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mercredi 16 janvier 2019

Cheikh Ahmed al-Alawî et les missionnaires


Tombeau du Cheikh al-Alawî






Articles publiés en 1929 dans le journal « Al-Balâgh al-Jazâïrî »
Traduction faite par
Derwish al-Alawî












samedi 23 avril 2016

Cheikh al-Alawî - L'Unicité de l’Être





Source : Titus Burckhardt - Un Saint Soufi du XXème siècle (Le cheikh Ahmad al-'Alawî)

Le Guide des éléments de la connaissance religieuse de Ibn 'Ashir, dont Al-Minah al Qud-dûsiyyah (Les dons sanctifiés) du Cheikh al-Alawî est un commentaire, formule comme suit ce qui doit nécessairement être attribué à Dieu : " Être, non-commencement, non-fin, indépendance absolue, incomparabilité, unité d'essence, de qualité et d'activité, puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, parole, vue."
Avant de considérer quelques-unes des formules personnelles du Cheikh al-Alawî sur la doctrine de l'Unicité de l’Être, voyons ce qu'il cite du "cheikh de nos cheikhs", Mawlây Al-'Arabi ad-Darqâwî :
" Comme j'étais en état de souvenir, les yeux baissés, j'entendis une voix disant : Il est le premier et le dernier, l'extérieur et l'intérieur. Je restai silencieux et la voix répéta cela une deuxième fois, puis une troisième fois; je dis alors "pour le premier je comprends, pour le dernier je comprends et pour l'intérieur je comprends, mais quant à l'extérieur, je ne vois rien que des choses créées." Et la voix reprit : " S'il y avait quelque extérieur autre que Lui-même, je te l'aurais dit". A cet instant, je réalisai toute la hiérarchie de l'Être absolu".
Le Cheikh al-Alawî commente ainsi : " Il explique ici ce qui appartient à Dieu. Vois donc, ô serviteur, ce qui t'appartient, car, si tu te qualifiais de quelqu'une de ces qualités, tu serais en conflit avec ton Seigneur.


" A Dieu appartient la prérogative de l'Être, et l'Être est le véritable soi de Celui qui est. C'est l'Être absolu qu'on ne peut limiter, ni mesurer, ni mettre de côté. Il ne peut exister un autre être à côté de cet Être, en vertu de Son infinité, de Sa force, de Sa manifestation et de l'immensité de Sa lumière.


Tu devrais savoir que cet Être ne tolère pas de négation dans l’œil intérieur des gnostiques, pas plus que les objets sensibles ne tolèrent de négation dans la vision de ceux qui sont voilés (par l'ignorance). Et même, l'évidence de la vérité spirituelle pour l'intellect est plus forte et plus directe que l'évidence de l'objet sensible pour les sens. Ainsi, la manifestation de l'Être absolu s'impose à la perception du soufi de telle sorte qu'il est complètement submergé dans sa réalisation de l'infini. S'il parcourt le vaste sans-commencement, il ne découvre aucun point de départ et s'il se tourne alors vers le sans-fin, il ne trouve ni limite ni but. Il plonge dans les profondeurs du mystère le plus secret et ne découvre pas d'issue, puis il s'élève à travers la hiérarchie de la manifestation extérieure et ne trouve pas d'évasion, de sorte que, dans sa perplexité il implore un refuge. Alors, les vérités des noms et des qualités s'adressent à lui, disant : " Cherches-tu à limiter l'Essence ? Voudrais-tu lui attribuer des dimensions ? Tu es dans une station qui comporte la connaissance des secrets des noms et des qualités. Qu'as-tu à faire avec les choses créées ?" Là-dessus, il s'abandonne à l'Être et réalise qu'il n'y a, en dehors de Lui, ni néant ni être."


En ce qui concerne l'incomparabilité Divine, il fait le commentaire suivant :


" Une autre qualité nécessaire est la dissemblance de Dieu à l'égard de ce qui est contingent, mais cette qualification n'est pas un support pour les gnostiques puisqu'il n'entre point de comparaison dans leur pensée... Pour eux, celui qui voit est inclus dans ce qui est vu. Il n'y a rien qui ait l'être en dehors de Dieu pour pouvoir Lui être comparé. Pourtant cette qualification d'incomparabilité est utile à ceux qui sont voilés - bien plus, elle est l'arche même de leur salut.


" La vérité transcende toutes les qualités des choses contingentes et, si, de Sa qualité de transcendance, l'enveloppe extérieure est retirée pour les gnostiques, ils sont frappés d'étonnement car ils découvrent que la vérité transcende la transcendance. Ils désirent alors d'écrire ces mystères merveilleux, mais la profusion des lettres sur leur langue leur fait obstacle; il se peut donc que surgisse une formule ressemblant à une comparaison et risquant d'offenser l’oreille de ceux qui sont voilés, bien que cette expression soit, en réalité, une affirmation extrême de la transcendance.


" Nul n'est à l'abri du piège qui consiste à qualifier la vérité et à faire des comparaisons à son sujet, sauf celui qui devient le compagnon des gnostiques et foule le sentier de ceux qui réalisent l'unité...


" Comment serait-il à l'abri de limiter la vérité, celui qui la conçoit comme éloignée ? Et comment franchirait-il les frontières de l'ignorance si l'univers créé existe encore à ses yeux ?...


" Il ne sert à rien d'affirmer Sa transcendance par la langue en affirmant dans le cœur Sa ressemblance avec d'autres choses. Si tu es voilé, en paraissant affirmer Sa transcendance tu affirmes en fait Sa ressemblance avec autre que Lui par ton incapacité de concevoir la vérité de Sa transcendance, tandis que si tu Le connais, en paraissant Le comparer à d'autres, tu affirmes en fait Sa transcendance par l'effacement total de ton être en Son Être. En un mot, l'affirmation de Sa ressemblance par les Gens transcende l'affirmation de Sa transcendance par la généralité.


" Une autre vérité que l'on doit croire au sujet de Dieu est Son unité en Essence, Qualités et Activités car il n'est pas composé de parties ni multiple.


" L'unité de la vérité ne permet pas que rien lui soit ajouté, car, en vérité, celle-ci n'admet pas de diminution : " Dieu était, et rien n'était avec Lui". " Il est maintenant tel qu'Il était"; les Qualités n'existent pas par elles-mêmes de sorte qu'elles soient indépendantes dans leur être ou qu'elles soient distinctes de ce qu'elles décrivent, et qui est l'Essence.


" Quant à l'unité dans les Activités, cela signifie qu'il ne peut y avoir d'acte, si ce n'est l'Acte de Dieu.


" Les Gens peuvent être divisés en trois groupes. Le premier est le groupe de ceux qui voient qu'il n'y a pas d'agent si ce n'est Dieu, réalisant ainsi l'unité dans les Activités par voie de perception intellectuelle directe et non simplement par voie de croyance, car ils voient l'unique agent à travers la multiplicité des actes. Le deuxième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité dans les Qualités, c'est-à-dire que nul n'a ouïe, vue, vie, parole, puissance, volonté, connaissance si ce n'est Dieu. Le troisième est le groupe de ceux qui réalisent l'unité de l'Essence et qui sont voilés à l’égard de tout autre chose parce que l'infinité de l'essence leur a été dévoilée; de sorte qu'il ne reste plus de place pour l'apparence d'aucune chose créée. Ils disent : " En vérité, il n'y a rien si ce n'est Dieu ", car ils ont tout perdu sauf Lui. Ceux-ci sont les Gens de l'essence et les gnostiques unifiants, et tous les autres sont voilés et inattentifs : ils n'ont pas goûté la saveur de l'identité ni senti le parfum de la solitude, mais ils ont seulement entendu parler de cette doctrine et ils croient y adhérer parce qu'elle est venue à leurs oreilles. En fait, ils sont loin de la vérité et séparés d'elle.


" Quant à ses Qualités de puissance, volonté, connaissance, vie, ouïe, parole, vue, elles sont comme un voile sur l'Essence car la force surabondante de Sa manifestation extérieure dresse des écrans. Ainsi, la puissance est le voile du Puissant, la volonté, le voile de Celui qui veut, la connaissance, le voile du Connaissant, la vie, le voile du Vivant, l'ouïe, le voile de Celui qui entend, la vue, le voile de Celui qui voit et la parole, le voile de Celui qui parle.


" De même, les Qualités sont voilées à la vue : ainsi la puissance est voilée par les manifestations extérieures de puissance, la volonté par les diverses impulsions, la parole par la différenciation des lettres et des voix, la vie par son inséparabilité de l'essence, l'ouïe et la vue par la puissance de leurs manifestations dans les créatures et la connaissance par son extrême capacité d'embrasser toutes les choses connues.


" Ces Qualités sont de trois sortes et chaque groupe a son monde qui lui est propre. L'ouïe, la vue, la parole sont les qualités du Monde des sens humains, la puissance, la volonté, la connaissance sont celles du Monde de la souveraineté ('âlam al-Malakût), tandis que la vie est celle du Monde de la domination et aucune d'elles n'est séparées de l'Essence, en vertu de sa capacité de tout embrasser et de sa transcendance à toute localisation.


" Mais lorsque les Gens de Dieu parlent des Qualités comme dépendantes des choses crées, ils veulent dire qu'elles dépendent d'elles-mêmes sous leur rapport de manifestation extérieure, puisque l'existence est tissée des qualités tout comme une natte est tissée de joncs. Ainsi, les Qualités, loin d'être formées de créatures, sont elles-mêmes le véritable tissus de toutes les choses existantes. A vrai dire, si tu examines tout ce qui est, tu ne trouveras rien qui soit ajouté à l'unité du Divin - unité en Essence, Qualités et Activités.


" L'acte ne fait qu'un avec l'agent avant et après sa venue à l'existence : ce n'est pas de lui-même qu'il apparaît mais seulement si Celui-ci le manifeste et Se manifeste en lui, car les choses ne sont rien en elles-mêmes.


" En énumérant ainsi les prérogatives nécessaires de Dieu, il ne prétend pas les limiter car les qualités de la vérité sont sans limites et ne peuvent être circonscrites; il cherche seulement à rendre son exposé plus accessible à l'entendement humain."


Dans son enseignement oral, le cheikh avait l'habitude de paraphraser comme suit les formules du cheikh Al-Bûzîdî sur ces vérités : " L'infini ou le monde de l'absolu que nous concevons comme étant en dehors de nous est, au contraire, universel et existe au-dedans de nous aussi bien qu'au dehors.


Il n'y a qu'un monde, c'est Lui. Ce que nous regardons comme le monde sensible, le monde fini du temps et de l'espace, n'est rien qu'un conglomérat de voiles qui cachent le monde réel. Ces voiles sont nos propres sens : nos yeux sont les voiles de la véritable vue, nos oreilles les voiles de la véritable ouïe et il en est de même sens.


Pour que nous prenions conscience de l'existence du monde réel, il faut écarter les voiles des sens... Que reste-il alors de l'homme ? Il reste une faible lueur qui lui apparaît comme la lucidité de sa conscience... Il y a parfaite continuité entre cette lueur et la grande lumière du monde infini et, lorsque cette continuité a été saisie, notre conscience peut (au moyen de la prière) prendre son essor, se déployer pour ainsi dire dans l'infini et ne plus faire qu'un avec Lui, de sorte que l'homme parvient à réaliser que l'infini seul est, et que lui, la conscience humaine, existe seulement comme un voile. Une fois que cet état a été réalisé, toutes les lumières de la vie infinie peuvent pénétrer l'âme du soufi et le faire participer à la vie Divine, au point qu'il ait quelque droit de s'écrier : " Je suis Allâh." L'invocation du nom Allâh est comme un intermédiaire qui va et vient entre les lueurs de la conscience et les splendeurs éblouissantes de l'infini, affirmant la continuité entre elles, les entrelaçant dans une relation de plus en plus intime jusqu'à ce qu'elles soient "fondues dans l'identité".


Le cheikh fait quelques commentaires détaillés sur les opposés des Qualités Divines qui sont énumérés par Ibn 'Ashir comme étant impossibles en ce qui concerne Dieu. Nous ferons des citations de ce qu'il dit au sujet du néant, de l'extinction, de la mort, de la surdité, du mutisme et de la cécité :


" Il parle ici de ce qui est impossible en ce qui concerne Dieu et inévitable pour le serviteur et, par "serviteur", les Gens entendent le monde, de son zénith sous le trône, à son nadir aux confins inférieurs de la création; c'est à dire, tout ce qui est entré dans l'existence au mot : "Sois", tout ce qui est "autre". Prends donc conscience, mon frère, de tes propres attributs et regarde avec l’œil du cœur le commencement de ton existence lorsqu'elle a surgi du néant, car lorsque tu auras vraiment pris conscience de tes attributs, Il t'enrichira des Siens.


" L'un de tes attributs est le pur néant qui t'appartient ainsi qu'au monde dans sa totalité. Si tu reconnais ton néant, Il t'enrichira de Son Être...
" L'extinction aussi est un de tes attributs. Tu es déjà éteint, mon frère, avant de subir l'extinction et tu n'es rien, avant même d'être annihilé. Tu es une illusion dans une illusion et un néant dans un néant. Quand as-tu eu l'existence pour que tu puisses être éteint ? Tu es comme un mirage dans le désert que l'homme altéré prend pour de l'eau jusqu'à ce qu'il y arrive et découvre qu'il n'est rien; mais à sa place il trouve Dieu (Coran XXIV, 39). De même, si tu venais à t'examiner toi-même, tu trouverais que ce "toi" n'est rien et tu y trouverais Dieu; c'est-à-dire que tu trouverais Dieu, au lieu de te trouver toi-même, et il ne resterait rien de toi qu'un nom sans forme. L'Être en lui-même appartient à Dieu, non à toi : si tu parvenais à réaliser la vérité du sujet et à comprendre ce qui est Dieu, en te dépouillant de tout ce qui n'est pas à toi, tu découvrirais que tu es comme le bulbe d'un oignon. Si tu le pèles, tu enlèves peau, puis la deuxième, la troisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'oignon.


Ainsi est le serviteur à l'égard de l'Être de la vérité.


" On dit que Râbi'ah al-Adawiyyah rencontra un gnostique et l'interrogea sur son état; il répondit : " J'ai marché dans la voie de l'obéissance et n'ai point péché depuis que Dieu m'a créé", sur quoi elle s'écria : " Hélas, mon fils, ton existence est un péché auquel nul autre ne peut être comparé."


" Marche donc, mon frère, dans la voie de ceux qui réalisent l'unité et affirment que l'Être n'appartient pas à d'autres qu'à Dieu, car, si quelqu'un parmi les Gens s'attribue l'Être à soi-même, il est coupable d'idolâtrie. Pourtant, la généralité ne peut éviter d'affirmer l'existence d'autres que Dieu, bien que, ce faisant, elle affirme tous les maux.


" La vie n'est pas un de tes attributs, car tu es mort sous l'apparence de la vie, comme un possédé qui prétend être quelqu'un qu'il n'est pas. Mais si tu étais amené devant ton Seigneur, ton corps gisant comme celui d'Adam, ton père, Il t'insufflerait de Son esprit et te créerait à Son image; alors, ayant réalisé ton état de mort, tu pourrais dire sans erreur :
" Je suis vivant", tandis qu'auparavant, en t'attribuant la vie et en t'accordant une existence indépendante tu étais en conflit avec ton Seigneur.


" Un autre attribut du serviteur est la surdité. Tu es sourd, en ce moment, ô serviteur, et l'ouïe n'est pas dans ta nature.


Dieu est Celui qui entend et c'est parce que tu attribues à toi-même cette faculté que tu es sourd. Bien que tu aies des oreilles, tu n'entends pas. Si tu pouvais entendre, tu entendrais la parole de Dieu à chaque instant et en toute circonstance, car Il n'a jamais cessé de parler. Or qu'entends-tu de cette parole et que comprends-tu de ce discours ? Tu es sourd et encore au creux du néant. Mais si tu venais à l'Être, tu entendrais alors la parole de l’Universellement Adoré et si tu pouvais l' entendre, tu y répondrais. Pourtant, comment pourrais-tu répondre puisque le mutisme est une de tes qualités ? Comment viendrais-tu prétendre à la parole qui est un des attributs de ton Seigneur ? Si tu étais vraiment capable de parler, tu pourrais servir de maître, mais aux pieds d'un muet, nul ne vient s'asseoir. Si tu prenais conscience de ton mutisme, Il t'enrichirait de Sa parole, tu arriverais à parler avec la parole de Dieu et tu t'entretiendrais avec Lui, de telle sorte que ton ouïe serait l'ouïe de Dieu et que ce que tu entendrais viendrait entièrement de Dieu.


" La cécité, ô serviteur, est un autre attribut de tes attributs. Si tu étais capable de voir, tu apercevrais Son nom, l' "Extérieur", mais maintenant tu ne vois que des apparences. Où est ta vision de la manifestation de la vérité, quand les choses autres que Lui sont plus évidentes à ta vue ? Loin de Lui qu'il puisse y avoir quelque voile sur Sa manifestation ! C'est seulement que la cécité, ton attribut, t'a vaincu et tu es devenu aveugle bien que tu aies des yeux; uniquement pour t'être attribué la vue. Mais si tu prends conscience de ta cécité et si tu cherches à t'approcher de Lui par des actions telles que Son bon plaisir les agrée de toi, alors, Il sera ton ouïe et ta vue et quand Il sera ton ouïe et ta vue, tu n'entendras que Lui et ne verras que Lui, car tu le verras avec Sa vue et tu l'entendras avec Son ouïe.


" Considère bien ton attribut de cécité et médite sur la sagesse qui consiste à l'attribuer à toi-même; alors apparaîtront sur toi les rayons de la vision. Puis, tu entendras ce que tu n'entendais pas et tu verras ce que tu ne voyais pas, mais cela n'est possible que par la connaissance de toi-même et la méditation sur le néant qui est tien de plein droit.


" C'est Dieu qui a manifesté les choses par Sa propre manifestation en elles, comme l'a dit précisément une gnostique :


C'est Toi que Tu manifestas dans les choses, quand Tu les créas.
Et voici qu'en elles, les voiles sont levés de Ta face.
L'homme, par celle que Tu retranchas de Ton propre soi,
N'est pas uni à Toi ni séparé de Toi."


Ibn 'Ashir formule comme suit "les preuves" de l'éternité de Dieu : " Si l’Éternité n'était pas nécessairement Son attribut, Il devrait obligatoirement être éphémère, soumis aux changements et aux vicissitudes. Si l'extinction était possible, l’Éternité serait bannie."


Et le cheikh commente : " A chaque démonstration, il dit : " Si telle ou telle chose n'était pas le cas, alors ce serait telle et telle autre", selon la manière des logiciens et cela convient aux jeunes qui commencent à apprendre la doctrine de l'islam, mais les gnostiques, qui sont fermement établis dans la station de la vision face à face, ne perdent pas leur temps à de tels enseignements; ils auraient honte devant Dieu de s'exprimer en ces termes, même sans imaginer l'existence de phases et vicissitudes dans la Divinité - en fait, cela est impossible pour le cerveau des gnostiques et ne trouverait place où se faire admettre en leur intelligence. La certitude à laquelle ils sont parvenus est telle qu'ils n'utilisent ni preuve logique ni démonstration, même méthode d'enseignement, d'autant qu'ils sont revêtus du manteau de la proximité dans la présence de la contemplation directe.


" Ils conçoivent la preuve en un autre sens cependant; par exemple, de la façon suivante, si l'extinction qui est pur néant était possible, l'Être pur, attribut intime de l'éternité serait banni. Ainsi, l'éternité serait-elle retranchée de Ce qui est éternel, puisque nous avions parlé de néant en Sa présence; tandis que, non seulement l'être relatif mais aussi le néant s'évanouissent en cette noble présence. Dieu était, et il n'y avait ni néant ni être à côté de Son Être.


" Quant au pur néant, si tu pouvais l'examiner après l'avoir conçu, tu y découvrirais une vérité de Ses vérités, puisque aucune vérité n'est dépourvue de la vérité de l'Essence. Précisément, l'Essence est nommée la Vérité des vérités. Ainsi, toute impossibilité a une vérité Divine sous-jacente que les hommes ne conçoivent généralement pas et cette vérité doit être entendue selon Sa parole : De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Les choses se trouvent cachées dans leurs opposés et, sans l'existence des opposés, Celui qui oppose ne serait pas manifesté.


" Nul ne comprend ce que je viens de dire sauf celui qui a réalisé la vérité de l'unité de l'Essence et tout ce qu'implique cette vérité. Celui qui est voilé risque de prendre l'unité comme signifiant que Dieu est Un, en ce que Son essence n'est pas composée ou en ce qu'il n'y a pas d'essence comparable à elle. Il ne perçoit pas que l'unité refuse d'admettre que la moindre chose lui soit coexistante.


" Ne compte pas ce monde comme une chose et ne crois pas qu'il ait quelque altérité à l'égard de la Divine Présence ou qu'il Lui soit étranger, car il n'est rien qu'une de Ses lumières. Dieu est la lumière des cieux et de la terre (Coran XXI, 35).


En commentaire de ce dernier verset, il fait suivre un autre passage du Coran : Ainsi Nous montrâmes à Abraham le royaume des cieux et de la terre, afin qu'il fût de ceux qui possèdent la certitude. Quand la nuit se fut étendue sur lui, il vit un astre et dit : " Voici mon Seigneur." Puis quand il disparut, il dit : " Je ne saurais aimer ceux qui disparaissent."


Quand il vit la lune se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur" et quand elle disparut, il dit : " Si mon Seigneur ne me pas, je serai forcement parmi le peuple des égarés." Et quand il vit le soleil se lever, il s'écria : " Voici mon Seigneur, c'est le plus grand !" Mais quand il disparut, il dit : " Ô mon peuple, en vérité je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. En vérité, j'ai tourné mon visage vers Celui qui créa les cieux et la terre" (Coran VI, 75-79).


" Abraham ne disait pas : Voici mon Seigneur dans le sens d'une comparaison, mais il parlait ainsi pour affirmer d'une manière absolue la transcendance de Dieu, quand lui fut révélée la Vérité de toutes les vérités, désignée dans le noble verset :
De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu. Il informa son peuple de cette vérité, afin que ce dernier puisse faire preuve de piété envers Dieu à propos de chaque chose. Tout cela se référait à ce qui lui avait été révélé sur la souveraineté des cieux et de la terre, de sorte qu'il découvrit la vérité du Créateur existant en toute chose créée.


Il voulut alors faire partager aux autres la connaissance à laquelle il était parvenu, mais il vit que leurs cœurs étaient détournés de la pure doctrine de l'unité pour laquelle Dieu l'avait choisi, il dit donc : Ô mon peuple, en vérité, je suis innocent de tout ce que vous associez à Dieu. "


Quant aux mots : Je ne saurais aimer ce qui disparaît, le cheikh les explique ainsi, dans un autre passage :


" Bien que la Vérité se manifeste à Ses serviteurs sous certaines formes, encore est-elle jalouse pour ses autres formes de manifestation dans lesquelles ils l'oublient, car la forme limitée à laquelle ils s'attachent est bien souvent de la plus éphémère brièveté... Abraham ne voulait pas être fidèle à Dieu en quelques formes éphémères, sans Le reconnaître en toutes, c'est pourquoi il dit : Je ne saurais aimer les chose qui disparaissent, c'est à dire, je ne veux pas connaître Dieu en une chose plutôt qu'en une autre, de crainte qu'à la disparition de cette chose, je ne L'oublie. Bien plus, j'ai tourné mon visage et, de quelque côté que je le tourne, il y a la beauté de Dieu.


" Abraham avait une certaine préférence pour l'un de ses fils et Dieu l'éprouva en cela, lui donnant l'ordre de le sacrifier; Abraham montra son obéissance, prouvant ainsi sa sincérité."


Il dit ailleurs : " C'est Sa volonté que tu Le connaisses en ce qu'Il veut, non en ce que tu veux; va donc comme Il va et ne cherche pas à montrer le chemin. Si tu Le connaissais dans l'Essence, tu ne Le nierais pas dans les manifestations de celle-ci. Sa volonté est que tu Le connaisses vraiment et non pas seulement par ouï-dire.


" L'extérieur n'est voilé par rien d'autre que par la puissance des manifestations, sois donc présent à Lui et non voilé de Lui par ce qui n'a pas d'être en dehors de Lui. Ne t'arrête pas à l'illusion des formes et n'accorde pas d'attention à l'apparence extérieure des réceptacles.


" Ne Le connais pas seulement dans Sa beauté, niant ce qui te vient de Sa majesté, mais acquiers une profonde science en tous les états et considère-Le comme il convient dans les opposés. Ne Le connais pas seulement dans l'expansion, Le niant dans la contraction, et ne Le connais pas seulement quand Il accorde, Le niant quand Il retient, car une telle connaissance n'est que de surface. Ce n'est pas une connaissance née de la réalisation."


Il illustre plus loin ces remarques, au sujet du symbolisme du pèlerinage. Après avoir mentionné que la "circumambulation" autour de la Ka'bah exprime l'état de submersion dans la présence de l'unité, il dit que Safa et Marwah, les deux rochers à l'extérieur de la Sainte Mosquée, représentent respectivement la beauté et la majesté.


" Les allées et venues des gnostiques entre ces deux stations sont comme le balancement de l'enfant dans le berceau. C'est la main de la Divine sollicitude qui les fait mouvoir de-ci, de-là et les protège dans les deux états, de telle sorte qu'ils n'en subissent point d'épreuve puisqu'ils ont déjà, en vertu de leur "circumambulation", été submergés dans la présence de l'unité et sont devenus comme une parcelle de celle-ci. Ainsi, ni la majesté ni la beauté ne les affectent intérieurement, car ils sont déjà à l'intérieur de l'une et de l'autre, alors que, pour tout autre qu'eux, chacune d'elles est une épreuve. Nous vous éprouvons par le mal et par le bien (Coran XXI, 35). Pour le gnostique, la majesté Divine n'est rien d'autre que la beauté Divine, et c'est ainsi qu'il se réjouit en l'une et l'autre à la fois. Notre cheikh, Sidi Muhammad al-Bûzîdî, disait souvent dans ses moments de souffrance : " Ma majesté ne fait qu'un avec ma beauté" et on pouvait alors le voir encore plus rayonnant de bonheur et plus surabondant en sagesse que lorsqu'il était dans une phase de beauté. Un jour, il fut pris d'une telle crise que l'une de ses jambes et l'un de ses bras furent paralysés, et quand nous arrivâmes auprès de lui, tout attristés, les premières paroles qu'il nous dit furent les suivantes : " Depuis que je suis entré dans la voie, je n'ai pas trouvé d'expression plus éloquente de la Vérité que celle-ci : je m'endormis pendant une partie de cette nuit bénie et, en m'éveillant, je touchai mon bras paralysé avec la main de celui que je peux mouvoir; je crus que c'était autre chose que moi-même car mon bras sans vie ne sentait pas mon contact. Je le pris donc pour un corps étranger et j'appelai les gens de la maison pour m'allumer, disant :" Il y'a ici un serpent auprès de moi. Je le tiens". Et quand ils allumèrent la lampe, je trouvai la main de l'un de mas bras serrant l'autre et point de serpent auprès de moi ni, en vérité, rien d'autre que moi-même, aussi je m'écriai : " Gloire à Dieu ! Ceci est un exemple de l'illusion qui advient au chercheur avant qu'il ait atteint la gnose." Vois donc, mon frère, la condition des Gens et comme ils se réjouissent en la majesté de Dieu parce qu'ils sont avec Lui à tout moment et non avec les manifestations de majesté ou de beauté, regardant déploiement et contradiction comme ils regardent la nuit et le jour (Nous avons fait de la nuit un voile et Nous avons fait le jour pour la vie) (Coran LXXVIII, 10-11), deux phases nécessaires à la forme corporelle, la contradiction étant l'attribut de la chair, le déploiement celui de l'esprit.


Dieu est Celui qui contracte et qui déploie (Coran II, 245). Mais, du fait que le gnostique est avec Celui qui contracte et non dans la contraction elle-même, et avec Celui qui déploie, non dans le déploiement lui-même, il est plutôt actif que passif et comme si rien ne lui est arrivé. Sois donc avec Dieu, ô toi qui cherches, et tout sera avec toi, soumis à tes ordres. Cela même qui serait pour d'autres le feu de l'enfer deviendra pour toi un paradis, puisque la main de miséricorde, de grâce et sollicitude te berce de-ci, de-là, prenant soin que tu ne connaisse point de souffrance et que tu ne manques de rien.


Laisse la station te chercher : ne la cherche point, toi, puisqu'elle fut créée pour toi, non toi pour elle. Sois tourné vers Dieu, accueillant avec satisfaction tout ce qui te vient de Lui.


Ne te préoccupe de rien, mais laisse toute chose s'occuper de toi; pour ta part, occupe-toi de proclamer l'infini en disant il n'y a de dieu si ce n'est Dieu, complètement libéré ainsi de toutes choses, jusqu'à ce que tu parviennes à être le même en l'un ou en l'autre état et que tu sois à Safâ comme tu es à Marwah, que la Perfection (kamâl) qui est béatitude à la fois dans la majesté et la beauté, soit ton attribut."


Dans un autre passage, après avoir cité les vers suivants d'Al-Harrâq :


La somme des recherches est dans Ta beauté.
Tout le reste, pour nous, ne vaut pas un regard.
Et même en regardant, nous ne voyons rien
A côté de Ton merveilleux visage.


il en fait le commentaire : " Le gnostique n'a pas atteint la gnose s'il ne reconnaît Dieu dans toute situation et dans toutes les directions vers lesquelles il se tourne. Le gnostique ne connaît qu'une seule orientation, c'est la Vérité elle-même. De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face Dieu, c'est à dire de quelque côté que vous tourniez vos sens vers les choses sensibles, ou votre intelligence vers les choses intelligibles, ou votre imagination vers des choses imaginables, là est la face de Dieu. Ainsi, en tout ain [Ce mot extrêmement synthétique signifie : œil, fontaine, soi, origine, et, comme ici, en une synthèse suprême, l'Essence Divine] (où) il y'a ain et tout est lâ ilâha illa' Llâh (il n'y a de dieu si ce n'est Dieu).


" En lâ ilâha illa' Llâh, tout est compris, c'est à dire, l'Être universel et l'être individuel, ou l'Être et ce qui est métaphysiquement dit existant, ou l'Être de la vérité et l'être créé. L'être créé se place sous lâ ilâha, ce qui signifie que tout, sauf Dieu, est néant (bâtil), c'est à dire nié sans la moindre possibilité d'affirmation, et l'Être de la vérité se place sous illa'Llâh. Ainsi, tout les maux se placent sous la première partie et tout ce qui peut être loué se place sous la deuxième.


" Tout être est compris dans l'affirmation de l'unité (lâ ilâha illa'Llâh), et tu dois l'inclure aussi en nommant le plus noble des serviteurs (en disant Muhammad un rasûlu'Llâh, Mohammed est l'apôtre de Dieu).


" Cette seconde attestation inclut les trois mondes :
Muhammad désigne le Monde du royaume, c'est à dire le monde sensible, et la référence à sa mission d'apôtre est une référence au Monde de la souveraineté, le monde intérieur des secrets des conceptions abstraites, c'est l'intermédiaire entre l'éphémère et l’Éternel; le nom Divin désigne le Monde de la domination, la mer où les sens et les concepts prennent également naissance.


" Rasûl (apôtre, envoyé) est vraiment le médiateur entre l'éphémère et l’Éternel, puisque sans lui l'existence serait réduite à rien, car, si l'éphémère rencontrait l’Éternel, l'éphémère s'évanouirait et il ne resterait que l’Éternel.


" Quand l'apôtre fut placé dans sa relation exacte entre les deux, le monde alors fut ordonné, car l'apôtre est extérieurement un morceau d'argile et intérieurement, il est le calife du Seigneur des mondes.


" En résumé, le sens de l'affirmation de l'unité n'est pas complet et son bienfait n'a pas toute sa portée, sans l'affirmation de l'unité en Essence, Qualités et Activités. Cette affirmation doit être entendue de la formule Muhammadun Rasûlu'Llâh.


" Quand un des gnostiques dit lâ ilâha illa'Llâh, il ne voit, en réalité et non pas seulement par métaphore, rien qu'Allâh.


Ne te satisfais donc pas, mon frère, de la seule énonciation de cette noble sentence, car alors seule ta langue et rien d'autre en tirerait profit, ce qui n'est pas le but recherché.


L'essentiel est de connaître Dieu tel qu'Il est. " Dieu était, et rien n'était avec Lui. Il est maintenant tel qu'Il était." Sache-le :


tu te reposeras des fardeaux de la négation et il ne restera rien pour toi que l'affirmation, de telle sorte qu'en parlant, tu diras : Allâh, Allâh. Tandis que maintenant, ton cœur est alourdi et ta vision est faible. Depuis que tu fus créé, tu as toujours dis lâ ilâha..., mais quand cette négation prendra t-elle effet ? En fait, elle ne prendra pas effet, car ce n'est qu'une négation de la langue. Si tu niais avec ton intellect, c'est à dire avec ton cœur et ton plus intime secret, alors le monde entier serait banni de ta vue et tu trouverais Dieu au lieu de toi, sans parler de tes semblables. Les Gens ont nié l'existence d'autre que Dieu, ils ont trouvé le repos et sont entrés dans Sa forteresse, pour ne jamais la quitter, tandis que tes négations ne connaissent pas de fin...


" Ce qui est autre que Dieu ne s'évanouira pas pour un simple "non" sur ta langue, ni même par l’œil de la foi et de la certitude, mais seulement quand tu parviendras à la station du témoignage direct et de la vision face à face; en vérité ton Seigneur est l'ultime fin (Coran LIII, 42), à laquelle tout aboutit. Alors tu n'auras pas besoin de négation, pas plus que d'affirmation, car Celui dont l'Être est nécessaire est déjà affirmé avant que L'affirmes et ce dont l'être est impossible est déjà néant avant que tu le nies. N'iras-tu pas auprès d'un médecin qui t'enseigne l'art de l'effacement, afin que tu puisses, une fois pour toutes, effacer tout sauf Dieu; d'un médecin qui te conduise en l'état de sobriété où tu ne trouveras rien que Dieu ? Alors tu vivras en Dieu et tu demeureras dans le séjour de vérité, à la cour d'un roi tout-puissant (Coran LIV, 55); tout cela, en vertu de ton souvenir et de ta gnose de ce qu'il n'y a pas de dieu si ce n'est Dieu. Maintenant tu ne connais encore que la seule formule et ta seule connaissance la plus étendue consiste à dire : " Rien n'a droit à l'adoration sauf Dieu. " C'est là la connaissance de la généralité, mais en quoi est-elle comparable à la connaissance des Gens ? Plût à Dieu que tu eusses connu la connaissance des élus avant de connaître ce que tu connais maintenant, car c'est précisément ta connaissance présente qui te prive de l'autre. Ne veux-tu pas tout nier, entre les mains d'un cheikh ayant une éminente expérience en la Vérité, jusqu'à ce que, pour toi, il ne subsiste plus rien que Dieu, non seulement par la foi et la certitude mais par le témoignage direct ? L'ouï-dire n'est pas même chose que la vision face à face."






mardi 25 février 2014

Les commentaires du Coran du Cheikh al-Alâwî - Dr Denis Gril - Vidéo











A l'occasion du centenaire de la Voie Alâwiyya en 2009




Résumé : Les écrits du Cheikh al-Alawî sur le Qorân ne peuvent être qu'en partie qualifiés de « commentaires ». Dans plusieurs traités qui relèvent de la science traditionnelle du commentaire Qorânique (tafsîr), le Cheikh n'interprète pas seulement le Qorân, il le vit intensément comme une réalité intériorisée en lui.  Tel l'exprime son poème, bien connu, la Lutfiyya, prière à Dieu : "Tu sais notre amour du Qorân, comment il a pris place dans le cœur et sur la langue, jusqu'à se mêler à notre sang, notre chair, à nos veines, nos os et tout notre être". Assurément, ces vers expriment une expérience de la Révélation propre aux « Gens du Qorân » dont la tradition dit qu'ils « sont les Gens de Dieu et Son élite » Ahl al-Qur'ân ahl Allâh wa khâssatuh [et le Qorân : les « Gens du dhikr »].
Si l'on considère l'ensemble de son œuvre, on constate la place éminente qu'y tient le commentaire Qorânique dès son accès à la maîtrise spirituelle et jusqu'à la fin de sa vie. Le commentaire de sourate l’Étoile en 1915 (al-Najm, 53), le Lubâb al-'ilm, celui des premières lettres de l'alphabet en 1926, al-Unmûdhaj al-farîd, le commentaire de la sourate le Temps (al-'Asr, 103), Miftâh 'ulûm al-sirr. Son tafsîr inachevé, al-Bahr al-masjûr (1934), est une œuvre de maturité, interrompue par la mort de son auteur. Ces textes, comme toutes ses œuvres, sont de portée différente et ont été composés pour répondre aux exigences du moment. Ils n'en suivent pas moins une même orientation, celle d'un être qui plonge son calame dans l'encre de la science inspirée, sans négliger toutefois, comme point de départ, le recours à la littérature de l'exégèse Qorânique.
Les faces multiples du Qorân
Le commentaire inachevé, al-Bahr al-masjûr fi tafsîr al-qur'ân bi mahdh al-nûr, pourrait être qualifié d'introduction à une lecture plurielle du Qorân, depuis le sens obvie nécessitant une simple explication, jusqu'au sens le plus profond. Celui-ci reste discrètement abordé, même s'il inspire l'ensemble.
L'introduction de ce commentaire énonce six principes que le lecteur doit garder en mémoire pour progresser dans la lecture. Ils expriment une vision du Qorân que le Cheikh veut transmettre à son lecteur, pour l'en convaincre mais surtout pour le guider sur la voie du Qorân vers Celui qui l'a fait descendre sur le cœur du Prophète et qui ne cesse de le faire descendre sur le cœur de ceux qui, à sa suite, le récitent et le lisent comme une révélation.
Premier principe : le Cheikh défend précisément l'ininterruption de l'inspiration divine dans la communauté du Prophète et la présence en elle d’une élite spirituelle comparable à celle des premières générations de l'islam : « A Dieu ne plaise que le Bien-Aimé laisse la communauté de Son bien-aimé – sur lui la grâce et la paix – en pure perte ». De nombreux hadîths sont cités à l'appui.
Second principe : Le Qorân ne cesse, tel un jardin verdoyant ou un arbre de grande taille aux branches étendues [parabole citée dans le Qorân sur la bonne parole, et il n'y a pas de parole plus bonne que celle du Qorân], de produire des fruits de connaissance et de sens, car, selon la parole attribuée Alî Ibn Abî Tâlib, « ses merveilles (du Qorân) ne s'épuisent point (lâ tanqadhî 'ajâ'ibuhu) ». Il comporte de multiples possibilités d'interprétation, selon le hadîth d'Abû al-Dardâ' : « On n'a pas une compréhension [fiqh] totale de la religion tant qu'on ne voit pas dans le Qorân de nombreux aspects (lit. « faces ») » : lan tafqaha qulla-l-fiqh hattâ tarâ li-l-qur'ân wujuhân kathîra ». Quant à la hiérarchie des interprétations, la référence scripturaire en est le hadith bien connu, cité également par le Cheikh : « le Qorân a un sens extérieur (dhâhir) et intérieur (bâtine), une limite (hadd) et un point de vue supérieur (matla') ».
L'Imâm Alî commentait ainsi cette tradition : « Le sens extérieur en est la récitation, le sens intérieur la compréhension, la limite en est l'expression claire ou allusive et les statuts légaux de l'illicite ; le point de vue supérieur est ce que Dieu attend du serviteur dans chaque verset ». Le cheikh al-Alawî s'inscrit ainsi dans une longue tradition d'exégèse spirituelle remontant aux Compagnons et donc au Prophète lui-même.
Troisième principe : cette compréhension intérieure du Qorân relève d'une connaissance inspirée, jaillissant du cœur et non simplement transmise par la langue et l'écriture. A la suite de certains Compagnons du Prophète, y ont accès ceux dont « les corps sont sur la terre et l'esprit attaché au plus haut qui soit », les vrais représentants (khulafâ) de Dieu sur terre. Pour le Cheikh, comme pour tous les maîtres, la compréhension du Qorân est fonction de la sainteté et du degré spirituel du lecteur.
Quatrième principe : le Qorân doit être lu comme un discours adressé à chacun personnellement, de même que le Prophète est envoyé ici et maintenant à chaque homme. Il ne suffit pas, par ailleurs, de croire que le Qorân est la Parole de Dieu. Il faut l'entendre et l'écouter ainsi. Ici encore herméneutique et sainteté coïncide car la parole doit être entendue comme étant celle de Dieu lui-même, selon le hadith « du saint » (hadîth al-walî) : « …Mon serviteur ne se rapproche de Moi par quelque chose que J'aime plus que les œuvres obligatoires et il ne cesse de se rapprocher de Moi jusqu'à ce que Je l'aime et quand Je l'aime, Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit... ». L'audition et l'interprétation de la Parole divine sont donc à la mesure de l'état de l'homme avec Dieu et, à la mesure de cet état, la Parole exerce un effet, tant sur le plan spirituel que physique [ce qui consiste en le principe de réciprocité déjà mentionné auparavant, la lecture est fonction de l'état spirituel, et l'état spirituel est fonction de la lecture]. Le Cheikh raconte à ce propos qu'il éprouvait à la lecture du Qorân un tremblement : « C'était, dit-il, comme si j'entendais un son retentissant encore du tintement de la cloche (mine baqiyyat salsalat al-jaras) », allusion à la modalité la plus éprouvante de la descente du Qorân sur le Prophète. La sainteté prenant toujours la forme d'un héritage prophétique, ceci se traduit entre autre par la manière dont les hommes de Dieu reçoivent le Qorân. Le Prophète le reçut tout d'abord intérieurement dans sa globalité (jumlatane), puis de manière successive et fragmenté (ou « étoilée » : munajjamane) ainsi que les Compagnons (de manière successive et fragmentée), tandis que les générations suivantes le reçoivent tout d'abord (extérieurement) dans sa globalité, sous la forme de l'exemplaire du Qorân (mus-haf), puis il redescend (intérieurement) à nouveau sous cette forme « étoilée » sur le cœur des connaissants qui accèdent ainsi à la compréhension de certains versets et sourates. Les anges accompagnent cette descente pour qu'ils en reçoivent le sens et réalisent ainsi l'héritage prophétique qui fait d'eux les véritables gardiens de la religion, l'argument de Dieu à l'égard des hommes (hujjat Allâh 'lâ l'âlamîne), comme les prophètes avant eux. C'est ainsi que le Cheikh comprend le verset : « Ceux qui disent : notre Seigneur est Dieu puis font preuve de rectitude, les anges descendent sur eux... » (Qorân 41, 30). Mais il sait aussi se mettre à la portée de tous les lecteurs du Qorân pour leur faire partager la manière dont il faut le recevoir. Il faut, dit-il, se mettre à le lire avec une émotion comparable à celle d'un étranger qui, loin de sa patrie et de ses siens, vient de recevoir une lettre de sa famille. Belle image du Qorân, patrie spirituelle du croyant.
Cinquième principe : le discours s'adresse à tout un chacun et plus précisément à ceux qui sont concernés par tel passage, quelle que soit l'époque. Ainsi, lorsque le Qorân interpelle le Prophète en lui disant : « ô Prophète » ou « ô Envoyé », ce vocatif vise après lui ses héritiers et au premier chef le Pôle Muhammadien. C'est pourquoi, explique le Cheikh, le Prophète n'est généralement pas appelé dans le Qorân par son nom propre mais par sa qualité ou sa fonction. Remontant dans l'histoire de la Révélation, il considère que le verset de la Torah commençant par : « ô puissant, prends ton épée », peut très bien viser le Prophète, car il évoque l'une de ses qualités, en l'occurrence de celle de khalîfa, à l'instar de David. Qu'il s'agisse de ses héritiers ou de ses prédécesseurs, c'est en réalité le Prophète qui est toujours interpellé car l'appel a été entendu par la lumière cachée de la prophétie. La règle herméneutique ainsi énoncée repose sur la doctrine de la Lumière ou Réalité Muhammadienne, source de toute illumination et présente dans son intemporalité ou plutôt son actualité, incluse de toute éternité dans le Verbe. C'est par cette Lumière que la Parole confère également à chaque héritier de la prophétie « notre part ou plutôt notre compréhension du Livre de Dieu », tout particulièrement dans les nombreux versets ou propositions commençant par l'impératif « dis ! (qul) ». Tous ceux qui, à l'instar du Prophète, lisent la parole comme venant de Dieu, non d'eux-mêmes, sont concernés, à un degré ou un autre par ces versets.
Sixième principe : le plus important dans la réception du Qorân est de le considérer avec une foi infaillible comme venant de « la Présence du Tout-Miséricordieux » (hadrat al-Rahmân), car l'enseigne ('unwâne) du Qorân est « Voilà le Livre ; pas de doute à son sujet » (Qorân 2, 2). Le cheikh al-Alawî sait tous les doutes émis sur l'origine divine du Qorân, anciennement comme à son époque. La dimension historique de la Révélation, les circonstances de la constitution et de la mise en forme du Qorân tel qu'il nous est parvenu, ne lui échappent pas. Il rappelle par exemple la question débattue de l'ordre des sourates, émanant d'une décision divine (tawqîf) ou relevant de l'initiative (ijtihâd) des Compagnons. Pour lui les faits historiques et l'action des hommes ne contredisent nullement l'inspiration de Dieu qui a garanti la protection de Sa révélation : « C'est Nous qui avons fait descendre le Rappel (al-dhikr = le Qorân) et c'est Nous qui en sommes les gardiens » (Qorân 15, 9). A travers la matérialité et l'historicité du texte, les connaissants perçoivent la présence et l'intervention divines dans l'ordonnance du Livre ainsi que la descente des anges qui, selon de nombreuses traditions, accompagne celle du Qorân.
La démarche exégétique du Cheikh (dans son commentaire « al-bahr al-masjûr ») consiste à aborder successivement quatre niveaux d'interprétation : le commentaire simple (tafsîr) concernant le sens général du verset (al-maqsûd al-'âmm), accessible à tous ; la déduction (istinbât) des statuts juridiques ou jugements intellectuels (ahkâm) ; l'allusion ou indication spirituelle (ishâra) exprimée selon la terminologie des soufis ; enfin le langage de l'Esprit (lisâne al-Rûh). « Ce sont quatre fleuves », précise-t-il, faisant allusion aux fleuves du Paradis, symbole de différents plans ou modalités de connaissance : « il y a en lui (en le Paradis) des fleuves d'eau non gâtée, des fleuves de lait dont le goût ne s'est pas altéré, des fleuves de vin, délice pour ceux qui boivent et des fleuves de miel purifié... » (Qorân 47, 15). En citant encore, en conclusion de cette introduction (de son commentaire), l'abreuvement des Douze Tribus par Moïse, en frappant le rocher de son bâton : « Chaque homme savait où il devait boire » (Qorân 2, 60), il suggère tout aussi allusivement que la lecture de la Révélation est nécessairement plurielle et qu'elle ne peut que jaillir du cœur, symbolisé par le rocher touché par le bâton miraculeux de la prophétie.
Pour donner un aperçu de ces quatre degrés, on se limitera ici au commentaire de la basmala : bismi-llâhi l-Rahmâni l-Rahîm « au Nom de Dieu, le Tout-miséricordieux, le Très-Miséricordieux », par laquelle commence le Qorân ainsi que toutes les sourates sauf une.
C'est par l'évocation de la Miséricorde que le Cheikh inaugure son tafsîr. La mention de ces Attributs divins annonce la grâce subtile de Dieu pour Ses serviteurs (lutf Allâh bi-'ibâdihi), même s'ils se détournent de Lui. L'ordre divin et prophétique de prononcer et d'écrire cette formule en toute occasion a pour but de rattacher toute chose à Sa bénédiction et aux Noms divins qui la composent. Se situant à ce stade du commentaire sur un plan éthique-religieux immédiatement saisissable par quiconque, le Cheikh constate qu'évoquer le Nom de Dieu et non celui de quelque roi ou grand personnage, revient à mettre sur un pied d'égalité tous les serviteurs de Dieu. Le seul mérite d'un homme par rapport à un autre réside dans le degré de son rattachement à Dieu, selon le Qorân : « Le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est le plus pieux » (Qorân 49, 13) ou le hadith : « Personne n'a de supériorité sur quiconque si ce n'est par la piété ». Par ailleurs, la prononciation de la basmala fait que l'acte accompli au Nom de Dieu, l'est aussi avec Sa permission (idhn) et donc conforme à Sa Loi, alors que celui qui agit sans invoquer Son Nom, institue en quelque sorte sa propre loi. A travers la simplicité de ce commentaire, on sent un maître immergé dans la Présence divine, soucieux d'appeler les hommes à Elle, en douceur, en leur faisant déjà pressentir quelques principes de la Voie.
Il passe ainsi au second degré de l'interprétation, l'istinbât (déduction) [dans un verset il est dit : « en auraient connaissance ceux d'entre eux qui en font apparaître le sens (yastanbitûna) »], consistant à faire « jaillir » du texte, par le travail de l'intelligence, un certain nombre de significations ou jugements (hukm pl. Ahkâm), une loi au sens large et non exclusivement juridique.
Il induit ainsi de la basmala les quatre ahkâm suivants :
- si Dieu a ouvert ainsi Son Livre, on comprend qu'il faut commencer par elle tout acte louable ;
 
- si Dieu a choisi de qualifier Son Essence par les deux Noms divins « le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux », c'est qu'Il veut être loué par Ses Attributs de Beauté ou de Miséricorde beaucoup plus que par ceux de Majesté ou de Rigueur ;
- la mention successive de ces deux Noms implique qu'ils ont chacun un sens propre, sinon ce serait une répétition ;
- le fait de dire « Au Nom de... », Ou plutôt « Par le Nom... » Suppose que le Nom soit le Nommé lui-même. Sinon, comment pourrait-on demander de l'aide par le « Nom » ?
On perçoit la pédagogie du Maître qui fait passer insensiblement, le lecteur ou le disciple du stade de la réflexion à celui de la réception intuitive du sens par l'allusion spirituelle (ishâra).
Comprendre le Qorân par allusion, c'est percevoir à partir de la Lettre un sens qui concerne personnellement et directement le lecteur dans sa relation avec Celui qui lui adresse la Parole [c'est acquérir en quelque sorte cette disposition spirituelle pouvant détecter ce sens].
Le fait que la particule (la lettre) bâ' « au » ou « par » (le Nom de Dieu) soit collé (iltisâq) au Nom de Dieu indique que toute chose « colle » à Dieu, non bien sûr au sens d'un contact sensible car si le contingent touchait l'éternel, il s’évanouirait aussitôt, mais parce que toute chose subsiste par Dieu et non par elle-même si bien que son être (wujûd) est comme « emprunté » (musta'âr) à l'Etre de son Existenciateur. A ce propos, le Cheikh cite souvent ce vers :
Celui dont l'essence n'a pas d'existence par elle-même,  Son existence, n'était Lui, serait l'impossibilité même.
Sur un plan graphique, l'écriture du bâ' de la basmala plus haut que le bâ' ordinaire pour indiquer l'alif supprimé de ism « nom », vient de ce qu'il se rattache au nom et donc au Nommé. Cette élévation du bâ' indique que les hommes de Dieu qui se rattachent au Nommé, s'élèvent pour cette raison au-dessus de l'humanité ordinaire. D'autre part, cette élévation qui tient lieu de l'alif fait allusion à la lieutenance (niyâba) que l'héritier Muhammadien exerce de la part de Dieu sur la création.
La basmala, placée en tête et comme au sommet du Livre, indique l'élévation de Dieu au-dessus de toute chose et de Son trône, non pas ici en tant qu'Il embrasse ainsi toute Sa création [non par la considération d'immanence] mais en tant qu'Il est par Sa présence transcendante dans chaque être [par la considération de transcendance], tout comme chaque sourate commence par la basmala.
Enfin, la tradition selon laquelle tout le Livre est dans la basmala, est une allusion à la résorption (intiwâ') de toute chose dans l'être de Son Existenciateur.
A propos des trois noms divins de la basmala : Allâh, al-Rahmâne, al-Rahîm, le Cheikh relève l'antériorité de l'Essence divine qui inclut en Elle, comme un trésor caché (fi hâl al-kanziyya), tous les Noms et Attributs. Parmi ceux-ci, al-Rahmân (le Tout-Miséricordieux) est le premier qui se soit manifesté, signe de son antériorité sur les autres noms divins, ceux de Colère et de Rigueur en particulier. Le Tout-Miséricordieux embrasse toute chose qu'elle quelle soit [ce dont consiste l'istiwâ, l'établissement du Tout-Miséricordieux, sur Son trône, ainsi Sa création]; par lui « l'incroyant jouit de délices de l'existence et Satan s'est rebellé ». Le nom al-Rahîm (le Très-Miséricordieux), la dernière des descentes (âkhir al-tanazzulât) est pour cette raison, caché dans la finalité des actes des créatures.
Revenant ensuite à l'ensemble de la basmala, le Cheikh s'interroge sur ce qui dépend d'elle. Qu'est-ce qui est « au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux » et qui se trouve, de point de vue de l'analyse grammaticale, sous-entendu (mahdhûf) ? L'allusion contenue dans cette question est à la mesure du degré spirituel du lecteur du Qorân. Pour celui qui est immergé dans la vision de la grandeur de Dieu (al-mustghriq fî 'azamat Allâh), ce qui dépend de la basmala est totalement mahdhûf, lit. « Supprimé », ni existant ni non existant. Celui qui est doué d'intuition spirituelle (shu'ûr) voit l'Essence de Dieu précéder Son acte et trouve donc en Dieu la preuve de ce qui procède de Son Etre ; pour lui, le sous-entendu est donc postérieur. Celui qui progresse vers Dieu voit l'acte avant l'Agent et parvient ainsi jusqu'à Lui [à travers l'acte, qui pour lui comme preuve sur l'Agent, la création comme preuve sur le Créateur, alors que pour le premier, c'est le Créateur qui, en Lui-même, la preuve sur la création, voyant le Créateur avant la création, l'Agent avant l'acte]; pour lui, le sous-entendu précède la basmala.
C'est ainsi que le Cheikh fait accéder son lecteur à la compréhension du « langage de l'esprit », celui qui exprime la seule réalité divine où se résorbe la dualité de l'existence. Selon ce langage, la particule bi (le bâ', « b », avec kasra, « i », comme voyelle) par extension de la voyelle (de la kasra) est entendue bî « par Moi », ce qui signifie : « Par Moi est le Nom de Dieu. C'est Toi qui M'a manifesté, comme Moi, je T'ai manifesté ». Par l'intermédiaire du Nom, l'Essence se manifeste et se révèle à elle-même.
Le développement des quatre niveaux d'interprétation varie en importance selon les versets. Certains passages donnent lieu à de amples développements. On en donnera un exemple concernant le début de la sourate al-Baqara (la Vache), du point de vue de l'allusion spirituelle (sans les trois autres niveaux) : « A-L-M (alif, lâm, mîm). Voilà le Livre ; pas de doute à son sujet... » (Qorân : 2,1). Le Livre signifie ici non seulement l'Ecriture mais aussi l'ensemble de l'univers «descendu », c'est-à-dire issu de la «Présence sacro-sainte et du rayonnement de la Divinité », reliés à la dernière lettre de A-L-M, le Mîm qui symbolise la «Poignée de lumière et la Présence Muhammadienne » à partir de laquelle les êtres ont été manifestés. « Le monde, dit-il, et tout ce qu'il contient est lumineux de tous les points de vue, que tu le saches ou non ; « Nous n'avons créé les cieux, la terre et ce qui est entre eux que selon le Vrai (al-Haqq) » (Qorân : 15, 85 – 46 ; 3), que tu en aies ou non la contemplation. Celui qui ne voit pas le monde comme émanant du Vrai et descendu selon Lui ne peut saisir l'existence des lumières ; les nuages des altérités mettent un voile entre lui et le soleil des connaissances... ».
L'exégèse comme appel à Dieu
Le Miftâh 'ulûm al-sirr fî tafsîr sûrate wa-l-'asr « La Clé des sciences du secret dans le commentaire de la sourate “ Par le Temps ” » illustre un autre aspect de la personnalité intellectuelle et spirituelle du Cheikh. Son discours paraît tout d'abord s'inscrire dans une certaine tradition philosophique, celle de la Hikma, la sagesse islamique pour laquelle l'esprit doit se détacher du corps et des passions sensuelles pour parvenir à la félicité éternelle. L'interprétation du serment initial wa-l-'asr par le Temps (al-Dahr) commence par aller en ce sens, mais ne tarde pas à remonter vers le principe métaphysique du temps, à partir du hadith qudsî où Dieu s'identifie lui-même au Dahr. Après avoir envisagé différents aspects du temps, le Cheikh conclut finalement qu'il est le lieu où se déroule l'existence de l'homme, avec tout ce qu'elle comporte d'événements et de déboires, d'où l'accent particulièrement fort mis sur la perte de l'homme, par le serment du verset 1 : « Par le Temps » et par les particules d'insistance dans le verset 2 : « Certes l'homme vraiment est dans une perte (innal-insâna lafî khusr) ». L'insistance du Qorân est d'autant plus forte que l'homme ordinaire est inconscient de cette perte tant que sa nature spirituelle (rûhâniyya) ne l'emporte pas sur sa nature physique ('unsuriyya). L'homme est dans cette situation de perte tant qu'il reste au niveau de « l'homme second » enfermé dans le monde des sens ou de l'homme animal (hayawânî) par opposition à l'homme « seigneurial » (rabbânî). Les rabbâniyyûn désignent dans le Qorân les savants inspirés et plus précisément ceux qui se consacrent à l'enseignement et à l'étude du Livre (voir Qorân 3, 79). L'homme devient rabbânî lorsqu'il accède au monde de l'esprit après avoir voyagé de son être extérieur vers son être intérieur et retrouve son statut d' « homme premier » (al-insân al-awwal), perdu depuis la Chute. La perte de l'homme vient de ce qu'il se considère être avant tout comme un corps, alors qu'il n'est pleinement homme que par l'esprit. C'est ainsi que le Cheikh comprend l'expression Qorânique : « Ils ont oublié Dieu et Il les a fait oublier leurs âmes » (Qorân : 59, 19) qu'il rapproche de : « Nous avons créé l'homme dans la plus belle constitution. Puis Nous l'avons renvoyé au plus bas des bas » (Qorân : 95, 4-5). Il distingue de même la création première de l'homme (l'homme premier, spirituel) de la formation de son être corporel (l'homme corporel) dans : « Nous vous avons créé puis Nous vous avons formés (puis Nous avons dit aux anges : prosternez devant Adam) » (Qorân : 7, 11).
Sa démarche exégétique procède souvent par ce type de rapprochement qui donne aux versets une dimension supérieure (en fait, elle ne fait qu'illustrer cette dimension). L'interprétation du Qorân consiste donc à rappeler à l'Homme sa nature première purement lumineuse pour le ramener à son origine et le conduire à la félicité éternelle, selon la phrase attribuée à l'Imâm 'Ali : « Vous avez été créés pour l'éternité originelle » (khuliqtum li-l-abad). Le commentaire, en développant une anthropologie spirituelle, donne toute sa force au nom de l'homme (al-insân). Le dernier verset : « Sauf ceux qui croient, accomplissent les œuvres saintes, se recommandent mutuellement la vérité et se recommandent mutuellement la patience » excepte de cet état de perte quatre catégorie d'hommes dont les vertus suivent un ordre hiérarchique. la foi est la condition évidente du retour à l'origine et son absence « une perte manifeste » (Qorân : 4, 119) ; les œuvres confirment la foi et la plus haute d'entre elles (des œuvres) consiste dans le rappel mutuel de la vérité (al-haqq). En se conformant à l'ordre Qorânique de commander le bien et d'interdire le mal, ceux qui appellent à Dieu et à Dieu seul (al-haqq) se trouvent pour cette raison en butte aux épreuves. C'est pourquoi ils doivent se recommander mutuellement la patience (al-sabr), comme le conseille Luqmân à son fils : « O mon fils, ordonne le bien, interdit le mal et supporte patiemment ce qui t'atteint ; cela est ferme détermination » (Qorân : 31, 17). Seule la réunion de ces quatre vertus assure la délivrance finale (al-khalâs al-nihâ'î). Les prophètes les possèdent de manière innée et ceux qui, à leur suite, guident les hommes vers Dieu (al-murshidûn) les réalisent non sans un certain effort, à la mesure de leur héritage prophétique, en persévérant patiemment dans la voie qui est la leur.
Quant aux autres hommes, ils doivent se rattacher à celui qui rétablira en eux le lien d'amour ou d'amitié (al-wusla) qui les unit (spirituellement) à Dieu. Le Cheikh conclut par un enseignement prophétique bien connu, mais auquel il donne dans ce contexte toute sa force en le considérant comme le chemin le plus sûr vers la délivrance finale : « Aucun de vous ne sera véritablement croyant tant qu'il n'aimera pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même ». Cette conclusion du commentaire de la sourate al-'Asr montre combien l'herméneutique du cheikh al-Alawî illustre ce qu'il est, un maître spirituel Muhammadien, aimant pour ses frères ce qu'il aime pour lui-même, œuvrant ici par la voie de l'exégèse à la délivrance de l'esprit.



Dr Denis Gril



vendredi 9 août 2013

La prière en Islam - Faouzi Skali








 
Faouzi Skali
 
 Introduction
Les mystiques de l’Islam ont beaucoup médité le hadith qudsî où Dieu dit : " J’étais un trésor caché, j’ai aimé à être connu, j’ai alors créé le monde ". 


  Il s’agit là de la prière, de l’aspiration de Dieu à être connu, aspiration qui va constituer, du point de vue des soufis, la finalité même de la création. Le Coran dit : " Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils adorent [Dieu] " (LII-56), c’est à dire que pour qu’ils connaissent [Dieu].".

  La prière rituelle en Islam tient une place centrale en tant que modalité d’adoration, donc, du point de vue le plus intérieur, de connaissance. Le terme qui, en arabe, est généralement traduit par " prière " est celui de " salât ". Le Coran l’emploie aussi bien pour désigner l’office accompli par le musulman cinq fois par jour que la prière divine par laquelle Dieu, dit le Coran, " est Celui qui prie sur vous ainsi que Ses anges, afin de vous faire vers sortir des ténèbres à la lumière " (XXXIII, 42). Pour les mystiques, ce passage " des ténèbres vers la lumière " désigne le processus d’une connaissance par laquelle l’orant est amené à réaliser, à travers sa propre prière, le vécu et l’aspiration du divin à être connu.

  La connaissance constitue donc le point de jonction ultime entre l’aspiration divine et l’aspiration humaine, entre la prière de Dieu et la prière de l’homme.

  Cependant, ces mêmes mystiques insistent sur le fait que le divin en Soi ne pourra jamais être atteint, car Il est l’Absolu, l’Inconditionné et par là même au-delà de toute connaissance. Pour Ibn ‘Arabi, sont connaissables les Archétypes ou Noms divins, qualifications ou déterminations multiples de l’Unité divine (al Ahadiya) qui, elle, restent au-delà de toute détermination et qui sont les principes ou essences de tous les êtres, chacun d’eux ayant un rapport privilégié avec l’un de ces archétypes parce qu’il constitue justement sa nature profonde, sa norme intérieure, divine, son Seigneur personnel dont il dépend en tant que vassal ou serviteur.

  La prière de chaque être n’est alors que cette aspiration de l’âme à rejoindre son principe divin. Elle le rejoint dans la mesure où elle le manifeste, où Il se dévoile à elle au sommet de son aspiration intérieure. C’est ce double mouvement qui va fonder cette parabole, souvent évoquée par les mystiques, de l’âme " mère de son père " ou, comme le dit Suhrawardî, s’adressant à sa nature parfaite : " Tu es l’esprit qui m’enfanta et Tu es l’Enfant de mes pensées ".
Chaque être a une prédisposition essentielle à rejoindre son Principe, à manifester cette connaissance, celle de la " forme " du divin telle qu’il peut le concevoir. Cette conscience n’est réalisée que par ceux qui ont atteint de hauts degrés de sainteté. D’autres formes de prière comme celle qui émane d’une sensation spirituelle intense, prière qui est l’expression de notre vie intérieure, ou tout simplement la prière que l’on formule en paroles en s’adressant à Dieu sont autant d’orientations au coeur de tous les êtres.

Une louange cosmique


Tous les êtres qui ont une conscience spontanée d’être conformes à leur nature profonde, à leur norme intérieure, sont donc par là même en prière : " Ne vois-tu pas, dit le Coran, que c’est Dieu que louent ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi les oiseaux par volées ; chacun, certes, connaît sa prière et sa forme de louange " (XXIV, 47). Ou encore : " Ne vois-tu pas que devant Dieu se prosternent tous ceux qui sont dans les cieux et ceux qui sont sur la terre, et le soleil et la lune, et les étoiles et les montagnes, et les arbres, et las animaux, ainsi que bien des gens… " (XXII, 18).

  Cette conformité que l’homme possède à l’état natif et perd par la suite, il ne la retrouve consciemment qu’à travers les mouvements du rituel qui sont, selon l’interprétation des mystiques, une représentation symbolique et synthétique des différents modes de prière ou de célébration de tous les êtres. Lorsque l’on parle de représentation symbolique, il ne faut pas entendre par là une reproduction ou une imitation, dans la prière rituelle, des différentes attitudes de ces êtres, mais plutôt une représentation figurative des modes de louanges et donc de connaissances spirituelles qui leur sont propres. C’est selon ce mode d’expression symbolique que le verset cité ci-dessus peut évoquer les attitudes corporelles de la prière que sont la station debout (qyâm, ici les hommes, les montagnes), l’inclination profonde (rukû, ici les animaux) et la prosternation (sujûd, les arbres poussent leurs racines en profondeur), l’alternance du lever et coucher du soleil, de la lune et des étoiles représentant un cycle complet dans chaque prière. C'est aussi selon le même mode d’expression symbolique qu’Ibn ‘Arabi rapproche les sept tournées du " tawaf ", faites par les pèlerins autour du temple de la Ka’ba mecquoise, de celles accomplies par les planètes dans les sept cieux.

  Cette conception du rituel comme représentation synthétique des différents modes de célébration cosmique rejoint celle de l’homme en tant que microcosme. Pour Ibn ‘Arabi, les facultés spirituelles de l’homme sont, au niveau microcosmique, l’équivalent des différents degrés d’anges ou d’intelligences universelles et, les uns comme les autres, ont une modalité de prière et de connaissance qui leur sont propres.

  De fait, en Islam, tous les rites ont des prototypes célestes, cosmiques, liant chaque geste à une forme de célébration propre au monde sensible ou spirituel. Les gestes de la prière rituelle dans leur ensemble furent, selon la tradition, révélés au prophète Muhammed par l’archange Gabriel qui pria devant lui après avoir fait jaillir de sous son pied une source avec laquelle il fit ses ablutions. De la même façon, ce sont les anges tournant autour du trône divin, ou encore autour de la " Maison visitée " (el Bayt el ma’mûr), modèle céleste du temple de la Ka’ba à la Mecque, qui sont, nous dit la tradition, le prototype céleste des circumambulations des pèlerins autour de ce temple.

Histoire et rituel


Le caractère cosmique des rituels en Islam apparaît aussi dans le fait que les heures de la prière rituelle par exemple ne sont pas fixes mais liées (sauf évidemment pour les régions polaires) au mouvement solaire. Ces rituels symbolisent une vision selon laquelle tout être de par sa fidélité (consciente ou inconsciente) à sa propre nature, est nécessairement intégré dans un ordre universel, dans une louange cosmique. Cette intégration est particulièrement illustrée, pour les êtres qui se trouvent à la surface de la terre, par le jeu de déploiement et de repli involontaires de leur propre ombre qui est l’expression, à son niveau, d’un mouvement rituel : " Et devant Dieu, dit le Coran, se prosternent, volontairement ou contre leur volonté, tous ceux qui sont dans les cieux et la terre, et aussi leurs ombres les matins et les après-midi. " (XIII, 15). En dehors de la prière ou office accompli journellement par le musulman (depuis l’aurore jusqu’à environ une heure et demie après le coucher du soleil pour un cycle quotidien complet comprenant cinq prières), les autres rituels sont liés au calendrier lunaire. Il est significatif que dans la période anté-islamique les Arabes aient intercalé un mois supplémentaire (le Nasi’) toutes les trois années lunaires, pour rejoindre le comput et la fixité de calendrier solaire. Ce mois intercalaire fut supprimé par la révélation : lors du pèlerinage d’adieu, le prophète a dit : " Le temps est cycliquement revenu à la configuration qu’il avait le jour où Allah créa les cieux et la terre. "
La circularité du temps, le déplacement des mois lunaires et donc des rituels qui y sont rattachés sont à même de faire prendre conscience aux musulmans leur intégration dans un temps cosmique, dans un rituel cosmique. Cette perception est plus facilement suscitée par l’aspect cyclique du temps lunaire, le calendrier solaire pouvant, à cause de sa fixité apparente, donner au contraire l’impression d’un écoulement irréversible, continu et linéaire . Il serait intéressant de faire une étude phénoménologique du temps vécu chez les peuples d’Orient et d’Occident. Pour le musulman, la naissance et la mort d’un cycle temporel (le mois ou l’année lunaire, les quatre saisons, etc) l’ "enroulement " de la nuit dans le jour et du jour dans la nuit (Coran XIL, 5) sont autant de signes qui l’amèneront à non pas concevoir l’histoire comme une évolution et une accumulation continue de savoir et de bien-être, mais plutôt comme un support à la méditation de son propre destin. C’est aussi sur cette base que l’on peut concevoir tout l’écart qu’il peut y avoir entre la conception d’une histoire sacrée basée sur un temps rituel (le mois de jeûne, les fêtes religieuses, les temps du pèlerinage…), cyclique, et celui d’une histoire événementielle qui ne se fait qu’à la mesure d’un temps " objectif ", un temps abstrait faisant de l’histoire une réalité transcendante, même si dans la conception historiciste l’homme contribue à le créer.
La conception islamique est intermédiaire entre celle d’un " éternel retour " et celle d’une perception purement théologique de l’histoire. Les éléments majeurs de l’histoire sacrée ont des significations analogues aussi bien au niveau micro que macrocosmique. De ce dernier point de vue de l’histoire, bien qu’orientée vers un dénouement final (les musulmans attendent aussi la seconde venue de Jésus) s’inscrit dans une conception cyclique du temps, celle-là même en laquelle se situe la chaîne de succession des prophètes depuis Adam jusqu’au prophète de l’Islam. Mais en allant vers cette fin des temps, les hommes s’inscrivent, individuellement ou collectivement (par les rites du pèlerinage annuel, la prière du vendredi, etc) dans un temps rituel tel qu’il se définit par le rythme cyclique des prières et des autres rites célébrés selon le comput de l’année lunaire. Cependant, le mouvement rotatoire du temps rituel a surtout pour effet de nous faire prendre conscience que chaque nouvelle prière, chaque nouveau rite est, pour nous, un effort pour " réaliser " un moment d’ " arrêt ", une trouée dans le cycle du devenir, une entrée dans l’éternel présent.

  La désacralisation qui caractérise la plus grande partie du monde contemporain n’est-elle pas précisément due à la perte, pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, de ces moments privilégiés où l’on entre dans un rapport essentiel avec soi-même, et à la méconnaissance des voies qui mènent l’âme là où elle prend conscience de son origine et reconnaît la source de son être. Cette désacralisation va de pair avec une incapacité à s’arrêter, à tout suspendre pour se tourner vers soi, à apprendre par les différentes formes de prière à " mourir " au monde, à se désimpliquer de celui-ci et à s’ouvrir ainsi à une nouvelle dimension de la vie : " Tu fais que la nuit s’insère dans le jour et Tu fais que le jour s’insère dans la nuit, tu fais sortir la vie du sein de la mort et la mort du sein de la vie et Tu combles qui Tu veux sans compter… " (III, 27).
C’est ce rapport au Monde en tant qu’ensemble de signes renvoyant à Dieu, source de création et de puissance, qui fait accepter au musulman la fatalité du destin et non pas, comme on l’a parfois dit, la fatalité de l’histoire qui me semble, elle, plutôt être une attitude propre à l’homme moderne (fatalité du " progrès ", de la production, du nucléaire, etc).

L'ascension nocturne


Il est remarquable que la prière rituelle soit la seule parmi les cinq " piliers " ou arcanes de l’Islam à avoir été révélée au prophète de l’Islam, et rapportée par lui à sa communauté, après le voyage nocturne (isrâ’) suivi de l’ascension cosmique (mi’râj) qui devait le mener au-delà du temps et de l’espace, au-delà, nous dit le Coran, du " Lotus de la limite ", jusque dans la présence divine. On serait tenté de voir dans ces trois dimensions, horizontale qui mena le prophète du temple de la Ka’ba à la Mecque eu temple de Jérusalem, verticale ascendante qui le mena de ce temple jusqu’à la présence divine et finalement verticale descendante, par l’évocation des trois attitudes de la prière rituelle qui sont celles du " qyam " (station debout), " ru kû " (inclinaison horizontale) et " sujud " (prosternation).
Cette analogie symbolique nous est d’autant plus facilement suggérée que, selon un hadith , " la prière est l’ascension cosmique (mi’raj) du croyant " ou encore qu’elle est " un entretien intime (munâjât) entre le serviteur et son seigneur. Il faut d’ailleurs noter que l’orant reproduit dans la séquence du " tachahud " (qui signifie littéralement " rendre présent à soi "), qui suit l’accomplissement de deux cycles complets à l’intérieur de la prière rituelle, les termes mêmes de l’entretien (qu’il faut se garder de concevoir sous forme anthropomorphique) qui fut celui du prophète lorsqu’il entra lors de son " mi’râj " dans la présence divine.
Lors de ce voyage nocturne, la tradition rapporte que le prophète Muhammed va d’abord rencontrer, au temple de Jérusalem, tous les prophètes antérieurs et que tous ensemble ils prieront dans ce temple. Il retrouvera ensuite, tour à tour, chacun de ces prophètes à chaque niveau céleste qu’il va traverser. Cette relation entre le temple de la Mecque et celui de Jérusalem suggère que cette dimension historique s’inscrit dans le sens d’une histoire sainte, dans laquelle l’Islam se trouve en relation avec les traditions antérieures. La dimension verticale marque l’au-delà spirituel de l’histoire (la hiérohistoire, pour reprendre un terme consacré) celle dans laquelle on retrouve la nature ou typologie spirituelle propre à chaque prophète et à son enseignement. L’analogie entre les différents mouvements de la prière et ceux du voyage nocturne est d’autant plus intéressante qu’elle nous éclaire sur la façon dont la prière rituelle s’inscrit dans un temps historique qu’elle sacralise tout en l’ouvrant sur une dimension cosmique, trans-historique, selon laquelle doit s’opérer cette " entrée " dans la présence divine.
Je me rappelle ce que disait un jour le regretté N. Bammate qui avait vu dans un pays d’Orient les ouvriers d’une usine automobile s’arrêter et célébrer la prière en s’installant sur les tôles des voitures qui se trouvaient par terre : " J’assistais là, dit-il, à une véritable transmutation des signes ".

La prière créatrice


Cependant, il faudra remarquer à propos de cette analogie que le sens des mouvements de la prière rituelle (du moins dans les trois attitudes que nous avons mentionnées) est à l’inverse de celui des mouvements de l’ascension nocturne. Ainsi, pour l’orant, le mouvement " ascendant " est celui où il se prosterne car c’est dans cet état où, selon un hadith , " il est plus proche de son Seigneur ". Il serait donc plus exact de parler d’une analogie inverse et c’est précisément celle-ci que Ibn ‘Arabî établit entre la Prière de Dieu (laquelle dans un mouvement de pensée pure donne naissance, dans un mouvement descendant, à la création, puis ascendant, à l’Epiphanie des différents degrés spirituels jusqu’aux Nous ou Archétypes divins, et dans un mouvement horizontal, aux différents plans de médiation, d’horizons ou cieux et la prière de l’homme, prière dont le secret est, comme nous l’avons mentionné au début, cette aspiration de Dieu à être connu.

  Avoir conscience de cette relation entre la prière de Dieu et la prière de l’homme, c’est comprendre le lien existant entre la puissance créatrice de Dieu et la participation de l’homme, image de Dieu, au processus même de cette création. Les différents mouvements de la prière rituelle sont alors des figures symboliques de la résorption progressive de tous les êtres dans leur source originelle et, à partir de la prosternation, ces mouvements symbolisent à nouveau la (re)manifestation ou redéploiement des différents plans de l’existence (qui aboutissent à l’homme dans la station debout).

  Selon les mystiques, ce processus de création n’est pas seulement temporel mais se renouvelle à chaque instant. L’identité dans le temps des êtres que nous percevons n’est alors qu’une illusion. " La merveille des merveilles, écrit Ibn ‘Arabî, c’est que l’homme est dans une continuelle transformation, et pourtant, nous n’avons pas conscience de cela en raison de l’extrême ténuité du voile et de la similitude des formes qui se succèdent. Ainsi que l’a dit le Très-Haut : " Quelque chose de similaire leur sera donné " (2, 25) ". Si la prière rituelle est un symbole du processus de la création et de sa résorption en Dieu, chaque instant de l’être n’est alors rien d’autre qu’une forme de prière.

La tradition du temple


Selon la tradition, Adam fut invité aux rites accomplis autour du temple de la Mecque par l’Archange Gabriel. Adam, après sa sortie du Paradis, devait par cette initiation réintégrer sa nature et sa dignité primordiales.

  Il est remarquable qu’Adam devait, dans les tournées rituelles autour du temple, imiter le modèle des circumambulations des anges autour du Trône divin alors qu’une tradition rapporte également que ces anges font ces tournées pour être pardonnés d’avoir tardé à reconnaître en Adam, lors de la création, sa dignité spirituelle, sa qualité d’imago Dei qui en fait un représentant (khalîfa) de Dieu sur terre. C’est ainsi qu’Adam fut dépositaire d’une science (les Noms de toutes choses) que les anges eux-mêmes ne possédaient pas et qu’il fut demandé à ces derniers de se prosterner devant lui (Coran II, 34 et ss).
Nous trouvons dans cette perspective la double affirmation de la dépendance d’Adam par rapport aux rites et à un modèle céleste (archétype de ces rites) et, en même temps, l’affirmation de la connaissance et liberté primordiales qui furent les siennes dans le Paradis et qui le situaient au-delà du rite et du modèle des anges, sa dépendance étant directement vécue comme une évidence d’ordre ontologique. Le rite est donc le moyen initiatique permettant de retrouver le sens de cette liberté et de cette connaissance.
En Islam, les gnostiques (al ‘arifîn) sont ceux qui, parvenus à retrouver en eux cet état originel, paradisiaque de la connaissance divine, n’en continuent pas moins à observer le culte rituel bien que leur rapport à celui-ci soit différent de celui du commun des croyants. Leur prière, à l’instar de celle du prophète, est une expression de gratitude envers Dieu qui leur a permis de retrouver cette connaissance et cette liberté avec lesquelles ils ont choisi cette fois, pour ne pas répéter l’acte premier de la déchéance, d’exprimer, dans le rituel lui-même, leur dépendance ontologique (leur rapport de vassalité) du principe divin. Pour l’islam, Adam fut le premier prophète et initiateur dans cette voie. Abraham en fut un autre et c’est à son nom que fut rattachée la reconstitution (après le déluge) du temple de la Ka’ba.

  " Et quand nous installâmes pour Abraham le lieu de la Maison (la Ka’ba), avec ceci : " Ne m’associe rien et purifie ma maison pour ceux qui sont debout et ceux qui s’inclinent, se prosternent " (XXII, 26).
Nous retrouvons dans ces versets l’indication des principaux mouvements rituels de la prière (station debout, inclination, prosternation) et des circumambulations autour du temple.
Abraham dépositaire et initiateur d’un rituel qui, comme nous l’avons vu, a une signification cosmique, est aussi considéré comme un représentant de cette tradition primordiale (celle du monothéisme pur, des hunafâ) que le Coran identifie par ailleurs à la " fitrah " ou nature primordiale selon laquelle les hommes ont été créés (XXX, 30). Tous les rites qui vont s’établir autour de la Ka’ba, ceux de la prière ou du pèlerinage, ont justement pour but premier d’éveiller en l’homme cette positivité innée qui s’estompe en nous en même temps que cette capacité d’émerveillement devant le miracle quotidien de l’existence. Répondant à ceux qui demandaient au prophète Muhammed des prodiges, le Coran dit : " Ne considèrent-ils pas la façon dont les chameaux ont été créés ? la façon dont les cieux ont été élevés ? la façon dont les montagnes ont été établies ? la façon dont la terre a été étendue ? " (LXXXVIII, 17-20).

  C’est peut-être cette conception de la religion comme conformité essentielle à la nature des choses qui fait que selon une tradition il est dit que la terre entière est pure et que l’on peut célébrer la prière rituelle en n’importe quel endroit de la nature, le monde devenant ainsi pour l’orant, selon une conception qui est elle-même antique, un temple cosmique. Le Coran souligne qu’Abraham à lui seul fut une communauté. En Islam, la célébration de tous les rites peut être faite, s’il le faut, par un homme seul qui est alors une communauté en puissance. La communauté elle-même se définit essentiellement par l’orientation de tous les hommes vers un même centre, le temple de la Ka’ba appelé la " maison de Dieu ", représentation symbolique du principe divin. Les liens qui naissent ensuite entre les hommes sont, ou ne devraient être d’abord que les fruits de cette orientation intérieure.

La vie comme prière


Selon un hadîth " le tewûf (circumambulations) autour de la Ka’ba est la (véritable) prière rituelle… ".
Ces types de rituels sont précisément mis en conjonction lors du pèlerinage. Lorsque advient l’heure de la prière rituelle, les pèlerins qui font les circumambulations autour du temple doivent alors tous s’arrêter pour se tourner en cercle vers le temple et accomplir la prière en commun.

  Cette complémentarité entre une prière en mouvement (les tournées rituelles) et une prière que l’on accomplit sans déplacement – la première, comme tout le rituel du pèlerinage, étant plutôt liée à un symbolisme lunaire et la seconde à un symbolisme solaire – est évocatrice de la forme de spiritualité propre à l’Islam. Dans ce contexte, le mouvement rotatoire semble se dénouer dans la prière rituelle qui est considérée comme un entretien (munâjât) entre le serviteur et son Seigneur, comme une ascension (mi’râj) personnelle. Le mystique a conscience que la prière par laquelle il se joint à tous les êtres et participe à leur célébration et louange cosmique, n’est pas seulement ce moment privilégié où il fait ses ablutions et prie en se tournant vers la " qibla " (direction du temple de la Mecque) mais tous les moments qui se trouvent " entre " les cinq prières rituelles, dans lesquels sa prière est sa conscience de participer aux mouvements de tous les êtres, à leurs relations et dépendances réciproques, qui constituent le mouvement de la vie et qu’il perçoit comme une forme de prière.
Passant près d’un homme qui s’adonnait à des exercices compliqués, un soufi lui demande ce qu’il essaie de faire. " J’essaie, répond-il, de me mettre en harmonie avec l’univers ". " Tiens, dit le soufi, c’est bien ce que je fais et c’est ainsi qu’un poisson m’a sauvé la vie ". " Comment est-ce possible ?, demanda notre homme, Depuis les nombreuses années que je m’adonne à ces exercices, jamais une chose pareille ne m’est arrivée ! " " Un jour, dit le soufi, j’avais très faim au point que je crus que la mort était proche, et à ce moment un homme charitable m’offrit un poisson qui me sauva la vie ! "

L'initiation


Décrivant la signification spirituelle de la prosternation rituelle, le cheikh al ‘Alawi écrit : " Avant sa prosternation, le gnostique (ou le connaissant) se tenait debout dans la position de l’existence, mais après sa prosternation, il est anéanti, disparu, effacé en lui-même et éternel en son Seigneur ". Donnant ensuite l’indication d’un degré encore plus élevé, symbolisé par la deuxième prosternation qui vient, dans la prière rituelle, immédiatement après la première, il ajoute :
" Quand l’orant est parvenu au degré de prosternation, anéanti à l’égard de l’existence, il se prosterne une deuxième fois afin d’anéantir son premier anéantissement. Cette prosternation est donc un redressement… "
La réalisation complète est alors celle de l’attitude assise qui suit l’accomplissement des deux prosternations précédentes, position intermédiaire où le gnostique rétablit des rapports avec le monde des hommes tout en étant intérieurement " noyé " dans la contemplation de la réalité divine.
Sur le plan de la réalisation spirituelle, les différents mouvements de la prière décrivent le passage graduel de l’état d’une conscience égocentrée (an nafs ), représentée par la station debout, à l’effacement progressif de celle-ci et finalement son annihilation symbolisée par l’attitude de la prosternation. Dans cette perspective, une connaissance théorique du symbolisme de la prière est loin d’être suffisante. L’initiation implique un processus de transformation et celle-ci – dans la prière – passe, au-delà d’une conception théorique, par la participation effective du corps à une expérience vécue. Les attitudes rituelles du corps contiennent potentiellement les réalisations spirituelles correspondant à chacune d’entre elles. Il appartiendra cependant au pratiquant de rendre cette réalisation effective par une " présence d’esprit " continue dans chaque parole et geste de la prière. C’est pour cela que d’une part la prière est " orientée " (l’orientation extérieure vers le temple n’étant qu’un support à l’orientation intérieure vers Dieu) et que, d’autre part, le temps de la prière est sacré, l’orant ne devant ni interrompre celle-ci, ni se laisser distraire, ne serait-ce que d’un simple regard, par ce qui l’entoure. Plusieurs hadîth insistent sur la nécessité de cette présence spirituelle de l’orant : " Nombreux sont ceux qui passent des veillées en prière pour ne récolter que fatigue ", dit l’un d’eux.

  On retrouve cette participation du corps comme support symbolique dans le rite des ablutions qui précèdent la prière. Le support corporel est là encore fondamental puisque, rituellement, le renouvellement des ablutions est établi de telle façon qu’il est profondément lié à notre rythme biologique. Partant de ce support, le rite des ablutions revêt alors la signification vécue d’un changement d’état, d’une régénération spirituelle, l’eau étant en Islam un symbole de la vie. Mais l’eau naturelle n’est elle-même que le symbole sensible de "l’eau de l’invisible"(ma’al ghayb), eau spirituelle, par laquelle s’opère la véritable purification intérieure.