aux jeunes générations, il dit, en forme de testament spirituel : « À mes contemporains, ceux de toutes les générations, je dirai, comme je me le dis à moi-même : préparez-vous à la rencontre avec Dieu ! C'est Lui qui nous a gratifié d'un don inestimable : l'intelligence, que l'homme parmi tous les êtres de la création est seul à posséder. Elle est le lien avec Lui, elle dirige toutes nos facultés psychiques et corporelles et, tournée vers le Seigneur suprême, éclairée par sa lumière, elle donne à chacun la possibilité de mieux se connaître et de se diriger vers ce qui est bon pour lui. Je dirais aussi : le chemin de la connaissance de soi ne peut se parcourir qu'en chassant de son âme les préjugés, les fausses valeurs et les faux dieux qui ont envahi l'Occident moderne, et en les remplaçant par une fréquentation assidue des ouvrages et des œuvres qui expriment le sens du sacré et les idéaux traditionnels. Quant à la voie qui repose sur la pratique d'une discipline spirituelle et la direction d'un maître confirmé, chacun devra la chercher, avec le secours de la prière, en regardant vers les portes, encore nombreuses de nos jours, qui savent s'ouvrir aux âmes sincères. »[18]
 
Nul doute qu'un tel message saura atteindre les âmes de ceux et de celles qui sont touchés par l'appel de l'Absolu. Tous ceux qui ont approché 'Ali Michon ont pu constater que « la préparation à la rencontre avec Dieu » se doublait chez lui d'une attention et d'une générosité admirables envers les autres, tous les autres. Que Dieu accueille cette âme qui fit tant d'efforts pour Le trouver.
 
Rahimahu Allah.
                                               J.-L. Michon et l'auteur (à gauche), au Caire en déc. 2005
 



[1] « La découverte d'un chemin de Vérité. Entretien avec Jean-Louis Michon », Terre du Ciel, février-mars 2006, p. 32.
[2] « Tradition in the Modern World », Sacred Web, conférence donnée en 2006.
[3] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[4] Ibid.
[5] Cet ouvrage parut pour la première fois en 1925.
[6] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wahid Yahyâ – René Guénon – au Caire, 1947-1949 » dans L'Ermite de Duqqi, Milan, 2001, p. 252.
[7] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 34.
[8] Ibid.
[9] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 35.
[10]Ibid.
[11] « Dans l'intimité du Cheikh 'Abd al-Wâhid Yahyâ... », art. cit., p. 255.
[12] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 36.
[13] Les deux textes ont paru aux éditions Archè sous le titre Le Shaykh Muhammad al-Hâshimî et son commentaire de l'Echiquier des gnostiques, Milan, 1998.
[14] Plusieurs de ces travaux sont consultables sur le site de l'Unesco. Voir, par exemple, « Contribution à l'étude de la réhabilitation des Fondouks », unesdoc.unesco.org/images/0005/000500/050032fo.pdf
[15]Projet de création d'une école de préservation des arts et métiers traditionnels à Fès, p. 1, consultable sur le site unesdoc.unesco.org.
[16]Lumières d'Islam, Milan, 1994, p. 140.
[17]Ibid., p. 138-139.
[18] « La découverte d'un chemin de Vérité... », art. cit., p. 39.

dimanche 29 juillet 2012

Al Shukr du Shaykh Ahmad Ibn 'Ajîba



Le Soufi Ahmad Ibn 'Ajîba (1746-1809) et son Mi'râjglossaire de la mystique musulmane par Jean-Louis Michon

Al Shukr
La "gratitude" c'est la joie que le coeur éprouve lorsque le bienfait (al ni'ma) lui échoit ; elle implique la consécration de tous les organes (al jawârih) à l'obéissance au Bienfaiteur, ainsi que la reconnaissance ('i'tirâf) du bienfait dû au Bienfaiteur, en toute humilité (khudû).

Elle comporte trois modalités : la gratitude par la langue, qui est le fait de reconnaître humblement que l'on a reçu un bienfait et de l'exprimer ; la gratitude physique (bi'l badan) qui se traduit par la promptitude à servir (khidma) ; la gratitude du coeur, qui consisite à voir le Bienfaiteur dans le bienfait.
Ces trois modalités sont englobées dans la parole de Junayd :


"Que Dieu ne soit pas désobéi du fait de Ses propres bienfaits!"

L'intelligence (Al 'Aql) du Cheikh Ahmad Ibn Ajiba





Le Soufi Ahmad Ibn Ajiba et son Mi'raj

Traduction Jean-Louis Michon
L'intelligence est une lumière par laquelle on discerne l'utile du nuisible. Elle empêche celui qui en est doué de commettre des transgressions (awzâr). Ou encore, c'est une lumière spirituelle (rûhânî) par laquelle l'âme saisit (tudrik) les connaissances nécessaires et théoriques (al 'ulûm al darûriyya wa l-nazariyya), ou encore une force qui met l'homme en état de réceptivité vis-à-vis de la connaissance. On l'appelle ainsi parce qu'elle retient (ya'qil) celui qui la possède de faire ce qui ne convient pas.

Elle se subdivise en deux catégories: Grande et Petite.

• La "grande intelligence" est la première lumière que Dieu exalté soit-Il ait manifestée dans l'existence. On dit qu'elle est l'Esprit suprême (al rûh al a'dham) et on la nomme aussi "la Plénitude mohammédienne" (al-qabda al muhammadiyya). De Sa lumière découle (yamtaddu) la "petite intelligence" comme la lumière lunaire découle de la lumière solaire.

• La lumière de la "petite intelligence" ne cesse de croître, grâce à l'obéissance [à la Loi révélée], aux exercices spirituels et à la purification des passions, jusqu'à ce que le serviteur pénètre dans la station de la vertu parfaite (al-ihsân) et que se lève en lui le soleil de la gnose ('irfan); sa lumière se résorbe alors dans la lumière de la "grande intelligence", comme la lumière de la lune disparaît au lever du soleil. L'homme voit alors des secrets et des mystères qu'il n'avait jamais vu auparavant, car la lumière de la petite intelligence est faible: elle ne saisit que la dépendance (iftiqâr) de l'œuvre (san'a) par rapport à l'artisan (al-sâni') et ne pénètre pas ce qui se trouve au-delà; tandis que la grande intelligence connaît l'Artisan éternel, avant et après l'irradiation théophanique (tajallî), grâce à la pureté de sa lumière et à la pénétrance de ses rayons.

On rapporte cette communication (khabar) du Prophète (PSL):
"La première chose que Dieu créa fut le 'aql. Dieu lui dit: "Approche", et il s'approcha; puis Il lui dit: "Eloigne-toi", et il s'éloigna; puis Il lui dit "Assied-toi", et il s'assit; puis Il lui dit: "Lève-toi", et il se leva. Dieu dit alors: "Par ma Puissance et ma Grandeur, Je n'ai rien créé qui me soit plus cher que toi; par toi Je prends, et par toi Je donne !". Selon une autre version: "Par toi Je suis adoré et par toi Je suis désobéi."

La grande intelligence n'est atteinte que des aimés, ceux que Dieu a choisi pour leur communiquer la gnose (al ma'rifa al khâssa), tandis que la petite intelligence est donnée à l'élite comme au vulgaire. Cette dernière admet deux catégories: l'intelligence innée et l'intelligence acquise. De la première, Dieu a fait un instinct (gharîza); quant à la seconde, elle s'acquiert par les expériences, les exercices, les épreuves. On a dit: "L'intelligence se reconnaît à trois signes: la crainte révérencielle (taqwâ) vis-à-vis du Très-Haut, la véracité des paroles et l'abandon de ce qui ne nous concerne pas (mâ lâ ya'nî).

Enfin, le serviteur peut s'attacher au médecin et celui-ci le traitera jusqu'à la faire parvenir à l'Intelligence Suprême. Alors il comptera parmi les grands Saints, mais c'est de Dieu que vient toute grâce !

L'épouse idéale pour arriver à la sainteté par le cheikh Ahmad Ibn `Ajiba


 Autobiographie du soufi marocain Ahmad Ibn `Ajiba  (de Jean-Louis Michon ) Extraits.


Ibn Habib dit qu'on lui a rapporté avoir entendu le Prophète (SAW) déclarer: "Celui qui supporte patiemment le mauvais caractère de sa femme recevra pour chaque jour et chaque nuit, la récompense d'un martyr".

Ainsi donc, que celui qui a reçu en partage une femme acariatre et de naturel mauvais se remémore ces paroles et ces faits, qu'il suive l'exemple du Prophète élu de Dieu (saw) et celui de nos vertueux ancêtres qu'il sache qu'il y a là une occasion de s'enrichir et de progresser dans la connaissance de Dieu.
Al Sa'rani a écrit dans ses Uhud: "il est rare que l'on trouve un saint sans qu'il y ait au-dessous de lui une femme qui le maltraîte". Il a raconté que son propre cheykh, Al Hawwas, avait épousé une mégère en compagnie de laquelle il passa cinquante ans; jamais ils ne purent s'entendre deux jours de suite. Un jour qu'il avait utilisé pour boire une gargoulette appartenant à sa femme, elle en brisa le col pour ne pas avoir à poser ses lêvres au même endroit que lui.
Je dis que celui qui endure patiemment la mauvaise humeur d'une épouse et les maux qui lui viennent d'elle ne doit pas etre taxé de lâcheté ou de faiblesse: en agissant ainsi, il ne fait au contraire que se montrer clément, généreux et soucieux de préserver l'honneur. Car, quelle force la femme possèderait-elle qui lui permit de vaincre l'homme? d'où le dicton: "Elles ne vainquent que les brâves, ne les vainquent que les lâches". Le Prophète (saw) a dit aussi: "Seuls les plus mauvais d'entre vous battent leur femme".

J'ai moi-même quelques expériences de la mauvaise humeur des femmes et des maux qu'elles sont capables d'infliger. Mais, Dieu soit loué, je suis resté patient. Un jour, par exemple, je me trouvais dans ma halwa, à l'étage supérieur de la maison. Une de mes femmes fut prise de colère et entra dans un excès de jalousie. elle monta vers moi, me saisit par le col et me fit rouler en bas des escaliers; puis elle me poussa hors de la maison et ferma la porte au verrou, si bien que je dûs passer la nuit dehors.
Une autre fois, alors que je m'étais couché sur sa contrepointe, elle la tira d'en-dessous de moi et me projetta à terre.
Un autre jour, alors que je lui apportais deux fromages frais dans un récipient, je la trouvai en colère; elle jeta les fromages sur le sol et les pietina, puis elle me les lança à la tête: je venais juste de m'asseoir et ma tête alla frapper violemment contre le mur.
Quand aux injures, aux imprécations dont j'a été gratifié, elles sont innombrables!

Mais celui qu'excite la jalousie est excusé pour tout ce qu'il fait. Imagine que tu voies ta femme aller faire des cajoleries à un autre: le supporterais-tu? Eh bien, dans son cas, c'est la même chose! Pas plus que l'homme, la femme ne supporte de voir son mari aller vers une autre. Tout ce qui est issu de la jalousie lorsqu'elle atteint son paroxysme doit etre supporté par celui qui est lucide et indulgent.
L'auteur du Jami' al-saghir rapporte cette parole du Prophète: "La femme jalouse est compté parmi les martyrs. Elle ne sera pas interrogée dans son tombeau!". Mais Dieu est plus savant!"

Biographie du Cheikh Ahmed Ibn 'Ajîba Al-hasanî (J-L Michon)



Par Jean-Louis Michon


Abu l-Abbas Ahmad b. Muhammad ibn ‘Ajiba et-Tittawani naquit dans la tribu des Anjra, à al-Khamis, village situé à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Tétouan, dans la région des Jbala, bordant le littoral méditerrané du Maroc, en 1747-48. La famille d’Ibn ‘Ajiba descendait du Prophète par les chorfa idrissides et par Hassan, fils de ‘Ali. Dès son plus jeune âge, nous dit Ibn ‘Ajiba dans son Autobiographie (fahrasa[1]), il manifesta les traits de caractère qui allaient marquer sa personnalité et son haut degré spirituel : une piété constante, une implication rigoureuse et sans concessions, et un ardent désir de connaissance de Dieu. Ibn ‘Ajiba ne pouvait trouver de consolation qu’en Dieu. “Ma mère, dit-il, m’a raconté que tout petit, quand arrivait le temps de la prière et son moment exact, je me mettais à crier et lui disais : “lève-toi, va prier !”, ne m’arrêtant de prier que lorsqu’elle s’était levée. Elle me prenait alors sur son dos et allait faire la prière.


Lorsqu’à treize ans il eut appris le Coran par cœur, ne pouvant se résoudre à fréquenter les autres jeunes garçons de son âge, Ibn ‘Ajiba quitta al-Khamis pour apprendre la psalmodie et la récitation du Livre Saint. Au bout de cinq années auprès de divers maîtres, il put alors entreprendre, en jeune adulte, des études de sciences exotériques qui se poursuivirent douze années durant à Tétouan et à Fès. Il étudia entre autres les célèbres recueils de traditions prophétiques de Bukhari et Muslim, le Kitab ash-Shifa, recueil de hadiths axé sur la noblesse de caractère du Prophète de l’Islam du Qadi ‘Iyad, ainsi que les poèmes al-Hamziyya et al-Burda de Busiri.


Il découvrit aussi les Hikam d’Ibn ‘Ata- Allah, dont il est question dans le présent ouvrage, et auquel nous reviendrons.


Bien qu’étudiant avec une ardeur peu commune, Ibn ‘Ajiba, ne réduisant pas son développement personnel à cela, passa rarement une nuit sans veiller jusqu’à l’aube en prière : “J’étais accoutumé à la solitude, nous dit-il, et habitais toujours seul afin de pouvoir m’adonner entièrement à l’étude et à l’adoration.”


A trente ans, Ibn ‘Ajiba était un jeune savant, fort de ses connaissances fraîchement acquises, et en même temps nourri par le Très-Haut par une aspiration qui le plongeait dans d’intenses oraisons nocturnes. Ibn ‘Ajiba se trouva donc prêt à recevoir la science intérieure (al ‘ilm al-batin). Cette science-là n’était moralement recevable qu’à condition d’avoir acquis une certaine rectitude dans l’action et une conformité à la loi religieuse, car comme dit Jean-Louis Michon : “L’action ne peut avoir de retentissement dans le for intérieur que si les sens et les facultés externes sont maintenus dans la rectitudes[2].”


Ce passage d’une connaissance exotérique vers la Réalite de son être fut précipité par une lecture qui nous intéresse ici de près : les Hikam d’Ibn ‘Ata- Allah al-Iskandari.


Le Kitab al-Hikam est le premier ouvrage de Ibn ‘Ata- Allah, natif d’Alexandrie (1259) et mort au Caire (1309), et deuxième successeur du grand shaykh Ash-Shadili qui fonda la confrérie Shadiliyya à laquelle se rattachera Ibn ‘Ajiba via le shaykh Darqawi. Considéré comme le fruit de la réalisation spirituelle d’Ibn ‘Ata- Allah, ou du moins comme l’expression de celle-ci sous forme écrite, les Hikam ont souvent été commentées[3], et constituent de par le monde soufi un véritable manuel de convenances et de réalités spirituelles. Il s’agit d’un ensemble d’épîtres et de suppliques traitant des divers aspects du cheminement vers Dieu et de repères donnés au novice afin qu’il évite les écueils de ce cheminement semé d’embûches dressées par l’ego.


Après avoir lu et relu ce précieux petit recueil, Ibn ‘Ajiba décida d’abandonner sa formation pour se consacrer à la pratique dévotionnelle, à l’invocation de Dieu et à la Prière sur le Prophète. Ibn ‘Ajiba relate ce qui lui arriva alors :“Je ressentais parfois le désir de pratiquer la retraite et me rendais…au mausolée de sidi Talha…Au milieu de la matinée, je priais environ quinze hizb du Coran, et de même pendant la nuit ; à part cela, j’invoquais Dieu sans relâche, jour et nuit, ceci pendant plusieurs journées consécutives. Une fois que je me tenais ainsi près du tombeau de sidi Talha, celui-ci m’apparut en songe. Il se baissa vers moi jusqu’à toucher les poils de ma barbe. Je pensai : “Il me faut le consulter sur ce que j’ai l’intention de faire”. J’étais résolu à ce moment-là à vendre mes livres pour aller me retirer dans la montagne…Je dis donc à sidi Talha :
“Ô Sidi ! Je veux abandonner la science et me retirer pour adorer Dieu sans autre préoccupation.
-Etudie !, répliqua-t-il.-La science ? demandais-je.
-Oui ! Etudie la science à fond, à fond !"



Je me remis donc à l’étude. Mais l’esprit se dirigeait déjà vers son Maître et le cœur tout entier était avec Dieu. Je prenais place dans le cercle des étudiants par respect pour le Shaykh qui m’avait ordonné d’étudier, mais je ne savais pas de quoi parlait le professeur, tant j’étais occupé par le souvenir de Dieu. Je m’absorbais entièrement dans la prière sur l’Envoyé de Dieu, jusqu’à pouvoir réciter les Dala-il al-khayrat[4]. Il me parut ensuite que la répétition de la prière sur le Prophète au moyen du rosaire facilitait la concentration et je me mis à la répéter un très grand nombre de fois. Pendant que j’étais ainsi plongé en elle, je voyais briller des lumières, des ornements, des palais et toutes sortes de choses extraordinaires m’apparaissaient, mais je m’en détournais ; plusieurs fois, en songe, je vis le Prophète.


Ensuite, je désirais posséder le Coran et me mis à le lire inlassablement. Je le récitais en priant, debout, et quand je me sentais trop faible, je continuais à prier assis. De cette façon, j’arrivais à faire chaque mois peut-être quatorze lectures complètes. Puis je le lus sur les planchettes…non sans avoir d’abord lu le commentaire, de façon à bien comprendre le sens des versets.”[5]

Cet état de choses dura trois ou quatre ans, toujours selon Ibn ‘Ajiba. Il se maria alors et se mit à enseigner, tout en poursuivant les exercices spirituels qu’il énumère plus haut, pendant quinze ou seize ans, toujours dans la ville de Tétouan.

Ibn ‘Ajiba jouissait alors d’une position éminente dans l’enseignement, respecté de l’élite comme du vulgaire. “Lorsque je me rendais au marché, dit-il, non sans dérision, les gens me tombaient dessus comme lorsqu’on fait visite à un tombeau.”

Mais sa rencontre avec le shaykh Darqawi et avec un disciple de celui-ci, Muhammad al-Buzidi, qui deviendra shaykh à sa succession, précipita Ibn ‘Ajiba dans une période de crise où il verra s’écrouler tout l’édifice honorifique bâti par sa situation sociale. “Je restai trois jours auprès [d’eux] et, pendant ce temps, nous nous entretînmes des sciences et des secrets de l’Unité divine.” Ibn ‘Ajiba a pu alors faire en lui-même l’esquisse d’un soufisme du détachement intérieur qui allait, par son intensité, caractériser son enseignement jusqu’à sa mort. “Sache, dit Ibn ‘Ajiba, …que la voie doit nécessairement comporter une rupture des habitudes, l’acquisition de traits valeureux et la lutte contre les tendances égoïstes, afin que tu puisses entrer dans la Sainte Présence…Les hommes d’élite ne se distinguent du vulgaire que par le combat qu’ils mènent contre leur âme. Les habitudes les plus tendances qu’il faut arracher de l’âme sont la gloire et la richesse, afin que la gloire se mue en humilité et la richesse en pauvreté."[6]
Dans la danse sacrée, nous ne pouvions pas soutenir son rythme car, alors, il se métamorphosait, ses yeux devenaient fixes et il invoquait avec une force, une intensité et un ravissement extraordinaires.Que Dieu lui fasse miséricorde et nous fasse profiter de sa baraka."
En 1800, Ibn ‘Ajiba possède deux domiciles, l’une chez les Bani Anjra, l’autre chez les Bani Sa’ad, chacune ayant une zawiya recevant des fuqara toute l’année. Ceux-ci étaient nourris grâce aux offrandes faites au shaykh qui affluaient anonymement.

L’enseignement du shaykh portera aussi sur des sujets plus intimes, comme la vie conjugale, par exemple. Rappelant le disciple à ses devoirs d’homme, il pose la douceur entre époux comme condition à la réussite du couple. Dans une adresse à ses disciples, il présente l’attitude juste lors de l’accueil de la jeune mariée :
“…Si l’homme lui-même, qui pourtant est fort courageux, qui est en pleine possession de ses facultés mentales, ne manque pas, à ce moment-là, de ressentir un certain trouble, une certaine faiblesse, alors même qu’il se trouve dans sa propre maison, au milieu des siens, imagine-toi dans quel état peut se trouver la jeune fille qui, elle, a dû quitter son entourage familial pour se rendre dans une maison inconnue, auprès d’un compagnon qui ne lui était pas familier et dont elle ne sait pas ce qu’il lui réserve ! Pense quelle frayeur peut habiter son cœur !...Ainsi donc, accueille-la par un salut, puis par des douces paroles, exprimant la joie que te cause sa présence et l’affection que tu éprouves pour elle…Ainsi elle s’habituera peu à peu à toi, commencera à se détendre et à se rassurer…”[15].


Lorsque Ibn ‘Ajiba rendit visite à son maître al-Buzidi à Ghmara (dont lui-même avait fait construire la maison) en 1809, il y a peu de doutes quant au fait qu’il reconnaissait en lui-même les symptômes de la même maladie qui avait tué ses enfants quinze ans plus tôt. Peu après son arrivée chez son shaykh, le quinze novembre, Ibn ‘Ajiba succomba à la peste à l’âge de soixante-deux ans. C’est Al-Buzidi lui-même qui lava le corps de son disciple et qui prit en charge ses funérailles. Son frère allait le rejoindre une semaine plus tard et fut enterré à ses côtés.

Mais les gens de la tribu d’Anjra vinrent réclamer la dépouille et organisèrent un rapt nocturne afin de ramener le corps béni du saint en sa contrée natale, où ses disciples lui bâtirent une sépulture connue sous le nom de Jabal Ibn ‘Ajiba. On raconte qu’une source s’étant formée autour du cercueil du saint (un parent d’Ibn ‘Ajiba en avait été prévenu par ce dernier en rêve), on déplaça le cercueil de quelques mètres. Et on continue encore de nos jours de boire l’eau de cette source, réputée miraculeuse.

Le successeur d’Ibn ‘Ajiba fut un certain Abu l-Hassan ‘Ali al-Laghmish, percepteur et initiateur à la voie du fils d’Ibn ‘Ajiba, que ce dernier eut six mois avant sa mort. Plus tard, ce même fils, ‘Abd al-Qader, succéda à celui-ci et continua à faire vivre la tariqa, transmettant la voie à des milliers de personnes au long de sa vie. Ce fut ensuite le tour d’Abd Allah al-Kurshufi, un soufi resté légendaire par son comportement étrange et indifférent au blâme. Celui-ci mourut en 1942.

A nos jours subsistent des zawiyas et nombre de fuqara se réclament toujours de sa baraka. Sa présence a constitué un véritable renouveau du soufisme dans le Maroc de la fin du dix-huitième siècle.

Le Iqadh al-himam fi sharh al-Hikam (“L’éveil des aspirations, commentaire des Hikam”) date du 9 novembre 1796, trois ans après sa rencontre avec le shaykh al-Buzidi. Bien qu’Ibn ‘Ajiba ait découvert les Hikam dès 1776, à 29 ans, ce n’est qu’en tant qu’initié à la voie Qardawiyya que son inspiration l’amena au commentaire du recueil d’Ibn ‘Ata- Allah. Ses commentaires ont donc la saveur du témoignage vécu et d’une réalité contemplée.

Il est bien connu que la traduction trahit. D’autant plus que les quotidiens respectifs de l’auteur et du traducteur-lecteur sont ici très différents, voire antinomiques. Et la tâche s’annonce d’autant plus ardue que, au-delà d’un décalage culturel et linguistique, la perception spirituelle -le degré d’âme -de l’auteur et de son interprète sont différents. Comment -sans être saint –rendre, comprendre la signification subtile désignée par les mots d Ibn ‘Ajiba ? Il faut trouver des correspondances, un partage commun, une intimité entre l’auteur et le traducteur. Ibn ‘Ajiba écrivait par inspiration, par fulgurances parfois, souvent après méditation. Il n’a jamais affirmé que son oeuvre est le pur fruit de son mental : en homme de Dieu rattaché à la notion de l’Unicité de l’Être, il cherchait toujours confondre son être avec l’Être suprême.

Le traducteur, pensons-nous, devra donc être aussi une personne de foi. La correspondance qui sera la condition d’une traduction valable sera celle de l’inspiration –ou du moins d’une certaine intention de puiser à la même Source, divine. Ainsi, le texte et son auteur ne seront pas trahis dans l’intention.

La traduction doit aller au-delà de la forme. Elle ne doit pas rendre compte uniquement du doigt, mais aussi de la lune. “Notre science est toute entière allusive ; lorsqu’elle se fait explicite, elle s’occulte”, dit l’adage soufi. Ce qui compte dans les écrits de saints de l’Islam, ce n’est pas le texte lui-même, sa qualité littéraire, mais ce en quoi il permettra une éducation spirituelle et une remémoration (dhikr) de Dieu. Les maîtres soufis –à l’instar des enseignements paraboliques de Jésus –partent de cas concrets, d’exemples dans la matière, pour amener le disciple à voir la Réalité de ce monde à laquelle l’allusion renvoie. Percevoir la signification subtile de l’allusion, c’est parcourir le chemin entre le monde matériel et le monde spirituel, et en même temps rappeler que ce monde n’est qu’écho de l’autre, traces, vestiges déposées par Dieu afin qu’on Le remémore
[16].

Les écrits d’Ibn ‘Ajiba ont pour vocation de remémorer Dieu. Toute proportion gardée, cette version traduite –si Dieu le veut –se réclame de la même vocation.

Cela dit, le présent texte se veut plus vivant et moins académique que d’autres traductions érudites. L’écrit soufi est avant tout l’expression d’une oralité, qui lui-même est hal, état spirituel, où le souffle divin croise les cordes vocales du saint, les fait vibrer. Ce genre de traité doit, tout en conservant sa précision dans les idées, rester ouvert au souffle qui balaie les grands espaces. Et se lire comme on goûte une saveur, une nourriture pour l’âme.
[1]Trad. J. L. Michon, Leyde, 1969.[2]J. L. Michon, Le soufi Marocain Ahmad Ibn ‘Ajiba et son Mi’raj, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris. Les références du même ouvrage seront citées sous le nom “Michon”, suivi du numéro de page. Nous sommes redevables envers M. Michon pour ses ouvrages pionniers sur Ibn ‘Ajiba. [3]Par exemple : Al-Harraq, Sharnubi, Ahmad , al-Rundi.[4] Recueil de litanies sur le Prophète, récité encore de nos jours dans des confréries surtout Marocaines, non seulement celle qui se rattache à son auteur, la Jazuliyya.[5] Michon, p. 43[6]Michon p. 46.[7]Pluriel de faqir, le pauvre en Dieu, le disciple de la voie.[8]C’est l’invocation scandée de La ilaha illa llah , “Point de divinité en dehors de Dieu”.[9]Michon, p.47.[10]F. Skali, Sanctuaires et espaces sacrés,  tome de thèse d’état, chapitre “Majdhubs et Malamatis”, p. 242.[11] Ensemble d’invocations et de prières sur le Prophète que le faqir effectue matin et soir. La prise du wird s’apparente ici à l’entrée dans la voie et à l’affiliation au shaykh.[12] Michon, p. 52.[13]Michon, p.69.[14]Michon, p.70.[15] Michon p. 77[16]Nous sommes ici, face à ce texte, plus que jamais dans la dichotomie profondément musulmane du rapport entre l’esprit et la lettre.



Pour ce quinquagénaire qu'anime un enthousiasme juvénile et communicatif pour les choses de la mystique, le retour au blâd ne prend pas l'allure d'une retraîte tranquille et solitaire. Son rayon d'action, au contraire, se trouve agrandi par cet exil volontaire et c'est toute la région des Jbâla, un grand quadrilatère limité au nord par le littoral mediterranéen -de Tanger à Geuta- et au sud par une ligne qui passe au-dessous de Tétouan et se dirige vers l'atlantique qui devient pour le Shaykh un terrain de prédication. plusieurs années consécutives, pendant les mois d'hiver qui, dit-il, sont propices pour semer les vérités dans les coeurs.


Ibn 'Ajîba s'en va de hameau en hameau porter le message du "retour à Dieu". Des groupes de disciples l'accompagnent, car pour eux aussi, et non pas seulement pour les tièdes et les incroyants qu'il s'agit de convertir, ces déplacements ont une valeur éducative."Les pérégrinations (siyaha), écrit-il, sont indispensables au faqîr qui débute dans la voie.Le voyage dévoile les défauts (al-safar yusfir) et purifie les âmes et les coeurs; il élargit le caractère...car le voyageur contemple chaque jour une nouvelle irradiation (de la lumière divine), rencontre des aspects (wujûh=des visages) qu'il ne connaissait pas...
ses connaissances et son horizon intellectuel (ma'na) gagnent en ampleur.

On a dit que le faqîr est comme l'eau : s'il séjourne trop longtemps à la même place, il s'altère et devient putride..."
Une première année, ainsi que nous l'avions déjà vu, le Shaykh était allé "vivifier les coeurs" dans la région de Tanger. L'année suivante, il sillone les environs de Tétouan, en direction de la mer.


Dire qu'il n'est pas accueilli partout avec bienveillance serait un euphémisme : " Au hameau des Bani Salim, raconte-t-il, les habitants s'enfuirent à notre arrivée et barrèrent la porte de la mosquée ; mais, au moment de notre départ, ils eurent des remords et nous supplièrent de revenir; cependant un seul d'entre eux se joignit à nous.Nous revînmes plus tard dans ce hameau pour y enseigner la religion et exhorter les gens à se souvenir de Dieu.A notre entrée dans le hameau de Wad al-Zarjun, les gens nous reçurent à coups de pierres et avec des sifflements.Un faqîr fut atteint à l'épaule par une pierre.Mais nous invoquions le Nom suprême et ne prêtions aucune attention à eux.Nous passâmes la nuit à la mosquée ; très peu de gens vinrent à nous...[plus tard à l'occasion d'une visite dans la tribu des Anjrâ, nous arrivâmes chez les Awlâd Abi'l-'Aysh qui voulurent d'abord nous interdire l'accès à leur village ; certains venaient à notre rencontre en brandissant des gourdins.Puis des gens éclairés de chez eux vinrent aussi et nous invitèrent à loger parmi eux ; ils nous témoignèrent du respect et nous exhortâmes au souvenir de Dieu..."

Ailleurs, l'accueil est meilleur. Ainsi : "La troisième année..., je m'arrêtai dans les villes de Asila et Larrache où des groupes importants entrèrent dans la voie...A Salé et Rabat, où je séjournai assez longuement, je fis une lecture (commentée) de la Khamriyya de Ibn al-Farîd 4 et de la Tasliya du Pôle Ibn Mashîsh .


Tous nos instants étaient remplis par le dhikr, que nous faisions très nombreux.Ainsi nous fîmes profiter les autres et nous tirâmes profit de leur compagnie.Après avoir regagné ma patrie , je repartis pour la tribu des Banî Sa'îd... où beaucoup de gens entrèrent dans la voie des soufis, puis je me rendis plusieurs fois chez les Banî Hassân dont j'avais souvent traversé le territoire en revenant de chez les les Barnî Zarwâl, et qui entrèrent nombreux dans la voie.Ils construisirent une zaouia à Naslân pour y tenir leurs réunions. Je visitais un grand nombre de leurs hameaux: Dieu les vivifia et les illumina de son souvenir, au point qu'ils abandonnèrent, grâce à notre influence, beaucoup des innovations répréhensibles qu'ils avaient adoptées..."


Et Ibn 'Ajîba conclut le récit de ces pérégrinations en rappelant cette parole du Prophète (saw) :"Que Dieu se serve de toi pour guider un seul homme est, pour toi, meilleur que tout ce qu' embrasse la course du soleil" et ce verset du Coran : "Louange à Dieu qui nous a conduit à cela ; car si Dieu ne nous avait guidé, nous n'aurions pu nous guider!"(VII, 43).
Lors de leurs périples, Ibn ‘Ajiba, son frère Hashimi et quelques autres portaient toujours dans leurs sacs, de quoi écrire


Mais Ibn ‘Ajiba ne s’est jamais contenté de réfléchir et de méditer sur la métaphysique ou sur les fléaux du monde. Il s’engageait souvent pour dénoncer les injustices sociales et afin de rétablir la moralité d’un point de vue islamique, ou même pour s’opposer aux discriminations sociales[14]. Il écrira jusqu’à sa mort bon nombre de lettres à ses disciples, autant d’exhortations à une vie saine et exemplaire, et à la diffusion de son message d’éthique musulmane. Il les intimera ainsi à lutter contre la contamination de l’eau, contre le tabagisme ou le haschich, par exemple, se posant toujours en guide éducateur et compatissant, mais sans concessions.


Et voici venu le temps de l’épreuve. Ibn ‘Ajiba, homme d’action et du désir de Dieu, ne pouvait plus vivre dans l’estime et la distinction sociale :

“Aussitôt après mon initiation, je revêtis une jellaba de tissu grossier…Lorsque le shaykh me vit ainsi vêtu, il se réjouit beaucoup et acquit la certitude que je recevrais des lumières sur les secrets spirituels…Le jour suivant, je fis mon entrée dans la ville [de Tétouan] vêtu de cette djellaba avec le groupe des foqara[7]  qui chantaient la haylala[8]. Beaucoup de gens nous regardaient, étonnés. J’entendis alors, au-dedans de moi, mon âme qui appelait au secours et criait ; la sueur ruisselait sur mon corps : c’était en effet la première fois que j’éprouvais une brisure…Peu après j’ai mis le gros rosaire à mon cou. Lorsque j’arrivai chez moi avec la djellaba et le rosaire, ce fut un tollé général parmi les gens de ma maison. Cependant, voyant que j’étais bien résolu, ils se résignèrent et se mirent à me pleurer comme on pleure un mort ; ils se faisaient mutuellement des condoléances tandis que des caravanes de femmes emplissaient la maison pour venir exprimer leur sympathie à ma famille. Je fus beaucoup pleuré par les habitants de Tétouan”.[5]

Voyant que cet effort contre lui-même ne suffisait pas à éloigner le regard approbateur des gens de Tétouan, Ibn ‘Ajiba demande à son shaykh de porter le froc rapiécé, à la fois habit symbole du dépouillement et “repoussoir” par sa laideur. Les gens se mirent alors à le fuir véritablement. Puis son shaykh lui dit de donner tous ses biens et de vivre de mendicité. “Je fis comme il me disait, dit Ibn ‘Ajiba, distribuant tout ce qui excédait le strict nécessaire ; parfois je me relevais la nuit pour sortir les provisions de la maison afin que les femmes ne me voient plus. Au bout de quelque temps, nous fûmes embellis par la misère et la certitude grandit. Ensuite le shaykh m’écrivit de servir les fuqara, de faire leur lessive, d’acheter du savon, de laver leurs vêtements avec mes pieds et de les nourrir chez moi…Vint alors l’ordre d’aller mendier dans les boutiques et à la porte des mosquées. Rien en ce monde ne m’a été plus pénible que cela, et rien n’a été plus tranchant pour les artères de mon âme.
“…Lorsque je demandai au shaykh l’autorisation de pratiquer la retraite et le silence, il m’écrivit : “Va dans le souk et assieds-toi là du matin jusqu’au soir !“…Le shaykh m’ordonna ensuite de nettoyer le souk et de porter les ordures sur la nuque jusqu’en dehors de la ville. Je balayai les souks à trois ou quatre reprises. Durant l’hiver, il arriva plus d’une fois que les détritus mouillés que je portais sur mon épaule me dégoulinassent sur le dos.”

Ibn ‘Ajiba se conduisait aussi de manière anti-spirituelle, voir même outrancière avec les gens, cachant son effort aux autres afin qu’ils ne nourrissent pas son ego par leur admiration :

“…Lorsque j’allais mendier, je m’adressais tout spécialement…à ceux qui [me] critiquaient et [me] blâmaient, afin d’en extraire ce qui fait mourir l’âme. Je me présentais ainsi intentionnellement chez ceux qui me portaient de l’estime, et surtout chez nos parents. A tous ceux-là, je me montrais un mendiant particulièrement insistant et avide des biens de ce monde, espèrant par là atteindre la pure sincérité et la mort de mon ego.”

Ibn ‘Ajiba fut aussi porteur d’eau, versant à boire pour les passants, en échange de quelque piécettes dont en réalité, il n’avait cure. Il fit cela jusqu’à son départ de Tétouan, en 1799-1800, lorsque éclata une grande épidémie de peste où il vit mourir ses enfants. Un autre évènement précipita son départ : Ibn ‘Ajiba, par son comportement étrange, s’était attiré bon nombre de détracteurs de parmi les milieux conformistes de Tétouan. De plus, la voie Darqawi représentait une puissance montante à Tétouan, indépendante du pouvoir politique de la ville. Ces hommes de Dieu pouvaient se montrer parfois assez directs et désapprobateurs envers l’avidité et l’orgueil des puissants. Déjà, le shaykh Darqawi, à Fès, avait ouvertement conseillé à ses disciples de ne prendre part à aucune réunion mondaine, et de n’accepter aucune faveur des autorités et des riches. Ibn ‘Ajiba, maintenant autorisé à transmettre l’initiation et à fonder des lieux d’invocation (zawiya), pouvait représenter un danger pour le nouveau sultan, Mawlay Sulayman, affaibli d’un pouvoir peu consolidé.

Les religieux dits “littéralistes”, refusant l’expérience intime de Dieu le Législateur, ne pouvaient que condamner une attitude peu conforme, selon eux, à la norme religieuse dont les savants, les ‘ulama, sont les garants. En effet, et le malentendu est posé, l’Islam est aussi un système social cohérent, où toutes les classes s’interpénètrent et se complètent, dès lors que chacun accepte et respecte la fonction qui lui échoit par le Très-Haut. Ibn ‘Ajiba a pu être perçu comme un fasid, un irresponsable qui mine la oumma de l’intérieur, par opposition au salih, le vertueux socialement engagé qui œuvre à la consolidation et au respect de la religion au sein du tissu social. C’est malheureusement faire peu de cas des exigences –non étendables à la majorité de la population –d’une vie contemplative et de combat pour la sincérité de l’âme. En effet, le souci de pureté de l’intention vis-à-vis de Dieu n’a que faire des convenances de ce monde. Là où Ibn ‘Ajiba a pu être vu comme un provocateur et un irresponsable, il convient de rappeler le caractère salutaire de son comportement : celui d’interroger sa société sur les intentions profondes dissimulées derrière le masque d’une vie mondaine, de rappeler les hommes à la primauté de la vie du cœur. L’anticonformisme du provocateur spirituel, dit Faouzi Skali, qu’elle soit préméditée ou due à un ravissement permanent en Dieu, “ne peut être un modèle à suivre mais tend cependant à empêcher que le conformisme ne devienne une finalité en soi”.
[10]En 1794, Ibn ‘Ajiba fut incarcéré à la suite d’une plainte déposée à son encontre : une femme avait été initiée à la Darqawiyya à l’insu de son mari ! Le coupable présumé était le frère d’Ibn ‘Ajiba, Hashim, et les deux furent incarcérés. Tous les fuqara de Tétouan subirent le même sort. Ibn ‘Ajiba, dans un malicieux pied de nez, raconte ces trois jours d’incarcération :
“Par Dieu ! Je n’ai pas vécu de jours meilleurs que ceux-là : la prison se trouva transformée en zawiya et l’on n’y faisait qu’invoquer Dieu. C’est comme si la porte en était restée ouverte : pour celui qui y entrait et pour celui qui en sortait ; les autres prisonnier étaient heureux et tous leurs soucis cessèrent pendant le laps de temps que nous passâmes parmi eux ; je transmis le wird
[11] à plusieurs d’entre eux, quatre ou cinq, on nous apporta des provisions que nous partageâmes avec tous les autres prisonniers et il y en eut même en excédent”.[12]


Ibn ‘Ajiba et les disciples Darqawa fuyèrent donc la ville de Tétouan suite à cette incarcération. Il retourna dans sa tribu des Anjra et y construisit, avec la permission de son shaykh, un centre spirituel où il vécut jusqu’à sa mort, quatorze années plus tard.


 Toutefois, le retour au bled fut loin d’être une retraite spirituelle : Ibn ‘Ajiba et ses disciples se mirent à parcourir, surtout par temps d’hiver, sa campagne pour faire connaître les réalités du soufisme et de la vie pieuse. Ces pérégrinations en compagnie du shaykh furent pour les fuqara de véritables déplacements initiatiques. Ibn ‘Ajiba, se sentant un instrument dans la main de Dieu, se déplaçait en fonction de ses inspirations et les voyages regorgeaient de spontanéité et d’imprévus, doublés d’abandon à la merveilleuse volonté divine.
Voici, pour la valeur illustrative de cette qualité spontanée et enjouée de ces voyages, une anecdote qu’Ibn ‘Ajiba relate dans son Autobiographie :
“Tandis que nous nous rendions à Salé, invoquant Dieu, nous passâmes près d’un troupeau de vaches et de moutons qui étaient au pâturage. Les animaux se mirent à nous suivre. Ce que voyant, le berger nous emboîta le pas à son tour.
“Tes vaches sont entrées en extase ! Lui dis-je.
-Mais qui donc ne serait pas ravi par vous ? répliqua le pâtre.”

Le Darqâwi Bûzzîyyân al-M'askârî , qui le connut vers cette époque, nous a laissé de lui ce portrait:"il était maigre et sa peau était tendue sur ses os par suite de la disciplines spirituelle, de l'ascèse et du scrupule intenses qui le caractérisaient.Il portait une jellaba et un burnous rapiécés, selon la coutume des Darqâwa, et lorsqu'il écrivait ou participait aux cercles de Dhikr, il se ceignait d'une large ceinture en fibres de palmier.
[13]. Lorsque l’inspiration leur venait, par fulgurance ou à la suite d’une réflexion, ils s’arrêtaient pour le noter par écrit, de jour comme de nuit.