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samedi 13 juillet 2019

Jacques Viret sur l’harmonie ou la musique du monde



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Jacques Viret est professeur émérite de musicologie à l’université de Strasbourg. Il s’intéresse aux lois générales de la musique, en les élargissant à une perspective philosophique, anthropologique et spirituelle d’inspiration guénonienne. Il est notamment l’auteur du Qui suis-je ? Wagner et d’un B.A.-BA de la musique médiévale. Dans son dernier Retour d’Orphée. L’harmonie dans la musique, le cosmos et l’homme (L’Harmattan, collection Théôria), il propose une généalogie érudite de l’harmonie musicale, de son essor antique à sa décadence atonale moderne.

Dans une lettre du 31 mars 1910, Helen Keller, célèbre femme de lettres aveugle et sourde, « considérait la privation de l’ouïe comme un handicap plus difficile à supporter que celle de la vue ». Loin d’être anecdotique, cet exemple relevé par Jacques Viret met au jour la centralité de la musique dans l’existence humaine. Au lieu d’être un simple agrément mondain, comme on le croit depuis les Temps Modernes, la musique est bien plutôt une part constitutive et incontournable de l’être humain qui nous met au contact de ce qui nous constitue objectivement. De même que la foi, qui ouvre à la connaissance de Dieu, se transmet par l’écoute (fides ex auditu), de même, l’homme ne naît au monde qu’en y prêtant l’oreille.
C’est pourquoi l’auteur, dans son essai, choisit de ne pas séparer la musique de l’homme, et l’homme du cosmos. Une sympathie universelle relie la mélodie d’un instrument, les sentiments de l’homme et la course des astres : cette sympathie est ce que les anciens appelaient l’harmonie, qui n’est autre qu’un « principe de cohésion, d’ordre et d’équilibre ; multiplicité et diversité unifiées et hiérarchisées ; rapports entre les parties d’un tout ; résolution des oppositions, complémentarité et intégration des contraires. Présence de l’Un dans le multiple, de l’Esprit dans la matière, de la musique dans les sons », selon la définition qu’en donne Jacques Viret.

La musique, art sapientifique

Ce n’est donc pas par hasard que par « harmonie » nous désignons à la fois la musique et l’ordre en général. Les deux sont intimement liés, car la musique exprime et actualise l’ordre du monde : elle nous donne à connaître l’universel ordonnancement des êtres et des choses en agissant, par le sens auditif, sur le sentiment. La musique, à la fois numérale, méditative et récréationnelle, est donc à la fois science et sagesse : « la musique a ceci d’unique et de précieux qu’elle allie une action irrationnelle sur les âmes à la rigoureuse rationalité du nombre ».

 
Scientifique, la musique est un art dont il faut connaître les lois, car « chaque son recèle en son spectre le code génétique de l’harmonie musicale », qui s’identifie à la « tonalité », terme forgé au XIXe siècle pour désigner « la hiérarchie des sons autour d’une tonique, pôle harmonique, dans le cadre d’une gamme qui peut se déplacer d’un endroit à un autre par le procédé de la modulation ». La musique traditionnelle est ainsi un art complexe dont la configuration harmonique est constituée par des « notes et intervalles hiérarchisés autour d’une note centrale, statique, fixe, projection mélodique de la fondamentale harmonique », et cette donnée est universelle. Cela est valable aussi bien en Inde (le raga indien) que dans l’aire arabo-islamique (le dastgah iranien, le maqam turco-arabe) et occidentale (le modus ou tonus grégorien), sans oublier la Chine et autres endroits du monde. Par-delà la diversité des mélodies, on discerne ainsi « l’existence d’un principe général de tonalité commun à toutes les musiques du monde ». Ce principe fut défini en 1958 par la Société Internationale de Musicologie. Il consiste en un « mode de perception musicale selon lequel tous les sons sont compris, à une échelle d’observation donnée, par rapport à une finale conclusive unique, réelle ou virtuelle ».

Ce principe tonal qui constitue le fond de toutes les musiques du monde est d’autant plus « objectif » qu’il reflète et exprime l’harmonie universelle : en Chine, « un système complexe de correspondances a été élaboré, reliant telle note de la gamme à tel élément naturel, direction spatiale, animal, organe du corps, etc ». Ce système de correspondances se retrouve sensiblement en islam médiéval, en particulier chez le théoricien Al-Kindi (IXe siècle), mais aussi dans l’ancienne Mésopotamie du troisième millénaire avant J.-C., où existait une numérologie impliquant la conception d’un « cosmos musical ». La musique n’est donc pas seulement harmonique dans sa sonorité, elle l’est dans son essence même, parce qu’elle se fonde traditionnellement sur la connaissance de « certaines propriétés des rapports sonores ». C’est ce que montre l’auteur, de façon tout à fait passionnante : l’usage de telle intervalle et de telle gamme musicales expriment la lumière et la joie, ou l’obscurité et la tristesse, etc. A chaque tonalité jouée répond un sentiment adéquat dans l’esprit humain : par exemple, le Do majeur exprime la clarté printanière et matinale, la vigueur, la vitalité, la joie simple, tandis que le La bémol majeur exprime une profondeur introspective, une spiritualité sereine, ou encore le Do mineur, la tragédie et le combat héroïque. La musique, plus qu’une science, est ainsi une sapience : l’objectivité de ses lois résonne avec les transports de l’âme.

Modernisme atonal et dysharmonique

La modernisation n’a pas véritablement nui à la musique. Quoiqu’elle ait entraîné sa rationalisation et la diminution de sa part intellective, c’est-à-dire spirituelle, en revanche, ses fruits n’ont pas affecté sa structure fondamentale : à partir du XIIIe siècle, la musique occidentale se crée par l’écriture et se fixe sur des partitions, tandis que, du XVIIe au XIXe siècle inclus, s’élargit progressivement la tranche consonantique par l’ajout de nouvelles harmoniques, mais sans que la syntaxe harmonique et ses règles soient changées. On peut même parler d’un réel enrichissement.

 
L’évolution stylistique ne cède la place à une rupture structurelle qu’à partir des années 1900, lorsque Arnold Schönberg (1874-1951), et avec lui toute la « seconde école vienneoise » (composée du trio Schönberg, Berg et Webern), entreprend l’élaboration d’une musique qui rejette la tonalité par l’égalisation des notes chromatiques : c’est l’atonalisme. Caractérisé par son rejet de la loi harmonique, l’atonalisme entend libérer la musique des règles de la hiérarchie traditionnelle, tonale, en valorisant les dissonances. Jacques Viret ne manque pas de voir dans cette innovation musicale, non pas une rénovation (traditionnelle), mais une rupture caractéristique de l’époque et de la mentalité modernes, où, dit-il en citant René Guénon, « on ne reconnaît plus, en fait, aucune hiérarchie réelle, c’est-à-dire fondée essentiellement sur la nature même des choses ».

A l’harmonie succède ainsi la cacophonie : à l’image des autres sciences, qui ont refusé, depuis Kant, la possibilité de la connaissance de ce que les choses sont, la musique a divorcé de l’ordre universel pour se voir gangrénée par une réduction fréquente aux seules fantaisies individuelles. Au lieu d’élever l’âme, la musique « moderniste » n’est plus que l’élaboration sophistiquée d’une rationalité sonore où l’esprit a déserté. Hors des sphères de la musique classique, c’est carrément l’industrie discographique et les « sons » pauvres et grandiloquents du show business qui l’emportent de loin sur l’ancien raffinement musical, y compris folklorique.

Se remettre à l’écoute du cœur qui bat

Tout n’est pas perdu, néanmoins, pour Jacques Viret. La tradition musicale de l’Occident a réussi sa modernisation jusqu’à l’invention de l’atonalisme au début du XXe siècle, et la musique tonale n’a pas fini de se développer. L’auteur relève à ce sujet de nombreux compositeurs contemporains friands de l’écriture harmonique, notamment les minimalistes anglo-américains dans les années 1960, dont l’art se caractérise par la réaffirmation des éléments rejetés par les adeptes de la « dysharmonie atonale » : « la consonance, la mélodie, la pulsation, la répétition. » Un article dédié à l’exposition de quelques œuvres du courant néo-modal est mis à disposition du lecteur pour qu’à la danse de ses yeux sur ces pages érudites suive la danse du tympan sur l’harmonie retrouvée du Requiem de Maurice Duruflé (1947) ou de la Troisième symphonie « des chants de deuil » de Henryk Górecki (1976), pour citer nos préférés.


Il faut dire en effet que l’homme est naturellement enclin à l’harmonie, et ne peut bien vivre longtemps à l’écart de ce qui le porte à contempler, par les oreilles ou par les yeux, le Divin, là où tout est ordre et beauté. Jacques Viret consacre en effet tout un article aux « chantonnements enfantins », en montrant, notamment à partir des études de John Sloboda (1888), du psychologue autrichien Heinz Werner (1917), de Curt Sachs (1943), de Jacques Chaillet (1950), et d’Annie Labussière (1970), qu’existe chez l’enfant un « sentiment musical inné ». Les expériences prouvent l’existence d’une « primordialité de la consonance mélodique de la tierce mineure — la “tierce d’appel” — des folkloristes » chez l’enfant, et, plus encore, une ressemblance frappante des chantonnements spontanés des enfants avec les « mélopées archaïques des peuples tribaux ». La musicalité spontanée des enfants est « modale, c’est-à-dire structurée selon l’harmonie mélodique dont les “modes” traditionnels — raga hindou, dastgah iranien, maqam turco-arabe, mode grégorien — sont les expressions élaborées et théorisées ».

Il existe donc, inscrite au cœur de l’homme, une « musicalité originelle, archaïque, instinctive, universelle ». Retrouver l’harmonie universelle par l’harmonie musicale, c’est finalement se brancher sur la pulsation de notre être le plus intime : « pouls » et « pulsation » dérivent en effet du même mot latin pulsus. Quant aux musiques populaires modernes, le swing (« balancement ») et le groove, elles « désignent la sensation euphorique créée par la pulsation » : « la pulsation est le pouls de la musique, son cœur qui bat ». Une « loi du rythme » intercale les battements réguliers du cœur comme les différents temps musicaux : en conclusion, c’est une même loi numérale qui régit ici et maintenant ce qui nous tient en vie, le cœur, et l’harmonie musicale. C’est d’un même centre ordonnateur que sourd la vie et la mélodie. En nous mettant au contact du Principe commun de la musique et de la vie, Jacques Viret nous donne alors à retrouver l’éternelle leçon de saint Augustin : « chanter, c’est prier deux fois ».



samedi 17 août 2013

A propos du « Cas Picasso » - Louis Cattiaux


                                                                        Louis Cattiaux
 
 
Dans notre libellé :  Les amis de René Guénon
 
Objet :

Article paru dans Le Goéland, 1951. Louis Cattiaux a collaboré à une revue dirigée par le poète Théophile Briant, intitulée Le Goéland, feuille de poésie et d'art. En automne 1950 parut un article signé Jean de Boschère sur « Le cas Picasso ». Louis Cattiaux réagit en envoyant à Briant la lettre ci-dessous.

Correspondance

Après la parution de l'article de Jean de Boschère « Le cas Picasso » dans Le Goéland d'automne, num. 97, nous avons reçu deux lettres de peintres, dont nous soumettons l'essentiel à toutes fins utiles à nos lecteurs. La première émane de Maurice Mazot qui publia ici-même des études importantes sur Degas, Cézanne et Dufy, la seconde nous a été adressée par Louis Cattiaux, qui est non seulement artiste-peintre, mais encore auteurs d'ouvrages ésotériques, dont le plus marquant fut LE MESSAGE RETROUVÉ, paru en 1946.

 

 Cher poète ami,

Toute cette littérature délirante sur l’œuvre de Pablo Picasso n’est pas faite pour éclaircir la situation, avouez-le, et comment pourrait-on parler simplement d’une chose qui l’est si peu ? Il m’est venu à l’esprit une explication encore plus délirante que toutes celles déjà proposées, mais le vrai n’est-il pas souvent incroyable et délirant ?

Un soir de la fin de la terrible et magnifique époque « bleue » où Picasso peignait les pauvres dans un crépuscule accusateur, un soir où l’artiste désespéré d’avoir proposé inutilement un de ses chefs-d’œuvre pour une bouchée de pain aux éternels connaisseurs ; un soir où révolté par la bêtise humaine, le peintre brisait à coups de pied son œuvre avant de la jeter à l’égoût (il s’en souvient encore), qui sait si le mauvais ange ne mit pas fortuitement entre ses mains un quelconque Enchiridion ou Clavicules, apparemment dérisoire, où l’évocation du Malin est décrite naïvement avec des mots inconnus et insensés, où le monde, sa gloire et ses richesses sont non moins naïvement promis à celui qui donnera son âme en échange à Satan, à celui qui signera le pacte avec son sang. Ceux qui ont mangé à leur faim peuvent en rire, et ceux qui sont établis au chaud peuvent se signer, mais que peut faire celui qui est enragé par la médiocrité et par la lâcheté des pourvus pontifiants ? Que peut penser celui qui crie dans le désert, et qui sent la vérité toute nue jaillir de son cœur sous les crachats des émasculés ? Que peut croire celui en qui personne ne croit ? La résignation ou la révolte ? Et le sang généreux qui flambe répond à l’outrage par l’outrage, au blasphème par le blasphème, au meurtre par le meurtre, à la dérision par la vengeance et le défi ultime.

La foi anime tout, la foi du croyant et la foi du révolté. Que ceux qui n’ont jamais bu les larmes de l’abandon, de la solitude et de la révolte lui jettent le premier signe de croix, après lui avoir refusé le morceau de pain ; les bien-pensants, prudents, pourvus et assurés, champions du conformisme, défenseurs du bon ton, parasites d’héritages injustes, médiocres incurables !

Alors quelle revanche, le pacte signé ! Il peut peindre n’importe quoi, n’importe comment, c’est une gageure énorme qui résiste à tous les absurdes ; et les imbéciles, battus, cocus et contents sortent leurs millions pour acquérir la caricature des chefs-d’œuvre qu’ils viennent de refuser pour 50 francs, pour 20 francs, pour cent sous ! Rien ne les rebutera, car le maître-malin mène la danse, et ses légions travaillent la canaille dorée. Véritables cochons de payants stupides et grotesques jusqu’à l’inouï, cocus pontifiants et hermétiques, tout l’enfer se tord à leur vue, et le ciel les vomit en hoquetant. Ceux-là sont responsables de la folie destructrice des vivants révoltés par leur connerie himalayenne. Ceux-là méritent le châtiment et la réprobation ; et entendez (comble de dérision) comme ils nomment l’Intelligence pour excuser leur bêtise.

Quant au rebelle qui voit s’approcher l’échéance redoutable, (l’avez-vous jamais vu rire ?), quant à l’archange noir, vengeur des artistes bafoués et abandonnés, nous prions simplement dans notre cœur, afin que la hantise du visage malin et cornu s’efface de son esprit et de ses œuvres, afin que le bleu du ciel lui soit rendu avec pardon. Le génie de la buveuse d’absinthe valait mieux à notre sens que le génie du buveur de sang. Et pourquoi pas cette raison plutôt que toutes les autres ?

J’espère que vous pourrez tirer de cela une petite version originale pour vos lecteurs, cher Théophile. Vous pourrez même conclure en demandant « à quand la conversion de Picasso ? » car c’est dans l’ordre des choses bien possibles, après tout.

Votre

Louis Cattiaux

4 février 1951.

 

Note de Th. Briant

Nous n’avons qu’une remarque à ajouter à la lettre de Louis Cattiaux, c’est que dans le Berry et la Sologne, il existe une expression populaire très ancienne pour désigner quelqu’un qui serait ensorcelé. On dit de lui qu’il est « empicassé ». La rencontre est des plus étranges et valait d’être notée.

Pour la référence nous renvoyons nos lecteurs à un ouvrage paru en 1924 chez Pierre Téqui, 82 rue Bonaparte : « Une possédée contemporaine (1834-1914) Hélène Poirier de Coullons (Loiret) » avec les notes journalières du Chanoine Champault. L’expression est employée page 63 « La pauvre femme pleure en disant que sa fille est « empicassée », avec renvoi en bas de page pour éclairer le lecteur.