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lundi 24 octobre 2011

Les ascètes par A. J. Arberry




Arberry , A.J., Le Soufisme. Trad. Jean Gouillard. Les Cahiers du Sud, 1952.


Je vais maintenant raconter une vieille histoire
Comment la Foi commença et grandit
Jusqu’à sa pleine perfection ; oui, et je raconterai encore
Comment ensuite elle s’est fanée jusqu’à ressembler
A un vêtement décoloré. Après cela
Je vous réserve une vraie gemme de science
Que vous pouvez acquérir si vous voulez bien prêter attention à mes paroles
Une connaissance débordante, pour décaper le cœur
De la souillure et de la rouille et le rendre net et brillant
Véridique est ma connaissance, nette et éloquente
Précieuse autant que perles et rubis de grand prix
Par la Grâce Divine je montre la vérité
Que Dieu lui-même m’enseigna parce que je vis
En ce siècle déconcertant au delà de l’expression
Cruel et terrible, où il nous faut
Sans plus tarder une affirmation de notre foi
Doublée de preuves rationnelles
L’Islam a été magnifiquement célébré...
Comme les deuillants louent leur très cher disparu !


Ces vers sont empruntés à Ahmad b. ’Asim al-Antâkî d’Antioche, né à Wasit (Iraq) en 140/ 757 et mort à Damas en 215/830. Ils reflètent exactement l’état d’esprit des dévots au début du califat des Abbassides. Les prodigieuses conquêtes du Ier siècle de l’Islam avaient comblé de richesses et d’un pouvoir immense des gens étrangers à la « Maison du Prophète », qui régnaient sur de vastes territoires et menaient dans leur palais une existence d’oisiveté et de paresse, bien faite pour scandaliser les âmes simples.

La pieuse légende exempte de pareils excès les premiers compagnons et disciples de Mahomet : eux n’abusèrent jamais de leur condition privilégiée pour abdiquer la dignité simple et l’austérité de moeurs qu’ils avaient apprises du Prophète.
Lorsque Abu Bakr ayant hérité du pouvoir, l’univers entier vint à lui dans l’abaissement, il ne releva pas la tête pour cela ni n’afficha de prétentions ; il portait un seul vêtement qu’il agrafait avec deux épingles, ce qui lui valut le surnom de « l’homme aux deux épingles ». ’Umar b. al-Khattab, qui régna lui aussi sur l’univers entier, se nourrissait de pain et d’huile d’olive ; ses vêtements étaient rapiécés en une douzaine de places, parfois avec des bouts de cuir ; et pourtant les trésors de Chosroès et de César lui furent ouverts. ’Uthman, lui, ne se distinguait pas de ses esclaves par la mise ou l’apparence ; on le vit un jour sortir de l’un de ses vergers avec un fagot de bois mort sur le dos ; interrogé à ce sujet, il répondit : « Je voulais voir si mon âme refuserait. » Lorsque ’Ali accéda au pouvoir, il s’acheta une ceinture de quatre dirhams et une chemise de cinq ; trouvant trop longues les manches de son vêtement, il alla demander à un savetier son tranchet pour en couper la partie qui dépassait le bout de ses doigts ; et pourtant le même homme partagea le monde en droite et gauche [1].

C’est ainsi qu’al-Kharrâz, un mystique fameux du ine/ixe siècle, se représentait les « Califes vertueux » et cette réputation de sainteté était générale. Avec l’avènement du rusé Mu’âwiya (661-680), tout changea et la politique donna le pas aux calculs temporels sur les inspirations de l’idéal spirituel ; le fils et héritier de Mu’âwiya, Yazîd (680-833) était un ivrogne invétéré. Le transfert de la capitale de La Mecque à Damas illustre, à lui seul, le déclin de la piété : la mollesse syrienne évince l’ascétisme viril de l’Arabie. Un jour viendra où une nouvelle capitale outrageusement somptueuse, Bagdad, surgira sur les ruines de l’ancien empire perse, dans un pays où l’arabe était presque une seconde langue ; ce jour-là, la décadence sera consommée.

Devant une telle situation, une solution restait pour les âmes religieuses, se retirer de plus en plus d’une société visiblement engagée dans la voie de la damnation. Bien des gens qui avaient vu le Prophète furent réduits à choisir cette solution, dans leurs dernières années, pour marquer leur horreur de la corruption qui régnait en haut lieu. Conscients d’avoir pour eux l’intégrité et la justice, ils ne craignirent pas de fulminer condamnation et de prédire l’imminence du châtiment divin. Et cela devint un divertissement de bon ton dans les cercles puritains de s’amuser à écouter les éloquentes jérémiades des fidèles de la vieille école.

L’impiété califale connut une honorable exception dans la personne d’’Umar b. ’Abd ’Al-Azîz (717-720) célébré pour sa vertu en même temps que pour sa correspondance avec al-Hasan Al-Basrî (mort 110/728), un éminent théologien de la première heure renommé pour sa piété et son ascétisme et que les soufis revendiquent pour un de leurs plus anciens et plus distingués partisans. Le message d’al-Hasan illustre typiquement l’ascèse des débuts et ne laisse rien pressentir de la théosophie qui se développera plus tard. Qu’on en juge par cette lettre adressée à son auguste protecteur [2] :
Garde-toi de ce monde avec toute ta prudence ; il ressemble au serpent, doux au toucher mais dont le venin est mortel. Détourne-toi de tout ce qui t’enchante en lui, pour le peu de temps que tu as à passer dans sa compagnie. Dépouille-toi de ses soucis, car tu as vu ses hasards soudains et tu sais que tu en seras séparé ; supporte fermement ses épreuves pour la facilité qui sera bientôt la tienne. Plus il te plaît, plus tu dois te défier de lui ; chaque fois que l’homme de ce monde se sent assuré dans un de ses plaisirs, le monde le jette dans quelque désagrément ; quand il en obtient une partie et s’y niche, le monde brusquement le met sens dessus dessous. En outre, garde-toi de ce monde, car ses espoirs sont mensonges et ses attentes faussetés. Sa facilité n’est que difficulté, sa limpidité que boue. Voilà où est le danger : ou félicité éphémère, ou calamité soudaine, ou douloureuse affliction, ou ruine sans remède. Dure est la vie d’un homme qui est prudent dangereuse s’il est à l’aise, à l’affût sans cesse de la catastrophe, assuré de sa perte finale. Le Tout-Puissant n’eût-il pas porté condamnation sur le monde, ni inventé pour cela une parabole, ni ordonné aux hommes de s’en abstenir, le monde seul suffirait à éveiller le dormeur et à secouer l’étourdi ; à combien plus forte raison, quand Dieu lui-même nous a adressé une mise en garde contre lui et une exhortation à son propos. Car ce monde n’a ni poids ni valeur devant Dieu ; il est si léger qu’il ne pèse même pas devant Dieu autant qu’un galet ou une motte de terre ; comme il a été dit, Dieu n’a rien créé qui lui soit plus odieux que ce monde et, du jour où il l’a créé, il ne l’a plus regardé tant il le hait. Il a été proposé à notre Prophète avec toutes ses clés et ses trésors, et cela ne l’aurait pas diminué aux yeux de Dieu du poids de l’aile d’un moucheron, mais il a refusé ; rien pourtant ne l’empêchait d’accepter — puisqu’il n’y a rien qui puisse le diminuer aux yeux de Dieu — mais parce qu’il savait que Dieu haïssait une chose, il la haïssait aussi, que Dieu méprisait .une chose et il la ravalait aussi. Eût-il accepté, son acceptation eût prouvé qu’il l’aimait mais il a dédaigné d’aimer ce que son Créateur haïssait et d’exalter ce que son Souverain avait abaissé. Mahomet, quand il avait faim, s’attachait une pierre au ventre ; Moïse, lui, la peau de son ventre paraissait aussi verte que le gazon à cause de tout cela ; il ne demanda rien à Dieu le jour où il se réfugia dans l’ombre, sauf la nourriture quand il eut faim. Il est dit de lui dans les histoires que Dieu lui révéla : « Moïse, quand tu vois s’approcher la pauvreté, dis : « Bienvenue à l’insigne du juste ! » et quand tu vois s’approcher la richesse : « Voici une faute dont le châtiment a été décidé jadis. » Si tu le permets, on peut nommer en troisième lieu le Maître de l’Esprit et de la Parole (Jésus), car il y a une merveille dans ses choses ; il avait coutume de dire : « Mon pain quotidien est la faim, mon insigne est la crainte, mon vêtement la laine, ma montagne mon pied, ma lanterne nocturne la lune, mon feu de jour le soleil, mon fruit et mes herbes fragrantes les choses que la terre produit pour les bêtes sauvages et le bétail. Toute la nuit je n’ai rien et pourtant personne n’est aussi riche que moi ! ». Et si tu le permets, on peut nommer en quatrième lieu David qui ne fut pas moins admirable que ceux-ci : il mangeait de l’orge dans sa chambre et nourrissait sa famille de son, mais son peuple de fleur de froment ; la nuit venue, il revêtait un sac et enchaînait ses mains à son cou et pleurait jusqu’à l’aube, se nourrissant d’une nourriture grossière et portant des vêtements de crin. Tous ces gens ont haï ce que Dieu hait et méprisé ce que Dieu méprise ; dans la suite, les justes sont entrés dans leur chemin et ont serré la trace de leurs pas.
On voit déjà s’affirmer ici l’importante théorie soufie suivant laquelle les prophètes eux-mêmes ont pratiqué la pauvreté et la privation.

On notera aussi qu’al-Hasan al-Basrî attribue à Jésus et à David les pratiques d’austérité qui distinguaient si nettement les ascètes soufis contemporains, sans excepter le port du froc de laine. Ibn Sîrîn (mort 110/ 728), un célèbre savant contemporain d’al-Hasan, qui attaqua les principes et les pratiques de celui-ci sur plusieurs points [3], condamne en particulier le port de la laine (sûf), que certains dévots affectaient déjà de porter pour imiter Jésus. Ibn Sîrîn, lui, « préfère suivre l’exemple de notre Prophète qui s’habillait de coton » [4].

Le surnom de soufi, qui dérive incontestablement du mot arabe signifiant « laine », semble avoir été étrenné par un certain Abu Hâshim ’Uthmân b. Sharîk de Kufa (mort vers 160/776) ; vers le milieu du IIIe/IXe siècle, il était devenu le nom courant de ceux qui pratiquaient l’austérité ; au IVe/Xe siècle cette acception allait s’enrichir d’une note théosophique [5].

De Basra et de Kufa le mouvement ascétique se répandit dans toutes les parties du monde islamique, en particulier dans le Khorassan qui devint, durant la seconde moitié du IIe/VIIIe siècle, un foyer important de vie aussi bien politique que religieuse. C’est dans le Khorassan que fut ourdi le complot qui détrôna les Omayyades au bénéfice des Abbassides. Cette province reculée qui avait été dans le passé un centre florissant de bouddhisme fut la patrie du fameux Ibrâhîm b. Adham, prince de Balkh (mort 160/777). La légende de sa conversion à l’ascétisme a souvent été comparée au roman de Gautama Buddha ; elle allait devenir un thème favori des soufis postérieurs.

Mon père, fait-on raconter à Ibrâhîm [6], était de Balkh et il fut l’un des rois du Khorassan. Il était riche et il m’apprit l’amour de la chasse. Un jour que j’étais sorti à cheval avec mes chiens, ceux-ci levèrent un lièvre (ou un renard). Je piquai des éperons quand j’entendis une voix : « Ce n’est pas pour cela que tu as été créé, ce n’est pas cela que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai pour regarder à droite et à gauche mais je ne vis personne ; je dis : « Dieu maudisse le Diable ! » et je piquai de nouveau des éperons. J’entendis alors une voix plus impérieuse encore : « O Ibrâhîm, ce n’est pas pour cela que tu as été créé ; ce n’est pas ce que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai cette fois encore, regardai à droite et à gauche et, n’ayant vu personne, je répétai : « Dieu maudisse le Diable ! Je piquai une troisième fois des éperons quand j’entendis une voix sortir du pommeau de ma selle : « O Ibrâhîm, ce n’est pas pour cela que tu as été créé ; ce n’est pas ce que je t’ai commandé de faire. » Je m’arrêtai et dis : J’ai été levé ! Ceci est un avertissement du Maître des mondes. En vérité, à partir de ce jour, je ne désobéirai à Dieu, tant que le Seigneur me conservera en vie. » Je retournai à mon escorte et abandonnai mon cheval ; j’allai trouver un des bergers de mon père et lui pris sa robe et son manteau en échange de mes habits. Je partis alors vers l’Iraq, errant de pays en pays.

Le récit nous décrit ensuite sa vie vagabonde à la recherche d’une vie « suivant la loi » ; un certain temps, il gagne sa subsistance en Syrie comme jardinier mais il ne tarde pas à être découvert et il s’en va vivre dans le désert. Là il rencontre des anachorètes chrétiens qui lui enseignent la vraie connaissance de Dieu :
J’ai appris la gnose (ma’rifa), racontait-il à un disciple [7] d’un moine appelé l’Abbé Syméon. Lui ayant rendu visite dans sa cellule, je lui dis : « Abbé Syméon, depuis combien de temps vis-tu dans cette cellule ? » — « Depuis 70 ans. » — « Quelle est ta nourriture ? » — « O Hanifite, quelle’ raison t’a fait me poser cette question ? » — « Le désir de savoir », répondis-je. Alors il me dit : « Chaque nuit, un pois chiche. » Je lui dis : « Qu’est-ce qui t’anime pour que ce pois te suffise ? » Et il me répondit : « Ils viennent à moi un jour chaque année, ils ornent ma cellule et processionnent tout autour en signe de révérence ; quand mon esprit est fatigué de prier, je songe à cette heure-là et je supporte les peines de toute une année en considération d’une heure. Hanifite, endure donc les peines d’une heure pour la gloire de l’éternité. » La gnose à ce moment descendit dans mon cœur.

Un de ses disciples ayant demandé à Ibrahim b. Adham une définition du service, le maître répondit : « Le commencement du service est la méditation et le silence, sauf pour la « mention » (dhikr) de Dieu. » [8] Un autre jour, à la nouvelle qu’un homme étudiait la grammaire, il se contenta de dire : « Il aurait bien plus besoin d’apprendre le silence » [9].

On lui prête cette prière : « O Dieu, tu sais que le paradis ne pèse même pas pour moi autant que l’aile d’un moucheron. Si tu me viens en aide par ton dhikr, si tu me soutiens de ton amour, si tu me facilites l’obéissance, donne le paradis à qui tu veux » [10]. Dans une lettre à l’un de ses compagnons d’ascèse il écrit [11] :
Je t’exhorte à craindre Dieu à qui il n’est pas permis de désobéir et en qui seul repose ton espérance. Crains Dieu, car celui qui craint Dieu est grand et puissant, sa faim est satisfaite, sa soif étanchée et son esprit exalté au-dessus du monde. Son corps habite avec ceux de ce monde ; son cœur est face à face avec le monde à venir. Lorsque l’œil voit l’amour de ce monde, la vue du cœur s’éteint ; c’est pourquoi l’homme détestera les choses défendues de ce monde et renoncera à ses plaisirs ; voire, il s’abstiendra des choses permises et pures, à l’exception des haillons nécessaires pour ceindre ses reins et vêtir sa nudité ; même alors, il les prendra aussi épais et grossiers que possible. Il n’a de confiance ni d’espoir qu’en Dieu, sa confiance et son espoir sont élevés au-dessus de toute chose créée et reposent dans le Créateur de toutes choses. Il peine et s’épuise et exténue son corps à cause de Dieu, de sorte qu’il a les yeux enfoncés et les côtes saillantes et Dieu l’en récompense par un accroissement d’intelligence et de force de cœur en plus de toutes les autres choses qu’il a accumulées pour lui dans le monde à venir. Rejette donc le monde, ô mon frère, car l’amour du monde rend l’homme aveugle et sourd et le réduit en esclavage. Ne dis pas : « demain » ou « après-demain », car ceux qui ont péri ont péri parce qu’ils demeuraient toujours dans leur espérance et la vérité a fondu sur eux tout d’un coup au milieu de leur distraction et, entêtés qu’ils étaient, ils ont été portés à leurs tombes ténébreuses et étroites, abandonnés de leurs proches et de leurs amis. Consacre-toi à Dieu d’un cœur pénitent et avec une résolution inébranlable. Adieu !

L’école ascétique du Khorassan trouva un continuateur dans le disciple d’Ibrahim b. Adham, Shaqîq de Balkh (mort 194/810). Suivant divers auteurs, il aurait été le premier à faire de l’abandon à Dieu (tawakkul) un état mystique (hâl) [12]. Son petit-fils nous à laissé un récit de sa conversion qui éclaire à la fois les contacts entre l’Islam et les autres religions contemporaines et la conscience qu’on avait de leur influence sur l’évolution du soufisme [13].

Mon grand-père possédait trois cents villages, quand il fut tué à Washgird et pourtant il ne laissa même pas un linceul pour l’ensevelir : il avait tout donné. Son vêtement et son épée sont encore suspendus à ce jour et on les touche pour obtenir une bénédiction. Dans sa jeunesse, il était allé faire du commerce au pays- des Turcs, chez des gens du nom de Khusûsîya qui adoraient les idoles. Etant entré dans leur temple, il y rencontra leur docteur ; il avait la tête rasée et portait des vêtements rouges. Shaqîq lui dit : « La religion à laquelle tu t’adonnes est fausse ; ces hommes, toi, la création entière, tout a un Créateur et un Auteur et il n’y en a pas d’autre en dehors de lui ; à lui appartiennent ce monde-ci et l’autre ; il est le Tout-Puissant, la Providence universelle. » Le ministre (des idoles) lui répondit : « Tes paroles ne s’accordent pas avec tes actes. » Shaqîq lui dit : « Comment cela ? » L’autre répartit : « Tu as affirmé que tu as un Créateur, universelle Providence et Tout-Puissant ; or, tu as quitté ton pays pour ce lieu, en quête de ta subsistance. Si tu dis vrai, Celui qui a pourvu à tes besoins ici est le même qui pourvoit à tes besoins là-bas ; épargne-toi donc ces soucis. » Shaqîq disait : « L’origine de mon renoncement (zhud) " fut la remarque de ce Turc. » Il revint chez lui, distribua tous ses biens aux pauvres et se mit à la poursuite de la connaissance.

Dans ce que les écrivains postérieurs ont pu sauver de la pensée de Shaqîq, on discerne les premiers éléments d’un système organisé de renoncement, que les soufis du IIIe/IXe siècle devaient pousser bien plus loin. Son disciple Hâtim al-Asamm (mort 237/852), lui-même un membre en vue de l’école du Khorassan, le cite en ce sens [14] :
L’homme qui vivrait deux cents ans sans connaître les quatre choses suivantes n’échapperait pas (s’il plaisait à Dieu) à l’Enfer. (Ces choses sont) premièrement la connaissance (ma’rifa) de Dieu ; deuxièmement la connaissance de soi ; troisièmement la connaissance du commandement et de la défense de Dieu ; quatrièmement la connaissance de l’adversaire de Dieu qui est aussi son adversaire. La connaissance de Dieu consiste à connaître dans ton cœur qu’il n’est personne d’autre qui donne et retire, frappe et favorise. La connaissance de soi consiste à savoir que tu ne peux nuire ni favoriser, et que tu n’as le pouvoir de rien faire du tout ; et pareillement à résister au moi c’est-à-dire être soumis à Dieu. La connaissance du commandement et de la défense de Dieu consiste à te rendre compte que le commandement de Dieu règne sur toi et que ta subsistance dépend de Dieu et à te confier à cette Providence, en étant sincère dans toutes tes actions. Le signe de cette sincérité sera de n’avoir ni l’une ni l’autre des caractéristiques suivantes : convoitise et impatience. La connaissance de l’adversaire de Dieu consiste à avoir conscience que tu as un ennemi et que Dieu n’agréera rien de toi qui ne soit le résultat de la guerre ; et la guerre du cœur consiste à guerroyer contre l’ennemi, à lutter corps à corps avec lui et à l’épuiser.

Autre représentant typique de l’ascétisme persan, ’Abd Allah al-Mubârak de Merv (mort 181/797) que les soufis revendiquent pour un des leurs. Il a écrit un livre sur le renoncement (Kitâb al-Zudh) qui nous est parvenu [15]. L’ouvrage est formé d’un recueil de hadîth relatifs à l’ascèse ; c’est dire son importance : outre qu’il est la première en date de ces collections spécialisées, il nous montre sur le vif l’ascète en train de recueillir des témoignages dans la vie du Prophète et prêchant pour justifier la sienne. Merv donnera le jour un peu plus tard à Bishr b. al-Hârith al-Hâfi (le « va-nu-pieds ») mort en 227/841 ; il avait été suivant ses dires « un chenapan et un bandit » avant d’entendre l’appel de Dieu [16]. Il enseigna une doctrine de l’indifférence à l’opinion d’autrui qui annonce une future bifurcation du soufisme, la secte des Malâmatîya qui devait connaître une particulière célébrité.

On prête à Bishr les propos suivants : « Cache tes actes de vertu comme tu caches tes mauvaises actions » [Ibid., VIII, p. 346] et encore : « Si tu as le moyen de te mettre dans une situation qui te fasse soupçonner de vol, fais tout ce que tu peux pour t’y mettre. » [Ibid., VIII, p. 348] Il écrivait à un disciple [17] :
Reprends le chemin le plus proche : plaire à ton Seigneur ; ne laisse pas ton cœur redevenir attentif aux applaudissements ou aux réprobations de tes contemporains. Ceux que tu crains sont en réalité morts, sauf les justes dont les cœurs sont illuminés par la foi. Car tù demeures dans un lieu où sont des morts, parmi les tombeaux d’hommes vivants peut-être, mais qui sont morts pour le monde à venir et dont les pas sont tous effacés de ses chemins. Voilà les gens de ton temps : dérobe-toi donc à ce lieu où la lumière de Dieu ne brille jamais. Ne te trouble pas si quelqu’un te quitte, ne te désespère pas de le perdre, car il vaut mieux pour toi l’avoir loin que près ; que Dieu soit ta suffisance, prends-le pour compagnon et qu’il les remplace. Méfie-toi des gens de ton temps,"11 n’est pas bon de vivre avec quelqu’un dont les gens aujourd’hui pensent du bien ni avec quelqu’un dont on pense du mal. Mieux vaut mourir solitaire que de vivre, car si quelqu’un s’imagine qu’il pourra échapper au mal et à la crainte de la tentation, qu’il sache qu’il n’y a pas d’issue pour lui ; si tu leur donnes pouvoir sur toi, ils t’inciteront à pécher ; si tu les évites, ils te poseront un piège. Choisis pour toi et fuis leur société. Je tiens que le meilleur conseil aujourd’hui, c’est de vivre seul ; là se trouve la sécurité et la sécurité est un avantage suffisant.

L’extrême pessimisme de la conception de Bishr, ressort éloquemment des vers qu’on lui attribue [18] :

Je le jure, la part est bien plus belle
De boire les larmes amères du cœur
Et d’écraser le noyau de datte que de se tenir
L’envie dans l’âme et bonnet dans les mains
Pour obtenir — la belle récompense !
Un regard méprisant et un froncement de sourcils.
Que le désespoir donc te suffise
C’est un plus grand bien que quoi que ce soit
Une aubaine à dilater l’âme.
Le désespoir est beau et honorable ;
La crainte dé Dieu voilà la vraie noblesse
Le désir mène à l’infamie ;
Car le monde peut être beau aujourd’hui,
Il finira toujours par assaillir et tuer.


Pendant ce temps, en Iraq, le courant ascétique se répandait pareillement dans des directions nouvelles. La violente réaction de Bishr b. al-Hârith contre la société se retrouve chez al-Fudail b. ’ïyâd (mort 187-803), lui aussi un fils du Khorassan, qui passa de nombreuses années à Kufa et mourut à La Mecque. « En vérité, dira-t-il, j’aimerais mieux être cette poussière ou ce mur que de partager la vie nonchalante de mes contemporains terrestres les plus élevés. Tu crains la mort mais connais-tu la mort ? Si tu me dis que tu crains la mort, je ne te croirai pas ; car si tu craignais vraiment la mort, tu ne trouverais pas avantageux de manger ou de boire ou de posséder quoi que ce soit en ce monde. Si tu avais vraiment connu la mort, tu ne te serais jamais marié, tu n’aurais jamais désiré d’enfants » [19].

Un disciple d’al-Fudail fait observer qu’il l’accompagna pendant vingt ans sans l’avoir vu rire ou sourire qu’une seule fois,le jour où il perdit son fils ’Alî. Comme il l’interrogeait sur ce changement d’humeur insolite, il lui fut répondu : « le Tout-Puissant a aimé une chose et je l’ai aimée aussi » [20]. Sur un registre moins austère, la même note d’austérité résonne dans le langage de Râbi’a, la célèbre mystique de Basra (mort 185/801). Demandée en mariage par divers hommes pieux, elle repoussa toutes les offres en disant : « Le contrat de mariage est pour ceux qui ont une existence phénoménale. Dans mon cas, cette existence n’est pas. Car j’ai cessé d’exister et suis morte au moi. J’existe en Dieu et suis entièrement sienne. Je vis dans l’ombre de son commandement. C’est à Lui qu’il faut demander le contrat de mariage et non à moi. » [21] Râbi’a était littéralement hantée par le sentiment de la présence immédiate de Dieu ; un jour qu’elle était malade, elle répondit à un visiteur qui s’enquérait de la cause de son mal : « Au nom de Dieu, je ne vois d’autre cause à ma maladie, si ce n’est que le Paradis a été déployé devant moi et que j’ai langui après lui dans mon cœur ; et je crois que mon Seigneur en a été jaloux et m’en a fait ainsi reproche ; or, lui seul peut me rendre heureuse. » [22] Sa célèbre prière est de la même veine : « Si je T’adore par crainte de l’Enfer, brûle-moi en Enfer ; si je T’adore dans l’espoir du Paradis, exclus-moi du Paradis. Mais si je T’adore pour Toi-même, ne me prive pas de ta Beauté éternelle. » [23] Le nom de notre mystique est resté lié à la première énonciation soufie de la doctrine du Divin Amour appelée à devenir un des traits les plus caractéristiques du mouvement. Son court poème sur ce thème est l’un des plus souvent cités de la littérature soufie.

Je t’aime de deux amours : amour visant mon propre bonheur, et amour vraiment digne de Toi.
 Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe à ne penser qu’à Toi et à nul autre.
 Et quant à cet amour digne de Toi, c’est que tes voiles tombent et que je Te voie.
 Nulle gloire pour moi, ni en l’un ni en l’autre, mais gloire à Toi, pour celui-ci et pour celui-là [24].


Nous finirons cette courte revue des anciens ascètes comme nous l’avons commencée par une citation d’Ahmad b. ’Asim d’Antioche. Elle a l’avantage de fournir un excellent exemple de l’évolution qui commence avec son temps à affecter progressivement le caractère du soufisme. Le soufisme, d’un mode de vie qui est protection contre la mondanité des dirigeants, va se transformer en une théorie de l’existence et un système de théosophie. Disciple lui-même d’un ascète connu, Abu Sulaimân al-Dârâni Ahmad, est le plus ancien auteur connu d’écrits mystiques, dignes de ce nom, qui nous soient parvenus, et il annonce ainsi les grands auteurs soufis du IIIe-IXe siècle [25]. Un court dialogue entre lui et un disciple anonyme nous le montre dans son rôle de maître spirituel, un trait qui ira s’accentuant dans le soufisme [26].
Question. — Que dis-tu de la consultation d’autrui ?
Réponse. — Ne t’y fie pas, sauf s’il s’agit d’un homme digne de confiance.
Q. — Que dis-tu de donner des conseils ?
R. — Examine d’abord si tes paroles te sauveront toi-même ; dans l’affirmative, tes directives sont inspirées, on te respectera et on te croira.
Q. — Que penses-tu de l’association avec d’autres hommes ?
R. — Si tu trouves un homme intelligent et digne de confiance, associe-toi avec lui et fuis le reste des hommes comme des bêtes sauvages.
Q. — Quelle est la meilleure façon pour moi de me rapprocher de Dieu ?
R. — Quitter les fautes intérieures.
Q. — Pourquoi intérieures plutôt qu’extérieures ?
R. — Parce qu’en évitant les fautes intérieures, tes fautes extérieures seront aussi nulles que tes fautes intérieures.
Q. — Quelle est la faute la plus pernicieuse ?
R. — Celle dont tu ignores qu’elle est une faute. Plus pernicieuse encore, celle que l’on prend pour un acte de vertu alors qu’elle n’est qu’une faute.
Q. — Quelle faute m’est la plus profitable ?
R. — Celle que tu gardes devant tes yeux, pleurant sur elle sans cesse, jusqu’à ce que tu veuilles ne jamais plus la commettre de nouveau. Voilà le « vrai repentir » (C. 66.8).
Q. — Quel est l’acte vertueux le plus nuisible ?
R. — Celui qui te fait oublier tes mauvaises actions ; celui que tu gardes devant les yeux, te reposant sur lui avec confiance, de sorte que, dans ton illusion, tu ne crains pas le mal que tu as fait, par orgueil.
Q. — Où suis-je le plus caché ?
R. — Dans ta cellule et dans ta maison.
Q. — Et si je ne suis pas en sûreté dans ma maison ?
R. — Là où les convoitises ne collent pas à toi,.où les tentations ne t’assiègent pas.
Q. — Quelle grâce de Dieu m’est le plus profitable ?
R. — Quand il te garde de lui désobéir et t’aide à lui obéir.
Q. — Ceci est un résumé. Explique-le moi plus clairement.
R. — Parfait. Quand il t’assiste avec trois choses : une raison qui désarme tes passions, une connaissance qui suffit à ton ignorance et une indépendance qui chasse de toi la crainte de la pauvreté.

Notes
[1] Kharrâz, op. cit., pp. 20-21
[2] Abu Nu’aim, Hilya, Le Caire, tome II, pp. 134-140
[3] Massignon, op. cit., pp. 175-176
[4] Ibid., p. 131
[5] Ibid., pp. 132-134
[6] Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 368. Cf. E. Dermenghem, Vies des Saints Musulmans, Alger, 1943, p. 20
[7] Ibid., VIII, p. 29
[8] Ibid., VIII, p. 17
[9] Ibid., VIII, p. 16
[10] Ibid., VIII, p. 35
[11] Ibid., VIII, pp. 18-19
[12] Massignon, op. cit., p. 228
[13] Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 59
[14] Ibid., VIII, pp. 60-61
[15] Brockelmann, Geschickte der arabischen Litteratur (suppl.), I, p. 256
[16] Abu Nu’aim, op. cit., VIII, p. 336
[17] Ibid., VIII, pp. 342-343
[18] Ibid., VIII, p. 346
[19] Ibid., VIII, p. 85
[20] Ibid., VIII, p. 100. Cf. E. Dermenghem, op. cit., p. 82
[21] Attar, Tadhkirat al-auliyâ’, I, p. 66 (cité par M. Smith, Early Mysticism, p. 186)
[22] Kalâbâdhî, op. cit., p. 159
[23] Nicholson, op. cit., p. 115
[24] Nicholson in Legacy of Islam, pp. 213-214. Traduction française empruntée à E. Dermenghem, Les plus beaux textes arabes. Paris, La Colombe, 1951, p. 233
[25] Brockelmann, op. cit. (suppl.), I, p. 351 ; Massignon, op. cit., p. 204
[26] Abu Nu’aim, op. cit., IX, p. 254

dimanche 23 octobre 2011

Le Soufisme - Les théoriciens du soufisme par A.J. Arberry




Extrait de « Le Soufisme », par A.J. Arberry . Trad. Jean Gouillard. Cahiers du Sud, 1952.


Le soufisme du IVe/Xe siècle ne manque pas de penseurs originaux. Nommons le disciple d’al-Junaid, Abu Bakr al-Shiblî de Bagdad (mort 334/946), Abu Bakr al-Wâsiti de Farghana (mort 331/942), Muhammad b. ’Abd al-Jabbâr al-Nifïarî (mort 350/ 961) et ïbn al-Khafîf de Shiraz (mort 371/982).

 La figure la plus curieuse et la plus intéressante reste al-Nifïarî, qui a laissé une série de « révélations » (Kitâb al-Mawâqif et Kitâb al-Mukhâiabat) [1] reçues de Dieu en état d’extase, peut-être sous forme d’écriture automatique.

Si la plupart se ramènent à de courtes sentences conçues à l’ordinaire dans un vocabulaire et une forme sévèrement techniques et requièrent le secours d’un commentaire, certains passages sont d’une beauté incontestable et paraissent rendre le son d’une expérience mystique authentique.

L’auteur se représente debout devant Dieu (mauqif, un terme pouvant provenir, à l’origine, des descriptions du Dernier Jour) dans tel ou tel état spirituel et écoutant Dieu lui parler. Le cadre est sûrement emprunté à Abu Yazîd mais le traitement est nouveau :

Il m’établit dans la Mort ; et je vis que les actes, tous sans exception, étaient mauvais. Et je vis la Crainte régnant sur l’Espérance ; et je vis la Richesse changée en feu et adhérant au feu ; et je vis la Pauvreté comme un adversaire qui dépose ; et je vis que, de toutes les choses, aucune n’avait pouvoir sur l’autre ; et je vis que ce monde est une illusion et les cieux un mensonge. Et j’appelai : « Connaissance ! » mais elle ne me répondit pas. J’appelai ensuite : « Gnose ! » mais elle ne répondit pas. Et je vis que toute chose m’avait abandonné, et je vis que tout être créé m’avait fui ; je restais seul. Alors l’acte vint à moi et je vis en lui une imagination secrète et cette partie secrète était ce qui restait ; et rien ne me fut de secours que la Miséricorde de mon Seigneur. Il me dit : « Où est ta connaissance ? » et je vis le Feu . Il me dit : « Où est ton acte ? » et je vis le Feu . Il me dit : « Où est ta gnose ? » et je vis le feu . Et il me dévoila Ses Gnoses d’Unicité et le Feu s’éteignit. Et Il me dit : « Je suis ton Ami » et je fus affermi. Et Il me dit : « Je suis ta Gnose » et je parlai. Et il me dit : « Je suis Celui-qui-te-cherche » et je sortis [2].

Toutefois l’époque d’al-Nifîarî fut avant tout une époque d’aménagement et de construction. Le Persan Hujwîrî, qui écrit vers le milieu du Ve/XIe siècle, ne recense pas moins de douze « sectes » soufies dont, d’après lui, dix sont « orthodoxes » et deux « hérétiques » [3]. Il donne à chacune le nom de son fondateur supposé et lui assigne un corps de doctrine particulier. Le savant traducteur d’Huj-wîrî ne voit « pour le moment aucune raison suffisante » de conjecturer que l’auteur invente pour les besoins de la systématisation ; il ajoute néanmoins :
« Tout porte à croire que son exposé des doctrines particulières attribuées à chaque fondateur exprime souvent ses vues personnelles sur la question et les fond avec leur doctrine originale » [4], Toutefois le fait qu’Hujwîrî est le seul écrivain à produire ces données impose la circonspection ; du moins est-il légitimement permis de supposer, sur la foi des sources existantes, que le groupe de disciples réunis autour d’un maître soufi renommé conservait son enseignement pour le transmettre à son tour à d’autres disciples ; de là l’illusion, non de « sectes », mais d’ « écoles » bien distinctes de la tradition soufie.

On en trouverait un assez bon parallèle dans les chaînes de transmission placées en tête de nombreux manuscrits arabes anciens sur divers sujets, y compris le soufisme.

Cette œuvre de conservation et de tradition de l’enseignement des grands .soufis fait de grands progrès au cours du IVe /Xe siècle. Nouveauté importante et significative, on rencontre alors, pour la première fois, des « histoires » systématiques et documentées du soufisme. On a conscience , désormais, que la construction est bien assise et que le mouvement est assez fort et bien organisé pour se prêter à la discussion et à la description. Il y avait d’ailleurs à ces efforts un motif plus pressant ; ce fut le scandale qui atteignit son comble avec l’exécution de al-Hallâj. Les soufis avaient été assez longtemps sous le feu de l’orthodoxie rigoureuse et, depuis al-Muhâsibî, bien peu de leurs maîtres en vue avaient échappé à l’accusation de zindîq, l’insulte commode dans laquelle les zélotes englobaient toutes sortes d’hérésies supposées. Il était plus que temps de réhabiliter la corporation, si elle voulait survivre à cette époque peu tolérante et conserver une influence réelle dans la communauté. La nécessité suscita les hommes et, avec eux, des livres à la mesure de la situation.

Le premier à embrasser cette tâche fut Abu Sa’îd Ibn al-Arâbî, un savant juriste et traditionaliste, disciple d’al-Junaid, qui mourut à La Mecque en 341/952 à l’âge de 94 ans. Ses Tabaqât al-mussâk (« Classes des Pieux », le terme rappelle les tabaqât de poètes, juristes, théologiens, grammairiens et autres compilés vers le même temps ) ne sont malheureusement pas arrivés jusqu’à nous mais les citations que nous en possédons montrent que l’auteur y faisait un exposé assez complet de la vie et de l’enseignement des grands maîtres soufis. Il faut déplorer également la perte des Hikâyât al-auliyâ’ (« Histoires des saints ») d’Abû Muhammad al-Khuldî (mort 348/959) mais les écrivains suivants y ont puisé si abondamment que son contenu n’a pas entièrement péri.

Le plus ancien exposé d’ensemble qui nous soit parvenu sur le soufisme, et à plus d’un titre le plus précieux, est le Kitâb al-Luma’ d’Abû Nasr al-Sarrâj (mort 378-988) [5].

Cet ouvrage fondamental est, par bonheur , accessible dans une bonne édition doublée d’un résumé en anglais. A la différence des esquisses biographiques d’Ibn al-A’râbî et de al-Khuldî, il tend à adopter le plan des traités de théologie de manière à décrire et à analyser les doctrines et les pratiques des soufis ; l’auteur accorde, d’autre part, une attention particulière au vocabulaire technique devenu dès cette époque, aussi copieux que complexe. Toute une section est consacrée à l’ « imitation du Prophète », une autre à des récits prouvant la sainteté des Compagnons du Prophète ; al-Sarrâj décrit les miracles qui furent accordés aux grands saints et analyse les différences doctrinales qui séparent certaines écoles de soufisme.

S’il défend longuement les « propos extatiques » (shathîyât) de divers mystiques, en particulier ceux d’Abû Yazîd, dont il cite littéralement l’interprétation par al-Junaid, il couronne son livre par un exposé copieux et détaillé des « erreurs » théoriques et pratiques commises par certains soufis.

 Le Kitâb al-Luma’ est extraordinairement bien informé, il fourmille de citations de poèmes, de dits et de lettres des mystiques ; l’auteur, qui n’est pas éloigné de l’âge d’or d’al-Muhâsibî et d’al-Junaid, paraît aussi probe qu’il est bien informé.

Al-Sarrâj représente l’homme suivant le cœur d’al-Junaid, un esprit attiré davantage par la théo-sophie que par la discipline du soufisme.

Son contemporain Abu Tâlib al-Makkî (mort 386-996) rappelle plutôt al-Muhâsibî. Très versé dans la théologie et les traditions, il est particulièrement préoccupé de prouver l’orthodoxie de la doctrine et de la pratique soufies, et son ouvrage célèbre, Qût al-qulûb ( « Nourriture des cœurs »), donne le pas à l’exposé attentif sur la citation curieuse. Le livre n’en est pas moins de première importance ; c’est le premier, et très heureux, essai d’un plan général de soufisme orthodoxe ; avec al-Muhâsibî, Abu Tâlib al-Makkî exercera une influence profonde sur la pensée et le style d’al-Ghazâlî.

La composition du Qût-al Qulûb rappelle un peu les manuels classiques de jurisprudence religieuse par sa discussion méticuleuse des pratiques rituelles de l’Islam, au demeurant traitées sous l’angle mystique. Il ne .lui suffit pas de répondre aux critiques des théologiens professionnels, il porte les armes chez l’ennemi.

Pour lui l’innovation, funeste par surcroît, ç’a été la mode de la littérature dogmatique ; c’est la conception soufie de la pensée et de la vie qui représente la traditio n authentique du Prophète, transmise à l’origine par al-Hasan al-Basrî et conservée scrupuleusement intacte par une succession ininterrompue de maîtres et de disciples [6].

Ils avaient coutume de recevoir l’instruction l’un de l’autre et ils la conservaient soigneusement parce que leur cœur était pur de doutes, dégagé des préoccupations mondaines et net de passion ; parce que leur propos était élevé, leur résolution ferme et leur intention excellente. Puis, après l’an 200, et quand trois siècles se furent écoulés, en ce déplorable ive siècle firent leur première apparition les compilations sur la théologie scolastique (kalâm), et les théologiens scolastiques se mirent à écrire suivant l’opinion, la raison et l’analogie . Adieu maintenant l’instruction (Hlm) des dévots, évanouis la connaissance intuitive (ma’rifa) du noyau de la foi... l’enseignement de la piété , l’inspiration de la droiture et de la foi. Et la situation a continué de se développer jusqu’à nos jours. Aujourd’hui les théologiens scolastiques portent le nom de lettrés (’ulama), les conteurs sont des gnostiques (îârif’n), les narrateurs et les informateurs sont des savants, bien qu’ils n’aient ni vraie science religieuse ni la saisie qui vient de la foi.

Malgré toutes les précautions déployées par l’auteur pour éviter les vues extrémistes, il n’y a pas lieu de s’étonner que la stricte opinion sunnite n’ait pas vu son livre d’un bon œil.

La fin du siècle est marquée par un troisième traité fondamental, bien que beaucoup plus court, sur le soufisme, le al-Ta’arruf li-madhhab ahl al-tasauwuf [7] d’Abû Bakr al-Kalâbâdhî (mort 390/1000), qui a composé en outre un livre sur les Traditions.

L’ouvrage est plus décidément apologétique encore que les précédents. L’auteur prend un à un les articles essentiels de la théologie islamique, en citant verbalement, semble-t-il, le « credo » connu sous le nom de al-Fiqh al-akbar (II), et affirme chaque fois qu’il a été fermement professé par les grands soufis, et ses assertions sont régulièrement confirmées par des citations. Cette œuvre de réhabilitation accomplie, al-Kalâbâdhî esquisse brièvement, section par section, les doctrines mystiques caractéristiques du soufisme et clôt son petit manuel par quelques paragraphes sur les miracles.

Ce précis a connu une estime durable ; il a été commenté, entre autres, par le célèbre mystique persan Ansâri (mort 481/1088) et par Qonawi (mort 729/1329), et le polygraphe égyptien, Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (mort 911/1505), le cite longuement.

Un peu plus tard, il faut nommer Abu ’Abd al-Rahmân al-Sulamî (mort 421-1021), un auteur abondant connu surtout par ses biographies de soufis, les Tabaqât al-Sûfîyn [8]. Cet ouvrage assez court, indépendamment de sa valeur propre, est intéressant pour avoir servi de base aux Tabaqât al-Sûfîya d’Ansari , composés dans le dialecte persan de Héràt, et qui serviraient à leur tour de base aux Nafahât al-uns du célèbre poète Jâmî (mort 898/1644). Il y a peut-être plus important : al-Sulamî a écrit, en outre, un commentaire du Coran d’inspiration soufîe ; il n’a pas encore été étudié à fond et pourrait jeter une lumière capitale sur l’attitude des soufis à l’égard de la grande science de l’Islam. Un bref traité du même auteur sur les « erreurs des soufis » est notre meilleure source sur les Malâmatîya. [9] ; cette secte extrémiste tenait que la meilleure manière de- prouver son culte de Dieu est de s’exposer au mépris de son prochain ; ses adeptes s’autorisaient de cette thèse pour se dérober totalement aux prescriptions religieuses de l’Islam et démontraient leur indifférence au jugement des hommes en commettant les fautes les plus scandaleuses.

 Ce développement assez peu ragoûtant du soufisme « ivre » connut dans la suite une vaste notoriété et jeta le discrédit sur le mouvement tout entier.

Au Ve/XIe siècle le soufisme a gagné tout l’Islam et poussé de profondes racines. Tout au début de cette période, un historien distingué, Abu Nu’aim al-Isbahânî (mort 430-1038) compose l’ouvrage incontestablement le plus important et le plus précieux sur la vie et la doctrine des grands soufis, son monumental Hilyat al-auliyâ’.

 Cette véritable encyclopédie, qui remplit dix volumes imprimés, range parmi les « saints », outre un grand nombre des Compagnons de Mahomet et de leurs adeptes, notamment les califes « orthodoxes », les quatre fondateurs de l’école de jurisprudence sunnite.

L’ensemble de l’ouvrage donne le pas à l’aspect ascétique du soufisme sur son aspect théosophique mais les trois et surtout les deux derniers volumes contiennent la plus abondante et la plus attentive documentation que nous possédions sur le mysticisme aux IXe et Xe siècles.

Si les Hilyat al-auliyâ’ sont avant tout un livre de consultation et partagent le défaut de tous les dictionnaires biographiques, l’absence de construction, la célèbre Risâla d’Abû’l Qâsim al-Qushairî (mort 465/1072) offre un exposé, à la fois bien conçu et admirablement complet, de l’armature spéculative du soufisme.

Cet ouvrage de dimensions moyennes est le travail le plus estimé et le plus populaire qui existe en arabe sur le sujet ; il deviendra le principal, objet d’étude des savants ultérieurs, lorsque le soufisme aura pris rang parmi les « sciences » islamiques : il inspirera plusieurs commentaires notamment celui de Zakarîya’ al-Ansârî du Caire (mort 916/1511).

Comme el-Sulamî, al-Qus-hairî écrivit lui aussi un commentaire du Coran qui attend encore d’être étudié, ainsi que de nombreux autres ouvrages, parmi lesquels une monographie sur l’Ascension du Prophète ; mais son principal et meilleur, titre de gloire demeure sa Risâla, qui constitue la description la plus concise et la plus autorisée que l’on possède sur le soufisme.

Nous aurons à y puiser dans le chapitre suivant quand il s’agira d’esquisser le système mystique sous la forme pleinement évoluée et la plus répandue qu’il revêt à partir du Ve/XIe siècle.

La plus ancienne étude théorique sur le soufisme en langue persane, le Kashf al-mahjûb d’Hujwîrî (mort 450/1057) que nous avons cité plus haut, prend place sensiblement dans les mêmes années. Cet ouvrage important, dont la conception rappelle la Risâla, mais avec de remarquables qualités propres, est accessible dans une excellente traduction anglaise, ce qui nous dispensera d’une plus ample description [10].

Pour conclure cette esquisse des premiers théoriciens, nous citerons une autre figure saillante de cette époque, qui a l’avantage de réunir un mystique et un théoricien, le Persan ’Abd Allah al-Ansârî (mort 481/1088), plus connu en Perse sous son surnom poétique de Pîr-i Ansâr. Nous avons mentionné son ouvrage biographique sur les soufis en dialecte persan ; son tableau très succinct en arabe de la théorie soufie, le Manâzil al-sâ’irmn n’est pas moins célèbre et a provoqué de très nombreux commentaires.

Bon poète persan, peu de ses poèmes nous sont parvenus ; il a composé, en outre, dans la même langue plusieurs ouvrages de piété dont le plus connu, ses Munâjât ou Prière s, mêle la prose rimée au vers [11]. Un extrait du début qui s’ouvre par un ghazal (ode) et se ferme sur un rubâ’i (quatrain) donnera une idée du ton de cet agréable opuscule.

Toi, dont le Souffle est un exquis parfum au cœur abattu et navré,
Ton souvenir apporte à tes amants soulas dans toutes leurs douleurs
Des multitudes, avec Moïse, jettent, en chancelant, leur cri aux extrémités de la terre :
Donne-moi la vue, Seigneur ! crient-ils, avides de voir ta Face.
Des multitudes sans nombre d’amants et d’affligés,
Trébuchant dans le chemin de l’angoisse , appellent à grands cris : Allah ! Allah ! »
Et le feu de la séparation dessèche leur cœur et brûle leur poitrine,
Et leurs yeux sont pleins de larmes pour un amour qui ne laisse point de répit.
« La pauvreté est ma fierté » — Tes amants jettent vers le ciel leur cri de bataille
Heureux d’affronter la dérision des hommes , laissant passer le monde.
Le feu du philtre que Pîr-i Ansâr boit à longs traits
Est tel qu’affolé d’amour , tel l’amant de Laila, il court en titubant à travers un monde ruiné.

O Généreux, qui donnes la Bonté !
O Sage, qui pardonnes les péchés !
O Eternel, qui échappes à nos sens !
O Un, en Essence et en Qualité sans égal !
O Puissant, qui es digne de la Divinité !
O Créateur, qui montres la voie au cœur égaré !

A mon âme donne de ta Pureté !
A mes yeux de ta Splendeur !
Et de la fleur de ta bonté
Fais-nous le don.
Seigneur, dans ta Miséricorde donne à mon âme de vivre
Donne-lui la patience pour que, blessé, je ne souffre pas :
Comment savoir ce qu’il vaut mieux chercher.
Toi seul le sais : ce que tu sais, donne-le !


On a là le prototype de toute la littérature pieuse en langue persane. Ansâri, avec son contemporain et aîné Abu Sa’îd v. Abi T-Khair (mort 440-1049) a créé une forme de pensée et d’expression qui connaîtra une célébrité universelle avec les œuvres de Sana’i, ’Attâr, Rûmî , Sâdi, Hâfiz , Jâmî et de tant d’autres poètes, majeurs ou mineurs, de l’Islam oriental.

Notes
[1] Edition et trad. angl. de A. J. Arberry (Gibb Mémorial New Séries), 1935.
[2] Nifîarî, Mawaqif, p. 52.
[3] Hujwîrî, op. cit., p. 176.
[4] Ibid., p. xiv.
[5] Ed. R. A. Nicholson (Gibb Mémorial Séries), 1914. Supplément édité par A. J. Arberry, 1947 (Le Caire, 1934).
[6] Abu Tâlib al-Makkî, Qut al-qulûb, I, p. 160.
[7] Ed. A. J. Arberry (Le Caire, 1934), trad. sous le titre The Doctrine of the Sûfis (C. U. P., 1935).
[8] Ed. J. Petersen en cours.
[9] Ed. A. E. Affifi (Alexandrie, 1944).
[10] Trad. R. A. Nicholson (Gibb Mémorial Séries), 1911.
[11] Trad. A. J. Arberry in Islamic Culture (1936), pp. 369-389.