L’Aikido
est un très bel art, mais Il ne met en scène que des partenaires, à
la différence du Judo où l’on affronte un adversaire.
Tel
fut le commentaire de la démonstration d’Aikido du gala télévisé
d’arts martiaux de Bercy à Paris en 1993.
Je
songe à l’existence tumultueuse du fondateur de l’Aikido, Maître
Morihei Ueshiba. En Mandchourie tout d’abord, dans les premières
années du siècle, ou sa virtuosité à la baïonnette lui sauva la
vie à plusieurs reprises face aux troupes chinoises, et le distingua
entre tous les soldats de son régiment. Dans les territoires glacés
d’Hokkaido, quelques années plus tard, quand il fonda le village
de Shirataki, à la tête d’une centaine de pionniers, en disputant
aux brigands et aux loups les terres que le gouvernement japonais
essayait désespérément de peupler. En Mongolie ensuite, dans la
tentative de fondation d’un royaume de la Paix sur Terre,
expédition ou ses talents de garde du corps sauvèrent la vie au
révérend Onisaburo Deguchi, chef spirituel de la religion
Omoto-kyo, qu’il accompagnait dans cette aventure utopique mais non
sans danger.
Je
songe enfin aux années d’enseignement dans le Tokyo d’avant
guerre, au sein des académies militaires et de police. Années
difficiles d’implantation de l’Aikido au Japon, qui valurent à
maître Ueshiba plusieurs défis d’experts en arts martiaux
désireux d’éprouver sa valeur, et qu’il sut vaincre et
convaincre si bien qu’ils devinrent ensuite ses élèves.
Je
songe à cette vie tout entière passée sous le signe du combat, et
nulle part je ne vois la moindre trace de complaisance. C’est la
vie d’un guerrier qui trouva sur son chemin d’autres guerriers.
L’art qui vint couronner 86 ans de pratique et d’étude de la
discipline martiale dans les conditions qui viennent d’être
évoquées, cet art là ne pouvait être une chorégraphie.
L’Aikido
d’O Sensei Morihei Ueshiba n’est pas un ballet exécuté par deux
ou plusieurs partenaires, à l’issue d’une convention, et dans un
esprit de divertissement. Pourtant, sans apprécier peut-être toute
la signification de son propos, le commentateur de Bercy ne s’est
pas trompé. L’Aikido qu’il avait sous les yeux est bien fondé
sur la collaboration étudiée de deux partenaires. Ce qu’il ignore
sans doute, c’est qu’O Sensei aurait du mal à reconnaître là
son art. L’Aikido moderne n’est pas l’Aikido de Maître
Ueshiba, il en est l’apparence. Le démontrer exige le rappel de
quelques points méconnus de l’Histoire.
Le
Centre Mondial Aikikai so hombu
Maître
Ueshiba a enseigné son art à Tokyo entre 1927 et 1941. En 1941, il
quitte définitivement la capitale japonaise ou il ne retournera plus
que pour de brefs séjours. Il s’installe à cette date, avec sa
famille, à Iwama, minuscule village de la Préfecture d’Ibaraki,
qu’il ne quittera qu’à sa mort en avril 1969. Voilà la réalité
historique. Pendant les vingt-neuf dernières années de sa vie, le
fondateur de l’Aikido précise, développe, approfondit et enseigne
son art à quelques paysans, bien loin du "Centre Mondial
Aikikai so hombu" de Tokyo, qu’il ne visitera plus que
rarement, et qu’il laissera sous la direction technique de quelques
élèves d’avant guerre, comme messieurs Shirata et Osawa, et sous
la responsabilité administrative de son fils Kisshomaru.
La
compréhension de ce fait historique est capitale car elle permet de
concevoir la vérité suivante, a priori insoupçonnable : tous les
Maîtres d’Aikido actuels qui, uchi deshi ou pas apprirent l’Aikido
à l’Aikikai de Tokyo après la seconde guerre mondiale, ne furent
pas les disciples d’O Sensei Morihei Ueshiba. Ils suivirent bien
sûr quelques cours du Maître, mais cet enseignement fut
occasionnel, et ne suffit pas à établir le lien très particulier
de disciple à maître, qui se construit avec le temps et la vie
commune. Tous furent des élèves épisodiques d’O Sensei, aucun ne
fut un disciple véritable partageant la vie quotidienne du Maître
pendant des années. A cela au fond la raison est fort simple : ils
ne vivaient pas au même endroit que lui.
La
naissance de l’Aikido
On
parvient ainsi à cette constatation étonnante : au moment ou
l’Aikido reçoit la reconnaissance officielle du gouvernement
japonais, à l’époque ou les différents pays du monde accueillent
avec enthousiasme cette discipline merveilleuse et où les experts de
l’Aikikai songent déjà à une carrière internationale, dans le
même temps, le découvreur de l’Aikido, l’homme qui rendit tout
cela possible et réel, O Sensei Morihei Ueshiba, vit isolé, presque
sans élève, dans la campagne japonaise, pendant près de trente
ans. Trente ans ... mesure-t-on ce que cela signifie ? Trente ans
entre 58 et 86 ans, l’âge où un homme parvient à la maturité de
l’esprit, où les expériences d’une vie donnent enfin tous leurs
fruits... Il eut fallu peu de chose pour que les trésors mis au jour
par cet homme d’exception pendant toutes ces années ne fussent
irrémédiablement perdus, oubliés faute d’un disciple véritable,
capable de les retenir et de les transmettre.
Maître
Morihiro Saito
Parce
qu’il devait en être ainsi, ce rôle fut tenu par Morihiro Saito,
jeune paysan d’Iwama qui intégra le Shu Ren dojo en 1946 comme on
entre en religion, qui vécut et travailla tous les jours, à partir
de cette date et pendant plus de vingt ans, avec Maître Ueshiba. Lui
seul fut présent au quotidien pendant cette période capitale
d’après-guerre où le Fondateur accéda progressivement à la
plénitude de son art, développant des pans entier de l’Aikido (le
travail des armes selon le principe aiki par exemple) qui n’étaient
qu’embryonnaires avant la guerre. Au sens rigoureux du terme,
Morihiro Saito fut le seul et unique disciple du fondateur de
l’Aikido.
L’après
guerre
Au
début des années cinquante, l’Aikikai reprend ses activités
interrompues depuis 1941 par la guerre, puis par l’interdiction,
sous l’occupation américaine, d’enseigner les arts martiaux.
Cette époque est un tournant dans l’histoire de l’Aikido. Elle
marque la naissance de l’Aikido « moderne ». Les experts, pour
avoir trop peu travaillé avec le Fondateur, n’avaient pas accédé
à l’intégralité et au détail des connaissances techniques de
base. Ne maîtrisant pas toutes les raisons logiques qui fondent les
techniques d’O Sensei, ils furent contraints souvent de les
imaginer, et parfois d’aller chercher des arguments dans les écoles
sans rapport avec l’Aikido. Or la recherche en ce domaine ne
souffre pas la médiocrité. O Sensei appartenait à un autre âge
dont il fut l’héritier génial. Mais bien que son talent martial
ait été tout à fait exceptionnel, il eut besoin d’une longue vie
jalonnée de rencontres et d’expériences très singulières pour
acquérir sa compréhension subtile du combat, et structurer son art
en fonction d’elle.
Par
quel miracle un quelconque pratiquant moderne d’Aikido,
incomparablement plus limité que le Fondateur, pourrait-il – à
l’égal d’O Sensei – retrouver de son propre chef, et avec
justesse, les éléments techniques qu’il n’a jamais appris ?
C’est pourtant ce que tentèrent avec plus ou moins d’innocence
les élèves de l’Aikikai, puis leurs élèves, et les élèves de
leurs élèves, perdant progressivement de vue les réalités qui
guidèrent toujours Maître Ueshiba. C’est de ce processus qu’est
sorti l’Aikido moderne et sa notion de partenariat. L’absence de
relation directe et soutenue avec le Fondateur, les incertitudes
techniques qui naquirent de cette situation, et le manque de
compétence avec lequel on y répondit, vidèrent lentement l’Aikido
de sa réalité martiale, et par suite de son sens. Car l’unité
que propose l’art d’O Sensei réside dans l’union des
contraires, et bien évidemment pour qu’il y ait une union des
contraires, Il faut qu’il y ait contraires. La résistance est
indispensable à l’art de la non-résistance. Sans pair il n’y a
pas d’impaire et l’ombre n’existe que par la lumière. Sans
opposition, la non-opposition est un non-sens.
Tai no henka Alignez votre pieds sur celui d’Uke
Dualité,
unité, Amour
En
Aikido, l’autre doit incarner l’opposition, la résistance que
j’anéantis en m’y unissant selon certaines lois. C’est
précisément cela l’amour dont parlait maître Ueshiba, l’amour
qui désigne la conciliation – d’un point de vue supérieur –
des contradictions d’un monde qui – d’un point de vue inférieur
– donne l’apparence d’une lutte permanente.
Cet
amour passe nécessairement par la phase de combat, parce que le
combat est une réalité au niveau du monde sensible, et que l’on
ne peut jamais construire que sur ce qui existe. L’Aikido mène à
la découverte concrète que les forces engendrées par tout combat
ne sont pas contraires, mais complémentaires, et peuvent être
ramenées à l’Unité. L’Aikido permet de comprendre, de manière
opérative, que l’unité naît de la dualité, qu’elle n’est
pas l’absence de dualité, mais la résolution de la dualité.
L’Aikido
moderne oublie simplement que l’univers entier est une harmonie de
tensions, et au lieu de s’appuyer sur le sol ferme de la dualité
pour la dépasser ou la transcender dans l’unité, il croit pouvoir
négliger cette dualité, la supprimer a priori. Or transformer
l’adversaire en partenaire n’est pas une simple "évolution"
comme on l’affirme souvent sans réfléchir. C’est en réalité
la négation de la grande loi qui équilibre le cosmos et qu’O
Sensei eut constamment à l’esprit. C’est la destruction de la
source même de l’Aikido : la notion d’opposition.
L’Aikido
nouveau
Que
dirait-on d’un savant qui voudrait faire "évoluer" les
mathématiques en supprimant par exemple la notion d’opération ?
Toutes choses égales par ailleurs, c’est ce qu’accomplit
tranquillement l’Aikido moderne. Un figurant mime une attaque sans
réalité, accompagne docilement le déplacement de son partenaire
dans l’espace (quand il ne le précède pas) et chute par
convention. L’attaquant est maitrisé parce qu’il y a consenti au
préalable ...
Et
personne ne s’étonne. Voici l’Aikido nouveau, transformé au
gout du vingtième siècle finissant, forme exotique et élégante
d’expression corporelle, les Aikidokas ne comprennent décidément
plus rien au symbole du sabre qu’ils portent. Ils confondent la
liberté que propose l’Aikido au terme d’un long chemin de
contrainte et d’efforts, avec la liberté d’accomplir d’emblée
n’importe quelle fantaisie gratifiante et illusoire.
Ainsi
les forces qui veulent suivre leur intérêt particulier
prennent-elles la forme de celles qui auparavant ont donné les
vraies impulsions. Mais la flamme qui brilla à l’origine de
l’Aikido n’est pas de nature à s’éteindre si vite. Car elle
n’émane pas simplement de la volonté d’un homme, aussi
exceptionnel soit-il. Cette volonté qui se manifesta lors de la
création de l’Aikido, agit aujourd’hui pour préserver son
intégrité. Elle agit bien sûr à travers Maître Saito qui
l’incarne momentanément. Parce qu’il fut l’homme du tournant
de l’Histoire, l’homme placé par la providence pour recueillir
les techniques de Maître Ueshiba. Et tout aussi important, l’homme
capable de rassembler en une méthode l’enseignement multiforme et
antisystématique d’O Sensei. Car l’Aikido sans guide demeure
hermétique. C’est un labyrinthe sans fil d’Ariane Et l’Aikido
moderne s’y est perdu. Mais encore une fois, Maître Saito n’est
lui-même qu’un acteur, un instrument aux mains ce cette volonté
qui le dépasse infiniment. Cette volonté qui a donné naissance aux
techniques des Arts Martiaux à travers les âges, cette volonté qui
a inspiré Morihei Ueshiba, cette volonté qui veille aujourd’hui
sur l’Aikido traditionnel dans la périlleuse traversée de la
Modernité, cette volonté dépasse notre humanité.
Takemusu
est une manifestation de cette volonté. C’est pourquoi Takemusu
n’appartient à personne, et n’est l’expression d’aucun
courant partisan. Pour cela, Il est juste et digne de servir ses
desseins. Ceux-ci ne passent ni par Bercy ni par aucune forme de
complaisance.
Cet article a été initialement publié dans le magazine - Dojo Arts martiaux N°34 - de juillet / aout 1989.
L’aikido ne s’apprend pas, il se pratique. Grande vérité. Mais certaines informations sur les circonstances de l’évolution de notre discipline sont salutaires à toute pratique intelligente. Et un paradoxe est à cet égard troublant : si la vie d’O sensei est relativement bien connue, dans ses grandes lignes, pour l’aventureuse période qui précède la Seconde Guerre mondiale, l’ignorance est presque totale en ce qui concerne les deux décennies qui l’ont suivie et qui sont pourtant les plus proches de nous. Permettez-moi donc d’ouvrir aujourd’hui une page de l’histoire de l’aikido à l’année 1941.
Maître Ueshiba vit à Tokyo depuis une quinzaine d’années et enseigne à la fois dans son dojo d’Ushigome, dans plusieurs écoles de Police, et dans les plus importantes académies militaires du Japon. L’aiki-jutsu ou l’aiki-budo - puisque tels sont les noms de l’aikido à l’époque - est désormais largement reconnu, et la notoriété de maître Ueshiba lui vaut une place au sein de la très vénérable Commission nationale du Budo.
L’aristocratie de son pays le respecte comme un maître, du prince Shimizu à l’amiral Takeshita, en passant par le général Miura, héros de la guerre russo-japonaise, tous ses élèves. Et la route de sa fin de vie semble désormais tracée, jalonnée d’honneurs et de responsabilités officielles comme premier et illustre représentant, dans le monde entier, de l’art qu’il a créé, un peu à la manière de Jigoro Kano, fondateur du judo, quelques décennies plus tôt.
Maître Jigoro Kano
L’arrivée à Iwama
Eh bien ! à soixante ans, l’âge où les hommes sont fatigués et profitent des fruits accumulés par une vie d’efforts, maître Ueshiba repart à l’aventure. Il démissionne de toutes ses positions officielles, abandonne sa gloire et la vie citadine, et s’installe dans un petit village champêtre à une centaine de kilomètres au nord de Tokyo, IWAMA. Après avoir défriché lui-même la terre qu’il y possède, il fait construire progressivement une maison - bien modeste - et un petit dojo financé par les dons de ses élèves. C’est là qu’il vivra de 1942 à sa mort en 1969. Pourquoi, contre toute attente, alors que tout semblait acquis et que le Ueshiba ryu atteignait enfin une reconnaissance méritée, O sensei opère-t-il un renversement aussi brutal de sa vie ?
On a dit, et c’est vrai, que la guerre avait vidé tous les dojos de Tokyo de leurs pratiquants. Mais je ne crois pas qu’O sensei fut jamais homme à abandonner son navire dans une mauvaise passe. L’installation à Iwama répond à des raisons plus profondes, à une « inspiration divine » dit lui-même le fondateur dans son langage symbolique. Et il faut prêter attention à cette parole.
A la fin des années trente, l’aiki-jutsu de l’école Daito est encore très présent dans l’art d’O sensei qui délivre jusqu’à cette époque - cela mérite d’être souligné - des certificats du Daito-ryu sous l’autorité et l’authentification de maître Sokaku Takeda . Mais son évolution technique et spirituelle est désormais irréversible, et l’installation à Iwama concrétise la rupture depuis longtemps latente avec le Daito-ryu. Le symbole le plus fort - voulu par maître Ueshiba - de cette rupture et de la naissance d’un art qui n’a plus rien de commun avec celui de maître Takeda, est l’inauguration d’un nom : c’est à Iwama en 1942, on le sait peu, qu’est utilisé pour la première fois le terme AIKIDO pour qualifier et distinguer la voie particulière d’O sensei.
Maître Sokaku Takeda
Si la gestation de l’aikido s’étend bien sur les cinquante années précédentes, cet enfant de la patience ne voit le jour qu’au début des années quarante. Et encore est-il bien fragile. Il reste à le consolider en le menant à maturité. Voilà quelle tâche hors du commun s’étend devant maître Ueshiba en 1941. Elle ne peut s’accomplir dans l’agitation superficielle et dévorante d’une vie citadine, dans la rumeur du monde. Elle exige la tranquillité et l’harmonieux rapport avec la nature qu’apporte une vie paysanne. C’est je crois ce qui explique le choix d’Iwama.
La naissance de l’Aikido
Tous les témoignages des élèves de cette époque sont unanimes. A partir de 1942 et pendant plus de vingt ans, O sensei se plonge à Iwama dans la pratique et l’étude de l’aikido avec une intensité et une détermination dans la recherche tout à fait exceptionnelles. Il oriente cette recherche selon deux axes :
l’amélioration constante de nombreuses techniques à mains nues encore trop sommaires ou imparfaites ;
la mise en corrélation de tout l’aspect technique de l’aikido avec une vaste symbolique d’ordre initiatique. A cette double fin, il développe comme jamais il ne l’a fait jusqu’alors l’utilisation du bâton et du sabre, étudiant chaque matin pendant des heures les infinies possibilités de ces armes utilisées selon les lois de l’aïki. Ces armes qui opèrent un peu à la manière d’un révélateur, d’une loupe grossissant des principes fondamentaux plus difficilement perceptibles à mains nues.
Pour être acceptables, ces dernières affirmations exigeraient bien sûr une argumentation technique qui n’a malheureusement pas sa place ici. Qu’il reste acquis pour l’instant qu’O sensei accomplit à Iwama entre soixante et quatre-vingts ans une oeuvre colossale : il crée véritablement l’aikido en ce sens qu’il l’organise pour la première fois en un ensemble structuré et signifiant, caractère que n’avait pas encore la simple méthode de combat des années antérieures.
Et bien cette tâche gigantesque est passée presque inaperçue dans l’histoire de l’aikido. La raison en est à la fois simple et assez inconcevable : il n’y eut presque personne à lwama aux côtés du fondateur tout au long de ces années. Seuls quatre uchi deshi véritables habitèrent l’Aiki Shu Ren Dojo :
Kisshomaru Ueshiba, le fils d’O Sensei, l’actuel Doshu, mais il s’installa à Tokyo dès la fin des années quarante où il travaillait pour la compagnie Osaka Shoken avant de prendre en main l’administration de l’Aikikai, ainsi que la direction technique du dojo d’Ushigome qui ne deviendra Hombu dojo qu’en 1956 cour des raisons de stratégie politique visant l’expansion mondiale de l’aikido ;
De gauche à droite : Kisshomaru Ueshiba, Maître Moriheï Ueshiba et Koichi Tohei
Koichi Tohei quitta lwama a la même époque pour mettre sur pied un commerce de charbon avant de s’établir à Hawaï ;
Tadashi Abe que la France eut le grand honneur d’accueillir au tout début des années cinquante ;
Tadashi Abe
Gozo Shioda enfin qui ne fit à Iwama qu’un bref passage avant de fonder sa propre école, le Yoshinkan, dans l’immédiat après guerre.
Gozo Shioda
Il n’y a donc plus, dès 1950, d’uchi-deshi a Iwama. Et ceci a son importance car O sensei donne bien tous les soirs au dojo un cours de tai-jutsu auquel participent les soto-deshi du voisinage et parfois quelques uchi-deshi du dojo de Tokyo venus spécialement de la capitale. Mais il ne pratique les armes - bukiwaza - que très tôt le matin dans la campagne avoisinante et nulle part ailleurs. Aucun uchi deshi ne partage plus désormais son travail.
Il faut bien comprendre cette situation étonnante :
O sensei n’enseigne pas, n’enseignera jamais les armes auxquelles il consacre pourtant l’essentiel de sa recherche. Il interdira même formellement leur utilisation au Hombu dojo de Tokyo où il se contente de démontrer, à de rares moments, les possibilités du sabre et du bâton.
Le hasard de l’histoire
Cependant, lors de ses séances matinales d’entraînement quotidien aux armes, O sensei n’est pas vraiment seul. Si tous les uchi-deshi sont partis, il lui reste un partenaire : un soto deshi, un habitant d’Iwama entré au dojo en 1946, que ses horaires de travail un peu particuliers à la Compagnie des Chemins de Fers Nippons autorisent à vivre un jour sur deux auprès de maître Ueshiba, Morihiro Saito.
Morihiro Saito en prière, derrière Maître Moriheï Ueshiba
Par un formidable hasard de l’histoire, maître Saito fut ainsi l’unique témoin quotidien ayant eu un rôle actif dans la recherche et le travail acharnés réalisés par O sensei dans le domaine des armes. Il apprit de la sorte, par la force des choses, entre 1946 et 1969, ce que personne d’autre que lui n’était destiné à apprendre directement du fondateur de l’aikido.
Sans cet « accident historique », l’univers sans prix des armes de l’aikido, qu’O sensei consacra tant d’efforts et de temps à explorer, serait aujourd’hui refermé à jamais.
Démonstration de Maître Moriheï Ueshiba et Morihiro Saito (1955)
Et sans doute est-ce pour sceller la mission qu’il confiait à Morihiro Saito - quant à l’avenir de l’aikido - qu’O sensei lui légua la charge de ce dojo d’Iwama qu’il avait tant aimé, et la garde de l’aiki ginga, le temple de l’aikido, édifié à côté de ce dojo historique. Maître Saito sera en France pour une grande tournée du 20 au 30 octobre 1989. Que cette venue soit l’occasion, pour tous ceux qui ne le connaissent pas encore, de découvrir, sous une simplicité bon enfant, un homme d’une profondeur de connaissance et d’une envergure historique exceptionnelles.
Avant
d’entamer l’étude, il est une question à laquelle il semble important de devoir
répondre.
Pourquoi
chercher à comprendre le sens de telles expressions métaphysiques et quelle
utilité peut-on en retirer ?
On
pourrait déjà répondre que cette quête peut être justifiée par le simple fait
que c’est une demande du Fondateur. O’Sensei recommande dans les nombreux
discours qui ont été enregistrés de chercher à percer le sens profond, la vérité,
qui se tiennent derrière des expressions comme Takemusu Aïki, Uki-Hashi,
Myoyo, ou encore Masakatsu AgatsuKatsuhayabi Su O’Kami.
«
Mes paroles et mes enseignements sont portés par une inspiration divine,
aussi sont-ils difficiles à recevoir et à appréhender clairement. Mais chacun
d’entre vous devrait s’attacher à apprendre et à comprendre ce que je dis, jour
après jour, au sujet de l’Aïkido.1 »
Cependant
il donnait la priorité à la pratique des techniques d’Aïkido.
«
Lorsque l’on se laisse accaparer par les sciences et par les lettres, cela
devient une gêne pour la véritable progression.2 »
« La voie du guerrier a été mal comprise comme moyen de
tuer et détruire. Ceux qui recherchent la compétition commettent une grave
erreur. Frapper, blesser, ou détruire est le plus grave péché que puisse
commettre un être humain. La véritable Voie du Guerrier est de prévenir le
meurtre, c’est l’Art de la Paix et le pouvoir de l’Amour. » Maître Morihei Ueshiba .
En lisant ces paroles d’extrême sagesse, nous n’avons
pas pu résister d’entamer quelques recherches sur cette voie particulière, qui
mérite vraiment qu’on s’y intéresse en ces temps bouleversés .
Pour cela, nous avons demandé à Mr Philippe Doussin (5e
dan), auteur du livre « Comprendre l’essence du Budo » (voir article ci-dessous) et professeur au Dojo Aikido Nantes (lien) de nous consacrer une petite interview sur le
sujet .
Mr Philippe Doussin, bonjour et merci de répondre à
quelques questions sur cette voie traditionnelle qu’est le Aïkido .
- Qu'est-ce que le Budo ?
Le budo est un terme générique désignant toutes les
disciplines traditionnelles japonaises en rapport avec l’aspect martial de
l’existence, au sens le plus large du terme. Parmi ces disciplines on trouve
bien sûr l’Aïkido, mais aussi le Kyudo (l’art du tir à l’arc), le Judo, le
Karatédo, le Iaïdo, etc..
- Ce sont donc des sports de
combat ?
Les Budo ne sont pas des disciplines sportives, mais
d’authentiques voies traditionnelles. Dans mon ouvrage “Comprendre l’essence du Budo”, le chapitre “Pourquoi Art plutôt que sports” explique précisément quelle
différence il convient d’opérer entre ces deux sortes d’activités humaines.
Disons que le sport développe les facultés humaines pour obtenir une performance
physique maximum, alors que l’enseignement traditionnel harmonise toutes les
modalités de l’être pour le mener au meilleur de lui-même. On pourrait presque
dire que l’une est une perspective quantitative alors que l’autre est une
perspective qualitative.
- Comment pourrait-on traduire
Budo alors ?
La moins mauvaise traduction est “art martial”, la
meilleure à mon sens est celle de John Stevens qui a publié de nombreux livres
sur l’Aïkido, c’est “l’Art de la Paix” au sens le plus étendu des termes.
Bu est un idéogramme qui est généralement traduit par
“Arrêter les lances”, mais comme je l’explique dans mon livre cet idéogramme a
une interprétation métaphysique extrêmement profonde qui peut être synthétisée
de la sorte : “l’utilisation correcte des moyens d’action pour atteindre un
état de plénitude”.
- Cela concerne donc aussi la
plénitude de l’être ?
Tout à fait. Le véritable budo est celui qui établit la
Paix tant dans l’Empire où vit la multitude des hommes que dans l’Empire
intérieur de l’homme. Le Japon est un pays traditionnel où l’enseignement
consiste précisément à mettre en conformité les rythmes de l’être humain avec
les rythmes universels. Les hommes traditionnels savent depuis que l’homme est
homme que lorsque l’intégralité des modalités du microcosme s’accorde à la
perfection avec l’intégralité des modalités du Macrocosme, une sorte de
résonance illuminative peut se produire si l’être est à proximité (s’il s’est
rapproché méthodiquement) de la Flamme Divine. C’est par cette résonance illuminative
que l’être accède à la perception transcendante des moyens qu’il convient
d’user pour l’établissement de la Paix.
- Quelle est la spécificité de
l’Aïkido par rapport aux autres Budo, quelle est son origine ?
Il faut toujours considérer les voies traditionnelles
par rapport à la marche cyclique d’un peuple. Le cycle de manifestation d’un
peuple traverse des tempérances qui sont homologables aux saisons d’une année.
On peut dire sans trop se tromper qu’à chaque changement de saison les voies
traditionnelles (qui ont pour fonction de mener tous les hommes du peuple au
meilleur d'eux-mêmes) vont connaître des adaptations. C’est lors de ses
périodes charnières du cycle (aux inter-saisons), que des êtres remplissent une
fonction plus ou moins universelle, en amenant aux hommes les moyens adaptés à
la nouvelle saison pour continuer à cheminer vers les états transcendants.
L’Aïkido s’est manifesté lors de la Deuxième Guerre
mondiale, à la fin de la saison hivernale du Japon traditionnel. L’Aïkido est
l’art de la paix par excellence, qui a été donné pour les hommes d’aujourd’hui.
Cette voie traditionnelle synthétise en elle, en quelque sorte, tous les Kobudo
(les arts martiaux anciens du Japon) qui remplissaient leurs fonctions pour
l’époque féodale du Japon. Mais cela va immensément plus loin, parce que la
devise de l’Aïkido est “Masakatsu Agatsu Katsuhayabi Su O’Kami” que je traduis
personnellement par “La véritable victoire est se vaincre soi-même pour voguer
vers l’instant de l’ultime accomplissement au Cœur du Grand Kami. Le Grand Kami
de l’Aïki !” on pourrait aussi traduire la devise de cette façon “la véritable
victoire est l’accomplissement de soi au coeur du Grand Kami”. La devise révèle
l’origine de l’Aïkido qui est pré-éternelle (“Le bu, c'est être sur la voie de
la prospérité et du bonheur. En aiki, il n'y a ni espace ni temps.” Morihei
Ueshiba) je dirais, pour utiliser une terminologie Soufie, qu’il est une
manifestation prenant sa source directement à la Walâyat. C’est une voie qui
n’est rattachée à aucune forme traditionnelle particularisée et qui peut donc
les épouser toutes. Elle est une Voie qui permet de cheminer vers un pur Acte
d’être, un Amour d’être absolu, une Conscience d’être absolue.
- Cela me fait penser que dans
l’ésotérisme islamique, nous avons la notion de Es-Sakînah (la « grande paix »)
qui est la « présence divine » au centre de l’être, impliquée par l’union avec
le Principe (voir ici dans les « Aperçus
sur l'ésotérisme islamique et le taoïsme » de René Guénon )
À propos de la doctrine qu’il est convenu d’appeler de
l’Unicité de l’Être (Wahdatu-l-Wujûd), Abû Hâmid Al Ghazâlî At Tûsî (qu’Allâh
lui fasse miséricorde) dit dans son célèbre ouvrage intitulé Ihyâ ‘Ulûm Ud Dîn
: Le dernier degré (le quatrième voir ici ) du Tawh’id ( « réalisation de
l’Unité », « conscience de l’Identité essentielle » ) consiste à ne voir qu’un
Seul Être dans l’existence. Il s’agit de la contemplation de ceux qui
n’accréditent que la Vérité (as siddiqîn). Les Soufis nomment ce degré «
l’extinction (al fanâ) dans l’Unicité », car celui qui y parvient – du fait
qu’il ne voit qu’un Être Unique – perd la perception et la conscience de sa
propre personne, car il est submergé par la perception de l’Unicité ; il est éteint
à lui-même au moment même où il proclame l’Unicité, c’est-à-dire qu’il ne se
voit pas, ni a fortiori les autres créatures. »
Pouvez-vous nous expliquer
cette notion dans la voie de l’Aïkido ?
Le mieux est de laisser parler le Fondateur lui-même, à
travers différents extraits recueillis dans les conférences qu’il donna à la
fin de sa manifestation terrestre :
“L'aikido est le principe de la lignée unique des dix
mille générations de l'univers. L'aïkido est la vérité reçue du ciel,
l'agissement merveilleux de l'aïki de takemusu[1]. L'aïkido est la voie
d'harmonie du ciel, de la terre et des hommes. Mais encore, l'aïkido est la
voie d'ordonnance des dix mille choses. L'aïkido, c'est l'agissement
merveilleux du kototama[2], c'est la grande voie de la purification de
l'univers.
Les personnes réfléchissant cette voie se doivent de
servir comme gouverneurs à l'achèvement de l'univers en un seul Royaume.
Exécutant notre mission d'êtres humains, nous devons être les jalons vers la
grande famille du monde. Concernant cela, bien s'éveiller aux vérités
principielles et factuelles de l'univers, devenir le noble coeur du Grand Dieu,
apprendre d'une manière inspirée de la forme et du comportement du Grand Dieu
de ce grand univers, et devenir le comportement du glaive, doit servir à mener
[l'univers à son achèvement].
En aïkido, il faut absolument se tenir debout sur le
pont flottant du ciel[3] « Ame-no-uki-hashi-nitatashite ». Cela, en effet, est
nécessaire pour retourner à l'unité avec les parents de l'origine première, l'esprit
de la grande origine et le Grand Dieu. Si même, il n'y a rien d'autre, il faut
se tenir sur le pont flottant. C'est le fait de s'employer à se conformer
soi-même à la pratique dechinkon kishin[4], en faisant de soi un néant face au
Grand Dieu.
L'acte divin primordial, c'est le fait de s'harmoniser,
de s'unifier et de devenir semblable au Dieu qui est un Grand Dieu et créateur.
En d'autres termes, cette méthode consiste à venir à bout de la tâche qui nous
a été impartie, à progresser vers l'unification avec l'âme divine de l'esprit.
C'est devenir semblable au grand univers.
Aussi, l'esprit en tant qu'esprit et le corps en tant
que corps doivent être mis en ordre. Après avoir ordonné l'esprit et le corps,
chacun progressera vers le ki, le flux, la douceur, la force et leurs mondes.
Puis mettre les frontières du ki, du flux, de la douceur et de la force
correctement en ordre, et comprendre clairement par l'expérience, c'est ce qui
s'appelle la conscience divine.
Devenir l'esprit et le corps de cet univers, et
pratiquer la lumière de l'harmonie est ce que, maintenant, je nomme l'aïkido.”
“Alors, en se tenant sur le Pont Flottant du Ciel, la
totalité du grand univers et ce qu'on appelle le Soi ne sont pas différenciés,
ils deviennent un. La voie du travail du Dieu de l'Origine Unique s'appréhende
ainsi clairement au sein même du corps propre.
Lorsque je prie les dieux en leur offrant un norito[5],
le Ciel et la Terre deviennent un, et se rassemblent en mon centre le soleil,
la lune et les corps célestes, et aux alentours, une merveilleuse énergie. On
pense que le Ciel est un lieu transcendant, mais, en vérité. Terre et Ciel ne
sont qu'un. C'est ainsi que le travail de sa propre mission à l'instar de la
respiration de la lune, du soleil et des corps célestes, à l'instar de la
respiration de la marée, apparaît librement. En me réjouissant avec la lune, le
soleil et les corps célestes, dans cet état de grâce, je verse des larmes de
gratitude.
Cette puissance vertueuse, l'extrême vérité de ce
monde, l'extrême bienfait, l'extrême sagesse, l'extrême puissance vertueuse
scintillent de façon sacrée ; le fait de ne faire qu'un avec soi-même doit être
regardé comme éminemment bénéfique. Cela ne peut être exprimé avec des mots. Il
n'y a pas de mots pour exprimer le vrai, le bon et le beau. En ce monde, la
gloire de l'extrême vérité et de l'extrême bienfait de l'être humain
s'accomplissant, on peut faire l'expérience de cet état supérieur dans le monde
humain. Jour après jour, il faut regarder comme hautement bénéfique de ne pas
créer de séparations au coeur de l'allégresse des dix mille choses réunies.”
“C'est parce qu'il y a l'univers en moi. C'est parce
qu'il y a tout. Parce que l'univers est moi-même. Parce que je suis l'univers,
moi-même, je ne suis pas. Ou encore, parce que moi-même suis l'univers, seul
moi-même existe.”
“Lorsque de nouveau après quelques jours je me tenais
là, il n'y avait plus ni sabre ni moi-même, ni nuages de lumière. J'avais
l'impression de subsister dans l'ensemble de l'univers. À ce moment-là, il n'y
avait pas non plus de ki de lumière blanche. L'univers, jusque dans ses
extrémités, était régi par ma propre respiration Et l'univers était entré dans
mon ventre.”
- Quel est le cheminement pour arriver à cette « extinction » du « moi (El-fanâ) ?
Il ne faut pas se leurrer, entrer dans une voie et pratiquer
les techniques d’une voie, même si elle est une voie de réalisation spirituelle
intégrale, n’est pas la condition suffisante pour accéder à la phase ou
l’extinction se produit. Par contre la voie est la condition nécessaire pour y
parvenir parce qu’elle est détentrice de ce que le Fondateur de l’AÏkido
appelle “le cordon du lien de l’Âme Universelle” qui est une terminologie pour
parler des Influences Spirituelles ou Baraka. Le Fondateur dit que l’accès à
l’état où l’on pratique le takemusu aïki, demande de nouer les cordons du lien
de son âme aux cordons du lien de l’Âme Universelle. Cette ligature se produit
au fur et à mesure que l’on avance à travers les grades. Takemusu signifie
“Enfentement Céleste des techniques de paix”, c’est un état où la conscience du
pratiquant est “annihilée” en la Conscience Universelle. Les techniques ne sont
plus exécutées suite à un raisonnement médiat, mais parce qu’elles jaillissent
spontanément d’une réalité plus grande (l’enfantement céleste) pour faire de la
réponse à un désordre, un agissement merveilleux où l’attaquant est maîtrisé et
non pas détruit. Cela va même plus loin, puisque l’agissement merveilleux doit
convertir l’attaquant à la Paix.
Pendant la pratique de l’Aïkido on ne parle pas de
spiritualité, on expérimente les lois d’action-réaction, on chemine pendant de
très longues années vers l’acquisition du geste pur pour chacune des techniques
en rapport analogique avec les lois cosmiques. C’est précisément parce que les
techniques d’Aïkido sont en résonance analogique avec les lois cosmiques et
parce que le pratiquant est en lien avec les cordons du lien de l’Âme
Universelle, que petit à petit il accorde ses rythmes intrinsèques aux rythmes
cosmiques et ne fait plus qu’un avec eux. Cependant cette fusion progressive,
devra passer par une étape déterminante que l’on peut imager par une extinction
de son énergie animatrice suivie par une ré-animation par une nouvelle énergie
d’origine divine. Ce moment est ressenti et correspond à une authentique mort,
immédiatement suivie par une régénération extraordinaire. Sur le plan
intellectuel, cette phase est l'aboutissement de la méditation et de
l’acceptation intégrale de l’abandon de son importance propre qui, en Aïkido,
est induit par la recherche de la perfection qui implique de faire taire sa
volonté propre pour que la technique requise par la nature de la relation à
l’instant présent entre l’attaquant et le défenseur surgisse spontanément dans
le coeur de l’être.
Avant d’arriver à ce stade, le pratiquant apprend :
1- à conjuguer harmonieusement le yin et le yang (dur
et souple, fort et relâché, présent et effacé, etc). Faire de ce qui parait
opposé, des modalités complémentaires.
2- à reconnaître l'autorité de l'état de maîtrise,
3- à vivre l'épuisement contre l'état de maîtrise,
4- à accéder à l’état de maîtrise,
Puis, suivant la nature intrinsèque du pratiquant,
viendra (ou ne viendra pas de son vivant) le plus difficile :
5- fléchir devant l'Autorité de Ce qui est Seul à
véritablement Exister,
6- reconnaître cette Autorité Suprême,
7- découvrir sa mission désignée,
8- accepter sa mission désignée,
9- la mener à son terme,
10- entrer définitivement dans le Mystère.
Cet avancement peut également être rapporté à une
progression dans l’abandon de sa volonté propre :
- Abandon du statut d’être profane,
- Abandon du désir de puissance,
- Abandon du bien et du mal (de la moralisation),
- Abandon de sa souveraineté propre,
- Abandon de sa vie individuelle,
- Abandon de son attachement terrestre,
- Abandon du désir de faire par soi-même,
- Abandon de sa détermination sexuelle,
- Abandon de tout intérêt propre,
- Abandon de son hypostase.
- Que faut-il entendre par
résonance analogique des techniques avec les lois cosmiques ?
Cet aspect est développé dans mon livre au chapitre “De
la technique au principe par la relation analogique”. Mais je peux en dire
quelques mots ici. L’Aïkido se pratique au sein d’un Dojo, qui est un lieu
édifié à l’image de l’organisation cosmique, tant par son ordonnancement, les
appellations des différentes parties constitutives, les règles de déambulation
et de manière d’être de ceux qui s’y trouvent. On entre dans le Dojo en
s’inclinant et l’on monte sur le tatami en opérant un retournement symbolique
(entrée en marche arrière, retournement vers le mur sacré, prosternation). Tout
commence et finit par un salut (prosternation) tourné vers le mur qui donne
l’orientation vers ce qui est au-delà de toute détermination et en lequel le
Fondateur s’est annihilé (le portrait du Fondateur est accroché sur le mur).
L'entraînement proprement dit est le chemin vers le perfectionnement de
l’exécution de techniques visant à projeter ou immobiliser l’attaquant de façon
harmonieuse et en préservant l’intégrité tant de soi-même que de cet attaquant.
Tous les rapports de force sont mis en oeuvre :
- Le pratiquant joue tour à tour le rôle de l’attaquant
et du défenseur.
- il exécute les techniques à genou avec un attaquant à
genou ou debout.
- il exécute les techniques debout avec un attaquant
debout.
- Les attaques sont produites de face ou par l’arrière
- Les techniques sont de nature Omoté (en passant
devant le partenaire) ou ura (en passant par l’arrière du partenaire)
Il existe cinq principes de base (5 techniques) en
relation analogique avec la doctrine des cinq éléments de la tradition extrême
orientale et le cycle dénaire utilisé en médecine chinoise (ci-dessous).
Le premier principe (Wou-Tchi) est le principe “mère”
des quatre autres. Il répond à la notion d’alternance cyclique (vie/mort,
inspire/expire, etc…). Les quatre autres techniques sont en relation analogique
avec les tempérances saisonnières d’une année archétypale. Ainsi chaque attaque
est jugulée par une réponse correspondant à cinq forces/principes : une force
d’absorption/retournement pour le principe central (la saison centrale de la
tradition Extrême-orientale), une force germinative pour la technique du
printemps, une force enveloppant intégralement l’attaquant pour la saison
d’été, une force punitive pour la saison automne, une force entrant au coeur de
l’action et la brisant en son milieu pour la saison hivernale. Ces 5 principes
se déclinent sur pratiquement toutes les attaques. Il existe ensuite des
techniques répondant à des grands principes existentiels : Terre/Ciel,
techniques sur les attaques arrière pour le travail sur la clairvoyance, etc..
Ensuite pour celui qui attaque et subit la technique la
notion de chute est tout à fait fondamentale, car elle met en oeuvre la notion
de retournement, qui doit être vu comme le franchissement mystérieux d’un cycle
à un autre. La variété des chutes sont des réponses aux différentes façons de
terminer un cycle : chute avant (basculement en avant), chute arrière
(basculement en arrière), chute claquée (déséquilibre en plein mouvement, chute
exécutée au-dessus du sol avec réception par claquage du bras sur le sol),
chute tampon-buvard (balayage du bas du corps), et enfin la chute la plus
difficile et la plus libératoire dite chute “feuille morte” (blocage du haut du
corps en pleine course avant).
À travers la recherche de la maîtrise de tous ces
aspects, le pratiquant chemine vers une première étape fondamentale qui est
celle de “trouver son centre”. Cette accession s’opère mystérieusement suite à
une pratique constante sur de longues années, lors desquels il faudra vivre des
phases d’épuisement. La révélation de son propre centre est un préalable pour
accéder à la phase où l’être entre véritablement dans le domaine purement
spirituel. Lorsque l’on a “trouvé son centre” tout semble révoluer autour de
lui. Et ce qui fait l’entendement de l’être est ressentit comme un Aurige sis
au-dessus de ce centre. Rien ne semble pouvoir ébranler l’immutabilité de ce
Centre et la verticalité de l’Aurige. L’aspect axial de l’être se construit
progressivement à partir de ce Centre immuable.
Mais il y a un autre aspect extrêmement important dont
j’ai parlé tout à l’heure c’est “l’abandon de la volonté propre” sur lequel les
pratiquants travaillent presque malgré eux. En effet, la pratique de l’Aïkido
correspond à l’exécution d’une technique visant à annihiler une attaque. Or, ce
que l’on apprend en cheminant vers le geste pur c’est que le déroulement de
cette technique n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il correspond à ce qui
est nécessité par la situation engendrée par une attaque et non pas par ce que
décide spéculativement la volonté propre. C’est là une vérité si profonde, si
implacable, mais aussi si terrible pour cette volonté individuelle qui
revendique son autonomie, que l’être développe des stratégies de contournement
considérables pour ne pas voir que c’est là la seule issue conduisant à la
Perfection. Ainsi, ces stratégies conduisent le pratiquant, par exemple, à ne
choisir que des adversaires conciliants, à devenir un professeur ne démontrant
les techniques qu’avec des élèves parfaitement complaisants. Elles peuvent
aussi conduire à tomber dans l’usage outrancier de la force physique ou du
mysticisme inconsistant. Il y a mille façons finalement d’échapper à ce travail
sur l’abandon de la volonté propre, qui n’est pourtant pas se diminuer, mais
bien au contraire s’augmenter en s’accordant parfaitement et indéfectiblement à
une volonté plus grande, la Volonté Universelle.
Quels sont les rapports
Maître-disciples ?
Évidemment ce point est tout à fait fondamental parce
que c’est à travers le principe existentiel “I shin den shin” (de mon coeur à
ton coeur, du disciple et du Maître) que le lien avec les cordons du lien de
l’Âme Universelle s’établit de façon effective. Le principe “I shin den shin”
est ce qui rend possible l’établissement d’une chaîne reliant le coeur (le
coeur est ici le coeur symbolique de l’être) du pratiquant au Coeur
Universel. Pour que chaque pratiquant
soit en lien, il faut que la chaîne suivante soit scrupuleusement respectée :
Pratiquant←Professeur←Haut gradé←Shihan[6]←Gardien de
la Voie actuel←Gardiens de la Voie défunts←Fondateur transfiguré en Roi
Dragon[7]←Tao. Le principe “I shin den shin” est respecté lorsque le receveur
porte dans son coeur le détenteur par délégation de l’autorité spirituelle et
réciproquement. “Porter dans son coeur” signifie que la reconnaissance par le
receveur de l’autorité de son supérieur doit être sans faille de la même façon
le supérieur doit recevoir l’élève avec bienveillance et exigence. Cette
qualité de la relation entre chaque maillon est non seulement conditionnée par
le rapport hiérarchique défini par les grades, mais aussi par une affinité
particulière au niveau de la manière d’être qui s’exprime à travers la pratique
des techniques. Ceci pour dire que le disciple doit trouver son Maître.
C’est pour le respect de l’efficience d’I shin den
shin, que le plus haut gradé est toujours celui qui dirige un cours. De la même
façon, lorsque le pratiquant va entrer dans les hauts grades, le choix d’un
maître (Shihan) avec lequel il est en totale affinité devient une nécessité
impérieuse.
C’est parce que c’est par l’âme que l’être se met en
lien avec ce qui n’est pas encore constitutionnellement sien que l’enseignement
traditionnel utilise ce moyen pour réaliser l’union avec ce qui est totalement
inconditionné. Il faut pour cela sur terre un être dont l’état est uni à ce
domaine (ce qui se tient au-delà de la Face Divine) pour qu’une nouvelle voie
puise être instituée, puis il faut qu’une délégation s’opère continûment dans
le temps pour qu’elle conserve sont efficience. Lorsque la fonction de la voie
sera parvenue à son terme, elle se dissoudra d’elle-même. À ce propos voir
“Comprendre l’essence du Budo” le chapitre “Le passage à la limite, fondement
des grades et responsabilité du Gardien de la Voie “.
Il y a donc une véritable
chaîne de transmission initiatique pour l’Aïkido ?
Oui, absolument. C’est le fondement même des voies de
réalisation spirituelle. C’est par la chaîne initiatique (silsila) que le lien
avec le domaine transcendant s’établit. Cette doctrine a rapport avec un
évènement transcendant fondamental correspondant au moment où s’est établi le
lien entre l’homme et l’un des Moniteurs du monde qui a été sacrifié pour
ressusciter (dans certaines traditions comme la tradition Japonaise, ce moment
n’est pas décrit sous forme de sacrifice mais sous forme d’un voyage du
Moniteur dans le monde des morts). C’est lors de cet évènement que des
composantes psychiques en lien avec l’aspect immortel du moniteur sacrifié sont
confiées aux hommes. Dans la tradition chrétienne par exemple le sacrifice du
Christ est une réplique de cet évènement mythique. D’ailleurs le sang versé à
cette occasion est d’une importance déterminante par rapport à la possibilité
de réalisation spirituelle.
Y a -t-il aussi le concept du
"secret" initiatique ?
Non et oui. Non parce qu'il n'y a aucun savoir tenu
secret, aucune technique tenue secrète. Oui parce que le véritable secret est
celui de la Perfection, le secret pour accéder à la Perfection du geste ? Ce
secret n'est pas transmissible par les mots. Ce n'est que par l'expérience que
l'on peut espérer le percer. Je vais vous raconter une anecdote qui m'est
arrivée il y a quelques mois. Cela fait trente ans que je pratique l'aïkido. Or
ce qui est advenu ce jour-là ne s'était jamais produit auparavant. C'était à
l'occasion d'un stage avec mon maître. Il nous montrait une technique en
abordant un aspect très délicat de celle-ci où il est nécessaire d’induire sur
l’attaquant une réaction telle qu’il lui soit impossible par la suite
d’empêcher le déroulement de la technique. Cette induction est en fait une
parfaite non-intension de la part de celui qui effectue la technique de
défense. Induire une absence de réaction, mettre l’attaquant dans la
non-puissance. Autant dire que c’est là une réalisation qui a rapport au secret
dont nous parlons ici. Nous nous mettons donc tous à travailler cet aspect
entre élèves. Le Maître passant pour corriger les pratiquants vient me voir et
joue le rôle de l’attaquant. Alors que je ne parvenais pas a résoudre cette
problématique, alors que les premiers essais avec le Maître se sont avérés des
échecs, par son intention et sa manière d’être soudain quelque chose s’est
produit. Il y a eu comme le transfert d’une influence insaisissable et je
compris comment réaliser ce qu’il nous avait montré. Ce que je compris là n’est
pas explicable, il s’agit d’une parfaite adéquation entre l’intention, le
possible et l’action effective.
À notre époque, y a-t-il
encore des Maîtres réalisés spirituellement comme le fut Maître Morihei Ueshiba ?
Je vais répondre à cette question en deux temps.
O’Sensei à eu droit d’accéder à une station spirituelle des plus élevée pour
donner l’Aïkido aux hommes. Il n’y aura donc pas d’autre Morihei Ueshiba.
O’Sensei a mené à terme sa mission, c’est-à-dire qu’il à structuré la Voie de
l’Aïki pour qu’elle soit pleinement efficiente lorsque son hypostase ne sera
plus présente sur terre. Voilà ce qu’a dit le Fondateur :
“Pour «ubuya[8]'», on a construit le dôjô de Iwama dans
la préfecture de Ibaraki. Il est petit, mais c'est un dôjô qui résonne dans le
monde.
Il a été édifié en suivant les indications divines.
On n'a pu construire qu'un petit sanctuaire, mais nous
l'avons reçu du Ciel conformément aux indications divines. Dans ce sanctuaire
sont honorées les cinq divinités fondatrices. Il a été fabriqué suivant les
indications de la grande divinité Sarutabiko[9]. Ce n'est pas moi qui l'ai
fabriqué. Ça passe bien par moi, mais en réalité, je ne fais que bouger
conformément à la grande divinité. Cette fois-ci, on en a construit un petit,
mais c'est un oratoire. Il est petit, mais il résonnera dans le monde. Tout se
déroule bien, depuis le mois dernier, on a bien avancé, et on progresse chaque
jour.”
Ce sanctuaire fut créé en 1940 un deuxième plus
important fut édifié en 1962.
La mise en lien des pratiquants de l’Aïkido avec les
cordons du lien de l’Âme Universelle (les Influences Spirituelle) est assurée
tant par l’intermédiaire du sanctuaire d’Iwama, que par l’institution du DoShu
et des Shihan. Le Doshu est détenteur des composantes psychiques liées à l’Âme
Universelle en raison de la transmission par métempsychose qui s’opère à
travers l’héritage agnatique (le Doshu est nécessairement fils du défunt
Doshu). Cependant la véritable source est le sanctuaire d’Iwama. Les Shihan
(étymologiquement signifie Modèle) sont en quelque sorte les “lieu-tenants”
délégués par le Doshu pour assurer la transmission des influences dans les pays
éloignés du Japon. Les Shihan sont désignés parmi les pratiquants disposant
d’au moins le 6ème Dan. Lorsque l’on s’adresse à ces personnes, on doit
associer à leur nom le titre de Sensei (Maître).
Pour répondre à la question, il faut dire qu’il n’y a
pas encore de Maître réalisé tel que l’a été Morihei Ueshiba. Par contre les
pratiquants de la Voie de l’Aïki cheminent tous vers l’accomplissement
spirituel qui leur est intrinsèquement dévolu.
Y a-t-il une raréfaction des
Maîtres comme dans le soufisme ?
Il n’y a donc pas raréfaction puisque l’Aïkido est une
voie jeune. Il y a un travail spirituel profond qui est en train de se produire
partout dans le monde.
Existe-t-il encore des
stations spirituelles supérieures au 6e dan du Shihan (maqamat) comme dans le
taçawwuf ?
Je dirais que la première station véritablement
spirituelle est située théoriquement au 5ème DAN. Dans mon ouvrage “Comprendre
l’essence du Budo” au chapitre “Les nombres simples symboles des états
multiples de l’être” j’ai présenté comment les dix grades pouvaient être
rapprochés de la symbolique des nombres simples de la tradition
Extrême-orientale. Le 5ème Dan marque théoriquement le stade où l’être meure à
lui-même pour renaître au monde spirituel. Les grades précédents (de 1 à 4) ont
consisté à faire coïncider le centre de l’être avec le Centre du Monde. Le 4ème
Dan est un grade important, c’est celui où théoriquement le coeur de l’être est
éprouvé. Les grades qui suivent le 5ème Dan vont consister à accomplir
l'ascension spirituelle en découvrant et accomplissant sa “mission désignée”.
Le 6ème Dan peut être associé à la devise “En contact avec le Ciel”, le 7ème à
la devise “La Grande Geste”, le 8ème à la devise “Le passage à la limite”, le
9ème à “Accomplir sa mission”, le 10ème à “l’Achèvement de la mission”.
[1] takamusu : “enfantement céleste” état où le
pratiquant est uni à la Conscience Universelle.
[2] kotoama : généralement traduit par “mot âme”, ou
“mot esprit”. Il s’agit de la science de l’être en rapport avec le verbe. On
peut traduire Kototama par “Entendement transcendant”.
[3] Voir notre livre “Comprendre l’essence du Budo”, au
chapitre “Derrière la Porte, le Pont Flottant du Ciel”. Cette expression
caractérise un état de clairvoyance. La conscience de l’être est sise dans un
domaine extra-temporel et extra-spacial.
[4] Méthode pour calmer l'âme et s'unir avec le divin
Chinkon Kishin est une pratique du shintô ancien que Ueshiba a apprise auprès
du révérend de l’Ômoto-Kyô, Deguchi Onisaburô.
[5] Invocations sacrées.
[6] “Modèle”, Le Shihan porte le titre de Maître.
[7] À propos de cet état voir “Comprendre l’essence du Budo”, “la purification, combler les carences, aplanir les excès pour accéder à
la plénitude”, page 200-201
[8] Le sens premier du terme ubuya est maternité. C'est
le lieu d'accouchement. Cela est bien évidemment à prendre dans un sens
spirituel.
[9] Divinité gardienne du Pont flottant du Ciel, Maître
des kamis terrestres
Petite dissertation cinématographique sur l'Aïkido sous
l'éclairage de Maître Christian Tissier ShiHan par Philippe Doussin (2013)
Démonstration d'Aïkido par Philippe Doussin 5e Dan et
ses élèves pour les 30 ans de La Chapelaine Karaté. En présence de la Femme et
de la fille de Maître Kasé. (2011)
Document rare d'une démonstration du Maître Morihei Ueshiba en 1957