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dimanche 1 septembre 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach







Avant-propos

I Kyot

II Le Baruk

III Correspondances symboliques

IV Feirefiz

V  Les Templiers

VI  Le Temple et l’Islam

VII   Coup d’oeil sur les autres romans du Graal

VIII   La rencontre celtique

IX   De L'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal

X   La Parole également valable

Quelques conclusions


Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - Quelques conclusions




 




« Tant sainte chose est le Graal » que l'on ne saurait prétendre en épuiser les problèmes, encore moins les significations. C'est pourquoi, au terme de cette étude, nous laisserions volontiers au lecteur le soin de décider lui-même des points qui lui paraissent acquis, souhaitant que les autres lui offrent des directions utiles de recherche et de méditation. L'honneur qui tient au sujet même commande pourtant que nous proposions quelques conclusions. Si elles ne sont pas exclusives, ni, sur certains points, trop catégoriques, elles nous semblent, en tout cas, conformes à la « vérité » du Graal.
 
La « légende souveraine » n'est pas une invention de poète. Elle n'est pas non plus l'expression romancée d'une certaine théorie de la Grâce. Elle est la résurgence, en terre occidentale chrétienne, d'un courant traditionnel immémorial touchant le Mystère essentiel de toute Révélation, Mystère de la Connaissance de Dieu selon Dieu, « participation à la Nature divine » (II Pierre, I, 4), qui est en soi Vie éternelle (Jean, XVII, 3), consommation de l'Unité (Jean, XVII, 23) : le Mystère de la θέώδις ou du Tawhîd métaphysique. Si, dans cette « Fontaine d'enseignement » un moment découverte, les eaux apparemment diverses du Celtisme, du Christianisme, du Judaïsme et de l'Islam ont pu s'unir sans se corrompre, c'est qu'elles étaient intellectuellement et spirituellement pures et venaient de la même unique Source.

Les modes et les circonstances de cette confluence ne sont pas de ceux dont l'histoire puisse garder trace. Mais elle n'a peut-être pas été aussi complexe qu'elle peut le paraître, si l'on songe qu'elle a été précédée par l'intégration chrétienne du legs celtique, et que, lorsqu'elle s'est produite, la conjonction des ésotérismes judaïque et islamique existait de longue date. Mais ce qui ressort du texte de Wolfram comme de multiples données convergentes, c'est que l'ésotérisme islamique a été mandaté à un moment déterminé par les représentants qualifiés de la Sagesse traditionnelle universelle pour entreprendre, en accord avec ses frères chrétiens et juifs, une oeuvre de restauration initiatique dont l'un des principaux aspects semble avoir été le rétablissement d'un lien conscient entre les organisations initiatiques occidentales et le Centre spirituel suprême, en vue de cette « réorientation » de l'Occident dont nous parlons plus haut. On peut, d'après certains indices, se demander si cette action de l'Islam a été comprise de tous ceux qui devaient, normalement, lui prêter leur concours. En tout cas, si le magistère du Graal était unique à l'origine, comme le donne à entendre Wolfram, et comme doit le faire penser sa nature même, son enseignement semble avoir comporté assez tôt deux courant distincts : un courant d'apparence spécifiquement chrétienne, expression en mode chevaleresque de la tradition ésotérique propre du Christianisme enrichie de l'apport celtique, qui s'est développé selon les structures doctrinales et intellectuelles de l'Église d'Occident, à l'intérieur de ses cadres dogmatiques, et, si l'on en croit Robert de Boron, avec son « congé » ; - un courant gardant la marque de son inspiration orientale et de sa filiation islamique et templière, identique quant au fond de la doctrine, mais comportant en outre ouvertement certaines de ses conséquences immédiates, telles que la notion d'universalité du Graal et de l'unité essentielle des traditions, qui impliquaient, non plus seulement l'approfondissement ésotérique du contenu des dogmes, mais leur transposition métaphysique, et tendaient par-là à la rupture, par transcendance, des limites intellectuelles tenant au fait même de leur définition, par là également au renversement, pour les élites, des barrières religieuses, et à l'ouverture ou plutôt la réouverture de l'« espace » spirituel chrétien aux influences et à l'assistance providentielles du Centre suprême, condition de la réintégration de la Chrétienté, pour son propre accomplissement, à l'Ordre traditionnel universel que ses propres Écritures lui désignaient comme une réalité et une Norme perpétuelles en la personne et la fonction de Melki-Tsedeq. Les moyens nécessaires et possibles de cette oeuvre étaient, d'une part, une union véritable, institutionnellement garantie, entre les autorités spirituelles des traditions respectives, d'autre part la solution du problème des deux pouvoirs temporel et spirituel, dont l'existence menaçait de plus en plus celle de la Chrétienté et devait si largement contribuer à sa ruine, solution qui reposait uniquement sur la possibilité de les intégrer de façon réelle et efficace à leur principe commun, le Christ, clavis David sceptrumque domus Israël. Cette double possibilité s'offrait alors à la conscience des élites responsables du monde chrétien en cette hypostase mystérieuse, nommée Graal, de la Réalité christique sous ses deux aspects sacerdotal et royal, et dans son Ordre.
Le premier de ces courants semble ne s'être maintenu, après le XIIIème siècle, que dans des organisations de plus en plus restreintes et fermées. Le second, où se reconnaissent le dessein et l'oeuvre interrompue des Templiers, leur survécut à travers le Haut Gibelinisme et le Rosicrucianisme, mais ne devait plus subsister, après le départ des derniers Rose-Croix, que dans les vestiges recueillis par la Franc-Maçonnerie. Cette dualité, quels qu'en aient été les circonstances et les motifs profonds, a eu pour résultat l'isolement intellectuel du Templarisme, et par là l'échec final, du moins sur le plan historique, du dernier et suprême effort pour conquérir au monde la Cité divine.

Sans doute, avant que la Cité pût descendre du ciel en terre, fallait-il que le monde allât encore en « avalant », et les pages les plus sombres de l'histoire restaient encore à écrire, celle où l'on ne trouverait plus, non seulement le souvenir du Graal, mais même le souvenir de Dieu. Mais si le Graal fut à nouveau perdu, après que les meilleurs eurent cru, un instant, pouvoir espérer en son Empire, ce n'est pas tant, ou d'abord à cause du « péché », qui ne pouvait l'atteindre, que parce que l'Occident, en rejetant finalement un pacte presque conclu, s'était retranché lui-même du mystère de Grâce et de Justice dont il était la chance et la sanction.

Ce mystère est celui de Melki-Tsedeq, prototype éternel du Sacerdoce et fondement de l'Ordre traditionnel universel et impérissable. Le Graal est caché en lui avec la Parole également valable. Il ne cessera jamais d'être cherché, parmi les Gens du Livre et parmi les Gens de l'Unité. C'est avec cette Parole qu'ils le retrouveront, car Celui que tous les « enfants d'Abraham » attendent, le Sacerdos in aeternum promis par serment à Israël, le Messie de la Seconde Venue, Seyidnâ Aïssa, « Sceau de la Sainteté universelle », leur a envoyé d'avance la même convocation.

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - X - La Parole également valable


                                                                 Domenico di Michelino (1417–1491): La Divine Comédie de Dante (1465)

 

L'enseignement du Graal ne posait pas ouvertement le problème des rapports de la Papauté et de l'Empire, et n'avait pas à le faire au plan qui était le sien. En tant que tel, ce problème n'existait que par la fatalité du siècle. Quant à la dualité même des deux grandes fonctions exotériques, elle a des raisons complexes dont l'étude sortirait du cadre de ce travail, et qui tiennent avant tout aux modalités particulières de la manifestation christique et de l'extension du Christianisme à la Gentilité. Quoi qu'il en soit, cette dualité impliquait par elle-même un principe commun, imposé métaphysiquement par leur unité essentielle, et traditionnellement par l'appartenance du Christianisme à l'Ordre de Melki-Tsedeq. Un moment devait venir pourtant où la fatalité imposerait aux héritiers du Temple de prendre position dans cette perspective, aussi ouvertement que le permettaient la nature profonde de la doctrine et le secret initiatique. Ce moment marqué, à l'orée du XIVème siècle, par ces deux symptômes majeurs du mal dont la Chrétienté devait mourir, non pas, bien entendu comme Église, mais comme « Cité » humaine et divine : la disparition de l'Ordre du Temple, et le conflit plus grave que jamais entre la Papauté et l'Empire, d'apparence d'autant plus irrémédiable qu'il n'était plus depuis longtemps d'attributions seulement, mais de principe. De cette prise de position, l'oeuvre de Dante est le témoin le plus hardi, le plus complet, et, pour nous, le plus précieux. Le De Monarchia, en particulier, publié à l'occasion de la descente d'Henri VII en Italie, expose, à peine voilée sous sa forme scolastique, une doctrine qui est bien loin d'être purement abstraite et théorique, comme on pourrait le croire à une lecture tant soit peu artificielle. Parmi les passages où l'auteur laisse voir le plus clairement sa pensée profonde, nous citerons celui où il réfute l'argument d'après lequel, le Pape et l'Empereur étant hommes, et tous les hommes étant ordonnés à un seul homme, qui est leur mesure et leur type, l'Empereur est nécessairement ordonné au Pape, dès lors que celui-ci ne peut être ordonné à un autre homme. Voici ce que dit Dante :

« En tant qu'ils sont des êtres relatifs (le pontificat et le pouvoir impérial étant des relations, et non des formes substantielles comme l'humanité), ou bien ils doivent être ordonnés l'un à l'autre, si l'un est subordonné à l'autre ; ou bien ils appartiennent à une même espèce de relation ; ou bien ils sont ordonnés à un troisième être, comme à leur archétype. Or, on ne peut soutenir que l'un soit subordonné à l'autre, car, dans ce cas, l'un serait attribué à l'autre, ce qui est faux. Nous ne disons pas, en effet, que l'Empereur est Pape, ni réciproquement. On ne peut soutenir davantage qu'ils appartiennent à la même espèce, car l'essence de la Papauté n'est pas celle de l'Empire. Donc ils sont ordonnés à un être, en qui ils trouvent leur unité.

« Pour comprendre cette troisième assertions, rappelons-nous que la relation se comporte vis-à-vis de la relation comme le relatif vis-à-vis du relatif. La Papauté et l'Empire, puisqu'ils sont des relations de prééminence, doivent être ordonnés à une relation de prééminence dont ils découlent ; donc, le Pape et l'Empereur, puisqu’ils sont des relatifs, doivent être ordonnés à un être chez qui se trouve, sans caractéristiques particulières, la relation même de prééminence. Ainsi est-il évident que le Pape et l'Empereur, en tant qu'hommes, sont ordonnés à un être unique ; en tant que Pape et en tant qu'Empereur, ils sont ordonnés à un autre être (119) » La conclusion apparente est que l'Empereur ne peut être ordonné au Pape. Mais il en est une autre qui, pour n'être pas exploitée, n'en est pas moins explicite : si l'Empereur et le Pape sont ordonnés, d'une part en tant qu'hommes, et d'autre part en tant que Pape et Empereur, à deux êtres distincts, ils ne le sont pas immédiatement à Dieu ; autrement dit, il existe bien, à la source de leurs fonctions, cette « substance inférieure à Dieu » en qui « se trouve, sans caractéristiques particulière, la relation de prééminence ». Dante n'était pas homme à se payer de mots ni à poursuivre des chimères, et l'on peut penser plutôt qu'en cette année 1311 où le destin semblait encore en suspens, il était difficile et sans doute inutile d'en dire davantage. Cependant nous n'aurions pas cité ce curieux passage si, quelle que soit la grandeur intellectuelle de son auteur, il n'exprimait qu'une thèse personnelle. Mais l'on sait aujourd'hui qu'il n'en est rien. Comme Wolfram à une autre époque, mais avec une autorité propre à laquelle celle du bon chevalier ne peut se comparer, Dante parlait au nom des organisations initiatiques héritières de l'Ordre du Temple, et en particulier de la Fede Santa dont il était sans doute l'un des chefs. Entre la sereine réserve du premier et l'ardente apologie du second, les événements survenus depuis 1307 font toute la différence.

De Wolfram à Dante, la filiation doctrinale n'a pas à être démontrée. La constatation de traces d'influence islamique chez le grand Gibelin, analogues à celles que nous avons révélées chez son prédécesseur, prend dès lors une signification qui n'aura pas besoin d'être soulignée. Cette influence n'est plus en question aujourd'hui, et, si l'on en discute, c'est seulement sur sa nature. Voici ce que dit B. Landry dans l'Introduction à son édition française du De Monarchia : « Un philosophe imprégné d'averroïsme autant qu'un chrétien peut l'être, tel apparaît Dante en son De Monarchia. D'ailleurs, n'a-t-il pas toujours et partout aimé les Arabes ; rappelons-nous que Dante n'a pas voulu placer en enfer celui que les Augustiniens appellent le Maudit, et que, lui, appelle l'Auteur du Grand Commentaire ; rappelons-nous encore que Siger de Brabant, l'averroïste parisien que Saint Thomas combattit avec une si grande force, siège au Paradis avec son illustre adversaire. Enfin, n'oublions pas que Dante avait lu et médité la littérature arabe ; il savait les voyages que Muhammad avait faits dans l'autre monde, et on a montré que les cercles de l'Enfer dantesque sont très semblables à ceux de l'Enfer musulman.

« Dante est fortement imprégné de la pensée arabe ; il habite un pays que Frédéric II a pétri, et il a été ébloui, comme beaucoup de ses contemporains, par la doctrine qu'à travers Avicenne et surtout Averroès, le Philosophe révélait au monde occidental (120). »

A la vérité, si Dante est imprégné de la pensée arabe (il serait plus exact de dire islamique), ce n'est pas seulement par l'averroïsme mais aussi et surtout par l'ésotérisme çufi, et en particulier par l'enseignement de Ibn Masârra et de Mohyiddîn Ibn Arabî. Les travaux de Miguel Asin Palacios ont montré l'influence indiscutable d'oeuvres comme les Futûhât el-Mekkyiah et le Kitâb el-Isrâ sur la Divine Comédie, la Vita Nuova et le Convito (121). Le mot « imprégné » est juste en ce qu'il sous-entend un partage intellectuel se situant aux sources mêmes de la pensée, et dont l'ésotérisme incontesté des oeuvres respectives suffit à exclure tout caractère extérieur ou « profane ». René Guénon a fait observer combien est significatif à cet égard le silence gardé par Dante sur celui auquel il a emprunté le principal du symbolisme de la Divine Comédie, alors qu'il ne se fait pas faute de nommer dans ses oeuvres nombres d'auteurs exotériques comme Avicenne, Averroès, Alfarabi, Albumazar, Al Fergani, Al-Ghazzâli (ce dernier, bien que Maître çufi, était surtout connu en Occident comme docteur), etc.

La doctrine de l'Empire universel chez Dante, en ce qui la concerne, trouve effectivement chez Aristote, à travers les docteurs musulmans, un répondant et une caution. Mais quand il dit, à propos de l'Empereur, que « Dieu seul choisit, Dieu seul investit, car Dieu seul n'a pas de supérieur », ou encore que « l'autorité temporelle du Monarque descend sur lui de la Source universelle de l'autorité, sans aucun intermédiaire (122) », il ne s'agit pas là seulement de la transposition dans un ordre social « idéal » d'une philosophie de l'ordre cosmique : il s'agit d'une réalité vénérable, actuellement vivante et menacée, qu'il importait de défendre à la fois contre ceux qui prétendaient la nier et contre ceux qui la détournaient dans un intérêt de parti, et de promouvoir, en union et équilibre avec l'autorité spirituelle, sur les bases d'authenticité et de régularité que pouvait seule fournir la Sagesse traditionnelle universelle.

Ce serait voir les choses sous un jour bien superficiel que de croire que l'aide doctrinale que Dante a trouvée chez les Arabes s'est limitée au Péripatétisme, quand l'on sait qu'il a connu et utilisé l'enseignement de Mohyddîn Ibn Arabî, et alors que le Maître avait formulé, sur l'objet même auquel, lui, Dante, avait voué sa vie, la doctrine la plus profonde et la plus complète qui se soit jamais, sans doute, offerte à l'Occident.

Dans des ouvrages d'exposition directe tels que le De Monarchia ou le Convito, destinés à une large diffusion, et qui devaient compter avec la vigilance du Saint-Offce (on sait que le De Monarchia devait être brûlé en 1327 sur l'ordre du cardinal Du Puget, légat du Pape), on ne peut s'attendre à trouver autre chose que des rapports de fond avec la doctrine du Califat telle que Mohyddîn la présente, notamment au Chapitre 73 de ses Futûhât (123). Mais les notions capitales s'y trouvent : celle de l'universalité de l'Empire, et celle de l'investiture divine directe. La dernière, tout au moins, ne doit rien à Aristote, et on leur chercherait vainement, d'autre part, des sources patristiques, sans parler de la doctrine officielle de l'Église, qui, avec les Augustiniens, visait à établir la primauté absolue du Siège pontifical.

On notera que Dante, vraisemblablement pour les motifs indiqués ci-dessus, laisse subsister, complète, l'ambiguïté entre les aspects exotérique et ésotérique de l'Empire comme de la Papauté. Cette ambiguïté se retrouve dans la notion et le mot de Khalifah, par lesquels le Sheikh el-Akbar entend aussi bien le Pôle suprême que l'autorité extérieure islamique. Mais celui-ci, qui n'avait pas les mêmes motifs de silence, distingue nettement un Califat intérieur et un Califat extérieur, le premier seul véritablement universel, en indiquant du reste que les deux fonctions peuvent exceptionnellement coïncider, comme ce fut le cas pour les quatre premiers Califes (Abu Bakr, Omar, Othman et Alî) ainsi que pour quelques autres plus tardifs. On verra peut-être une coïncidence analogue, en ce qui concerne l'Empire, dans la personne du « grand Henri » que Dante place au plus haut degré du Paradis, c'est-à-dire de la « Science" initiatique » (124). Mais il est difficile de dire si cette coïncidence était effective ou seulement symbolique, Henry VII pouvant n'avoir été, comme Empereur et comme initié, que le représentant de l'autorité invisible que le Rosicrucianisme devait désigner plus tard sous le nom d'Impérator. Si Dante garde à ce sujet une réserve compréhensible, il n'hésite pourtant pas à livrer, sous une forme, il est vrai, énigmatique, des indices significatifs sur l'aspect profond de la tradition impériale et sa finalité spirituelle et eschatologique. Nous voulons parler des mystérieux Veltro (Inferno, I, - 100-111) et « cinquecento diece e cinque, messo di Dio » (Purgatorio, XXXIII, 43-44), héritier de l'Aigle impériale, en qui est annoncée une mission restauratrice à la fois temporelle et spirituelle, d'un caractère nettement apocalyptique. Sans préjudice d'application plus restreintes que Dante pouvait avoir accessoirement en vue, il s'agit ici, sans aucun doute, de la transfiguration de l'Empire dans le sacrum Impérium véritable et universel, attendu à la fin des temps. Or cet « envoyé de Dieu » a un correspondant précis dans l'eschatologie islamique, en la personne du Mahdî (le « Guidé » de Dieu), Précurseur de la Seconde Venue.

Une autre notion fondamentale dans l'enseignement de Mohyiddîn est celle de l'unité transcendante de la Prophétie ou de la Tradition universelle. Or, aussitôt après avoir affirmé l'universalité de la fonction impériale, dans la dernière de nos citations, Dante ajoute : « La bonté débordante de cette Source, une et simple en elle-même, se répand en une multitude de ruisseaux. » S'il s'agissait seulement d'affirmer la distinction d'origine du « ruisseau » impérial par rapport au « ruisseau » apostolique, parlerait-il d'une « multitude » ? Même alors la doctrine serait claire, car l'affirmer pour deux suffit pour poser le principe. Et pourrait-il, d'autre part, proclamer l'universalité de l'Empire sans reconnaître cette unité traditionnelle essentielle dont elle n'est qu'un corollaire ? L'enseignement de Wolfram et celui de Dante peuvent, à cet égard, s'éclairer l'un l'autre.

Mais si l'on voulait leur chercher à tous deux des références scripturaires explicites, ce n'est pas dans la Bible qu'on les trouverait : c'est dans le Coran, avec des textes tels que celui-ci, qui résume en quelques mots toute cette séquence doctrinale, et qui est comme le suprême message de l'Islam aux Gens du Livre, c'est-à-dire aux Chrétiens et aux Juifs :

« Dis : O Gens du Livre ! Élevez-vous jusqu'à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n'adorions que Dieu, que nous ne Lui associions rien, que nous ne prenions pas certains d'entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu. » (Cor., III, 57.)

Par cette Parole, données comme point de rencontre de la Thorah, de l'Évangile et du Coran, le texte sacré définit la Voie du Monothéisme pur (Hanîfyyiah) ou de l'Unité absolue (Tawhîd) qui était celle d'Abraham (Cor., XIII, 29), et qui, au sens métaphysique et initiatique, est celle de l'Identité Suprême, affirmée ouvertement ou ésotériquement par toutes les doctrines traditionnelles. Elle se situe au niveau synthétique de la « Mère du Livre » (Omm el-Kitâb), prototype éternel de tous les Livres révélés, qui est « auprès d'Allâh » (Cor., XIII, 39) (125). Dans les perspectives judaïque et chrétienne elle est reçue respectivement sous l'aspect principiel de la Thorah et du Verbe ; - or, pour l'Islam, « le Messie, Jésus, fils de Marie, est l'Envoyé de Dieu et sa Parole qu'Il a projeté dans Marie » (Cor., IV, 169), comme aussi la confirmation de la Thorah (Cor., V, 50). Mais dans la vision islamique elle s'explicite en outre comme synthèse finale et totalisante des Verbes prophétiques antérieurs : celui en qui Allâh l'a « projetée » comme telle, Seyidnâ Mohammed, est le « Sceau de la Prophétie universelle », et c'est pourquoi, selon le Hadîth, il a pu dire : « J'ai reçu les Sommes des Paroles (Jawâmi'u-l-Kalim) et j'ai été suscité pour parfaire les Vertus les plus nobles. » C'est à cette caractéristique spécifique de totalisation prophétique que l'Islam devait et doit sa qualification surnaturelle pour porter aux Gens du Livre un tel message, et pour travailler avec eux à sa réalisation.

Si l'on reprend à ce propos la terminologique de Mohyiddîn Ibn Arabî dans ses Fuçûç el-Hikam, on observera que la Parole également valable répond exactement à la Pierre précieuse christique descendue du Ciel avec les Empreintes de la Royauté divine, mais sous l'aspect spécial de synthèse universelle qui est celui de la Seconde Venue, laquelle marquera la clôture du cycle humain actuel, alors que la synthèse mohammédienne marquait la clôture de la prophétie légiférante. C'est bien cette Pierre dont Flégétânis avait lu le nom dans les étoiles, et que Kyot, par ouï-dire, avait aussitôt reconnue.

Comme Trévrizent le disait à Parzival, « elle n'a pas cessé d'être pure ».

 
119 De Monarchia, I, III, ch. XII, trad. B. Landry, Alcan, Paris, 1933.

120 Ibid., introd., pp. 52-53.

121 Miguel Asin Palacios, El Averroismo teologico de Sto Thomas de Aquino, Zaragoza, 1904 ; La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, seguida de la historia y critica de una polemica, Madrid-Granada, 1943. Cf. en français André Bellessort, Dante et Mahomet, in Revue des Deux Mondes, avril 1920 ; Louis Gillet, Dante, Flammarion, Paris, 1941 ; M. Rodinson, « Dante et l'Islam d'après des travaux récents », Revue de l'histoire des Religions, octobre-décembre 1951.

122 De Monarchia, 1. III, ch. XVI, p. 194 de l'éd. Landry.
123 V. plus haut, ch. VI, p. 128, un aperçu de cette doctrine, d'après M. Michel Vâlsan.

124 Paradiso, XXX, 124-148. Cf. Convito, II, ch. XIV : « ... per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze. »

125 A la « Mère du Livre » ou « Coran éternel » répondent notamment le « Vêda primordial », le « Sepher éternel », l' « Évangile éternel ».

samedi 31 août 2013

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - IX - De L'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal



 

Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIème siècle, est passé très vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées. Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un héros national ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée : il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type même du génie héroïque des Celtes, le type élevé jusqu'à la substitution d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations. Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne mourra pas ; neuf fées le gardent dans l'Ile sainte d'Avallon, d'où il viendra venger son peuple, ses deux Bretagnes (113) ». Disparu, il n'est pas réellement absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de son retour béni (114).

Héros polaire (son nom vient de Art, l'Ours, qui présente un étroit rapport avec le symbolisme celtique du Pôle) (115), ses traits de prototype impérial se précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui donne l'Empire du Monde, symbolisé l'épée Excalibur, et dont les limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes Artus, qui sont, d'une part à l'extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était d'ailleurs souvent assimilé). Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne. En tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des « divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les directives de Merlin qu'il institue la

Table Ronde

Qui tournoie comme le monde,

ce qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante. C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale des deux pouvoirs dans leur Source commune.

Par ces rapides indications, on voit que le thème arthurien offre par lui-même indépendamment de celui du Graal, un véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et nécessaire de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à l'Homme par le « Roi du Ciel ». Il ne s'agit donc pas là d'une formule politique, même teintée de mysticité, mais de la communication au monde chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste tête, l'Empire demeure, comme l'Église, réalité transcendantale, archétypique vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.

Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne, elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette, à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé dans les faits (après 476), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique. L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection. Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion, paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale, fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier plan dans les préoccupations des souverains et des peuples (116). »

Entre autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale, citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environs de 1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit ainsi directement. On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l'Église, mais dans la Fonction spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi, Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concourent trois symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l'Etendard. C'est pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ guerrier. La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Émile Mâle (117), ce qui achève de montrer l'association étroite, dans la pensée médiévale, entre l' « idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la notion traditionnelle du Christ-Roi.

C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de douze membres. Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne (Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist : la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P. Alphandéry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant les traits de l'Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête de tous les peuples, ou plutôt à la tête du peuple universel des saints (118). Il s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Mahdî et du retour de Seyidnâ Aïssa. Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.

On voit sur quel contexte, à la fois historique et « trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute la Chevalerie terrestre, venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste, il définissait aussi les bornes de son propre domaine - que marque, en particulier, la discontinuité entre son royaume et Montsalvage - , et, entre le terrestre et le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La théophanie du Graal achève la Terre. C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est la voie d'accès normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et, si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment, la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.

On discerne dès lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain plan, être valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dès l'annonce du Graal, que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum impérium attendu à la fin du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure lointaine et une espérance finalement déçue. S'il est futur pour le monde, c'est qu'il n'est pas de ce monde, bien qu'il en soit proche, et tout en étant sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce passage à la limite, cette relation de mystère dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une chose ne peut pas ne pas être l'actualité permanente de son Principe, et sa Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec ses « saisons ».

 

113 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 360. Le Dragon est symbole polaire très répandu. Hu-Cadarn (Hu le Puissant) est le Prêtre-Roi qui guida la grande migration celtique des VIe-VIIe siècle depuis le « Pays de l'été ». Bel ou Belen est l'Apollon celtique.

114 « Einsi (Artus) se fist porter en Avallon et les Bretons démonstrèrent que oncques puis n'en oïrent novelles, ne ne firent roi, quar il cuidèrent que il deust venir ; mès il ne revint oncques puis, mès li Bretons ont oï dire que il ont oï corner en cest forest et ont oï ses cors et véu les plusor et ont véu son hernois et encore cuident li plusors qu'il doit venir » (Perceval, Ms Didot, ap. Hucher, op. cit. t. I, p. 502).

115 αρχτος : Ours, Grande Ourse, Nord. Ce mot entre dans la racine du nom d'Artémis, fille de Zeus et de Letho, soeur jumelle d'Apollon. Il désignait les jeunes filles consacrées à la déesse. L'Ourse joue un rôle important dans la mythologie d'Artémis ; la légende voulait, en particulier, qu'une ourse ait été substituée à Iphigénie quand elle lui fut sacrifiée.

 116 J. Calmette et C. Higounet, Le Monde féodal, Presse Universitaires, Paris, 1951, p. 91.

117 Émile Mâle, L'Art religieux au XIIIè siècle en France, A. Collin, Paris, 1923, p. 263.

118 P. Alphandéry, op. cit., pp. 13 sq. Des confusions inévitables se sont parfois produites entre les divers aspects, exotérique et ésotérique, historique et eschatologique de l'Empire. Cf. le curieux ouvrage de Paul Vuillaud, La Fin du Monde, Payot, Paris, 1952.

 

Pierre Ponsoye - L' Islam et le Graal - Étude sur l’ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach - VIII - La rencontre celtique


 

 

L'une des preuves incomparables de la haute intellectualité des romans du Graal est la conjonction parfaite des deux thèmes sur lesquels ils reposent. Sur le thème primitif d'Arthur et de la Table Ronde, celui du Graal, jusqu'alors ignoré ou tu, est venu en effet s'imposer, non pas tant comme une suite que comme une révélation nouvelle. « Les premiers introducteurs des traditions bardiques et du cycle d'Arthur en France, dit l'historien Henri Martin, Geoffroy de Monmouth, Wace, l'auteur, quel qu'il soit, de la Vie de Merlin, en vers latins, l'auteur ou les auteurs des fragments du Tristan en vers français, et même Chrétien de Troyes dans le Chevalier au Lion et le Chevalier à la Charette, n'avaient pas dit un mot de la légende (du Graal). Elle paraît être arrivée parmi les clercs et les trouvères de la cour de Henri II quelques années après la rédaction du Brut par Wace... A peine la légende est-elle dans les mains des lettrés de la cour anglo-normande, parmi lesquels, chose remarquable, figurent plusieurs chevaliers, qu'ils la développent en vastes amplifications, et opèrent, entre elle et le cycle de la Table Ronde, une combinaison qui n'avait jamais eu lieu chez les Gallois (98). » Nous ignorons si cette « combinaison » a été faite effectivement à la cour de Henri II ou si, plutôt, les organisations initiatiques qui en sont responsables n'ont pas trouvé là un lieu favorable à sa mise au jour. Le point important est que, comme le dit ailleurs Henri Martin, le rameau du Graal a été « enté » à un certain moment sur l'arbre vénérable grandi en terre celtique; et, si la soudure entre les deux thèmes est aussi invisible que celle de l'épée de Perceval, au point que le second apparaît comme l'accomplissement, la « mise à chef » du premier, c'est qu'elle répond à une nécessité intime de logique symbolique, et non pas parce que le Graal figurait primitivement dans la finalité apparente de l'empire d'Arthur et de l'institution de la Table Ronde. Lorsque, vers 1180, le Graal est apparu pour la première fois avec l'ouvrage de Chrétien de Troyes, la grande légende arthurienne était déjà répandue dans tout le monde occidental depuis de nombreuses années, durant lesquelles, se suffisant apparemment à elle-même, elle avait apporté grâce aux troubadours et aux trouvères, une contribution majeure à l'essor de la Chevalerie. Elle n'avait pas fait en cela, que relayer dans leur fonction les Chansons de Geste du cycle de Charlemagne ou les romans antiques (Romans d'Alexandre, Roman de Thèbes, d'Enéas, de Troie, etc.): elle en avait transposé l'objet sur un plan plus strictement légendaire, c'est-à-dire plus intellectuellement lisible et plus directement initiatique. Ceci est, pensons-nous, le motif réel de l'avènement triomphal de la « matière de Bretagne », et appelle quelques observations.
 

Contrairement à ce que l'on croit généralement, la tradition celtique n'a pas disparu lors de l'évangélisation de la Gaule et de la Bretagne insulaire. On trouve des traces de son activité, non seulement lors du renouveau celtico-chrétien du XIe siècle que l'on a appelé le Néo-Druidisme, mais jusqu'au XIVe et même au XVe siècle. Les oracles de Merlin, notamment, ont été entendus durant tout le Moyen-Âge, et écoutés, non seulement par le peuple, mais par les princes et même les clercs (tel Orderic Vital, Suger, Alain de Lille), sans opposition de l'Église, qui ne les a prohibés qu'après le Concile de Trente, alors qu'ils ne subsistaient plus que comme de simples superstitions (99). Les pays celtiques sont les seuls où le Christianisme a été accueilli spontanément et à peu près sans effusion de sang, et il dut à cette synthèse doctrinale, où il n'est pas exagéré de voir une sorte de miracle intellectuel, avec une tradition à forme de Sagesse ou de Connaissance analogue à bien des égards à l'Hindouisme, de conserver son imprégnation ésotérique primitive, beaucoup plus que le Christianisme de juridiction romaine, dont il était indépendant. C'est cette synthèse qui explique en particulier que l'Armorique ait été évangélisée, non par des missionnaires de Rome, mais par le Christianisme celtique, comme faisant partie du domaine traditionnel, c'est-à-dire spirituel, de la Bretagne sacrée.
 
Pendant plusieurs siècles les deux traditions subsistèrent côte à côte, le Christianisme prenant peu à peu en charge la communauté générale des peuples bretons, tandis que le Druidisme proprement dit se retirait dans un ordre d'activité de plus en plus cachée, de forme principalement érémitique. « A côté de l'enseignement public du clergé (chrétien), dit encore Henri Martin, les bardes ont un enseignement secret, inconciliable, non avec la métaphysique chrétienne, mais avec le Christianisme romain du Moyen-Âge, et avec une grande partie des doctrines accréditées par l'Église, surtout depuis saint Augustin. Ils ont conservé quelque chose des symboles et des rites d'initiation du Druidisme... Là (dans le sanctuaire doctrinal celtique) reposent ces arcanes qui, transmis durant des siècles par la tradition orale, seront, grâce à une heureuse transgression des antiques maximes, livrées à l'écriture au moment où les rites bardiques seront sur le point de disparaître... C'est là (dans le Livre des Arcanes, Cyfrinac'h) que la pensée celtique, avant de dépouiller ses formes particulières et périssables, a déposé ce qu'elle contenait d'immortel, son grand système des destinées de l'âme et de la personnalité divine et humaine, ravivé par une flamme d'amour divin allumé au flambeau du Christ (100). »

Les Druides, dans leur grande majorité, s'étaient ralliés à la religion nouvelle, formant notamment ces mystérieux moines Kuldées sur lesquels l'histoire est à peu près muette, mais dont il est du moins certain qu'ils contribuèrent à assurer au Christianisme l'héritage sacré du Celtisme expirant. Que cet héritage ait participé aux « enfances » du Graal, c'est ce que montrent, non seulement la présence d'éléments celtiques purs dans la structure de la légende, mais aussi l'existence antérieure, chez les Bretons, d'une tradition originale de la coupe salutaire, contenant l' « eau de résurrection ». Cette coupe figurait depuis des dizaines de siècles dans le zodiaque de pierre du temple stellaire de Glastonbury, et se retrouve dans les poèmes bardiques. Taliésin notamment, le grand barde du VIe siècle, disait qu'elle "inspire le génie poétique, donne la sagesse, découvre à ses adorateurs la science de l'avenir, les mystères du monde (101) ». « Ses bords, dit encore Taliésin, sont ornés de rangées de perles et de diamants », ce qui, au prix du changement de ses vertus prophétiques en vertus eucharistiques, permet de voir en elle le prototype du vase décrit par Chrétien de Troyes, lequel, comme on le sait, ne reçut que chez les continuateurs de celui-ci sa spécification christique exclusive.

Comment concilier ces faits avec la donnée chrétienne proprement dite et la donnée orientale? Il faut d'abord préciser que, comme le dit Henri Hubert, « les Celtes ne sont pas une race, mais un groupe de peuples, plus exactement parlant un groupe de sociétés », dont le fondement et le lien était le sacerdoce druidique, « institution panceltique, ciment de la société celtique (102) ». Plutôt qu'une caste à proprement parler, les Druides formaient un ordre fortement hiérarchisé, et distribué en trois classes: les Druides proprement dits (dont le nom paraît dériver des deux racines dhru, « force », et vid, « voyance », « connaissance »), les Files ou Filid et les Bardes; cet ordre, ajoute Henri Hubert, « constitue une confrérie (sodaliciis adstricti consortiis)... où il devait y avoir une initiation, une préparation, des degrés dont nous retrouvons la trace chez les Filid », et qui « chevauche sur les tribus et les états ».

Les Druides s'étant toujours refusés à fixer leur enseignement par écrit, le peu que l'on en connaît repose sur les fameuses Triades bardiques et les rares données transmises par les auteurs anciens. On peut y distinguer toutefois des bases métaphysiques rigoureuses, et une forme de Sagesse prophétique et "mystique" qui l'a fait parfois rapprocher du prophétisme juif, mais qui l'apparente surtout à l'Hindouisme. On y discerne en effet une doctrine de la transmigration, une doctrine de la réalisation ascendante et descendante, une doctrine des cycles cosmiques, ainsi qu'une anthropologie et une cosmologie qui, par plus d'un trait, rappellent celles du Védânta.

Un premier point est donc acquis: le Celtisme n'est pas un fait ethnique ou sociologique, mais une tradition, au sens précis où nous avons pris ce mot à la suite de René Guénon. Les manifestations premières de cette tradition remontent bien en deçà de l'arrivée des peuples brittoniques (Goïdels et Brittons ou Kymris) sur les côtes atlantiques de l'Europe, au VIe siècle avant notre ère. Les différences dialectales de ces peuples montrent, à elles seules, que leur séparation était déjà très ancienne, et que, pour retrouver l'unité celtique, « il faut aller jusqu'à ce que beaucoup appellent encore l'époque néolithique, c'est-à-dire la très longue suite de siècles pendant laquelle l'usage des métaux s'introduisit lentement dans l'Europe occidental et septentrionale (103) ».

La question des origines du Celtisme n'est d'ailleurs que l'un des aspects du grand problème indo-européen, par lequel se signale à travers les millénaires l'un des plus intenses foyers de lumière qui aient jamais éclairé l'histoire humaine. Il nous faut ici en rappeler brièvement les termes: on s'est aperçu, depuis le milieu du siècle dernier, qu'il existe, entre toutes les vieilles langues de civilisation de l'Europe et de l'Asie occidentale et centrale, une parenté telle qu'elle impose indiscutablement la certitude d'une source commune, appelée par convention « indo-européen commun ». Ces langues comprennent le groupe celtique, le groupe italique, le groupe germanique, le groupe balto-slave, le grec, l'albanais, l'arménien, l'indo-iranien (sanscrit, vieux perse épigraphique, zend), le hittite d'Asie Mineure, le tokharien d'Asie centrale, sans parler des langues disparues (thrace, phrygien, etc.). Les similitudes morphologiques, syntaxiques et phonétiques de ces diverses familles ont conduit les linguistes à conclure, avec Jean Naudou, qu'il a « nécessairement existé un peuple indo-européen, peut-être une confédération de sociétés dispersées sur un vaste domaine et soumises à des influences diverses, mais entre lesquelles l'unité linguistique constituait un lien conscient (104) ». L'étude des affinités des différents idiomes, qui a permis de les distribuer en deux grands groupes (un groupe oriental avec l'indo-iranien, l’arménien, le balto-slave, et un groupe occidental avec l'italo-celtique, le germanique et le grec, auquel se rattache curieusement le tokharien) a conduit à une autre constatation, guère moins importante: c'est que « la dispersion des groupes indo-européens doit se concevoir comme un rayonnement à partir de l'aire initiale d'occupation (105) ».

Il y a lieu de noter d'autre part qu'aucune des langues en question n'a pu être considérée comme la langue souche, ou même comme le tronc direct et principal de celle-ci, dont les autres ne seraient que des ramifications. Si Jean Naudou estime, avec Antoine Meillet, qu' « il faut considérer (les langues indo-européennes) comme le développement ultérieur de dialectes d'une même langue », la qualification conventionnelle d' « indo-européen commun » qu'on a dû lui donner montre bien que celle-ci n'a pu être reconnue en aucune de ses dérivées. Pour Henri Hubert, l'indo-européen n'est d'ailleurs « pas même l'ombre d'une langue parlée », mais seulement « un système de faits linguistiques », vestiges d'une langue perdue. On retiendra de cette confrontation d'opinions que la notion d'une langue primitive unique correspond à une réalité indiscutable, et non à une simple hypothèse de travail; mais que, d'autre part, cette notion ne peut d'appréhender que par synthèse, comme une intégrale dont seules les dérivées peuvent être saisies. Il va de soi que les faits linguistiques ne sont que les reflets d'évènements beaucoup plus profonds, et la notion d'une langue mère, en particulier, n'est pas dissociable de celle d'une tradition primitive. On se souviendra, en effet, qu'il s'agissait de langues sacrées, comme en témoignent encore le zend et le sanscrit, et comme l'étaient d'ailleurs toutes les langues archaïques. Or une langue sacrée n'est pas telle par sa destination liturgique, mais par sa constitution symbolique, au sens réel du mot, qui en fait une hiérophanie, une hypostase véritable, en Lumière et en Nombre, des Idées ou Formes (είδος) et les Énergies éternelles du Verbe. De là vient son efficacité transcendante, notamment dans l'invocation rituelle, et son rôle de support de la Révélation. Le mystère de l'origine des langues touche ainsi directement à celui de la Source divine du langage, du symbole et du rite, et à celui de la constitution de l'Homme comme imago Dei, qui lui confère, selon les paroles de Mohyiddîn Ibn Arabî, l' « aptitude à embrasser toutes les Vérités essentielles », et par suite à les exprimer en symboles, parce que « tout ce qu'implique la « Forme divine », c'est-à-dire tout l'ensemble des Noms divins (ou Qualité universelles) se manifeste dans cette constitution humaine, qui, de ce fait, se distingue (des autres créatures) par l'intégration de tout l'existence (106) ». Le pouvoir de nommer qui en découle, et qui est le même que le pouvoir de bénir (benedicere), est donc, par excellence, une spécification de la forme et de la fonction adamique; il suppose l'intégrité de cette forme et de cette fonction.

On objectera peut-être que ce qui est dit ici ne saurait valoir que pour la langue primordiale ou « syriaque » (en arabe loghah sûryaniyah) à laquelle nous ne prétendons d'ailleurs nullement identifier la langue indo-européenne primitive. Nous répondrons que toute langue sacrée est « primordiale » en son essence, même si, historiquement, elle descend d'une autre langue sacrée. Cette descendance même est hiératique dans ses moyens et dans ses voies, car elle correspond nécessairement à une nouvelle forme de la Tradition s'adaptant aux conditions cycliques spéciales, mentales et physiques, de la partie de l'humanité à laquelle elle est destinée. Elle suppose donc toujours l'exercice conscient de la fonction adamique.

Ceci permet d'entrevoir la signification de faits dont la science officielle n'a pas été en mesure de rendre compte: « d'abord la « perte » mystérieuse de la langue mère, qui traduit la résorption de la tradition dont elle était le support; ensuite la diffusion, à partir d'un même foyer, de plusieurs langues qui constituaient da descendance, et non pas seulement sa dégénérescence dialectale; en outre, la co-extensivité entre les divers types de civilisation issus de ce foyer et leurs idiomes respectifs; enfin, le développement de ces civilisations et de ces langues en aires d'expansion distinctes, sous la conduite ou l'inspiration de prêtres et de prophètes. Quelle que soit l'obscurité dont ces faits s'enveloppent, ils apparaissent comme la trace d'évènements immenses dans l'ordre spirituel et dans l'ordre humain, échappant à toute date, mais dont l'influence n'a pas cessé de se faire sentir sur le destin des peuples. Ils supposent une organisation théocratique des sociétés primordiales, que l'archéologie est obligée d'admettre également: « A l'Orient de l'aire d'expansion des Indo-Européens, dit encore Henri Hubert, nous retrouvons des sociétés de prêtres tout à fait comparables par leur crédit et leur puissance aux Druides: ce sont les Mages iraniens et les Brahmanes de l'Inde. Les Druides ne paraissent différer de ces derniers que parce qu'ils ne constituent pas une caste fermée... Il ne s'agit pas seulement de sacerdoces comparables, mais de sacerdoces identiques... Toutes ces identités prouvent que les institutions auxquelles même les textes de basse époque font allusion sont de très haute antiquité », et que les sociétés indo-européennes primitives « étaient déjà des sociétés d'un type élevé: elles avaient des chefs, des prêtres, un droit formel (107) ». Jean Naudou précise de son côté: « La religion et la société indo-européennes étaient hiérarchisées et comportaient trois niveaux: un niveau sacerdotal et souverain, lui-même à deux aspects, l'un violent et magique, l'autre bienveillant et juridique; un niveau guerrier; un niveau populaire et producteur (108)". Quant aux deux aspects du sacerdoce, nous dirions plutôt qu'ils sont l'un de rigueur et l'autre de miséricorde, à l'image de la Divinité, et l'on a pu comprendre par ce qui précède qu'il s'agit plutôt ici de théurgie que de « magie ». On notera d'autre part que l'autorité sacerdotale était en même temps souveraine, autrement dit qu'il s'agissait de ces Prêtres-Rois dont les Védas disent qu'ils étaient « au-delà des castes » (ativarnâshramî): autre indice de primordialité.

Toutes ces données permettent de voir dans le « berceau » indo-européen un très haut Centre spirituel, et l'une des principales stations de la Tradition primordiale dans sa marche sacrée depuis l'indistinction polaire originelle jusqu'à son siège oriental, à l'aurore de l'Histoire. L'origine hyperboréenne de la Tradition, à une époque où les conditions climatiques étaient entièrement différentes de celles qui ont prévalu depuis les temps historiques, est attestée par les Védas, les plus anciens textes sacrés, comme l'ont montré les travaux de B.G. Tilak, complétant ceux de Warren et de Rhys (109). Cette indication est corroborée par l'Avesta, et rejointe d'autre part par les traditions post-atlantéennes de l'ancien Mexique. De fréquentes allusions à cet habitat nordique primitif sont fournies par les mythologies celtiques, germaniques, scandinaves et finnoises, et on en trouve également la trace dans les textes homériques (la « Série au delà d'Ortygie », où sont les « révolutions du Soleil »), chez divers auteurs anciens (Hérodote, IV, 24, Diodore de Sicile, II, 47, d'après Hécatée d'Abdère, Plutarque, etc.) et dans la tradition hébraïque, comme on l'a vu plus haut.

Le plan de réalité prophétique où se situait cette « descente » de la Tradition ne permet d'en rien dire, sinon qu'elle était une « marche avec Dieu » au sens de la Génèse, c'est-à-dire une marche avec la Shekinah, et que par elle devait se maintenir l'intégration spirituelle du cycle humain à travers les conditions nouvelles nées de son éloignement inéluctable des origines et du Principe. Ses stations correspondaient en fait à des périodes cycliques couvrant un nombre indéterminé de siècles et de millénaires. Celle à laquelle se rattache le « mystère indo-européen » n'est pas la première d'entre elles, et elle est certainement postérieure au détachement du rameau atlantéen. Si, d'autre part, il est difficile de situer par rapport à elle les civilisations pré-celtiques, ibères et ligures, ce que l'abbé Breuil appelle justement l' « idée mégalithique » les relie au même courant traditionnel, car la continuité de cette « idée » dans le Druidisme implique une continuité de tradition et de sacerdoce. Quoi qu'il en soit, le Celtisme fut, en Occident, la forme majeure de cette remanifestation universelle de la Tradition hyperboréenne qui marque la station indo-européenne, et son hégémonie spirituelle s'exerça directement ou indirectement sur tous les peuples de l'Europe du Centre, de l'Ouest et du Nord, tandis qu'un autre courant indo-européen, qui semble distinct, quoique étroitement apparenté, venait par les Thraces (Gètes et Daces, proches des Cimmériens) donner naissance à la tradition gréco-romaine (les Grecs attribuaient aux Thraces l' « invention » de la Musique, de la Poésie et des Mystères), et l'on sait que, comme le culte même de l'Apollon delphien, l'Orphisme et plus tard le Pythagorisme se réclamaient d'origines hyperboréennes. Quant à la jonction entre le courant atlantéen et le courant hyperboréen proprement dit, elle pose, toute certaine qu'elle soit, une énigme dont la solution devrait, semble-t-il, être recherchée à la fois en Celtide, en Kaldée (mot de même racine que « Celte », témoin d'une même origine traditionnelle) et en Égypte.
 
Quoi qu'il en soit de ce dernier problème, que nous ne pouvons évoquer ici que pour mémoire, le regard que nous venons de jeter sur le grand passé traditionnel permet d'apporter une première réponse à la question que nous nous étions posée: ce que les Druides, les Brahmanes, les Mages, les Kaldéens ont détenu et transmis, c'est, au-delà du temps, de l'espace et de ses différentes expressions sacrées, pour méconnue qu'elle soit aujourd'hui, n'a pas été étrangère à la pensée gercque dite classique, car elle n'affirmait rien d'autre lorsque, avec Platon et Aristote, elle voyait dans les peuples « barbares » les initiateurs vénérables de la Philosophie, c'est-à-dire de la Sophia divine, de la Sagesse transcendante et des Mystères. Là où les modernes veulent voir une « fable », tout en reconnaissant assez contradictoirement les fondements ésotériques de cette Philosophie, il y eut en réalité une tradition constante que l'on trouve encore affirmée aux premiers siècles de notre ère. Ainsi le pythagoricien Numérius d'Apamée dans son traité Sur le Bien: « Pour traiter du problème de Dieu, il ne faudra pas seulement s'appuyer sur les témoignages de Platon, mais reculer plus au delà et lier ses affirmations aux enseignements de Pythagore, que dis-je, en appeler aux peuples de beau renom, conférant leurs initiations, leurs dogmes, leurs cérémonies cultuelles qu'ils accomplissent en plein accord avec les principes de Palton, tout ce que les Brahmanes, les Juifs, les Mages et les Égyptiens ont établi. » Et Diogène Laërce, en préambule à ses Vies des Philosophes: « D'aucun veulent que la Philosophie ait commencé par les Barbares: il y a eu en effet les Mages chez les Perses, les Kaldéens chez les Babyloniens ou Assyriens, les Gymnosophistes (Brahmanes) dans l'Inde, les Druides chez les Celtes et les Galates. » Il n'est pas jusqu'aux apologistes chrétiens des premiers siècles, Tertullien, Arnobe, saint Jérôme, saint Augustin, qui ne l'admettent encore comme une vérité notoire et ne prêtant pas à discussion (110). On observera d'ailleurs que, malgré la multiplicité des sources et des formes d'expression, tous ces auteurs parlent de la « Philosophie » comme d'une réalité consistante et unique. Ce seul fait, si l'on voulait le méditer, suffirait à lui seul à ruiner la thèse de la « fable ».

Dans la perspective ainsi ouverte, ce qu'Abraham emportait avec lui en sortant de Kaldée n'était pas essentiellement différent de ce que les Druides devaient confier plus tard au Christianisme celtique avant de disparaître, et qui s'identifiait d'ailleurs au coeur du message chrétien: le secret de la Tradition pure (ed-dîn el-hanîfî ou hanifyyiah), que Melki-Tsedeq devait lui confirmer au nom du Dieu Très-Haut. Et la persistance chez les deux légataires directs du testament abrahamique, le Judaïsme et l'Islam, d'éléments symboliques ou doctrinaux tels que le breuvage d'immortalité, l'emploi rituel des pierres brutes ou des bétyles, la notion de la Montagne sacrée et de la Contrée suprême, celle des cycles cosmiques, etc., sont autant d'indices de cet héritage traditionnel immémorial.

Mais l'Islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes les formes de révélation authentiques, prophétiques ou sapientiales, a joué en outre d'un rôle d'intégration à l'égard, non seulement du Mazdéisme et de l'Hermétisme kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement à ce qui avait eu lieu en Europe, s'était maintenu dans le milieu arabo-persan avec une continuité qui lui avait permis de conserver vivants ses fondements ésotériques (111). Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle d'accueil et de synthèse de tous les modes de la Prophétie universelle, c'est l'Islam qui pouvait, entre tous, discerner le nom du Graal écrit dans les étoiles.

Car le Graal, dans sa signification macrocosmique la plus générale, représente le dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition primordiale. Tel est le sens de la légende qui le fait recouvrer par Seth au Paradis terrestre. Si donc il n'est pas inexact d'attribuer aux Celtes sa conservation jusqu'à l'époque du Christ, comme le font certains, cela signifie que les Celtes comptent parmi les détenteurs réguliers de la Tradition primordiale, mais non pas qu'ils furent les seuls, ce qui serait d'ailleurs trop évidemment inexact. Il est donc parfaitement légitime, du point de vue traditionnel, d'admettre conjointement la validité des trois généalogies distinctes qui se laissent discerner dans sa légende: celtique, chrétienne et orientale de filiation islamique. Ce point de vue, qui, en de telles matières, ne peut que récuser tous les autres, est le seul qui puisse rendre compte de l'apparente opposition entre les données également valables qui lui assignent tour à tour l'une ou l'autre de ces origines. Il est vrai qu'en venant en terre celtique par le commandement divin, le Graal se rejoignait en quelque sorte lui-même. Mais il est aussi vrai, comme le montre son retrait final, que sa véritable patrie est dans cet Orient à la fois physique et spirituel où toutes les traditions, depuis les temps historiques, s'accordent pour situer le Centre du Monde. Il n'est peut-être pas indifférent de signaler à ce propos que, dans les visions d'Anne-Catherine Emmerich, le Vaisseau qui recueillit le Corps et le Sang divins est celui-là même qui servit à Melki-Tsedeq pour instituer le sacrifice du Pain et du Vin en présence du père des trois traditions monothéistes. On notera enfin que, d'après Robert de Boron, le motif donné d'En-Haut pour la migration du Graal à l'extrême Occident est que « le monde va et ira en avalant », ou, selon la version en vers, que ...

 

li monz va avant

Et tous jours en amenuisant.

 

Cette mise en relation de l'Occident, lieu où le soleil se couche, avec l'accélération et la déchéance fatales du siècle, pose implicitement l'Orient comme lieu de primordialité et de retour aux origines. Pour en saisir toute la signification, il faut savoir que l' "orientation" sacrée de la Chrétienté n'avait pas seulement la valeur d'une réminiscence paradisiaque, mais aussi, et surtout, celle d'une intention spirituelle et eschatologique en rapport avec la notion d'une structure sacrale du monde, ordonnée au « Paradis » comme à son propre Centre et au principe de sa rénovation apocalyptique. Cette migration providentielle apparaît donc bien, en définitive, comme visant, au plein sens du mot, une « ré-orientation » de l'Occident.

Que la révélation du Graal ait été pour le monde chrétien un évènement nouveau et saisissant, on peut le voir dans sa soudaineté, dans fécondité extraordinaire, dans le changement de niveau spéculatif avec les enseignements légendaires antérieurs, y compris celui de la Table Ronde, et surtout dans le caractère direct de son affirmation théophanique. Si la filiation avec le bassin ou « chaudron », celtique est hors de doute (Taliésin parle d'une descente d'Arthur aux enfers à sa recherche), c'est au prix d'une transfiguration, car celui-ci n'apparaissait plus alors que dans les contes populaires gallois et dans un état de dégradation magique. Le cycle arthurien proprement dit, d'origine bretonne, n'en fait aucune mention. Aussi a-t-on pu dire qu' « il n'existe dans aucune des littératures celtiques si riches qu'elles soient, aucun récit qui ait pu servir de modèle aux compositions si variées que notre littérature médiévale a tirées de ce sujet (le Graal) (112) ». Quant au légendaire chrétien, si l'on y trouve la première partie de l'histoire de Joseph d'Arimathie, il garde un silence complet au sujet du Graal, et le passage souvent cité à son propos de la Gemma animae d'Honorius d'Augsbourg ne ferait que confirmer ce silence plutôt que le rompre. Il est d'ailleurs remarquable de constater que la légende sur l'apostolat de Joseph en Grande-Bretagne y demeure inconnue jusqu'au milieu du XIIe siècle. Sans doute, l'auteur anonyme de l'une des versions en prose assure-t-il que le Livre du Graal lui fut surnaturellement « baillé » sept cent dix-sept ans après la Passion, et Hélinand, en 1205, après avoir dit: Hanc historiam latine scriptam invenire non potui, ajoute-t-il : sed tantum gallice scipta habetur a quibusdam proceribus. Mais ce sont là des indications après coup ne changent rien à l'évènement lui-même.

Cet évènement, on l'a vu, se présente comme lié aux sources les plus profondes, non seulement de la spiritualité chrétienne, mais de la communauté traditionnelle universelle. On ne saurait se tromper sur sa nature, qui est l'un des rares points sur lesquels toutes les versions montrent une unanimité invariable: il s'est agi de la revivification du Centre spirituel chrétien et de son dépôt sacré. Or il n'y a ici que deux hypothèses possibles: ou bien cette revivification est le seul fait des organisations initiatiques occidentales, chrétiennes ou celtico-chrétienne, ou bien elle a été inspirée et aidée par une intervention extérieure, c'est-à-dire de l'Orient, quels qu'aient pu en être les modes. Si la première hypothèse était la bonne - et pour nous en tenir à ce seul argument -, trouverait-on, pour le Graal, une autre forme et une autre « estoire » que celle du Vase christique? Il suffit, nous semble-t-il, de poser la question pour y répondre, et pour découvrir du même coup l'explication et la portée véritables de l'influence de l'Islam sur l'une des branches majeures de l' « Aventure souveraine ».
On objectera peut-être que, précisément, cette influence ne se constate que sur une seule branche. Nous répondrons que l'on doit plutôt s'étonner de la trouver aussi patente, alors qu'elle n'a été découverte que de nos jours sur l'oeuvre de Dante, où elle n'est plus discutée. On ne doit d'ailleurs pas attacher une importance décisive, soit à l'hostilité de certaines versions à l'égard des « Sarrasins », soit à leurs silences. L'action de l'Islam se situait sur un tout autre plan, et ne s'exerçait certainement pas sur les rédacteurs, dont l'anti-islamisme est probablement sincère, ni même, peut-être, si l'on excepte le cas de Wolfram, sur leurs inspirateurs directs. Il reste toutefois que la co-existence et peut-être la rivalité de deux courants doctrinaux séparés par de telles différences d'expression et d'intention symboliques a certainement été d'une extrême importance pour la destinée du Graal, et par contrecoup pour celle d'Occident. Car, comme nous allons le voir maintenant, le Graal, par sa présence, n'était pas seulement un principe de renouvellement spirituel, mais aussi une solution de l'histoire, et celle-ci impliquait, de la part du monde chrétien, des options qui, l'évènement l'a prouvé, n'étaient déjà plus à sa mesure.

 

 
98 Henri Martin, Histoire de France, op. cit., t. III p. 394.

99 Cf. le commentaire d'Auguste Le Prévost sur le passage où Orderic Vital rapporte ces prophéties, au livre XII de son Histoire Ecclésiastique, à l'année 1128 : « Les prédictions de Merlin, admises sans discussion, dès qu'elles parurent, furent placées, comme celles des Sybilles, à peu près sur la même ligne que les Livres Saints, soigneusement commentées dès le XIIème siècle et sans cesse citées respectueusement pendant toute la durée du Moyen-Age. » Cités par Hucher, op. cit., t. I, p. 504.

100 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 353.

101 Cité par Hucher, op. cit., t. I, p. 3.

102 Henri Hubert, Les Celtes, Renaissance du Livre, Paris, 1932, t. I, p. 40. Cit. suivantes, t. II, pp. 273 et 281.

103 Ibid., t. I, p. 217.

104 Jean Naudou, Protohistoire, in Histoire Universelle, t. I, Encyclopéde de la Pléiade, Paris, 1956, p. 68.

105 Ibid., p. 69. C'est nous qui soulignons.

106 Mohyddîn Ibn Arabî, Fuçûç el-Hikam, trad. T. Burckhardt, op. cit., pp. 25 et 26.

107 Henri Hubert, op. cit., t. II, pp. 230 et 231.

108 Jean Naudou, op. cit., p. 73.

109 B. G. Tilak, The artic Home in the Vêdas, Poona, 1925. Résumé dans Études Traditionnelles, n° 221, octobre 1938 et suiv. Sur tout ceci; v. aussi René Guénon, Le Roi du Monde, ch. IX ; La terre du Soleil, in Études Traditionnelles, janvier 1936, n° 193 ; Le symbolisme des Cornes, ibid., novembre 1936, n° 203. Sur les origines hyperboréennes de l'Orphisme et du Pythagorisme, par l'intermédiaire d'un Centre géto-thrace, v. Geticus, La Dacie hyperboréenne, in Études Traditionnelles, avril 1936, n° 196 et suiv. L'auteur n'hésite pas à voir là la localisation du Centre suprême à une certaine époque, d'après les indices tirés de l'archéologie et du folklore roumains.

110 Pour ces citations et références détaillées, cf. Festugière, La Révélation d'Hermès Trimégiste, op. cit., t. I, ch. II.

111 Cet aspect ésotérique du Platonisme et du Néo-Platonisme est mis particulièrement en évidence dans les écrits ismaëliens et ceux des Ikhwân eç-Çafa. Certains maitres musulmans voyaient dans Platon le Pôle de son époque, Abdul Karîm al-Jilî situe symboliquement sa station posthume sur le Demâwend, point culminant de l'Alborj-Qâf, résidence du Sîmorgh mystique. Sur la conjonction des courants néo-platonicen et indo-iraniens (hindou, mazdéen et autres), et leur récurrence dans l'ésotérisme islamique, cf. Reitzenstein, Plato und Zarathoustra, Leipzig, 1927, Reitzenstein, et Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland, Leipzig, 1926 ; Henri Corbin, Étude préliminaire, op. cit., pp. 52 sq. ; Suhrawardî d'Alep, op. cit., pp. 10-11 ; terre Céleste, op. cit. ; aussi W. Iwanow, Brief Survey of the evolution of Ismaïlism, Bombay-Leyden, 1952. On trouvera dans ces ouvrages une bibliographie plus complète sur le sujet. Rappelons à ce propos les affinités relevés par divers érudits, tels J. Strzygowski, H. Glück. F. Kampers, F. von Suhtschek, entre le symbolisme du Graal et certaines données traditionnelles orientales (Iran et Inde en particulier). L'existence de ces affinités n'autorise pas à parler d' « emprunts », et la nature même du symbolisme traditionnel doit faire exclure, par exemple, l'idée du Parzival comme traduction ou imitation d'un hypothétique Parzivalnamah. Il ne s'agit pas ici, disons-le, encore de littérature, mais de symbolique sacrée, et l'échange n'est visible dans les symboles que parce qu'il a porté d'abord sur les réalités symbolisées. Cet échange n'a pu évidemment se faire avec des traditions éteintes ; il implique les voies et les moyens d'une spiritualité vivante, ceux-là mêmes que, par situation et par vocation, l'Islam était seul en mesure d'offrir.

112 J. Vendryes, Le Graal dans le cycle breton, in Lumière du Graal, op. cit., p. 74.