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mardi 5 juin 2012

Aperçus sur la jeunesse d’Ibn Arabî


                                                       Tombeau d'Ibn Arabi à Damas.




Henri Corbin*




L’enseignement de Fâtima de Cordoue 

   L’existence terrestre d’Abû Bakr Mohammad ibn al ‘Arabî (nom que l’on abrège en Ibn ‘Arabî) commença à Murcie, au sud-est de l’Espagne, où il naquit le 17 Ramadân 560 de l’hégire, correspondant au 28 juillet 1165. Les surnoms de Ibn ‘Arabî sont bien connus : Mohyîddîn, « Vivificateur de la Religion » ; al-Shaykh al-Akbar, « Doctor Maximus » ; Ibn Aflatûn, le « fils de Platon » ou le Platonicien. Dès l’âge de huit ans, le petit garçon vient s’installer à Séville, y fait ses études, y grandit, y devient adolescent, mène la vie heureuse que sa famille, noble et aisée, pouvait lui assurer, contracte un premier mariage avec une jeune fille dont il parle en termes d’une respectueuse dévotion, et qui semble bien en effet avoir exercé une influence réelle sur l’orientation de sa vie vers le soufisme. C’est à cette époque que se manifestent déjà les aptitudes visionnaires d’Ibn ‘Arabî. Il tombe gravement malade ; la fièvre entraîne un état de profonde léthargie. On le croit mort, tandis que lui-même, en son univers intérieur, se voit assiégé par une troupe de personnages menaçants, d’aspect infernal. Mais voici que surgit un être d’une beauté merveilleuse, au suave parfum, qui repousse avec une force invincible les figures démoniaques.
— Qui es-tu ? lui demande-t-il.
— Je suis la sourate Yasîn ! entend-il comme réponse.
De fait, son malheureux père angoissé à son chevet, récitait à ce moment-là cette sourate (la 36e du Coran) que l’on psalmodie particulièrement pour les agonisants. Que le Verbe proféré émette une énergie suffisante pour que prenne corps, dans le monde intermédiaire subtil, la forme personnelle qui lui correspond, ce n’est point là un fait insolite pour la phénoménologie religieuse. Il marque ici une des premières pénétrations d’Ibn ‘Arabî dans le ‘âlam al-Mithâl, le monde des Images réelles et subsistantes, monde des corps subtils et des Apparitions.
Le fait ne tarde pas à se reproduire. Les souvenirs d’adolescence d’Ibn ‘Arabî semblent avoir été spécialement marqués par deux amitiés spirituelles féminines, une double amitié filiale pour deux vénérables femmes soufies, deux shaykha : l’une fut Yasmine de Marchena, l’autre, Fâtima de Cordoue. Celle-ci fut pour lui une mère spirituelle, dont il nous retrace avec dévotion l’enseignement tendant à la vie d’intimité avec Dieu1 Leurs relations s’entourent d’une aura extraordinaire. Cette vénérable shaykha, malgré son âge très avancé, était encore d’une beauté et d’une grâce telles que l’on aurait pu la prendre pour une jeune fille de quatorze ans (sic), si bien que le jeune Ibn ‘Arabî ne pouvait se défendre de rougir quand il devait regarder en face son visage. Elle avait de nombreux disciples et, pendant deux ans, Ibn ‘Arabî fut de leur nombre.
Entre autres charismes que la Faveur divine avait impartis à Fâtima de Cordoue, elle avait « à son service » la sourate Fâtiha (celle qui ouvre le Coran). En une circonstance urgente où il fallait fournir une aide miséricordieuse à une femme en détresse, Ibn ‘Arabî et Fâtima récitent ensemble la sourate Fâtiha, et lui donnent ainsi sa forme consistante, personnelle et corporelle, bien que subtile et éthérique. La sourate remplit sa mission, après quoi la sainte femme Fâtima récite une prière d’une profonde humilité. L’explication de ces faits, Ibn ‘Arabî nous la donnera lui-même dans des pages qui décrivent les effets de l’énergie créatrice produite par la concentration du cœur (la himma). Il conviendra également de nous souvenir de cet épisode, en étudiant la « méthode d’oraison théophanique » d’Ibn ‘Arabi, ce dialogue d’une Prière qui est créatrice parce qu’elle est simultanément Prière de Dieu et prière de l’homme.

Souvent la vénérable shaykha disait à son jeune disciple : « Je suis ta Mère divine et la lumière de ta mère terrestre. » En effet, raconte-t-il encore, « ma mère étant venue lui faire une visite, Fâtima vint à lui dire : ô Lumière ! celui-ci est mon fils (en désignant Ibn ‘Arabî), et il est ton père. Traite-le avec une piété filiale, ne te détourne jamais de lui ! »
Ce sont ces mêmes mots que nous entendrons encore, appliqués à la description de l’état de l’âme mystique, à la fois mère et fille du Dieu présent dans son extase. C’est la qualification même, « mère de son père » (omm abî-hà), que le Prophète Muhammad donna à sa fille, Fâtima al-Zahrâ, Fâtima l’éclatante. Pour que la vénérable shaykha de Séville, homonyme de la fille du Prophète, ait ainsi salué la mère d’Ibn ‘Arabî, il fallait qu’elle eût la prémonition du destin spirituel hors de pair réservé à son jeune disciple.


1 Voir à son sujet : Ibn ‘Arabî, Les soufis d’Andalousie, éd. Albin Michel.

La rencontre avec Averroès


   Au moment où il peut se rendre à lui-même témoignage de son entrée définitive dans la voie spirituelle et de son initiation aux secrets de la vie mystique, Ibn ‘Arabî touche à sa vingtième année. Voici que nous arrivons à l’épisode qui nous apparaît comme investi d’une fonction symbolique inappréciable. En réalité, la totalité de cet épisode se décompose en deux moments séparés par un intervalle de plusieurs années. Entre la rencontre de jeunesse et le jour des funérailles, Ibn ‘Arabî ne devait plus revoir, du moins dans le monde physique sensible, Averroès, le grand philosophe de Cordoue. Ibn ‘Arabî lui- même nous fait savoir que son propre père, qui vivait encore, était un ami intime du philosophe. C’est ce qui facilita l’entrevue souhaitée par celui-ci, et dont le souvenir aurait dû rester mémorable pour notre histoire de la philosophie et de la spiritualité. Sous un prétexte quelconque, son père l’envoie chez le philosophe curieux de connaître l’adolescent dont on racontait beaucoup de choses. Pour le récit des relations entre le maître aristotélicien et le jeune homme qui devait être appelé « fils de Platon », il faut laisser la parole à celui-ci1. « Je me rendis donc un beau jour, à Cordoue, à la maison d’Abû’ l-Wâlid Ibn Roshd (plus connu sous le nom d’Averroès). Il avait exprimé le désir de me rencontrer personnellement, parce qu’il avait entendu parler des Révélations que Dieu m’avait accordées au cours de ma retraite spirituelle, et il n’avait pas caché son étonnement devant ce qu’on lui avait appris. C’est pourquoi mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya un jour chez lui sous prétexte d’une commission quelconque, en réalité pour permettre à Averroès d’avoir un entretien avec moi. J’étais encore à cette époque un adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre, en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : “Oui.” Et moi à mon tour, je lui dis : “ Oui. ” Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai : “Non. ” Aussitôt Averroès se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question : “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’Inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative ? ” Je lui répondis : “Oui et non. Entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps. ” Averroès pâlit, je le vis trembler ; il murmura la phrase rituelle : il n’y a de force qu’en Dieu — car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.
« Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moi et savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est qu’Averroès était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il pût voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti. “C’est un cas, dit-il, dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m’a fait vivre en un temps où existe un des maîtres de cette expérience, un de ceux qui ouvrent les serrures de ses portes ! Gloire à Dieu qui m’a fait la faveur personnelle d’en voir un de mes propres yeux ! ”
« Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue avec Averroès. La Miséricorde divine me le fit apparaître en une extase, sous une forme telle qu’entre sa personne et moi-même il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même me vît, ni ne sût que j’étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s’apercevoir de moi. Alors je me dis : son propos ne le conduit pas là où moi-même j’en suis.
« Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (1198), à Marrakech. Ses restes furent transférés à Cordoue où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses œuvres de l’autre côté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt ; il y avait avec moi le juriste et lettré Ibn Jobayr, secrétaire du prince almohade Abû Sa’îd, ainsi que mon compagnon Abû’l-Hakam, le copiste. Alors Abû’l-Hakam se tourna vers nous et nous dit : « Vous n’observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroès sur sa monture ? D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres, les livres composés par lui. » Alors Ibn Jobayr de lui répondre : « Tu dis que je n’observe pas, ô mon enfant ? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue ! » Alors je recueillis en moi cette phrase d’Abû’l-Hakam, pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis — que Dieu les ait en Sa Miséricorde — et je me dis alors à ce sujet : “D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres. Ah ! Comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés ! ” »
Tout Ibn ‘Arabî n’est-il pas déjà dans cet extraordinaire épisode, cette triple rencontre avec Averroès ? En une première occasion, c’est déjà « le disciple de Khadir2 » qui rend témoignage, celui qui ne doit pas à un enseignement humain son savoir d’expérience spirituelle. En une seconde occasion, c’est déjà l’auteur du Livre des théophanies3 qui parle, celui à qui est grand ouvert le monde intermédiaire supra-sensible, ‘âlam al-Mithâl, où l’Imagination active perçoit directement, sans le secours des sens, les événements, les figures, les présences. Enfin, bouleversante de simplicité, ayant la muette éloquence des symboles, la scène du retour des restes mortels à Cordoue. Au maître dont le propos essentiel avait été de restaurer en sa pureté l’aristotélisme intégral, rend un dernier hommage le « fils de Platon », le contemporain des platoniciens de Perse (les Ishrâqîyûn de Sohrawardî4), qui tous ensemble inaugurent en Islam, sans que l’Occident l’ait pressenti, quelque chose qui devance et déborde les projets d’un Gémistos Pléthon ou d’un Marsile Ficin. Et devant la scène au symbolisme non prémédité, le poids des livres équilibrant celui d’un cadavre, l’interrogation mélancolique « Ah ! Comme je voudrais savoir si ses désirs ont été exaucés ! »
C’est le même vœu : « Comme je voudrais savoir... » qui montera aux lèvres de « l’interprète des ardents désirs »5, lorsque quelques années plus tard, en une nuit de mélancolie pensive, il effectuera les circumambulations autour de la Kaaba. Rite physiquement accompli ou vision mentale ? La précision est désormais superflue. C’est de cette Nuit même qu’il recevra la réponse, par les lèvres de Celle qui restera désormais pour lui en ce monde la figure théophanique de la Sophia aeterna. Cette réponse lui énoncera le secret dont il dépend que se réalisent les vœux de l’homme de désir, parce qu’il est lui-même le répondant pour ce Dieu qui partage son destin, dès qu’il consent à son Dieu ; et il dépend de ce secret que l’aube de la résurrection levée sur l’âme mystique ne s’inverse pas dans le lugubre crépuscule des doutes, dans la joie cynique des ignorants à l’idée d’une « surexistence » enfin vaincue. Alors, oui, les survivants momentanés n’auraient plus que ce spectacle dérisoire : un paquet de livres équilibrant un cadavre.


Mais ce triomphe-là, Ibn ‘Arabî sait qu’il ne s’obtient ni par l’effort de la philosophie rationnelle, ni par le ralliement à ce que son lexique désignera comme un « Dieu créé dans les dogmes ». Il dépend d’une certaine rencontre décisive, toute personnelle, irremplaçable, à peine communicable à l’âme la plus fraternelle, moins encore traduisible en un quelconque changement d’obédience extérieure, de qualification sociale. Fruit d’une longue Quête, œuvre de toute une vie ; toute la vie d’Ibn ‘Arabî fut cette longue Quête. La rencontre décisive s’opéra et se renouvela pour lui sous des Figures dont les variantes ne laissent point de référer à la même Personne. Il a lu des masses de livres, nous le savons. C’est même pourquoi l’inventaire de ses « sources » restera peut-être une entreprise désespérée, surtout si l’on s’obstine à parler de syncrétisme, à ne pas prendre la mesure réelle de ce génie spirituel qui ne reçoit que ce qui est à la mesure de son Ciel intérieur, et qui est avant tout lui-même sa propre « explication ».


* Cet article a été publié en juin 1958 dans le n°126 de la revue La Table Ronde (éditions Plon) sous le titre « Ibn ‘Arabi et les funérailles d’Averroès ».


1 Voir : Ibn ‘Arabî, Les illuminations de La Mecque, traduction de M. Chodkiewicz, éd. Albin Michel. Le passage cité ici a été traduit par Henry Corbin.

2 C’est l’initiateur caché que rencontre notamment Moïse au « confluent des deux mers » (Coran XVIII, 60-82).

3 Edité aux éditions Cerf.

4 Voir à son sujet : H. Corbin, Sohrawardî et les platoniciens de Perse, éd. Gallimard.

5 Référence au recueil de poèmes écrits par Ibn ‘Arabî à la mémoire de Nizam, son inspiratrice : Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, éd. Albin Michel.
 

samedi 24 septembre 2011

Le sens ésotérique du pèlerinage au Temple de la Ka'ba

Par Henri Corbin



Dans ce texte essentiel, extrait de Temple et contemplation — livre devenu introuvable, qui fait l’objet d’un belle réédition*— Henry Corbin révèle le “sens ésotérique” du pèlerinage à La Mekke. Le pèlerinage configure, pour le pèlerin, la «forme spirituelle duTemple» en reproduisant symboliquement celui qui, selon la Tradition, a conduit Adam en compagnie de l’ange Gabriel jusqu’en Arabie, après que celui-ci eut reveillé en lui,après sa sortie du paradis, le “souvenir de Dieu”. L’Ange, que symbolise la Pierre Noire enchâssée dans l’un des angles de la Ka’ba, n’est autre que le garant de l’engagement ou du Pacte fondamental qui lie, dans le Ciel, Dieu et ses créatures ; à ce titre, il est aussi un symbole du «centre spirituel de l’homme», de «la Perle» ou du «joyau caché en lui».
 Dans la théosophie islamique, l’Ange Gabriel est aussi «l’Esprit-Saint et l’Ange de l’humanité» ; c’est «de son “aile de lumière”, écrit Corbin, qu’émanent les âmes humaines en ce monde ; et il est l’ange de la Connaissance, celui dont l’illumination projette les formes intelligibles sur nos intellects. Il est donc tout à fait juste de typifier dans le pèlerinage où sont associés l’ange Gabriel et Adam, tout le processus de la descente de la Perle blanche en ce monde, sa métamorphose sous l’aspect de la Pierre Noire, c’est-à-dire en la forme sous laquelle elle apparaît à la perception sensible et sous
 laquelle l’homme doit apprendre à la reconnaître, à moins hélas ! que sa vie ne s’achève sans qu’il l’ait jamais reconnue.» Le croyant doit donc redécouvrir le secret de la Pierre Noire, qui est le secret de l’Ange, puisque «cette Pierre que les pèlerins baisent au passage comme le fit Adam, lorsqu’il l’eut reconnue — cette Pierre est dans le Temple matériel de la Ka’ba ce que l’Ange est au centre de l’homme. Alors la Pierre Noire redevient la Perle blanche, le vestige du paradis, l’Ange ou l’Imâmat dans l’homme.»
 Autrement dit, il appartient à l’homme, à travers cette péregrination intérieure, «de redécouvrir son centre, ou au contraire de le perdre et d’être à jamais désaxé.»
 Atteindre ce centre tel est précisément «le sens ésotérique des rites du pèlerinage, accomplis comme les rites d’un mystère d’initiation, au terme duquel le myste entre dans le Temple, parce qu'il a retrouvé la potestas clavium




"Il y a exotériquement un Temple de la Ka’ba qui oriente le regard des créatures, de même il y a ésotériquement une Ka’ba qui est l’objet de contemplation du regard divin, et c’est le cœur de l’homme."


C’est un enseignement traditionnel chez les spirituels de l’Islam, qu’il y a deux sortes de pèlerinage : l’une est le pèlerinage du commun des fidèles ('awâmm), c’est se déplacer pour  aller visiter les Lieux saints ; l’autre est le pèlerinage des mystiques initiés (khawâu), et c’est le désir du Visage de l’Ami divin. De même qu’il y a exotériquement un Temple de la Ka’ba qui oriente le regard des créatures (une Ka’ba qui est leur Qibla), de même il y a ésotériquement une Ka’ba qui est l’objet de contemplation du regard divin, et c’est le cœur de l’homme. Le Temple matériel est la Ka’ba autour de laquelle processionnent les pèlerins ; la Ka’ba du cœur est le lieu où processionnent les grâces divines. La première est le but des pieux voyageurs ; la seconde est le lieu où descendent les pures Lumières. Là est la maison : ici le seigneur de la maison. Pour chacun de nous il est une direction (Qibla) vers laquelle il s’oriente et qui est sa Ka’ba personnelle. De quelque côté qu’il se tourne, c’est le visage de l’Ami qu’il rencontre, c’est-à-dire la Face sous laquelle le Deus absconditus se révèle à lui, devient pour lui Deus revelatus. Et cette Figure qui mystérieusement révèle l’Ineffable sous les traits de l’Ami, c’est cela que le shî’isme appelle l’Imâm, et l’on peut dire que c’est le secret qui est au cœur de la spiritualité shî’ite (1) — celui que nous retrouverons ici au terme de l’explication du pèlerinage.

Les processions “dans le Ciel”

Le Temple terrestre de la Ka’ba, comme centre, est le lieu autour duquel s’accomplissent les circumambulations rituelles. Il a un archétype céleste ; le rite, lui aussi, a un archétype céleste, puisque chaque centre est l’homologue de l’autre, et que la circumambulation s’attache à l’idée même de centre. De même, explique Qâzî Sa’îd Qommfi, qu’autour du centre archétype
 qui est le Temple initial dans le monde intelligible, processionnent (…) une humanité séraphique de pure Lumière et les Anges des hiérarchies les plus élevées qui, par nostalgie inassouvie et extase d’amour, cernent de leur vol les alentours de la Sublimité — de même sur la Terre de l’éloignement et de la séparation processionnent les pèlerins autour du Temple, afin de commémorer et de se remémorer l’état de cette humanité séraphique supérieure (les Quatorze Très-Purs). C’est que l’Intention divine initiale se manifeste, d’univers en univers, en manifestant eo ipso la correspondance constante entre les choses d’en-haut et les choses d’en-bas. Cependant, entre le suprême degré du Temple au monde de l’Intelligence et le plan de la nature terrestre où s’élève le Temple de la Ka’ba, il y a bien des échelons intermédiaires,et c’est là justement que se joue le drame, l’histoire symbolique qui trouve son dénouement dans l’édification de la Ka’ba terrestre. Sur ce point nous avons un long récit traditionnel remontant au Ve Imâm, l’Imâm Mohammad al-Bâqir. Le drame «dans le Ciel» s’ouvre au moment où Dieu annonce aux Anges : «Je vais instituer un vicaire sur la Terre» (2/28), annonçant ainsi l’apparition d’Adam, de la Forme humaine terrestre, comme khalife de Dieu dans l’univers de la Nature. Cet épisode «dans le Ciel», tel qu’il est médité dans la gnose ismaélienne, est à la clef de la hiérohistoire, mais pour la gnose ismaélienne comme pour la gnose du shî’isme duodécimain, les Anges auxquels Dieu fait cette annonce ne sont pas les Anges des hiérarchies supérieures (2). Pour Qâzî Sa’îd Qommî, les Anges en question sont les Anges de l’univers physique (Malâ’ika abî’îya), ceux qui sont lemal akût de notre monde visible — cemal akût, disions-nous, «où nos symboles sont pris au mot». Et ce sont ces Anges qui sont saisis d’étonnement et de crainte devant l’annonce divine du khalifat confié à l’Homme terrestre. Car il leur semblait qu’en raison de la pureté de leur nature, il n’était rien qui pût en dépasser la noblesse, et que ce khalifat spirituel eût dû leur revenir. «Vas-tu, demandent-ils, établir sur la Terre un être qui y commettra des désordres et y répandra le sang ?... Je sais, leur est-il répondu, ce que vous ne savez pas» (2/28). Ils comprennent alors la limite de leur connaissance et l’insuffisance de leurs forces. La réponse divine est perçue  par eux comme l’effet d’un déplaisir divin, comme si la Lumière divine se voilait alors à eux, et c’est pourquoi, explique le récit de l’Imâm, ils cherchèrent refuge auprès du Trône où pénètrent chaque jour soixante-dix mille anges ; ils processionnèrent tout autour pendant sept jours ou pendant sept mille ans, les variantes en jours ou années n’ayant plus guère de signification quand il s’agit du «temps subtil» (zamân lalif); seul le chiffre sept importe, parce qu’il symbolise toujours dans cet épisode l’intervalle d’un retard à combler, le «retard d’éternité» que rédiment les sept périodes ou «millénaires» du cycle de la prophétie (3). Et c’est pourquoi, explique notre auteur, on accomplit rituellement sept circumambulations autour de la Ka’ba terrestre, une pour chaque millénaire.

"La fonction de l’ange Gabriel est primordiale. Il se tient, nous le savons déjà, au seuil du Temple, près de l’angle où est enchâssée la Pierre Noire ; il est l’Esprit-Saint et l’Ange de l’humanité."

 Le Trône autour duquel processionnent les Anges lors de cet épisode, est, puisqu’il s’agit des Anges de l’univers physique, le Temple de l’Âme de l’univers, c’est-à-dire le Temple dans le
 monde dumal akût, celui qui sous la forme de sa manifestation physique est désigné comme le  Glorieux Trône (la IXe Sphère (…)). Sa description symbolique en marque à la fois la différence et la ressemblance à l’égard du Temple ou Trône de la Souveraine Unité, symbolisé dans la Tente descendue du ciel. Ce Trône dumal akût ou Temple au monde de l’Âme, le récit de l’Imâm explique qu’il est constitué d’un marbre d’une blancheur immaculée, exempte de toutes les impuretés des modalités matérielles physiques (il s’agit donc d’un Temple fait de la matière toute subtile du mundus imaginalis). Son toit est de hyacinthe rouge. Nous avons vu déjà que la couleur rouge résulte du mélange de la Lumière et des Ténèbres, et qu’il symbolise l’état de l’être où le Divin qui est lumière est mélangé avec le créaturel qui est ténèbre. En outre, ce toit est la réalité même du monde duMal akût, son «âme» (al-nafs al-alakûtîya), parce que l’âme est comme un diadème posé sur le corps, comme l’ombelle d’une plante, comme le toit par rapport au temple. Quant aux colonnes du Temple, elles sont ici de verte émeraude, parce qu’elles sont les vestiges émanant de l’influx de l’Âme de l’univers sur le corps universel, et que la couleur verte tient à peu près le milieu entre le blanc et le rouge (comme dans le Temple de la Souveraine Unité, la couleur violette des cordagestenait le milieu entre la couleur jaune d’or du monde des Intelligences et la couleur rouge résultant du mélange du Divin et du Créaturel).

 Chaque détail, chaque coloration de la structure du Temple, est riche d’un symbolisme qu’il conviendrait d’expliciter par des comparaisons multiples. Il ne peut en être question ici.
 Relevons seulement quelques indications suggestives. Dieu considéra avec amour cette initiative des Anges dumal akût, et leur ordonna de «descendre sur Terre» pour y bâtir un Temple qui en soit l’image (l’imitation, laN kâyat, l’«histoire»). Ce fut le Temple autour duquel Adam, ses enfants ensuite, accomplirent leurs circumambulations à l’imitation des Anges dumal akût. Mais voici qu’à l’époque du Déluge, les Anges enlèvent ce Temple à la terre et le transfèrent dans le IVe Ciel.

 La signification profonde du Déluge, non plus comme événement géologique mais comme cataclysme spirituel, transparaît dans ce transfert. Apporté par les Anges à la terre comme le saint Graal de nos traditions occidentales, le Temple est ravi par les Anges au regard des hommes, lorsque ceux-ci sont devenus incapables ou indignes de le voir (4). Abraham, l’expatrié spirituel, reconstruira sur terre un Temple sur les fondements du Temple disparu. Et c’est pourquoi, tour en accomplissant les rites extérieurs, le pèlerin abrahamique sait que son véritable pèlerinage s’accomplit aurour d’un Temple invisible, dans l’espace dumal akût. "Chacun des fils d’Adam doit, tour à tour, accomplir le pèlerinage, c’est-à-dire réédifier la forme spirituelle du Temple, pour accéder à son propre centre."

Le secret de la Pierre Noire et le motif de la Perle

C’est là même passer à l’ultime et décisive question, à savoir la fonction du Temple spirituel pour le sens ésotérique des rites du pèlerinage, lorsque ces derniers sont compris comme  configurant la forme spirituelle du Temple. Le pèlerinage n’aurait pas de sens ésotérique sans cette forme, car simultanément c’est sa propre forme spirituelle que l’homme configure par celle du Temple, et c’est la forme spirituelle du Temple qu’il configure selon sa propre forme intérieure. Or, cette conformité, cette symmorphose du Temple spirituel et de l’homme, telle que le Temple invisible est la forme spirituelle de l’homme, c’est le secret même de la Pierre Noire. Celle-ci est le secret du Temple, et elle est le secret de l’homme ; elle est l’ésotérique de l’un et l’autre. La configuration de l’un et de l’autre, à l’état de forme spirituelle plus réellement subsistante que la forme matérielle provisoirement visible, dépend du pèlerinage accompli tout au long d’une vie, parce qu’il faut toute une vie humaine pour «donner forme» au Temple spirituel. La Pierre Noire est en quelque sorte la clef du Temple céleste.
 Au cours d’un entretien avec l’un de ses disciples, le VIe Imâm, Ja’far al-Sâdiq, lui demande : «Sais-tu ce qu’était la Pierre (al’ajar) ?» Non, le disciple ne le sait pas, et l’Imâm va le lui
 expliquer en un récit symbolique qui, sous sa simplicité apparente, est d’une densité allusive  remarquable. L’engagement, le pacte (mîthâq) qui est mentionné dans ce récit, c’est toujours en termes shî’ites, la triple attestation de l’Unique des Uniques, de la mission exotérique des prophètes, de la mission ésotérique des Imâms (5) ; c’est cette totalité, nous l’avons vu, qu’exprime précisément la forme spirituelle du Temple. En outre, pour comprendre le récit de  l’Imâm Ja’far, il faut, avec notre Qâzî Sa’îd Qommî, y saisir une allusion à trois niveaux d’univers auxquels est proféré cet engagement, parce que la réalité de l’Homme est manifestée successivement à chaque niveau de la hiérarchie descendante des univers : au monde de l’Intelligence, au monde de l’Âme ou monde de la corporéité subtile du mundus imaginalis, au monde physique terrestre. Cet engagement — ce pacte et ses conséquences — l’herméneutique shî’ite l’a médité en conjoignant deux versets qorâniques : celui où Dieu demande à toute l’humanité mystiquement rassemblée : «Ne suis-je pas votre Seigneur ?»
 (7/171), et le verset où il est dit : «Le dépôt que nous avons proposé au ciel, à la terre, aux montagnes, tous ont refusé de s’en charger, ils ont tremblé de le recevoir. L’homme a accepté de s’en charger : c’est un violent, un ignorant» (33/72). S’il fallait en effet à l’homme une sublime folie, comme l’explique Âmolî, pour l’engager à se charger de ce dépôt, cette sublime  folie dégénéra en une folie tout court qui le lui fit violer. Quant au secret de ce dépôt confié, c’est tout ce que la gnose shî’ite a tenté de dire dans son imâmologie ésotérique. Cela rappelé très brièvement ici, parce que la trahison d’Adam et le secret de la Pierre Noire sont liés l’un à l'autre. «La Pierre, explique l’Imâm, fut jadis un Ange d’entre les princes des Anges devant Dieu.
 Lorsque Dieu reçut l’engagement des Anges, cet Ange fut le premier à lui donner sa foi et à acquiescer au pacte. Alors Dieu le choisit comme le fidèle de confiance à qui confier l’ensemble de ses créatures. Il lui fit absorber, «déglutir» le pacte et le lui confia en dépôt, et il imposa aux hommes de renouveler chaque année devant cet Ange leur acquiescement au pacte et à la promesse qu’Il avait reçue d’eux. C’est ainsi que Dieu établit cet Ange avec Adam dans le paradis, pour faire ressouvenir Adam de son engagement et pour qu’Adam renouvelle devant lui son acquiescement chaque année. Lorsque Adam eut trahi et qu’il fut sorti du paradis, il oublia la promesse et l’engagement que Dieu avait reçus de lui ... Et  lorsque Dieu fut revenu à Adam (Qorân 2/35), il donna à cet Ange l’apparence d’une perle blanche, et cette perle, il la projeta du paradis vers Adam, alors qu’Adam était encore en la Terre de l’Inde.» La tradition qui fait apparaître l’homme Adam à Ceylan est courante dans le shî’isme ; dans la gnose ismaélienne elle s’applique à un Adam primordial, universel,


 Pananthrôpos, qui n’est pas encore l’Adam initial de notre présent cycle (6) ; l’île de Ceylan ne signifie qu’une première étape dans l’avènement de l’homme terrestre physique"Or, cette conformité, cette symmorphose du Temple spirituel et de l’homme, telle que le
Temple invisible est la forme spirituelle de l’homme, c’est le secret même de la Pierre Noire."
Et le récit continuer : Adam remarque cette perle ; il se familiarise avec elle, mais il ne la reconnaît pas ; il ne voit en elle rien d’autre qu’une pierre quelconque. Mais voici que par la permission divine, la perle se met à parler : — «Ô Adam ! me reconnais-tu ? — Non. — Sans doute le Satan (Shaytân) a-t-il triomphé en toi, puisqu’il t’a fait oublier le souvenir de ton Seigneur.» À ce moment, la perle reprend sa forme originelle, celle de l’Ange qui était le compagnon d’Adam dans le paradis : «Ô Adam ! Où sont ta promesse et ton engagement ?» Adam tressaille ; le souvenir du pacte divin lui revient en mémoire, et il pleure. Il embrasse la perle blanche — l’Ange — et lui renouvelle son acquiescement à la promesse et au pacte.
 Ensuite l’apparence de la Pierre est donnée par Dieu à la perle blanche, pure et splendide (parce que telle est l’apparence qu’elle revêt en un monde livré aux Ténèbres, et c’est cettePierre qu’Adam porte sur son épaule jusqu’en Arabie. Ce voyage, il le fait en compagnie de l’ange Gabriel, et nous en verrons tout à l’heute la signification ; lorsqu’il est fatigué par le poids de la Pierre, l’ange Gabriel l’en décharge et la porte à son tour. Magnifique symbole, comme pour dire que seul un autre Ange peut momentanément décharger l’homme du poids de l’Ange, c’est-à-dire du pacte qui engage tout son destin envers le monde spirituel. Chaque  jour et chaque nuit, Adam renouvelle son engagement mystique à cette Pierre qui fut le témoin de son paradis, et en compagnie de laquelle il progresse jusqu’à ce qu’il arrive à l’emplacement du Temple, à La Mekke. C’est là, en effet, nous le savons déjà, que sur l’ordre divin, les Anges dumal akût de notre monde élèvent un Temple à l’image du Temple qui avait  été leur refuge «dans le Ciel», et la Pierre Noire est enchâssée à cet angle du Temple dont les correspondances mystiques nous ont été indiquées précédemment. C'est à cet endroit, poursuit le récit, que Dieu reçut l’engagement des fils d’Adam, et nous assistons à la répétition — ou à la continuation — sur terre du drame advenu «dans le Ciel».

 Il n’est donc pas douteux — nous en convenons avec Qâzî Sa’îd Qommî — que le récit de l’Imâm explique le secret de la Perle blanche (“blanche”, c’est-à-dire toute pure, splendide) en déployant ce secret sur une triple scène, celle du monde de l’Intelligence, celle du monde de l’Âme, celle de notre monde physique. À chaque niveau les êtres humains existent sous une forme dont la subtilité ira en décroissant ; à chacun de ces niveaux, ils profèrent le triple engagement en une langue qui correspond à leur modalité d’être à ce même niveau. Au niveau du monde des pures Intelligences angéliques, ils le font dans la langue de celles-ci. C’est le premier épisode de notre récit, où il est dit que l’Ange qui devait être caché postérieurement sous la forme de la Pierre Noire, fut le premier à répondre. Ensuite l’on passe au niveau où la corporéité éclôt sous sa forme encore toute subtile, celle du corps de lumière (jismîyat nûrîya) du mundus imaginalis. L’«argile» dont à ce niveau est constituée la créature humaine, est une argile subtile de la «Terre de lumière» (rînat ariîya nûrîya, cf. la Terra lucida de la gnose manichéenne). Mais, parce que la forme de corporéité est désormais éclose, il y a un centre qui se distingue de la périphérie qui l’entoure (cf. ci-dessus, la différence entre les orbes
 spirituels et les orbes matériels), et ce plan de la corporéité subtile est celui que les traditions symbolisent comme hyacinthe rouge ou comme perle blanche, et qui est un certain aspect du Trône ou Temple céleste.
 

Or, ce qui à ce niveau de manifestation de la créature humaine est la partie centrale de son argile de lumière, c’est précisément l’Ange que Dieu donna comme compagnon et comme témoin à Adam, celui qui était chargé de le faire se ressouvenir du pacte divin, et devant qui il avait à le renouveler chaque année «dans le paradis», parce que c’est à cet Ange que Dieu avait fait déglutir, absorber le pacte, autrement dit l’avait confié en dépôt. Ce joyau qui est au centre de l’homme, c’est lui, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, que l’on signifie comme l’«Ange» (malak), parce que son rang, son degré d’être, est l’ésotérique, l’invisible, lemal akût du monde qui est manifesté aux sens. Ce joyau qui proféra et qui se remémore le pacte divin, c’est lemal akût dans l’homme, simultanément la pierre angulaire du Temple (la Pierre Noire enchâssée dans l’angle irâqien), et l’Ange caché sous la forme matérielle apparente de l’homme (le centre, la Terre de lumière, le paradis dans l’homme, ou ce qui en détient les clefs). «Or, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, à tout ce qui est intérieur, ésotérique, appartient l’autorité sur l’extérieur et l’exotérique ; il lui appartient de l’éduquer et de le diriger (d’où la question posée par l’Ange à Adam : le Satan a-t-il donc triomphé en toi ?). Et nous n’entendons par l’Ange que ce qui a cette antériorité et cette autorité, du fait qu’il soit le centre de l’être humain, avant que n’en soient constituées les autres parties selon leurs normes propres.» En termes shî’ites, ce centre est l’Imâmat dans l’homme. C’est pourquoi, tel qu’il est en lui-même, le joyau persiste en sa pureté, perle blanche ou hyacinthe rouge, en son état de «corps de lumière», sans être troublé par le mélange de compositions étrangères. Cependant, nous avons lu qu’après la sortie d’Adam du paradis la miséricorde divine projeta  vers lui cette perle blanche. Cela veut dire que cette perle sans prix descend «du monde hiératique du Trône et du corps de lumière» dans le monde physique élémentaire ; elle revêt donc forcément la «robe», les apparences du monde ténébreux dans lequel elle est projetée.
 La terre de l’Inde où elle atterrit, signifie précisément, dans l’ensemble des degrés de manifestation de l’être, le niveau qui est l’occident des entités spirituelles (maghreb al-arwâ), celui où s’occulte leur nature de lumière. Et c’est pourquoi Adam ne la reconnaît pas, puisque, à ce niveau, elle est voilée, occultée, par la ténèbre des péchés des hommes, par leur obsession de se garantir les jouissances de leur vie matérielle éphémère. Adam ne la reconnaît que lorsqu’elle a repris sa forme originelle, c’est-à-dire lorsqu’il l’a lui-même dépouillée, désquamée de ce revêtement de ténèbres, de même qu’il dépouille l’objet perçu par les sens pour avoir la vision de l’intelligible. Mais ce dépouillement, il n’en est capable que lorsque la Pierre a provoqué son ressouvenir. Ses sens ne perçoivent que la Pierre Noire ; c’est par la perception spirituelle imaginative qu’il a la vision de l’Ange, de la blanche perle — et qu’il se ressouvient."Or, déclare Qâzî Sa’îd Qommî, à tout ce qui est intérieur, ésotérique, appartient l’autorité  sur l’extérieur et l’exotérique ; il lui appartient de l’éduquer et de le diriger."


Un symbole du centre spirituel de l’homme : le joyau caché en lui

Et pour nous, il serait impossible de ne pas nous ressouvenir ici d’un chapitre célèbre du livre gnostique des Actes de Thomas, le chapitre connu comme l’Hymne de l’âme ou le Chant de la
 Perle (dont plusieurs épisodes ont également leur correspondant exact dans le Récit de l’exil occidental de Sohravardî). Le récit de l’Imâm Ja’far Sâdiq est une exemplification frappante du motif de la Perle dans la gnose du shî’isme duodécimain. Sans doute ce motif y a-t-il ses caractéristiques propres, que relèverait une comparaison détaillée. On peut voir dans la “perle” des Actes de Thomas à la fois un symbole de l’âme elle-même et un symbole de la gnose (7), cette gnose que l’âme doit atteindre parce qu’elle est son salut. Dans notre texte shî’te, la ”perle” symbolise le centre spirituel de l’homme, son Ange, c’est-à-dire à la fois ce que le ressouvenir doit lui faire redécouvrir et aussi cela même qui provoquera ce ressouvenir.
 La reconquête de la “perle” est l’acte même de ce ressouvenir. Quant à l’objet de celui-ci, il est exprimé en termes shî’ites comme le pacte, la triple Attestation signalée plus haut ; mais celle-ci exprime bien une totalité spirituelle qui, figurée sous la forme du Temple, a justement pour pierre angulaire la Pierre Noire, c’est-à-dire cette même Pierre sous laquelle l’homme redécouvre le joyau caché en lui, l’Ange. L’homologie, la correspondance, entre la configuration du Temple et la forme de la vie spirituelle est donc parfaite.
 Le pèlerinage qui conduit Adam en compagnie de l’ange Gabriel jusqu’en Arabie, à La Mekke, prépare la troisième scène, la scène finale où se révèle au niveau de notre monde terrestre actuel le secret de la Pierre Noire. Un théosophe en Islam perçoit d’emblée la signification symbolique de ce trajet, comme celui au cours duquel s’achève le déclin des entités spirituelles à leur occident. Dans cette théosophie, la fonction de l’ange Gabriel est primordiale. Il se tient, nous le savons déjà, au seuil du Temple, près de l’angle où est enchâssée la Pierre Noire ; il est l’Esprit-Saint et l’Ange de l’humanité ; c’est de son «aile de lumière» qu’émanent les âmes humaines en ce monde (8) ; et il est l’ange de la Connaissance, celui dont l’illumination projette les formes intelligibles sur nos intellects. Il est donc tout à fait juste de typifier dans le pèlerinage où sont associés l’ange Gabriel et Adam, tout le processus de la descente de la Perle blanche en ce monde, sa métamorphose sous l’aspect de la Pierre Noire, c’est-à-dire en la forme sous laquelle elle apparaît à la perception sensible et sous laquelle l’homme doit apprendre à la reconnaître, à moins hélas ! que sa vie ne s’achèvesans qu’il l’ait jamais reconnue. La Pierre Noire fut placée, nous dit le récit, à l’angle de la Ka’ba (à l’angle où nos figurations précédentes ici l’ont retrouvée). Et c’est là que Dieu reçutl’engagement des fils d'Adam, «pour nous avertir, écrit Qâzî Sa'îd Qommî, que tout recommence à partir du commencement». Le «drame dans le Ciel» recommence en effet sur terre avec chaque homme (9) : son pacte divin, sa sortie du paradis, son ressouvenir et sa quête du paradis perdu. Son engagement, c’est l’Ange en lui qui le profère — l’Ange à qui Dieu fit «déglutir» le pacte en sa préexistence céleste, et c’est lui, l’homme extérieur, qui le trahit. Et chacun des fils d’Adam doit, tour à tour, accomplir le pèlerinage, c’est-à-dire réédifier la forme spirituelle du Temple, pour accéder à son propre centre. Il lui faut redécouvrir le secret de la Pierre Noire, qui est le secret de l’Ange, puisque cette Pierre, que les pèlerins baisent au passage comme le fit Adam, lorsqu’il l’eut reconnue — cette Pierre est dans le Temple matériel de la Ka’ba ce que l’Ange est au centre de l’homme. La «relation fonctionnelle», identique de part et d’autre, permet à la méditation de passer spontanément de l’un à l’autre. Alors la Pierre Noire redevient la Perle blanche, le vestige du paradis, l’Ange ou l’Imâmat dans l’homme. Il dépend de l’homme de redécouvrir son centre, ou au contraire de le perdre et d’être à jamais désaxé. L’atteinte à ce centre, tel est précisément le sens ésotérique des rites du pèlerinage, accomplis comme les rites d'un mystère d'initiation, au terme duquel le myste entre dans le Temple, parce qu’il a retrouvé la potestas clavium qui lui ouvre l’accès du monde spirituel perdu.



H.C.
* Henry Cordin, Temple et contemplation, préface de Gilbert Durand, éd. Entrelacs, Juin 2007.
1) Nous résumons ainsi fidèlement une longue annotation persane de Sabzavârî, op. cit.,p. 184 ; elle rémoigne du sens spirituel chez un théologien iranien de nos jours. Les versets qorâniques par lesquels elle conclut sont de ceux qui sont particulièrement goûtés par la spiritualité shî’ite. «Chacun a une plage du ciel vers laquelle il s’oriente» (2/143) et «De quelque côté que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu» (2/109), cette Face qui est l’Imâm (celui qui guide), parce qu’elle est celle sous laquelle se révèle l’Ami.C’est en effet là toute la mystique shî’îte. – 2) Cf. notre Herméneutique spirituelle comparée (supra n. 2, la note 149, sur l’interprétation de cet épisode «dans le Ciel» par la gnose ismaélienne, avec le texte du hadîth de l’Imâm Ja’far, rapportant comment son père, l’Imâm Bâqir, enseigna, auprès de la Ka’ba même, à un mystérieux étranger l’origine céleste du Temple. – 3) Comparer, sur ce point, notre Trilogie ismaélienne,index s. v. sept. – 4) Sur le sens spirituel du Déluge et l’histoire de la Ka’ba enlevée au Ciel par les Anges, cf. ci-dessus n. 65, ainsi que les §§ 6 et 9 de la même étude (le thème de Noé et du Déluge, tel qu’il est traité chez Swedenborg et tel qu'il est traité dans la gnose ismaélienne). – 5) Cf. En islam iranien…, t.IV, index general s.v.mî thâq 6) Sur la
 différenciation entre l’Adam spirituel (Adam rûhânî), l’Adam universel (Pananthrôpos) et l’Adam qui inaugura notre présent cycle d’occultation, cf. Trilogie ismaélienne, index s.v. Adam. – 7) Cf. Reinhold Merkelbach, Roman und Mysteriulll in der Antike, München und Berlin, 1962, pp. 310 ss, 315 SS, et notre ouvrage L' Homme de lumière ... (ci-dessus n. 48), pp. 41 ss. – 8) Cf. déjà ci-dessous n. 47 et 58 – 9) C’est bien ainsi qu’il faut comprendre lehadîth de l’Imâm Ja’far, comme l’a fort bien discerné Qâzî Sa’îd (fol. 183b). La partie finale présente une «répétition» dans les termes, précisément parce que le même drame se répète. Le hadîth finit sur ces mots : «À cause de son amour pour Mohammad et les siens (les Imâms), Dieu a choisi cet Ange entre tous et lui a fait déglurir (a/qama-ho) le pacte (mîthâq). Et cet Ange viendra au jour de la Résurrection ; il aura une langue qui parle, des yeux qui regardent ; il témoignera pour tous ceux qui seront venus à lui en ce lieu et auront gardé le pacte.» Sharh, fol. 183. Comparer le texte cité ci-dessus n.40.