Mausolée de Farid ad-Din ’Attâr à Nichapour en Iran
Par Hoda Sadough
Pendant des siècles, Le Mémorial des Saints (تذکرة الاولیاء) de Farid ad-Din ’Attâr (1142-1230) a joui d’une réputation sans précédent parmi les Perses. Cette légende dorée musulmane du XIIIe siècle retrace les paroles et les prodiges de célèbres soufis. Le contenu de cet ouvrage ne se limite guère à la littérature mystique perse mais inclut également certains aspects de la littérature mystique turque. Cet œuvre offre un aperçu exhaustif du développement intellectuel et spirituel de la mystique musulmane mais ne peut pour autant être considéré comme une source historique fiable des faits concernant le développement du soufisme dans le monde islamique oriental. Il est de fait plus prudent de le concevoir comme une source valable pour la compréhension du rapport entre la narration islamique médiévale et le rôle du soufisme et surtout des récits hagiographiques dans l’éducation spirituelle, culturelle et morale au sein de la population iranienne d’avant et après l’invasion mongole au XIIIe siècle.
Lorsque l’on aborde la tradition du soufisme dans le Mémorial des Saints, on évoque souvent deux tendances principales observées dans le domaine de l’hagiographie soufie : la première tend à concevoir les saints comme faisant autorité dans les domaines de l’éthique et de la spiritualité. Les paroles des saints sont ainsi considérées comme une extension du rôle des hadiths du prophète Mohammad qui étaient la source principale de toute formation éthique et spirituelle.
Les prédécesseurs de ’Attâr tels que Al-Sulami (412-1021) et Al-Qushayri (465-1075) organisaient leurs hagiographies selon le modèle du recueil des hadiths du prophète. A chaque anecdote était annexé le détail de la chaîne des témoins ou des personnes l’ayant transmise oralement. Ce procédé fut très importent dans le développement du soufisme car les croyances et les pratiques de cette tradition étaient ainsi renvoyées et associées à la source indiscutable de la tradition islamique comprenant les paroles et les pratiques du Prophète, des douze Imâms, des quatre califes reconnus par le sunnisme et enfin les compagnons du prophète.
La deuxième tendance, celle dans laquelle s’inscrit ’Attâr, est davantage axée sur une approche littéraire qui tend à faire de la biographie des saints des récits à la fois édifiants et divertissants. Loin de chercher à retracer la lignée et la biographie précise de certains saints, entreprise déjà accomplie par ses prédécesseurs, ’Attâr souhaitait plutôt de mettre en valeur leurs qualités et leurs prodiges en exposant certains événements significatifs de leur vie sous forme d’une narration marquant les esprits.
Le style animé et l’ironie des récits montrent que ’Attâr cherchait principalement à relater ses contes de manière à captiver la classe populaire de son temps ainsi qu’à attirer leur attention sur la vie de ces saints.
La notion de miracle ou de prodige (karâma) occupe une place importante dans Le Mémorial des Saints. Le pouvoir miraculeux et les prodiges accomplis par des saints constituent ainsi l’objet d’un grand nombre de récits et crée un état d’esprit dans lequel les lecteurs sont sujets à une influence spirituelle. ’Attâr semblerait ici avoir eu pour but d’élaborer un guide pour l’édification des masses, ce qui semble être confirmé par le style de cet ouvrage qui s’adresse plus particulièrement à la couche populaire qu’à l’élite de l’époque.
L’accès à la spiritualité de l’islam peut se réaliser par diverses voies. Depuis son apparition, le soufisme a déployé deux approches différentes voire contradictoires en ce qui concerne la quête ultime de la ma’rifa (la connaissance accordée par Dieu opposée à la connaissance acquise par l’effort individuel et spéculatif) : on peut ainsi distinguer le soufisme dit "sobre" de la mystique dite "de l’ivresse". Selon Al-Qusayri, la sobriété (sahv) est le retour de l’individu à son état de conscience individuelle après son extinction en Dieu, l’ivresse étant une forme d’absence à soi-même et à son "moi" individuel. [1]
Mansour al-Hallâj et Junayd al-Baghdâdi sont respectivement les prototypes de la mystique extatique de l’ivresse et du soufisme sobre. A l’instar de Hallâj, Bâyazid Bastâmi est également une figure importante de la mystique de l’ivresse. La présentation de la vie et des actes de ces trois piliers du soufisme occupent une place importante dans le Mémorial des Saints. Dans cet ouvrage, ’Attâr met ainsi en évidence ces deux "voies" du soufisme qui, à l’époque de la composition de son œuvre, s’étaient largement répandues. ’Attâr aspire à la fois à célébrer la mystique de l’ivresse ainsi que ses inspirateurs tout en bordant également ses rapports avec la loi et la jurisprudence islamiques, ainsi que d’autres sciences traditionnelles de l’islam.
Junayd al-Baghdâdi
Abou al-Qâsim al-Junayd al-Baghdâdi est l’un des personnages les plus influents de la tradition soufie. Son nom apparaît de façon récurrente dans les hagiographies soufies où il est cité soit comme transmetteur d’anecdotes soit comme figure emblématique du soufisme. Cependant, ’Attâr semble lui réserver un rang inférieur à celui de Hallâj, sous-entendant sa préférence pour la mystique de l’ivresse par rapport à la mystique "sobre". Cet aspect apparaît notamment dans une anecdote relatant une querelle entre Junayd et un adepte de la mystique extatique sur les concepts fondamentaux du soufisme, et qui s’achève finalement en faveur de ce dernier.
Dans le Mémorial des Saints, Junayd est le narrateur à la première personne des cinq événements importants de la vie de Sari Saqati. Sari, oncle maternel et maître de Junayd, est considéré comme le fondateur de l’école soufie de Bagdad qui s’est largement distinguée des autres écoles (notamment celles de la Syrie et du Khorâssân) par son insistance sur la notion de l’unicité divine (tawhid). Dans l’épisode consacré à la sentence de Sari Saqati, Junayd rapporte :
"Sari Saqati abandonna tout son bien aux derviches et aux pauvres pour plaire au Seigneur très Haut et, se consacrant entièrement aux œuvres de piété et vivant dans une grande austérité, il servit Dieu. Durant quatre-vingt-dix-huit ans jamais il n’appuya ses reins contre terre, excepté lorsqu’il était malade et couché. Quarante ans de suite, son cœur désira le miel sans qu’il consentît à satisfaire ce désir charnel." [2]
Une autre anecdote rapportée par Junayd nous permet de mieux délimiter les limites de la mystique sobre par rapport à la mystique de l’ivresse. Il s’agit d’une discussion entre Sari et Junayd sur le sujet de l’amour :
"Junayd raconte qu’un jour Sari l’avait interrogé sur l’amour (mahabba). Il avait répondu : "Certains disent que c’est un accord (mouwâfaqa), d’autres pensent que c’est un asservissement (isâra) et beaucoup d’autres l’ont définit autrement." Sari saisit alors la peau de sa main et tenta de l’arracher sans succès. Sari dit alors : "L’amour, c’est la force qui attache cette peau asséchée à ma main. Il s’évanouit aussitôt et son visage pâlit."
Alors que Junayd énumère plusieurs définitions lexiques du terme "mahabba" qui n’est qu’une vaine tentative de définir un mot par d’autres mots, Sari fait connaître l’essence de l’amour, à travers le miracle de la résistance de sa peau. Junayd conçoit la conception de l’amour au sens intellectuel tandis que pour Sari, il s’agit avant tout d’une expérience indicible de l’âme.
Les mémoires de Junayd peuvent être conçus comme une source de référence de valeur de la mystique sobre. Son approche mystique se reflète non seulement dans le contenu de sa narration, mais aussi par l’ensemble des maximes concernant les notions fondamentales du soufisme et de l’islam en général qu’il présente. Le Mémorial des Saints semble confirmer cet aspect en indiquant que Junayd était la source de nombreux adages.
Interrogé par Hallâj sur la sobriété et l’ivresse, Junayd aborde directement ce thème en répondant : "O fils de Mansour ! Tu as tort. Il n’existe pas de désaccord entre la sobriété et l’ivresse car la sobriété n’est qu’un mode d’expression de la purification de l’esprit par Dieu."
A la fin de ce dialogue, Junayd critique sévèrement Hallâj : "Tes propos ne sont que balivernes et énoncés insignifiants." [3]
Bâyazid : symbole de la mystique ivre
Le récit consacré à la vie d’Abou Yazid al-Bastâmi est le plus long du Mémorial des Saints. Outre les événements miraculeux et les discours extatiques qu’il relate, le Mémorial des Saints fait un récit détaillé de l’ascension mystique de Bâyazid. L’introduction qui lui est consacré l’élève à un rang bien plus élevé que celui des autres personnages du livre.
"C’était un grand docteur dont l’ascèse et les miracles dépassaient toutes les limites. N’ayant pas son pareil dans la doctrine, il s’était laissé embrasser par le feu de l’amour divin. Dans la science de la vie spirituelle, il était accompli et défiait toute rivalité, à tel point que Sheikh Junayd disait de lui : "Bâyazid, au milieu de nous, est comme Djibrâ’il (Gabriel), sur lui soit le salut, au milieu des anges." [4]
La mystique ivre de la tradition soufie est marquée par des paroles et pratiques qui peuvent paraître aux non-initiés comme blâmables et même blasphématoires. Bâyazid, adorateur ivre de Dieu, est l’exemple par excellence des vertus fondamentales du soufisme telles que la compassion, l’humilité, la gratitude et l’adoration. Dans le Mémorial des Saints, l’intensité avec laquelle il est décrit est telle qu’elle en éclipse presque le mysticisme et la sobriété de Junayd.
Bibliographie :
Al-Qusayri, Tarjomeh-ye Resâleh-ye Qusayriyeh, ed. B. Furuzanfar, 1967.
’Attâr, Farid ad-Din, Le Mémorial des Saints, traduction française, Seuil, 1976.
’Attâr, Farid ad-Din, Tadhkirat al-Owliâ’, M. Isti’lâmi, ed. Zavvâr, Téhéran, 2005 (1383).
Stuart, Harry N., "Sufism, Godliness and Popular Islamic Storytelling in Farid al-Din Attar’s Tadkiraty’l awlia", Ch. 3 : Drunken v.s Sober Sufism : Junayd and Bayazid as Archetypes in Tadkiratu’l awlia, Dissertation for the degree of PhD of philosophy, University of California, Berkeley, 2007.
Notes
[1] Al-Qusayri, Tarjomeh-ye Resâleh-ye Qusayriyeh, ed. B. Furuzanfar, 1967, p. 112.
[2] ’Attâr, Farid ad-Din, Le Mémorial des Saints, traduction française, Seuil, 1976, p. 239.
[3] ’Attâr, Farid ad-Din, Tadhkirat al-Owliâ’, M. Isti’lâmi, ed. Zavvâr, Téhéran, 2005 (1383), pp. 369-370.
[4] ’Attâr, Farid ad-Din , Le Mémorial des Saints, traduction française, Seuil, 1976, pp. 154-155.
بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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dimanche 10 juillet 2011
samedi 9 juillet 2011
Junayd, maître soufi par Eric Geoffroy
Surnommé « le seigneur de l’Ordre (des soufis) », Junayd incarne en mystique musulmane le tempérament « sobre » et la quête de la lucidité, face à l’ « ivresse spirituelle » exaltée par Hallâj, son ex-disciple.
D’origine persane, Junayd est l’une des figures proéminentes de l’école de tasawwuf (« soufisme ») de Bagdad ; ce terme allait englober par la suite toutes les modalités spirituelles au sein de l’islam sunnite. A cette époque (IXe-Xe siècles), Bagdad et le califat abbasside étaient le phare du monde. Junayd est d’abord devenu un brillant juriste, avant de s’ouvrir à la mystique sous la direction de son oncle, le soufi Sarî Saqatî (m. 867). Toute sa vie, Junayd a tendu à réaliser l’équilibre entre l’aspect exotérique, normatif, du message islamique, et son aspect ésotérique, initiatique. « Notre science [le soufisme], affirmait-il, est intimement liée au Coran et au modèle muhammadien ». C’est pourquoi il a été agréé par tous les oulémas. Il se montrait d’ailleurs très prudent dans l’enseignement des « secrets de la Voie », qu’il délivrait au fond de sa maison, loin des oreilles profanes. Se réclamer de « la voie de Junayd », de nos jours encore, signifie avoir une démarche spirituelle orthodoxe, mais aussi exigeante.
La méthode de Junayd se fonde en effet sur le jeûne, le silence, la pratique assidue de la retraite et de l’invocation de Dieu, et surtout une observation rigoureuse de la conscience intérieure (« j’ai appris l’art de la vigilance en observant une chatte », disait-il). « Nous n’avons pas reçu le soufisme par des ‘‘on-dit’’, mais par la faim, l’éloignement du bas-monde et la rupture avec les habitudes confortables, affirmait-il ». La méthode austère prônée par Junayd ne supporte aucun artifice, aucune complaisance à l’égard même des plaisirs spirituels qui sont autant de voiles. A une époque où la plupart des adeptes de la Voie pérégrinaient sur les routes, Junayd, quant à lui, disait qu’il avait atteint la réalisation spirituelle « en restant en présence de Dieu, pendant trente ans, sous cet escalier ». Il prônait donc la maîtrise des états spirituels qui traversent l’homme (tamkîn), là où d’autres se plaçaient volontiers sous leur emprise (talwîn). Ainsi, à un soufi qui lui demandait pourquoi il restait statique durant les séances collectives d’invocation de Dieu (dhikr), il répondit par ce verset : « Tu verras les montagnes, que tu croyais immobiles, passer comme des nuages » (Coran 27 : 88). Il revient à l’homme d’invoquer Dieu pour se souvenir du Pacte primordial passé entre Dieu et l’humanité dans le monde spirituel, avant l’incarnation des âmes sur terre. Le verset coranique de référence, que Junayd a beaucoup commenté, est : « Ne suis-Je point votre Seigneur ? Ils dirent : oui, nous en témoignons » (7 : 172).
Tout l’enseignement de Junayd est centré sur la connaissance de l’Unicité (tawhîd), but véritable de la vie spirituelle. Il ne suffit pas d’affirmer que Dieu est unique, comme le fait le commun des croyants ; il faut vivre cette Unicité en soi et en expérimenter les conséquences à tous les niveaux de l’être. « La connaissance de l’Unicité qui est spécifique aux soufis, disait Junayd, consiste à isoler l’éternité de la temporalité, à quitter sa demeure, à rompre les liens avec ce que l’on aime, à laisser de côté ce que l’on sait et ce que l’on ignore ; elle consiste enfin en ce que l’Être divin tient alors lieu de tout ».
Une telle expérience mène à une perplexité d’ordre supérieur : puisque Dieu est l’Être unique, la conscience humaine individuelle ne peut s’unir à Lui qu’en disparaissant, « afin que subsiste ce qui a toujours été, et que s’efface ce qui par nature est illusoire ». C’est le processus du fanâ’, « extinction » de la conscience individuelle dans « l’océan de l’Unicité ». Le sujet qui commence à pressentir la Présence divine doit s’annihiler s’il veut aller plus loin... Faisant allusion à ce paradoxe, un soufi contemporain déclarait : « J’ai entendu de Junayd une parole sur l’Unicité qui m’a plongé durant quarante ans dans une stupeur dont je ne suis pas encore sorti ».
L’expérience du fanâ’ est jouissive car elle libère la conscience humaine des contraintes qu’elle connaît d’ordinaire. « Vivre l’Unicité, disait Junayd, c’est échapper aux limitations temporelles pour s’ouvrir à l’éternité ». Pourtant, Junayd stipule qu’il faut dépasser cette étape, pour « revenir parmi les hommes », lucide, mais désormais investi de la présence pérenne de Dieu : c’est le baqâ’. La recherche de l’extase ne convient qu’aux débutants, la pure contemplation ne saurait être troublée par quelque état d’ivresse ; d’où la condamnation par Junayd des extravagances de Hallâj.
La sainteté de Junayd fut reconnue par tous, même par les juristes les plus sourcilleux, et soixante mille personnes assistèrent à ses funérailles. Sa méthode spirituelle reste un modèle majeur du soufisme, et la plupart des chaînes initiatiques des confréries soufies passent par lui. La doctrine religieuse de certains Etats musulmans, tel le Royaume du Maroc, se réfère officiellement à lui.
Biographie :
Vers 830 : naissance à Bagdad.
Vers 850 : il devient une autorité en droit musulman, mais approfondit de plus en plus sa perception du soufisme.
897 : Hallâj se sépare de Junayd, qui était son maître spirituel depuis vingt ans.
911 : mort à Bagdad.
Citations :
Agis en sorte que tu sois une miséricorde pour les autres, même si Dieu a fait de toi une épreuve pour toi-même.
L’Unicité est une réalité spirituelle dans laquelle s’évanouissent les formes et se résorbent les sciences, alors que Dieu est tel qu’Il n’a jamais cessé d’être.
Le soufisme, c’est que le Réel [Dieu] te fasse mourir à toi-même, et qu’Il te fasse vivre par Lui.
Le soufisme, c’est que tu sois avec Dieu, et que tu n’aies plus aucune attache.
La couleur de l’eau provient de la couleur de son récipient.
Cette parole a reçu de multiples interprétations ; elle signifie notamment qu’il y a une seule Religion primordiale (l’eau) qui a pris des colorations multiples (les religions historiques) en fonction des contextes.
Le soufi est comme la terre : on y jette tout ce qui est vil, et il n’en sort que du beau.
Bibliographie :
Junayd, Enseignement spirituel, traduit par Roger Deladrière, Actes Sud, Paris, 1999 (réédition).
E. Geoffroy, Initiation au soufisme, Fayard, 2003, voir index.
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