Suivant les données traditionnelles de la « sciences des lettres »,(1) Allah créa le monde, non par l’alif qui est la première des lettres, mais par le ba qui est la seconde ; et, en effet, bien que l’unité soit nécessairement le principe premier de la manifestation, c’est la dualité que celle-ci présuppose immédiatement, et entre les deux termes de laquelle sera produite, comme entre les deux pôles complémentaires de cette manifestation, figurés par les deux extrémités du ba, toute la multiplicité indéfinie des existences contingentes. C’est donc le ba qui est proprement à l’origine de la création, et celle-ci s’accomplit par lui et en lui, c'est-à-dire qu’il en est à la fois le « moyen » et le « lieu », suivant les deux sens qu’a cette lettre quand elle est prise comme la préposition bi.(2) Le ba, dans ce rôle primordial, représente Er-Rûh, l’ « Esprit », qu’il faut entendre comme l’Esprit total de l’Existence universelle, et qui s’identifie essentiellement à la « Lumière » (En-Nûr) ; il est produit directement par le « commandement divin » (min amri’ Llah), et, dès qu’il est produit, il est en quelque sorte l’instrument par lequel ce « commandement » opérera toutes choses, qui seront ainsi toutes « ordonnées » par rapport à lui ;(3) avant lui, il n’y a donc qu’el-amr, affirmation de l’Etre pur et formulation première de la Volonté suprême, comme avant la dualité il n’y a que l’unité, ou avant le ba il n’y a que l’alif. Or l’alif est la lettre « polaire » (qutbâniyah),(4) dont la forme même est celle de l’ « axe » suivant lequel s’accomplit l’ « ordre » divin ; et la pointe supérieure de l’alif, qui est le « secret des secrets » (sirr al-asrâr), se reflète dans le point du ba, en tant que ce point est le centre de la « circonférence première » (ed-dâirah elawwaliyah) qui délimite et enveloppe le domaine de l’Existence universelle, circonférence qui d’ailleurs, vue en simultanéité dans toutes les directions possibles, est en réalité une sphère, la forme primordiale et totale de laquelle naîtront par différenciation toutes les formes particulières.
1- Etudes traditionnelles, VIII – IX, 1938, p. 287 – 291.
2- C’est aussi pourquoi le ba ou son équivalent est la lettre initiale des Livres sacrés : la Thorah commence par Bereshith, le Qorân par Bismi’Llah et, bien qu’on n’ait pas actuellement le texte de l’Evangile dans une langue sacrée, on peut du moins remarquer que le premier mot de l’Evangile de
Saint Jean, en hébreu, serait aussi Bereshith.
3- C’est de la racine amr que dérive en hébreu le verbe yâmer, employé dans la Genèse pour exprimer l’action créatrice représentée comme « parole » divine.
4- Comme nous l’avons déjà indiqué ailleurs, alif = qutb = 111 (Un hiéroglyphe du Pôle, n° de mai 1937) ; ajoutons que le nom Aâlâ, « Très-Haut », a aussi le même nombre.
Si l’on considère la forme verticale de l’alif et la forme horizontale du ba, on voit que leur rapport est celui d’un principe actif et d’un principe passif ; et ceci est conforme aux données de la science des nombres sur l’unité et la dualité, non seulement dans l’enseignement pythagoricien, qui est plus généralement connu à cet égard, mais aussi dans celui de toutes les traditions. Ce caractère de passivité est effectivement inhérent au double rôle d’ « instrument » et de « milieu » universel dont nous avons parlé tout à l’heure ; aussi Er-Rûh est-il, en arabe, un mot féminin ; mais il faut bien prendre garde que, selon la loi de l’analogie, ce qui est passif ou négatif par rapport à la vérité divine (El-Haqq) devient actif ou positif par rapport à la création (el-Khalq).(1) Il est essentiel de considérer ici ces deux faces opposées, puisque ce dont il s’agit est précisément, si’ l’on peut s’exprimer ainsi, la « limite » même posée entre El-Haqq et el-Khalq, « limite » par laquelle la création est séparée de son Principe divin et lui est unie tout à la fois, suivant le point de vue sous lequel on l’envisage ; c’est donc, en d’autres termes, le barzakh par excellence ;(2) et, de même
qu’Allah est le « le Premier et le Dernier » (El-Awwal wa El-Akhir) au sens absolu, Er-Rûh est « le premier et le dernier » relativement à la création.
Ce n’est pas à dire, bien entendu, que le terme Er-Rûh ne soit pas pris parfois dans des acceptions plus particulières, comme le mot « esprit » ou ses équivalents plus ou moins exacts dans d’autres langues ; c’est ainsi que, dans certains textes qorâniques notamment, on a pu penser qu’il s’agissait, soit d’une désignation de Seyidnâ Jibraîl (Gabriel), soit d’un autre ange à qui cette dénomination d’Er-Rûh serait appliquée plus spécialement ; et tout cela peut assurément être vrai suivant les cas ou suivant les applications qui en sont faites, car tout ce qui est participation ou spécification de l’Esprit universel, ou ce qui en joue le rôle sous un certain rapport et à des degrés divers, est aussi rûh en un sens relatif, y compris l’esprit en tant qu’il réside dans l’être humain ou dans tout autre être particulier. Cependant, il est un point auquel beaucoup de commentateurs exotériques semblent ne pas prêter une attention suffisante : lorsque Er-Rûh est désigné expressément et distinctement à côté des anges (el-malâïkah),(3) comment serait-il possible d’admettre que, en réalité, il s’agisse simplement de l’un de ceux-ci ? L’interprétation ésotérique est qu’il s’agit alors de Seyidnâ Mîtatrûn, (le Metatron de la Kabbale hébraïque) ; cela permet d’ailleurs de s’expliquer l’équivoque qui se produit à cet égard, puisque Metatron est aussi représenté comme un ange, bien que, étant au-delà du domaine des existences « séparées », il soit véritablement autre chose et plus qu’un ange ; et cela, du reste, correspond bien encore au double aspect du barzakh.(4)
1- Ce double aspect correspond en un certain sens, dans la Kabbale hébraïque, à celui de la Shekinah, féminine, et de Metatron, masculin, ainsi que la suite le fera mieux comprendre.
2- Cf. T. Burckhardt, du « barzakh » (numéro de décembre 1937).
3- Par exemple dans la Sûrat El-Qadr (XCII, 4) : « Tanazzalu’l-malâïkatu wa’r-rûhu fihâ… ».
4- Dans certaines formules ésotériques, le nom d’Er-Rûh est associé à ceux de quatre anges par rapport auxquels il est, dans l’ordre céleste, ce qu’est, dans l’ordre terrestre, le Prophète par rapport aux quatre premiers Kholafâ ; cela convient bien à Mitatrûn, qui d’ailleurs s’identifie ainsi nettement à Er-Rûh el-mohammediyah.
Une autre considération qui concorde entièrement avec cette autre interprétation est celle-ci : dans la figuration du « Trône » (El-Arsh), Er-Rûh est placé au centre, et cette place est effectivement celle de Metatron ; le « Trône » est le lieu de la « Présence divine », c'est-àdire
de la Shekinah qui, dans la tradition hébraïque, est la « parèdre » ou l’aspect complémentaire de Metatron. D’ailleurs, on peut même dire que, d’une certaine façon, Er-Rûh s’identifie au « Trône » même, car celui-ci, entourant et enveloppant tous les mondes (d’où l’épithète El-Muhît qui lui est donnée), coïncide par là avec la « circonférence première » dont nous avons parlé plus haut.(1) On retrouve encore ici les deux faces du barzakh : du côté d’El-Haqq, c’est Er-Rahmân qui repose sur le « Trône » ;(2) mais, du côté d’el-Khalq, il n’apparaît en quelque sorte que par réfraction à travers Er-Rûh, ce qui est en connexion directe avec le sens de ce hadîth : « Celui qui me voit, celui-là voit la Vérité » (man raanî faqad raa el-Haqq).
C’est là, en effet, le mystère de la manifestation « prophétique » ;(3) et l’on sait que suivant la tradition hébraïque également, Metatron est l’agent des « théophanies » et le principe même de la prophétie,(4) ce qui, exprimé en langage islamique, revient à dire qu’il n’est autre qu’Er-Rûh el-mohammediyah, en qui tous les prophètes et les envoyés divins ne sont qu’un, et qui a, dans le « monde d’en bas », son expression ultime dans celui qui est leur « sceau » (Khâtam el-anbiâï wa’l-mursalîn), c'est-à-dire qui les réunit en une synthèse finale qui est le reflet de leur unité principielle dans le « monde d’en-haut » (où il est awwal Khalqi’ Llah, ce qui est le dernier dans l’ordre manifesté étant analogiquement le premier dans l’ordre principiel), et qui est ainsi le « seigneur des premiers et des derniers » (seyid el-awwalîna wa’akhirîn).
C’est par là, et par là seulement, que peuvent réellement être compris, dans leur sens profond, tous les noms et les titres du Prophète, qui sont en définitive ceux-même de l’ « Homme universel » (El-Insân el-Kâmil), totalisant finalement en lui tous les degrés de l’Existence, comme il les contenait tous en lui dès l’origine : alayhi çalatu Rabbil-Arshi dawman, « que sur lui la prière du Seigneur du Trône soit perpétuellement » !
1- Sur ce sujet du « Trône » et du Metatron, envisagé au point de vue de la Kabbale et de l’angélologie hébraïques, cf. Basilide, Notes sur le monde céleste (numéro de juillet 1934, p. 274 –
275), et Les Anges (numéro de février 1935, p. 88-70).
2- Suivant ce verset de la Sûrat Tahâ (XX, 5) : «Er-Rahmân ‘alâ al’arshi estawâ».
3- On peut remarquer que par là se rejoignent d’une certaine façon la conception du Prophète et celle de l’Avatâra, qui procèdent en sens inverse l’une de l’autre,la seconde partant de la considération du principe qui se manifeste , tandis que la première part de celle du « support » de cette manifestation (et le « Trône » est aussi le « support » de la divinité).
4- Cf. Le Roi du Monde, p. 30 – 33.
(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme, chap.V : Er-Rûh).
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