L’Erreur
Spirite, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1952, p. 197
CHAPITRE
VI
LA
RÉINCARNATION
Nous ne pouvons songer à entreprendre ici une étude
absolument complète de la question de la réincarnation, car il faudrait un
volume entier pour l’examiner sous tous ses aspects ; peut-être y
reviendrons-nous quelque jour ; la chose en vaut la peine, non pas en
elle-même, car ce n’est qu’une absurdité pure et simple, mais en raison de
l’étrange diffusion de cette idée de réincarnation, qui est, à notre époque,
une de celles qui contribuent le plus au détraquement mental d’un grand nombre.
Ne pouvant cependant nous dispenser présentement de traiter ce sujet, nous en
dirons du moins tout ce qu’il y a de plus essentiel à en dire ; et notre
argumentation vaudra, non seulement contre le spiritisme kardéciste, mais aussi
contre toutes les autres écoles « néo-spiritualistes » qui, à sa suite, ont
adopté cette idée, sauf à la modifier dans des détails plus ou moins
importants. Par contre, cette réfutation ne s’adresse pas, comme la précédente,
au spiritisme envisagé dans toute sa généralité, car la réincarnation n’en est
pas un élément absolument essentiel, et on peut être spirite sans l’admettre,
tandis qu’on ne peut pas l’être sans admettre la manifestation des morts par
des phénomènes sensibles. En fait, on sait que les spirites américains et
anglais, c’est-à-dire les représentants de la plus ancienne forme du
spiritisme, furent tout d’abord unanimes à s’opposer à la théorie
réincarnationniste, que Dunglas Home, en particulier, critiqua violemment1 ; il
a fallu, pour que certains d’entre eux se décident plus tard à l’accepter, que
cette théorie ait, dans l’intervalle, pénétré les milieux anglo-saxons par des
voies étrangères au spiritisme.
——————————
[1] Les Lumières et les Ombres du Spiritualisme, pp.
118-141.
En France même, quelques-uns des premiers spirites,
comme Piérart et Anatole Barthe, se séparèrent d’Allan Kardec sur ce point ;
mais, aujourd’hui, on peut dire que le spiritisme français tout entier a fait
de la réincarnation un véritable « dogme » ; Allan Kardec lui-même, d’ailleurs,
n’avait pas hésité à l’appeler de ce nom1. C’est au spiritisme français,
rappelons-le encore, que cette théorie fut empruntée par le théosophisme
d’abord, puis par l’occultisme papusien et diverses autres écoles, qui en ont
fait également un de leurs articles de foi ; ces écoles ont beau reprocher aux
spirites de concevoir la réincarnation d’une façon peu « philosophique », les
modifications et les complications diverses qu’elles y ont apportées ne
sauraient masquer cet emprunt initial.
Nous avons déjà noté quelques-unes des divergences qui
existent, à propos de la réincarnation, soit parmi les spirites, soit entre eux
et les autres écoles ; là-dessus comme sur tout le reste, les enseignements des
« esprits » sont passablement flottants et contradictoires, et les prétendues
constatations des « clairvoyants » ne le sont pas moins. Ainsi, nous l’avons
vu, pour les uns, un être humain se réincarne constamment dans le même sexe ;
pour d’autres, il se réincarne indifféremment dans un sexe ou dans l’autre,
sans qu’on puisse fixer aucune loi à cet égard ; pour d’autres encore, il y a
une alternance plus ou moins régulière entre les incarnations masculines et
féminines. De même, les uns disent que l’homme se réincarne toujours sur la
terre ; les autres prétendent qu’il peut aussi bien se réincarner, soit dans
une autre planète du système solaire, soit même sur un astre quelconque ;
certains admettent qu’il y a généralement plusieurs incarnations terrestres
consécutives avant de passer à un autre séjour, et c’est là l’opinion d’Allan
Kardec lui-même ; pour les théosophistes, il n’y a que des incarnations
terrestres pendant toute la durée d’un cycle extrêmement long, après quoi une
race humaine tout entière commence une nouvelle série d’incarnations dans une
autre sphère, et ainsi de suite.
——————————
[1] Le Livre des Esprits, pp. 75 et 96.
Un autre point qui n’est pas moins discuté, c’est la
durée de l’intervalle qui doit s’écouler entre deux incarnations consécutives :
les uns pensent qu’on peut se réincarner immédiatement, ou tout au moins au
bout d’un temps très court, tandis que, pour les autres, les vies terrestres
doivent être séparées par de longs intervalles ; nous avons vu ailleurs que les
théosophistes, après avoir d’abord supposé que ces intervalles étaient de douze
ou quinze cents ans au minimum, en sont arrivés à les réduire considérablement,
et à faire à cet égard des distinctions suivant les « degrés d’évolution » des
individus1. Chez les occultistes français, il s’est produit également une
variation qu’il est assez curieux de signaler : dans ses premiers ouvrages,
Papus, tout en attaquant les théosophistes avec lesquels il venait de rompre,
répète après eux que, « d’après la science ésotérique, une âme ne peut se
réincarner qu’au bout de quinze cents ans environ, sauf dans quelques
exceptions très nettes (mort dans l’enfance, mort violente, adeptat) »2, et il
affirme même, sur la foi de Mme Blavatsky et de Sinnett, que « ces chiffres
sont tirés de calculs astronomiques par l’ésotérisme hindou »3, alors que nulle
doctrine traditionnelle authentique n’a jamais parlé de la réincarnation, et
que celle-ci n’est qu’une invention toute moderne et tout occidentale. Plus
tard, Papus rejette entièrement la prétendue loi établie par les théosophistes
et déclare qu’on n’en peut donner aucune, disant (nous respectons soigneusement
son style) qu’« il serait aussi absurde de fixer un terme fixe de douze cents
ans comme de dix ans au temps qui sépare une incarnation d’un retour sur terre,
que de fixer pour la vie humaine sur terre une période également fixe »4.
——————————
[1] Le Théosophisme, pp. 88-90.
[2] Traité méthodique de Science occulte, pp. 296-297.
[3] Ibid., p. 341.
[4] La Réincarnation, pp. 42-43.
Tout cela n’est guère fait pour inspirer confiance à
ceux qui examinent les choses avec impartialité, et, si la réincarnation n’a
pas été « révélée » par les « esprits » pour la bonne raison que ceux-ci n’ont
jamais parlé réellement par l’intermédiaire des tables ou des médiums, les
quelques remarques que nous venons de faire suffisent déjà pour montrer qu’elle
ne peut pas davantage être une vraie connaissance ésotérique, enseignée par des
initiés qui, par définition, sauraient à quoi s’en tenir. Il n’y a donc même
pas besoin d’aller au fond de la question pour écarter les prétentions des
occultistes et des théosophistes ; il reste que la réincarnation soit l’équivalent
d’une simple conception philosophique ; effectivement, elle n’est que cela, et
elle est même au niveau des pires conceptions philosophiques, puisqu’elle est
absurde au sens propre de ce mot. Il y a bien des absurdités aussi chez les
philosophes, mais du moins ne les présentent-ils généralement que comme des
hypothèses ; les « néo-spiritualistes » s’illusionnent plus complètement (nous
admettons ici leur bonne foi, qui est incontestable pour la masse, mais qui ne
l’est pas toujours pour les dirigeants), et l’assurance même avec laquelle ils
formulent leurs affirmations est une des raisons qui les rendent plus
dangereuses que celles des philosophes.
Nous venons de prononcer le mot de « conception
philosophique » ; celui de « conception sociale » serait peut-être encore plus
juste en la circonstance, si l’on considère ce que fut l’origine réelle de
l’idée de réincarnation. En effet, pour les socialistes français de la première
moitié du XIXe siècle, qui l’inculquèrent à Allan Kardec, cette idée était essentiellement
destinée à fournir une explication de l’inégalité des conditions sociales, qui
revêtait à leurs yeux un caractère particulièrement choquant. Les spirites ont
conservé ce même motif parmi ceux qu’ils invoquent le plus volontiers pour
justifier leur croyance à la réincarnation, et ils ont même voulu étendre
l’explication à toutes les inégalités, tant intellectuelles que physiques ;
voici ce qu’en dit Allan Kardec : « Ou les âmes à leur naissance sont égales,
ou elles sont inégales, cela n’est pas douteux. Si elles sont égales, pourquoi
ces aptitudes si diverses ?... Si elles sont inégales, c’est que Dieu les a
créées ainsi, mais alors pourquoi cette supériorité innée accordée à
quelques-unes ? Cette partialité est-elle conforme à sa justice et à l’égal
amour qu’il porte a toutes ses créatures ? Admettons, au contraire, une
succession d’existences antérieures progressives, et tout est expliqué. Les
hommes apportent en naissant l’intuition de ce qu’ils ont acquis ; ils sont
plus ou moins avancés, selon le nombre d’existences qu’ils ont parcourues,
selon qu’ils sont plus ou moins éloignés du point de départ, absolument comme
dans une réunion d’individus de tous âges chacun aura un développement
proportionné au nombre d’années qu’il aura vécu ; les existences successives
seront, pour la vie de l’âme, ce que les années sont pour la vie du corps…
Dieu, dans sa justice, n’a pu créer des âmes plus ou moins parfaites ; mais,
avec la pluralité des existences, l’inégalité que nous voyons n’a plus rien de
contraire à l’équité la plus rigoureuse »1. M. Léon Denis dit pareillement : «
La pluralité des existences peut seule expliquer la diversité des caractères,
la variété des aptitudes, la disproportion des qualités morales, en un mot
toutes les inégalités qui frappent nos regards. En dehors de cette loi, on se
demanderait en vain pourquoi certains hommes possèdent le talent, de nobles
sentiments, des aspirations élevées, alors que tant d’autres n’ont en partage
que sottise, passions viles et instincts grossiers. Que penser d’un Dieu qui,
en nous assignant une seule vie corporelle, nous aurait fait des parts aussi
inégales et, du sauvage au civilisé, aurait réservé aux hommes des biens si peu
assortis et un niveau moral si différent ? Sans la loi des réincarnations, c’est
l’iniquité qui gouverne le monde… Toutes ces obscurités se dissipent devant la
doctrine des existences multiples. Les êtres qui se distinguent par leur
puissance intellectuelle ou leurs vertus ont plus vécu, travaillé davantage,
acquis une expérience et des aptitudes plus étendues »2.
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[1] Le Livre des Esprits, pp. 102-103.
[2] Après la mort, pp. 164-166.
Des raisons similaires sont alléguées même par les
écoles dont les théories sont moins « primaires » que celles du spiritisme, car
la conception réincarnationniste n’a jamais pu perdre entièrement la marque de
son origine ; les théosophistes, par exemple, mettent aussi en avant, au moins
accessoirement, l’inégalité des conditions sociales. De son côté, Papus fait
exactement de même : « Les hommes recommencent un nouveau parcours dans le
monde matériel, riches ou pauvres, heureux socialement ou malheureux, suivant
les résultats acquis dans les parcours antérieurs, dans les incarnations
précédentes »1. Ailleurs, il s’exprime encore plus nettement à ce sujet : «
Sans la notion de la réincarnation, la vie sociale est une iniquité. Pourquoi
des êtres inintelligents sont-ils gorgés d’argent et comblés d’honneurs, alors
que des êtres de valeur se débattent dans la gêne et dans la lutte quotidienne
pour des aliments physiques, moraux ou spirituels ?... On peut dire, en
général, que la vie sociale actuelle est déterminée par l’état antérieur de
l’esprit et qu’elle détermine l’état social futur »2.
Une telle explication est parfaitement illusoire, et
voici pourquoi : d’abord, si le point de départ n’est pas le même pour tous,
s’il est des hommes qui en sont plus ou moins éloignés et qui n’ont pas
parcouru le même nombre d’existences (c’est ce que dit Allan Kardec), il y a là
une inégalité dont ils ne sauraient être responsables, et que, par suite, les
réincarnationnistes doivent regarder comme une « injustice » dont leur théorie
est incapable de rendre compte. Ensuite, même en admettant qu’il n’y ait pas de
ces différences entre les hommes, il faut bien qu’il y ait eu, dans leur
évolution (nous parlons suivant la manière de voir des spirites), un moment où
les inégalités ont commencé, et il faut aussi qu’elles aient une cause ; si
l’on dit que cette cause, ce sont les actes que les hommes avaient déjà accomplis
antérieurement, il faudra expliquer comment ces hommes ont pu se comporter
différemment avant que les inégalités se soient introduites parmi eux.
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[1] Traité méthodique de Science occulte, p. 167.
[2] La Réincarnation, pp. 113 et 118.
Cela est inexplicable, tout simplement parce qu’il y a
là une contradiction : si les hommes avaient été parfaitement égaux, ils
auraient été semblables sous tous rapports, et, en admettant que cela fût
possible, ils n’auraient jamais pu cesser de l’être, à moins que l’on ne
conteste la validité du principe de raison suffisante (et, dans ce cas, il n’y
aurait plus lieu de chercher ni loi ni explication quelconque) ; s’ils ont pu
devenir inégaux, c’est évidemment que la possibilité de l’inégalité était en eux,
et cette possibilité préalable suffisait à les constituer inégaux dès
l’origine, au moins potentiellement. Ainsi, on n’a fait que reculer la
difficulté en croyant la résoudre, et, finalement, elle subsiste tout entière ;
mais, à vrai dire, il n’y a pas de difficulté, et le problème lui-même n’est
pas moins illusoire que sa solution prétendue. On peut dire de cette question
la même chose que de beaucoup de questions philosophiques, qu’elle n’existe que
parce qu’elle est mal posée ; et, si on la pose mal, c’est surtout, au fond,
parce qu’on fait intervenir des considérations morales et sentimentales là où
elles n’ont que faire : cette attitude est aussi inintelligente que le serait
celle d’un homme qui se demanderait, par exemple, pourquoi telle espèce animale
n’est pas l’égale de telle autre, ce qui est manifestement dépourvu de sens.
Qu’il y ait dans la nature des différences qui nous apparaissent comme des
inégalités, tandis qu’il y en a d’autres qui ne prennent pas cet aspect, ce
n’est là qu’un point de vue purement humain ; et, si on laisse de côté ce point
de vue éminemment relatif, il n’y a plus à parler de justice ou d’injustice
dans cet ordre de choses. En somme, se demander pourquoi un être n’est pas
l’égal d’un autre, c’est se demander pourquoi il est différent de cet autre ;
mais, s’il n’en était aucunement différent, il serait cet autre au lieu d’être
lui-même. Dès lors qu’il y a une multiplicité d’êtres, il faut nécessairement
qu’il y ait des différences entre eux ; deux choses identiques sont inconcevables,
parce que, si elles sont vraiment identiques, ce ne sont pas deux choses, mais
bien une seule et même chose ; Leibnitz a entièrement raison sur ce point.
Chaque être se distingue des autres, dès le principe, en ce qu’il porte en lui-même
certaines possibilités qui sont essentiellement inhérentes à sa nature, et qui
ne sont les possibilités d’aucun autre être ; la question à laquelle les
réincarnationnistes prétendent apporter une réponse revient donc tout
simplement à se demander pourquoi un être est lui-même et non pas un autre. Si
l’on veut voir là une injustice, peu importe, mais, en tous cas, c’est une
nécessité ; et d’ailleurs, au fond, ce serait plutôt le contraire d’une
injustice : en effet, la notion de justice, dépouillée de son caractère
sentimental et spécifiquement humain, se réduit à celle d’équilibre ou
d’harmonie ; or, pour qu’il y ait harmonie totale dans l’Univers, il faut et il
suffit que chaque être soit à la place qu’il doit occuper, comme élément de cet
Univers, en conformité avec sa propre nature. Cela revient précisément à dire
que les différences et les inégalités, que l’on se plaît à dénoncer comme des
injustices réelles ou apparentes, concourent effectivement et nécessairement,
au contraire, à cette harmonie totale ; et celle-ci ne peut pas ne pas être,
car ce serait supposer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, puisqu’il y
aurait absurdité à supposer qu’il peut arriver à un être quelque chose qui
n’est point une conséquence de sa nature ; ainsi les partisans de la justice
peuvent se trouver satisfaits par surcroît, sans être obligés d’aller à
l’encontre de la vérité.
Allan Kardec déclare que « le dogme de la réincarnation
est fondé sur la justice de Dieu et la révélation »1 ; nous venons de montrer
que, de ces deux raisons d’y croire, la première ne saurait être invoquée
valablement ; quant à la seconde, comme il veut évidemment parler de la
révélation des « esprits », et comme nous avons établi précédemment qu’elle est
inexistante, nous n’avons pas à y revenir. Toutefois, ce ne sont là encore que
des observations préliminaires, car, de ce qu’on ne voit aucune raison
d’admettre une chose, il ne s’ensuit pas forcément que cette chose soit fausse
; on pourrait encore, tout au moins, demeurer à son égard dans une attitude de
doute pur et simple.
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[1] Le Livre des Esprits, p. 75.
Nous devons dire, d’ailleurs, que les objections que
l’on formule ordinairement contre la théorie réincarnationniste ne sont guère
plus fortes que les raisons que l’on invoque d’autre part pour l’appuyer ; cela
tient, en grande partie, à ce qu’adversaires et partisans de la réincarnation
se placent également, le plus souvent, sur le terrain moral et sentimental, et
que les considérations de cet ordre ne sauraient rien prouver. Nous pouvons
refaire ici la même observation qu’en ce qui concerne la question de la
communication avec les morts : au lieu de se demander si cela est vrai ou faux,
ce qui seul importe, on discute pour savoir si cela est ou n’est pas «
consolant », et l’on peut discuter ainsi indéfiniment sans en être plus avancé,
puisque c’est là un critérium purement « subjectif », comme dirait un
philosophe. Heureusement, il y a beaucoup mieux à dire contre la réincarnation,
puisqu’on peut en établir l’impossibilité absolue ; mais, avant d’en arriver
là, nous devons encore traiter une autre question et préciser certaines
distinctions, non seulement parce qu’elles sont fort importantes en
elles-mêmes, mais aussi parce que, sans cela, certains pourraient s’étonner de
nous voir affirmer que la réincarnation est une idée exclusivement moderne.
Trop de confusions et de notions fausses ont cours depuis un siècle pour que
bien des gens, même en dehors des milieux « néo-spiritualistes », ne s’en
trouvent pas gravement influencés ; cette déformation est même arrivée à un tel
point que les orientalistes officiels, par exemple, interprètent couramment
dans un sens réincarnationniste des textes où il n’y a rien de tel, et qu’ils
sont devenus complètement incapables de les comprendre autrement, ce qui
revient à dire qu’ils n’y comprennent absolument rien.
Le terme de « réincarnation » doit être distingué de
deux autres termes au moins, qui ont une signification totalement différente,
et qui sont ceux de « métempsychose » et de « transmigration » ; il s’agit là
de choses qui étaient fort bien connues des anciens, comme elles le sont encore
des Orientaux, mais que les Occidentaux modernes, inventeurs de la
réincarnation, ignorent absolument1. Il est bien entendu que, lorsqu’on parle de
réincarnation, cela veut dire que l’être qui a déjà été incorporé reprend un
nouveau corps, c’est-à-dire qu’il revient à l’état par lequel il est déjà passé
; d’autre part, on admet que cela concerne l’être réel et complet, et non pas
simplement des éléments plus ou moins importants qui ont pu entrer dans sa
constitution à un titre quelconque. En dehors de ces deux conditions, il ne
peut aucunement être question de réincarnation ; or la première la distingue
essentiellement de la transmigration, telle qu’elle est envisagée dans les
doctrines orientales, et la seconde ne la différencie pas moins profondément de
la métempsychose, au sens ou l’entendaient notamment les Orphiques et les
Pythagoriciens. Les spirites, tout en affirmant faussement l’antiquité de la
théorie réincarnationniste, disent bien qu’elle n’est pas identique à la
métempsychose ; mais, suivant eux, elle s’en distingue seulement en ce que les
existences successives sont toujours « progressives », et en ce qu’on doit
considérer exclusivement les êtres humains : « Il y a, dit Allan Kardec, entre
la métempsychose des anciens et la doctrine moderne de la réincarnation, cette
grande différence que les esprits rejettent de la manière la plus absolue la
transmigration de l’homme dans les animaux, et réciproquement »2. Les anciens,
en réalité, n’ont jamais envisagé une telle transmigration, pas plus que celle
de l’homme dans d’autres hommes, comme on pourrait définir la réincarnation ;
sans doute, il y a des expressions plus ou moins symboliques qui peuvent donner
lieu à des malentendus, mais seulement quand on ne sait pas ce qu’elles veulent
dire véritablement, et qui est ceci : il y a dans l’homme des éléments psychiques
qui se dissocient après la mort, et qui peuvent alors passer dans d’autres êtres
vivants, hommes ou animaux, sans que cela ait beaucoup plus d’importance, au
fond, que le fait que, après la dissolution du corps de ce même homme, les
éléments qui le composaient peuvent servir à former d’autres corps ; dans les
deux cas, il s’agit des éléments mortels de l’homme, et non point de la partie
impérissable qui est son être réel, et qui n’est nullement affectée par ces
mutations posthumes.
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[1] Il y aurait lieu de mentionner aussi les
conceptions de certains kabbalistes, que l’on désigne sons les noms de «
révolution des âmes » et d’« embryonnat » ; mais nous n’en parlerons pas ici,
parce que cela nous entraînerait bien loin ; d’ailleurs, ces conceptions n’ont
qu’une portée assez restreinte, car elles font intervenir des conditions qui,
si étrange que cela puisse sembler, sont tout à fait spéciales au peuple
d’Israël.
[2] Le Livre des Esprits, p. 96 ; cf. ibid., pp.
262-264.
À ce propos, Papus a commis une méprise d’un autre
genre, en parlant « des confusions entre la réincarnation ou retour de l’esprit
dans un corps matériel, après un stage astral, et la métempsychose ou traversée
par le corps matériel de corps d’animaux et de plantes, avant de revenir dans
un nouveau corps matériel »1 ; sans parler de quelques bizarreries d’expression
qui peuvent être des lapsus (les corps d’animaux et de plantes ne sont pas
moins « matériels » que le corps humain, et ils ne sont pas « traversés » par
celui-ci, mais par des éléments qui en proviennent), cela ne pourrait en aucune
façon s’appeler « métempsychose », car la formation de ce mot implique qu’il
s’agit d’éléments psychiques, et non d’éléments corporels.
——————————
[1] La Réincarnation, p. 9. – Papus ajoute : « Il ne
faut jamais confondre la réincarnation et la métempsychose, l’homme ne
rétrogradant pas et l’esprit ne devenant jamais un esprit d’animal, sauf en
plan astral, à l’état génial, mais ceci est encore un mystère. » Pour nous, ce
prétendu mystère n’en est pas un : nous pouvons dire qu’il s’agit du « génie de
l’espèce », c’est-à-dire de l’entité qui représente l’esprit, non pas d’une
individualité, mais d’une espèce animale tout entière ; les occultistes
pensent, en effet, que l’animal n’est pas comme l’homme un individu autonome,
et que, après la mort, son âme retourne à l’« essence élémentale », propriété
indivise de l’espèce. D’après la théorie à laquelle Papus fait allusion en
termes énigmatiques, les génies des espèces animales seraient des esprits
humains parvenus à un certain degré d’évolution et à qui cette fonction aurait
été assignée spécialement ; du reste, il y a des « clairvoyants » qui
prétendent avoir vu ces génies sous la forme d’hommes à têtes d’animaux, comme
les figures symboliques des anciens Égyptiens. La théorie en question est
entièrement erronée : le génie de l’espèce est bien une réalité, même pour
l’espèce humaine, mais il n’est pas ce que croient les occultistes, et il n’a
rien de commun avec les esprits des hommes individuels ; quant au « plan » où
il se situe, cela ne rentre pas dans les cadres conventionnels fixés par l’occultisme.
Papus a raison de penser que la métempsychose ne
concerne pas l’être réel de l’homme, mais il se trompe complètement sur sa
nature ; et d’autre part, pour la réincarnation, quand il dit qu’« elle a été
enseignée comme un mystère ésotérique dans toutes les initiations de
l’antiquité »1, il la confond purement et simplement avec la transmigration
véritable.
La dissociation qui suit la mort ne porte pas seulement
sur les éléments corporels, mais aussi sur certains éléments que l’on peut
appeler psychiques ; cela, nous l’avons déjà dit en expliquant que de tels
éléments peuvent intervenir parfois dans les phénomènes du spiritisme et
contribuer à donner l’illusion d’une action réelle des morts ; d’une façon
analogue, ils peuvent aussi, dans certains cas, donner l’illusion d’une
réincarnation. Ce qu’il importe de retenir, sous ce dernier rapport, c’est que
ces éléments (qui peuvent, pendant la vie, avoir été proprement conscients ou
seulement « subconscients ») comprennent notamment toutes les images mentales
qui, résultant de l’expérience sensible, ont fait partie de ce qu’on appelle
mémoire et imagination : ces facultés, ou plutôt ces ensembles, sont
périssables, c’est-à-dire sujets à se dissoudre, parce que, étant d’ordre
sensible, ils sont littéralement des dépendances de l’état corporel ;
d’ailleurs, en dehors de la condition temporelle, qui est une de celles qui
définissent cet état, la mémoire n’aurait évidemment aucune raison de
subsister. Cela est bien loin, assurément, des théories de la psychologie
classique sur le « moi » et son unité ; ces théories n’ont que le défaut d’être
à peu près aussi dénués de fondement, dans leur genre, que les conceptions des
« néo-spiritualistes ».
——————————
[1] La Réincarnation, p. 6.
Une autre remarque qui n’est pas moins importante,
c’est qu’il peut y avoir transmission d’éléments psychiques d’un être à un
autre sans que cela suppose la mort du premier : en effet, il y a une hérédité
psychique aussi bien qu’une hérédité physiologique, cela est assez peu
contesté, et c’est même un fait d’observation vulgaire ; mais ce dont beaucoup
ne se rendent probablement pas compte, c’est que cela suppose au moins que les
parents fournissent un germe psychique, au même titre qu’un germe corporel ; et
ce germe peut impliquer potentiellement un ensemble fort complexe d’éléments
appartenant au domaine de la « subconscience », en outre des tendances ou
prédispositions proprement dites qui, en se développant, apparaîtront d’une
façon plus manifeste ; ces éléments « subconscients », au contraire, pourront
ne devenir apparents que dans des cas plutôt exceptionnels. C’est la double
hérédité psychique et corporelle qu’exprime cette formule chinoise : « Tu
revivras dans tes milliers de descendants », qu’il serait bien difficile, à
coup sûr, d’interpréter dans un sens réincarnationniste, quoique les
occultistes et même les orientalistes aient réussi bien d’autres tours de force
comparables à celui-là. Les doctrines extrême-orientales envisagent même de préférence
le côté psychique de l’hérédité, et elles y voient un véritable prolongement de
l’individualité humaine ; c’est pourquoi, sous le nom de « postérité » (qui est
d’ailleurs susceptible aussi d’un sens supérieur et purement spirituel), elles
l’associent à la « longévité », que les Occidentaux appellent immortalité.
Comme nous le verrons par la suite, certains faits que
les réincarnationnistes croient pouvoir invoquer à l’appui de leur hypothèse
s’expliquent parfaitement par l’un ou l’autre des deux cas que nous venons
d’envisager, c’est-à-dire, d’une part, par la transmission héréditaire de
certains éléments psychiques, et, d’autre part, par l’assimilation à une
individualité humaine d’autres éléments psychiques provenant de la
désintégration d’individualités humaines antérieures, qui n’ont pas pour cela
le moindre rapport spirituel avec celle-là. Il y a, en tout ceci,
correspondance et analogie entre l’ordre psychique et l’ordre corporel ; et
cela se comprend, puisque l’un et l’autre, nous le répétons, se réfèrent
exclusivement à ce qu’on peut appeler les éléments mortels de l’être humain. Il
faut encore ajouter que, dans l’ordre psychique, il peut arriver, plus ou moins
exceptionnellement, qu’un ensemble assez considérable d’éléments se conserve
sans se dissocier et soit transféré tel quel à une nouvelle individualité ; les
faits de ce genre sont, naturellement, ceux qui présentent le caractère le plus
frappant aux yeux des partisans de la réincarnation, et pourtant ces cas ne
sont pas moins illusoires que tous les autres1. Tout cela, nous l’avons dit, ne
concerne ni n’affecte aucunement l’être réel ; on pourrait, il est vrai, se
demander pourquoi, s’il en est ainsi, les anciens semblent avoir attaché une
assez grande importance au sort posthume des éléments en question. Nous
pourrions répondre en faisant simplement remarquer qu’il y a aussi bien des
gens qui se préoccupent du traitement que leur corps pourra subir après la
mort, sans penser pour cela que leur esprit doive en ressentir le contrecoup ;
mais nous ajouterons qu’effectivement, en règle générale, ces choses ne sont
point absolument indifférentes ; si elles l’étaient, d’ailleurs, les rites
funéraires n’auraient aucune raison d’être, tandis qu’ils en ont au contraire
une très profonde.
——————————
[1] Certains pensent qu’un transfert analogue peut
s’opérer pour des éléments corporels plus ou moins subtilisés, et ils
envisagent ainsi une « métensomatose » à côté de la « métempsychose » ; on pourrait
être tenté de supposer, à première vue, qu’il y a là une confusion et qu’ils
attribuent à tort la corporéité aux éléments psychiques inférieurs ; cependant,
il peut s’agir réellement d’éléments d’origine corporelle, mais « psychisés »,
en quelque sorte, par cette transposition dans l’« état subtil » dont nous
avons indiqué précédemment la possibilité ; l’état corporel et l’état
psychique, simples modalités différentes d’un même état d’existence qui est
celui de l’individualité humaine, ne sauraient être totalement séparés. Nous
signalons à l’attention des occultistes ce que dit à ce sujet un auteur dont
ils parlent volontiers sans le connaître, Keleph ben Nathan (Dutoit-Membrini),
dans La Philosophie Divine, t. I, pp. 62 et 292-293 ; à beaucoup de déclamations
mystiques assez creuses, cet auteur mêle parfois ainsi des aperçus fort
intéressants. Nous profiterons de cette occasion pour relever une erreur des
occultistes, qui présentent Dutoit-Membrini comme un disciple de Louis-Claude
de Saint-Martin (c’est M. Joanny Bricaud qui a fait cette découverte), alors
qu’il s’est au contraire exprimé sur le compte de celui-ci en termes plutôt
défavorables (ibid., t. I, pp. 245 et 345) ; il y aurait tout un livre à faire,
et qui serait bien amusant, sur l’érudition des occultistes et leur façon
d’écrire l’histoire.
Sans pouvoir insister là-dessus, nous dirons que l’action
de ces rites s’exerce précisément sur les éléments psychiques du défunt ; nous
avons mentionné ce que pensaient les anciens du rapport qui existe entre leur
non-accomplissement et certains phénomènes de « hantise », et cette opinion
était parfaitement fondée. Assurément, si on ne considérait que l’être, en tant
qu’il est passé à un autre état d’existence, il n’y aurait point à tenir compte
de ce que peuvent devenir ces éléments (sauf peut-être pour assurer la
tranquillité des vivants) ; mais il en va tout autrement si l’on envisage ce
que nous avons appelé les prolongements de l’individualité humaine. Ce sujet
pourrait donner lieu à des considérations que leur complexité et leur étrangeté
même nous empêchent d’aborder ici ; nous estimons, du reste, qu’il est de ceux
qu’il ne serait ni utile ni avantageux de traiter publiquement d’une façon
détaillée.
Après avoir dit en quoi consiste vraiment la
métempsychose, nous avons maintenant à dire ce qu’est la transmigration
proprement dite : cette fois, il s’agit bien de l’être réel, mais il ne s’agit
point pour lui d’un retour au même état d’existence, retour qui, s’il pouvait
avoir lieu, serait peut-être une « migration » si l’on veut, mais non une «
transmigration ». Ce dont il s’agit, c’est, au contraire, le passage de l’être
à d’autres états d’existence, qui sont définis, comme nous l’avons dit, par des
conditions entièrement différentes de celles auxquelles est soumise
l’individualité humaine (avec cette seule restriction que, tant qu’il s’agit
d’états individuels, l’être est toujours revêtu d’une forme, mais qui ne
saurait donner lieu à aucune représentation spatiale ou autre, plus ou moins
modelée sur celle de la forme corporelle) ; qui dit transmigration dit
essentiellement changement d’état. C’est là ce qu’enseignent toutes les
doctrines traditionnelles de l’Orient, et nous avons de multiples raisons de
penser que cet enseignement était aussi celui des « mystères » de l’antiquité ;
même dans des doctrines hétérodoxes comme le Bouddhisme, il n’est nullement
question d’autre chose, en dépit de l’interprétation réincarnationniste qui a
cours aujourd’hui parmi les Européens. C’est précisément la vraie doctrine de
la transmigration, entendue suivant le sens que lui donne la métaphysique pure,
qui permet de réfuter d’une façon absolue et définitive l’idée de réincarnation
; et il n’y a même que sur ce terrain qu’une telle réfutation soit possible.
Nous sommes donc amené ainsi à montrer que la réincarnation est une
impossibilité pure et simple ; il faut entendre par là qu’un même être ne peut
pas avoir deux existences dans le monde corporel, ce monde étant considéré dans
toute son extension : peu importe que ce soit sur la terre ou sur d’autres
astres quelconques1 ; peu importe aussi que ce soit en tant qu’être humain ou,
suivant les fausses conceptions de la métempsychose, sous toute autre forme,
animale, végétale ou même minérale. Nous ajouterons encore : peu importe qu’il
s’agisse d’existences successives ou simultanées, car il se trouve que
quelques-uns ont fait cette supposition, au moins saugrenue, d’une pluralité de
vies se déroulant en même temps, pour un même être, en divers lieux,
vraisemblablement sur des planètes différentes ; cela nous reporte encore une
fois aux socialistes de 1848, car il semble bien que ce soit Blanqui qui ait
imaginé le premier une répétition simultanée et indéfinie, dans l’espace,
d’individus supposés identiques2. Certains occultistes prétendent aussi que
l’individu humain peut avoir plusieurs « corps physiques », comme ils disent,
vivant en même temps dans différentes planètes ; et ils vont jusqu’à affirmer
que, s’il arrive à quelqu’un de rêver qu’il a été tué, c’est, dans bien des
cas, que, à cet instant même, il l’a été effectivement dans une autre planète !
Cela pourrait sembler incroyable si nous ne l’avions entendu nous-même ; mais
on verra, au chapitre suivant, d’autres histoires aussi fortes que celle-là.
——————————
[1] L’idée de la réincarnation dans diverses planètes
n’est pas absolument spéciale aux « néo-spiritualistes » ; cette conception,
chère à M. Camille Flammarion, est aussi celle de Louis Figuier (Le Lendemain
de la Mort ou la Vie future selon la Science) ; il est curieux de voir à
quelles extravagantes rêveries peut donner lieu une science aussi « positive »
que veut l’être l’astronomie moderne.
[2] L’Éternité par les Astres.
Nous devons dire aussi que la démonstration qui vaut
contre toutes les théories réincarnationnistes, quelque forme qu’elles
prennent, s’applique également, et au même titre, à certaines conceptions
d’allure plus proprement philosophique, comme la conception du « retour éternel
» de Nietzsche, et en un mot à tout ce qui suppose dans l’Univers une
répétition quelconque.
Nous ne pouvons songer à exposer ici, avec tous les
développements qu’elle comporte, la théorie métaphysique des états multiples de
l’être ; nous avons l’intention d’y consacrer, lorsque nous le pourrons, une ou
plusieurs études spéciales. Mais nous pouvons du moins indiquer le fondement de
cette théorie, qui est en même temps le principe de la démonstration dont il
s’agit ici, et qui est le suivant : la Possibilité universelle et totale est
nécessairement infinie et ne peut être conçue autrement, car, comprenant tout
et ne laissant rien en dehors d’elle, elle ne peut être limitée par rien
absolument ; une limitation de la Possibilité universelle, devant lui être
extérieure, est proprement et littéralement une impossibilité, c’est-à-dire un
pur néant. Or, supposer une répétition au sein de la Possibilité universelle,
comme on le fait en admettant qu’il y ait deux possibilités particulières
identiques, c’est lui supposer une limitation, car l’infinité exclut toute
répétition : il n’y a qu’à l’intérieur d’un ensemble fini qu’on puisse revenir
deux fois à un même élément, et encore cet élément ne serait-il rigoureusement
le même qu’à la condition que cet ensemble forme un système clos, condition qui
n’est jamais réalisée effectivement. Dès lors que l’Univers est vraiment un
tout, ou plutôt le Tout absolu, il ne peut y avoir nulle part aucun cycle fermé
: deux possibilités identiques ne seraient qu’une seule et même possibilité ;
pour qu’elles soient véritablement deux, il faut qu’elles diffèrent par une condition
au moins, et alors elles ne sont pas identiques. Rien ne peut jamais revenir au
même point, et cela même dans un ensemble qui est seulement indéfini (et non
plus infini), comme le monde corporel : pendant qu’on trace un cercle, un
déplacement s’effectue, et ainsi le cercle ne se ferme que d’une façon tout
illusoire. Ce n’est là qu’une simple analogie, mais elle peut servir pour aider
à comprendre que, « a fortiori », dans l’existence universelle, le retour à un
même état est une impossibilité : dans la Possibilité totale, ces possibilités
particulières que sont les états d’existence conditionnés sont nécessairement
en multiplicité indéfinie ; nier cela, c’est encore vouloir limiter la
Possibilité ; il faut donc l’admettre, sous peine de contradiction, et cela
suffit pour que nul être ne puisse repasser deux fois par le même état. Comme
on le voit, cette démonstration est extrêmement simple en elle-même, et, si
certains éprouvent quelque peine à la comprendre, ce ne peut être que parce que
les connaissances métaphysiques les plus élémentaires leur font défaut ; pour
ceux-là, un exposé plus développé serait peut-être nécessaire, mais nous les
prierons d’attendre, pour le trouver, que nous ayons l’occasion de donner
intégralement la théorie des états multiples ; ils peuvent être assurés, en
tout cas, que cette démonstration, telle que nous venons de la formuler en ce
qu’elle a d’essentiel, ne laisse rien à désirer sous le rapport de la rigueur.
Quant à ceux qui s’imagineraient que, en rejetant la réincarnation, nous
risquons de limiter d’une autre façon la Possibilité universelle, nous leur
répondrons simplement que nous ne rejetons qu’une impossibilité, qui n’est
rien, et qui n’augmenterait la somme des possibilités que d’une façon
absolument illusoire, n’étant qu’un pur zéro ; on ne limite pas la Possibilité
en niant une absurdité quelconque, par exemple en disant qu’il ne peut exister
un carré rond, ou que, parmi tous les mondes possibles, il ne peut y en avoir
aucun où deux et deux fassent cinq ; le cas est exactement le même. Il y a des
gens qui se font, en cet ordre d’idées, d’étranges scrupules : ainsi Descartes,
lorsqu’il attribuait à Dieu la « liberté d’indifférence », par crainte de
limiter la toute-puissance divine (expression théologique de la Possibilité
universelle), et sans s’apercevoir que cette « liberté d’indifférence », ou le
choix en l’absence de toute raison, implique des conditions contradictoires ;
nous dirons, pour employer son langage, qu’une absurdité n’est pas telle parce
que Dieu l’a voulu arbitrairement, mais que c’est au contraire parce qu’elle
est une absurdité que Dieu ne peut pas faire qu’elle soit quelque chose, sans
pourtant que cela porte la moindre atteinte à sa toute-puissance, absurdité et
impossibilité étant synonymes.
Revenant aux états multiples de l’être, nous ferons
remarquer, car cela est essentiel, que ces états peuvent être conçus comme
simultanés aussi bien que comme successifs, et que même, dans l’ensemble, on ne
peut admettre la succession qu’à titre de représentation symbolique, puisque le
temps n’est qu’une condition propre à un de ces états, et que même la durée,
sous un mode quelconque, ne peut être attribuée qu’à certains d’entre eux ; si
l’on veut parler de succession, il faut donc avoir soin de préciser que ce ne
peut être qu’au sens logique, et non pas au sens chronologique. Par cette
succession logique, nous entendons qu’il y a un enchaînement causal entre les
divers états ; mais la relation même de causalité, si on la prend suivant sa
véritable signification (et non suivant l’acception « empiriste » de quelques
logiciens modernes), implique précisément la simultanéité ou la coexistence de
ses termes. En outre, il est bon de préciser que même l’état individuel humain,
qui est soumis à la condition temporelle, peut présenter néanmoins une
multiplicité simultanée d’états secondaires : l’être humain ne peut pas avoir
plusieurs corps, mais, en dehors de la modalité corporelle et en même temps
qu’elle, il peut posséder d’autres modalités dans lesquelles se développent
aussi certaines des possibilités qu’il comporte. Ceci nous conduit à signaler
une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la réincarnation,
et qui compte aussi de nombreux partisans parmi les « néo-spiritualistes » :
d’après cette conception, chaque être devrait, au cours de son évolution (car
ceux qui soutiennent de telles idées sont toujours, d’une façon ou d’une autre,
des évolutionnistes), passer successivement par toutes les formes de vie,
terrestres et autres. Une telle théorie n’exprime qu’une impossibilité
manifeste, pour la simple raison qu’il existe une indéfinité de formes vivantes
par lesquelles un être quelconque ne pourra jamais passer, ces formes étant
toutes celles qui sont occupées par les autres êtres. D’ailleurs, quand bien
même un être aurait parcouru successivement une indéfinité de possibilités
particulières, et dans un domaine autrement étendu que celui des « formes de
vie », il n’en serait pas plus avancé par rapport au terme final, qui ne
saurait être atteint de cette manière ; nous reviendrons là-dessus en parlant
plus spécialement de l’évolutionnisme spirite. Pour le moment, nous ferons
seulement remarquer ceci : le monde corporel tout entier, dans le déploiement
intégral de toutes les possibilités qu’il contient, ne représente qu’une partie
du domaine de manifestation d’un seul état ; ce même état comporte donc, « a
fortiori », la potentialité correspondante à toutes les modalités de la vie
terrestre, qui n’est qu’une portion très restreinte du monde corporel. Ceci
rend parfaitement inutile (même si l’impossibilité n’en était prouvée par
ailleurs) la supposition d’une multiplicité d’existences à travers lesquelles
l’être s’élèverait progressivement de la modalité la plus inférieure, celle du
minéral, jusqu’à la modalité humaine, considérée comme la plus haute, en
passant successivement par le végétal et l’animal, avec toute la multitude de
degrés que comprend chacun de ces règnes ; il en est, en effet, qui font de
telles hypothèses, et qui rejettent seulement la possibilité d’un retour en
arrière. En réalité, l’individu, dans son extension intégrale, contient
simultanément les possibilités qui correspondent à tous les degrés dont il
s’agit (nous ne disons pas, qu’on le remarque bien, qu’il les contient ainsi corporellement)
; cette simultanéité ne se traduit en succession temporelle que dans le
développement de son unique modalité corporelle, au cours duquel, comme le
montre l’embryologie, il passe effectivement par tous les stades
correspondants, depuis la forme unicellulaire des êtres organisés les plus
rudimentaires, et même, en remontant plus haut encore, depuis le cristal,
jusqu’à la forme humaine terrestre. Disons en passant, dès maintenant, que ce
développement embryologique, contrairement à l’opinion commune, n’est nullement
une preuve de la théorie « transformiste » ; celle-ci n’est pas moins fausse
que toutes les autres formes de l’évolutionnisme, et elle est même la plus
grossière de toutes ; mais nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin. Ce qu’il
faut retenir surtout, c’est que le point de vue de la succession est
essentiellement relatif, et d’ailleurs, même dans la mesure restreinte où il
est légitimement applicable, il perd presque tout son intérêt par cette simple
observation que le germe, avant tout développement, contient déjà en puissance
l’être complet (nous en verrons tout à l’heure l’importance) ; en tout cas, ce
point de vue doit toujours demeurer subordonné à celui de la simultanéité,
comme l’exige le caractère purement métaphysique, donc extra-temporel (mais
aussi extra-spatial, la coexistence ne supposant pas nécessairement l’espace),
de la théorie des états multiples de l’être1.
Nous ajouterons encore que, quoi qu’en prétendent les
spirites et surtout les occultistes, on ne trouve dans la nature aucune
analogie en faveur de la réincarnation, tandis que, en revanche, on en trouve
de nombreuses dans le sens contraire. Ce point a été assez bien mis en lumière
dans les enseignements de la H. B, of L., dont il a été question précédemment,
et qui était formellement antiréincarnationniste ; nous croyons qu’il peut être
intéressant de citer ici quelques passages de ces enseignements, qui montrent
que cette école avait au moins quelque connaissance de la transmigration
véritable, ainsi que de certaines lois cycliques : « C’est une vérité absolue
qu’exprime l’adepte auteur de Ghostland, lorsqu’il dit que, en tant qu’être
impersonnel, l’homme vit dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à
celui-ci…
——————————
[1] Il faudrait pouvoir critiquer ici les définitions
que Leibnitz donne de l’espace (ordre des coexistences) et du temps (ordre des successions)
; ne pouvant l’entreprendre, nous dirons seulement qu’il étend ainsi le sens de
ces notions d’une façon tout à fait abusive, comme il le fait aussi, par
ailleurs, pour la notion de corps.
Lorsque le grand étage de conscience, sommet de la
série des manifestations matérielles, est atteint, jamais l’âme ne rentrera
dans la matrice de la matière, ne subira l’incarnation matérielle ; désormais,
ses renaissances sont dans le royaume de l’esprit. Ceux qui soutiennent la
doctrine étrangement illogique de la multiplicité des naissances humaines n’ont
assurément jamais développé en eux-mêmes l’état lucide de conscience
spirituelle ; sinon, la théorie de la réincarnation, affirmée et soutenue
aujourd’hui par un grand nombre d’hommes et de femmes versés dans la « sagesse
mondaine », n’aurait pas le moindre crédit. Une éducation extérieure est
relativement sans valeur comme moyen d’obtenir la connaissance véritable… Le
gland devient chêne, la noix de coco devient palmier ; mais le chêne a beau
donner des myriades d’autres glands, il ne devient plus jamais gland lui-même,
ni le palmier ne redevient plus noix. De même pour l’homme : dès que l’âme
s’est manifestée sur le plan humain, et a ainsi atteint la conscience de la vie
extérieure, elle ne repasse plus jamais par aucun de ses états rudimentaires…
Tous les prétendus « réveils de souvenirs » latents, par lesquels certaines
personnes assurent se rappeler leurs existences passées, peuvent s’expliquer,
et même ne peuvent s’expliquer que par les simples lois de l’affinité et de la
forme. Chaque race d’êtres humains, considérée en soi-même, est immortelle ; il
en est de même de chaque cycle : jamais le premier cycle ne devient le second,
mais les êtres du premier cycle sont (spirituellement) les parents, ou les
générateurs1, de ceux du second cycle. Ainsi, chaque cycle comprend une grande
famille constituée par la réunion de divers groupements d’âmes humaines, chaque
condition étant déterminée par les lois de son activité, celles de sa forme et
celles de son affinité : une trinité des lois… C’est ainsi que l’homme peut
être comparé au gland et au chêne : l’âme embryonnaire, non individualisée,
devient un homme tout comme le gland devient un chêne, et, de même que le chêne
donne naissance à une quantité innombrable de glands, de même l’homme fournit à
son tour à une indéfinité d’âmes les moyens de prendre naissance dans le monde
spirituel.
——————————
[1] Ce sont les pitris de la tradition hindoue.
Il y a correspondance complète entre les deux, et c’est
pour cette raison que les anciens Druides rendaient de si grands honneurs à cet
arbre, qui était honoré au-delà de tous les autres par les puissants
Hiérophantes. » Il y a là une indication de ce qu’est la « postérité » entendue
au sens purement spirituel ; ce n’est pas ici le lieu d’en dire davantage sur
ce point, non plus que sur les lois cycliques auxquelles il se rattache ;
peut-être traiterons-nous quelque jour ces questions, si toutefois nous
trouvons le moyen de le faire en termes suffisamment intelligibles, car il y a
là des difficultés qui sont surtout inhérentes à l’imperfection des langues
occidentales.
Malheureusement, la H. B. of L. admettait la possibilité
de la réincarnation dans certains cas exceptionnels, comme celui des enfants
mort-nés ou morts en bas âge, et celui des idiots de naissance1 ; nous avons vu
ailleurs que Mme Blavatsky avait admis cette manière de voir à l’époque où elle
écrivit Isis Dévoilée2. En réalité, dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité
métaphysique, il ne saurait y avoir la moindre exception : il suffit qu’un être
soit passé par un certain état, ne fût-ce que sous forme embryonnaire, ou même
sous forme de simple germe, pour qu’il ne puisse en aucun cas revenir à cet
état, dont il a ainsi effectué les possibilités suivant la mesure que
comportait sa propre nature ; si le développement de ces possibilités semble
avoir été arrêté pour lui à un certain point, c’est qu’il n’avait pas à aller
plus loin quant à sa modalité corporelle, et c’est le fait de n’envisager que
celle-ci exclusivement qui est ici la cause de l’erreur, car on ne tient pas
compte de toutes les possibilités qui, pour ce même être, peuvent se développer
dans d’autres modalités du même état ; si l’on pouvait en tenir compte, on
verrait que la réincarnation, même dans des cas comme ceux-là, est absolument
inutile, ce qu’on peut d’ailleurs admettre dès lors qu’on sait qu’elle est
impossible, et que tout ce qui est concourt, quelles que soient les apparences,
à l’harmonie totale de l’Univers.
——————————
[1] Il y avait encore un troisième cas d’exception,
mais d’un tout autre ordre : c’était celui des « incarnations messianiques
volontaires », qui se produiraient tous les six cents ans environ, c’est-à-dire
à la fin de chacun des cycles que les Chaldéens appelaient Naros, mais sans que
le même esprit s’incarne jamais ainsi plus d’une fois, et sans qu’il n’ait
consécutivement deux semblables incarnations dans une même race ; la discussion
et l’interprétation de cette théorie sortiraient entièrement du cadre de la
présente étude.
[2] Le Théosophisme, pp. 97-99.
Cette question est tout à fait analogue à celle des
communications spirites : dans l’une et dans l’autre, il s’agit
d’impossibilités ; dire qu’il peut y avoir des exceptions serait aussi
illogique que de dire, par exemple, qu’il peut y avoir un petit nombre de cas
où, dans l’espace euclidien, la somme des trois angles d’un triangle ne soit
pas égale à deux droits ; ce qui est absurde l’est absolument, et non pas
seulement « en général ». Du reste, si l’on commence à admettre des exceptions,
nous ne voyons pas très bien comment on pourrait leur assigner une limite
précise : comment pourrait-on déterminer l’âge à partir duquel un enfant, s’il
vient à mourir, n’aura plus besoin de se réincarner, ou le degré que doit
atteindre la débilité mentale pour exiger une réincarnation ? Évidemment, rien
ne saurait être plus arbitraire, et nous pouvons donner raison à Papus
lorsqu’il dit que, « si l’on rejette cette théorie, il ne faut pas admettre
d’exception, sans quoi on ouvre une brèche à travers laquelle tout peut passer
»1.
Cette observation, dans la pensée de son auteur,
s’adressait surtout à quelques écrivains qui ont cru que la réincarnation, dans
certains cas particuliers, était conciliable avec la doctrine catholique ; le
comte de Larmandie, notamment, a prétendu qu’elle pouvait être admise pour les
enfants morts sans baptême2. Il est très vrai que certains textes, comme ceux
du quatrième concile de Constantinople, qu’on a cru parfois pouvoir invoquer
contre la réincarnation, ne s’y appliquent pas en réalité ; mais les
occultistes n’ont pas à en triompher, car, s’il en est ainsi, c’est tout
simplement parce que, à cette époque, la réincarnation n’avait pas encore été
imaginée.
——————————
[1] La Réincarnation, p. 179 ; d’après le Dr Rozier :
Initiation, avril 1898.
[2] Magie et Religion.
Il s’agissait d’une opinion d’Origène, d’après laquelle
la vie corporelle serait un châtiment pour des âmes qui, « préexistant en tant
que puissances célestes, auraient pris satiété de la contemplation divine » ;
comme on le voit, il n’est pas question là-dedans d’une autre vie corporelle
antérieure, mais d’une existence dans le monde intelligible au sens
platonicien, ce qui n’a aucun rapport avec la réincarnation. On a peine à
concevoir comment Papus a pu écrire que « l’avis du concile indique que la
réincarnation faisait partie de l’enseignement, et que s’il y en avait qui
revenaient volontairement se réincarner, non par dégoût du Ciel, mais par amour
de leur prochain, l’anathème ne pouvait pas les toucher » (il s’est imaginé que
cet anathème était porté contre « celui qui proclamerait être revenu sur terre
par dégoût du Ciel ») ; et il s’appuie là-dessus pour affirmer que « l’idée de
la réincarnation fait partie des enseignements secrets de l’Église »1. À propos
de la doctrine catholique, nous devons mentionner aussi une assertion des
spirites qui est véritablement extraordinaire : Allan Kardec affirme que « le
dogme de la résurrection de la chair est la consécration de celui de la
réincarnation enseignée par les esprits », et qu’« ainsi l’Église, par le dogme
de la résurrection de la chair, enseigne elle-même la doctrine de la
réincarnation » ; ou plutôt il présente ces propositions sous forme
interrogative, et c’est l’« esprit » de saint Louis qui lui répond que « cela
est évident », ajoutant qu’« avant peu on reconnaîtra que le spiritisme ressort
à chaque pas du texte même des Écritures sacrées »2 ! Ce qui est plus étonnant
encore, c’est qu’il se soit trouvé un prêtre catholique, même plus ou moins
suspect d’hétérodoxie, pour accepter et soutenir une pareille opinion ; c’est
l’abbé J.-A. Petit, du diocèse de Beauvais, ancien familier de la duchesse de
Pomar, qui a écrit ces lignes : « La réincarnation a été admise chez la plupart
des peuples anciens…
——————————
[1] La Réincarnation, p. 171.
[2] Le Livre des Esprits, pp. 440-442.
Le Christ aussi l’admettait. Si on ne la trouve pas
expressément enseignée par les apôtres, c’est que les fidèles devaient réunir
en eux les qualités morales qui en affranchissent… Plus tard, quand les grands
chefs et leurs disciples eurent disparu, et que l’enseignement chrétien, sous
la pression des intérêts humains, se fut figé en un aride symbole, il ne resta,
comme vestige du passé, que la résurrection de la chair, ou dans la chair, qui,
prise au sens étroit du mot, fit croire à l’erreur gigantesque de la
résurrection des corps morts »1. Nous ne voulons faire là-dessus aucun
commentaire, car de telles interprétations sont de celles qu’aucun esprit non
prévenu ne peut prendre au sérieux ; mais la transformation de la «
résurrection de la chair » en « résurrection dans la chair » est une de ces petites
habiletés qui risquent de faire mettre en doute la bonne foi de leur auteur.
Avant de quitter ce sujet, nous dirons encore quelques
mots des textes évangéliques que les spirites et les occultistes invoquent en
faveur de la réincarnation ; Allan Kardec en indique deux2, dont le premier est
celui-ci, qui suit le récit de la transfiguration : « Lorsqu’ils descendaient
de la montagne, Jésus fit ce commandement et leur dit : Ne parlez à personne de
ce que vous venez de voir, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité
d’entre les morts. Ses disciples l’interrogèrent alors et lui dirent : Pourquoi
donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ? Mais Jésus
leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir et qu’il rétablira toutes
choses. Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et ils ne l’ont point
connu, mais l’ont fait souffrir comme ils ont voulu. C’est ainsi qu’ils feront
mourir le Fils de l’homme.
——————————
[1] L’Alliance Spiritualiste, juillet 1911.
[2] Le Livre des Esprits, pp. 105-107. – Cf. Léon
Denis, Christianisme et Spiritisme, pp. 376-378. Voir aussi Les messies
esséniens et l’Église orthodoxe, pp. 33-35 ; cet ouvrage est une publication de
la secte soi-disant « essénienne » à laquelle nous ferons allusion plus loin.
Alors ses disciples comprirent que c’était de
Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé »1. Et Allan Kardec ajoute : « Puisque
Jean-Baptiste était Élie, il y a donc eu réincarnation de l’esprit ou de l’âme
d’Élie dans le corps de Jean-Baptiste. » Papus, de son côté, dit également : «
Tout d’abord, les Évangiles affirment sans ambages que Jean-Baptiste est Élie
réincarné. C’était un mystère. Jean-Baptiste interrogé se tait, mais les autres
savent. Il y a aussi cette parabole de l’aveugle de naissance puni pour ses
péchés antérieurs, qui donne beaucoup à réfléchir »2. En premier lieu, il n’est
point dit dans le texte de quelle façon « Élie est déjà venu » ; et, si l’on
songe qu’Élie n’était point mort au sens ordinaire de ce mot, il peut sembler
au moins difficile que ce soit par réincarnation ; de plus, pourquoi Élie, à la
transfiguration, ne s’était-il pas manifesté sous les traits de Jean-Baptiste3
? Ensuite, Jean-Baptiste interrogé ne se tait point comme le prétend Papus, il
nie au contraire formellement : « Ils lui demandèrent : Quoi donc ? êtes-vous
Élie ? Et il leur dit : Je ne le suis point »4. Si l’on dit que cela prouve
seulement qu’il n’avait pas le souvenir de sa précédente existence, nous
répondrons qu’il y a un autre texte qui est beaucoup plus explicite encore ;
c’est celui où l’ange Gabriel, annonçant à Zacharie la naissance de son fils,
déclare : « Il marchera devant le Seigneur dans l’esprit et dans la vertu
d’Élie, pour réunir le cœur des pères avec leurs enfants et rappeler les
désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple
parfait »5.
——————————
[1] St Mathieu, XVII, 9-15. – Cf. St Marc, IX, 8-12 ;
ce texte ne diffère guère de l’autre qu’en ce que le nom de Jean-Baptiste n’y
est pas mentionné.
[2] La Réincarnation, p. 170.
[3] L’autre personnage de l’Ancien Testament qui s’est
manifesté à la transfiguration est Moïse, dont « personne n’a connu le sépulcre
» ; Hénoch et Élie, qui doivent revenir « à la fin des temps », ont été l’un et
l’autre « enlevés aux cieux » ; tout cela ne saurait être invoqué comme des
exemples de manifestation des morts.
[4] St Jean, I, 21.
[5] St Luc, I, 17.
On ne saurait indiquer plus clairement que
Jean-Baptiste ne serait point Élie en personne mais qu’il appartiendrait
seulement, si l’on peut s’exprimer ainsi, à sa « famille spirituelle » ; c’est
donc de cette façon, et non littéralement, qu’il fallait entendre la « venue
d’Élie ». Quant à l’histoire de l’aveugle-né, Allan Kardec n’en parle pas, et
Papus ne semble guère la connaître, puisqu’il prend pour une parabole ce qui
est le récit d’une guérison miraculeuse ; voici le texte exact : « Lorsque
Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance ; et ses
disciples lui firent cette demande : Maître, est-ce le péché de cet homme, ou
le péché de ceux qui l’ont mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ?
Jésus leur répondit : Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au
monde ; mais c’est afin que les œuvres de la puissance de Dieu éclatent en lui
»1. Cet homme n’avait donc point été « puni pour ses péchés », mais cela aurait
pu être, à la condition qu’on veuille bien ne pas torturer le texte en ajoutant
un mot qui ne s’y trouve point : « pour ses péchés antérieurs » ; sans
l’ignorance dont Papus fait preuve en l’occasion, on pourrait être tenté de
l’accuser de mauvaise foi. Ce qui était possible, c’est que l’infirmité de cet
homme lui eût été infligée comme sanction anticipée en vue des péchés qu’il
commettrait ultérieurement ; cette interprétation ne peut être écartée que par
ceux qui poussent l’anthropomorphisme jusqu’à vouloir soumettre Dieu au temps.
Enfin, le second texte cité par Allan Kardec n’est autre que l’entretien de
Jésus avec Nicodème ; pour réfuter les prétentions des réincarnationnistes à
cet égard, on peut se contenter d’en reproduire le passage essentiel : « Si un
homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu… En vérité, je
vous le dis, si un homme ne renaît de l’eau et de l’esprit, il ne peut entrer
dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né
de l’esprit est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il
faut que vous naissiez de nouveau »2.
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[1] St Jean, IX, 1-3.
[2] Ibid., III, 3-7.
Il faut une ignorance aussi prodigieuse que celle des
spirites pour croire qu’il peut s’agir de la réincarnation alors qu’il s’agit
de la « seconde naissance », entendue dans un sens purement spirituel, et qui
est même nettement opposée ici à la naissance corporelle ; cette conception de
la « seconde naissance », sur laquelle nous n’avons pas à insister
présentement, est d’ailleurs de celles qui sont communes à toutes les doctrines
traditionnelles, parmi lesquelles il n’en est pas une, en dépit des assertions
des « néo-spiritualistes », qui ait jamais enseigné quelque chose qui ressemble
de près ou de loin à la réincarnation.
La réincarnation selon Ananda Coomaraswamy
Selon Ananda Coomaraswamy la réincarnation vient d'une
incompréhension populaire de la doctrine de la transmigration et ne fait pas
partie des doctrines hindoues : "Il est tout à fait contraire au
Bouddhisme, aussi bien qu'au Vêdânta, de penser à "nous-mêmes" comme
à des êtres errant au hasard dans le tourbillon fatal du flot du monde
(samsâra). Notre Soi immortel est tout, sauf une "individualité qui
survit". Ce n'est pas cet homme, un tel ou un tel qui réintègre sa demeure
et disparaît à la vue, mais le Soi prodigue qui se souvient de
lui-même."41. « Dans toute la tradition que nous considérons ici, il n’y a
aucune doctrine de la survie ou « réincarnation » des personnalités, mais
seulement de la Personne, le seul transmigrateur ; le fait d’admettre la nature
composite et changeante de la personnalité humaine, et sa corruptibilité qui
s’ensuit, conduit au problème global de la mortalité, qui peut être exprimé
dans la question : En qui partirai-je, lorsque je partirai (Prashna Upanishad
VI, 3) et "par quel soi le monde-de-Brahma est-il accessible ?"
(Sutta-Nipâta 508), moi-même ou bien le Soi ? La réponse chrétienne orthodoxe
est, bien entendu, que « Personne n’est monté au ciel, si ce n’est celui qui
est descendu du ciel, le Fils de l’Homme, qui est dans le ciel » (Jean 3, 13).
(…) cette résurrection est, en vérité, « à partir des cendres » (Somme
théologique III, supp. 78,2) et en un « corps entier et complet » mais n’est
pas différée, et n’est pas une reconstitution de « ce » corps ou de « cette »
personnalité mais de notre « autre Soi », le « Soi immortel » de ce soi, en un
corps immortel d’« or » (lumière, gloire) ne manquant de rien, mais étant
entièrement immatériel. La discrimination des « sauvés » et des « damnés » est
de même immédiate ; les sauvés sont ceux qui ont connu le Soi (jam non ego, sed
Christus in me, de Saint Paul), les damnés sont ceux qui ne se sont pas connus
eux-mêmes et dont, par conséquent, rien ne peut survivre lorsque le véhicule se
désagrège et que le Soi s’en va. »42
De ce point de vue ces lignes de la Bhagavad-Gîtâ
prennent un tout autre sens que dans le chapitre "Le mécanisme de la
réincarnation dans l'hindouisme" :
(7) Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de soi,
tient ses sens soumis, pour qui son âme se confond avec l'âme de tous les
êtres, même s'il agit, il n'est point souillé. (8) L'adepte du yoga est fondé,
en vérité, à estimer qu'il n'agit pas. Qu'il voie, qu'il entende, qu'il touche,
qu'il sente, qu'il mange, qu'il marche, qu'il dorme, qu'il respire, (9) qu'il
parle, qu'il lâche ou qu'il appréhende, qu'il ouvre ou ferme les yeux : tout
cela, ce sont pour lui les sens réagissant au contact des objets sensibles.
(10) Celui qui, fondant en Brahman tous les actes, agit en plein détachement,
le péché ne s'attache pas à lui pas plus que l'eau à la feuille du lotus. (11)
Le corps, le manas (organe central de perception qui se superpose aux cinq
sens), l'esprit, les sens mêmes ainsi parfaitement dégagés, les yogins,
agissant en dehors de tout attachement, travaillent à la purification
intérieure. (12) Celui qui pratique le yoga s'affranchit du fruit des actes et
atteint la paix immuable ; celui qui ne la pratique pas, attaché au fruit sous
la poussée du désir, demeure lié.
—
Bahgavad Gita, chapitre 525.
41. Ananda K. Coomaraswamy, Hindouisme et Bouddhisme,
p. 124
42. Ananda K. Coomaraswamy « La signification de la
mort », note 50