Verrons-nous, au moment de l’union, le navire de ce Noé ?
Car il n’y aura plus d’existences, après notre déluge ;
Notre corps sera plongé dans son propre océan soulevé de tempêtes
Quand apparaîtra le navire de ce Noé caché.
La mer et la séparation tendent à l’union, et l’on parvient à la rive ;
Puis, dans le monde entier, fleurissent les roses et les tulipes.
Toute l’eau des larmes qui coulent à présent de nos yeux
Fera surgir pour nous cent roseraies riantes ;
L’orient et l’occident ne seront qu’un parterre de fleurs. [1]
(Jalâl-ud-Dîn Rûmî, Dîwân-e Shams-e Tabrîzî, Ode 148)
کشتی آن نوح کی بینیم هنگام وصال؟
چونک هستیها نماند از پی طوفان ما
جسم ما پنهان شود در بحر باد اوصاف خویش
رو نماید کشتی آن نوح بس پنهان ما
بحر و هجران رو نهد در وصل و ساحل رو دهد
پس بروید جمله عالم لاله و ریحان ما
هر چه میبارید اکنون دیده گریان ما
سر آن پیدا کند صد گلشن خندان ما
شرق و غرب این زمین از گلستان یک سان شود(جلال الدین رومی، دیوان شمس تبریزی، غزل 148)
Au sein du christianisme et de l’islam, le récit de l’arche de Noé et du déluge a fait l’objet de multiples commentaires allant du littéralisme le plus pur aux interprétations les plus symboliques, dans lesquelles l’arche est conçue comme le corps de l’Eglise et des "amis de Dieu"(awliyâ allah), ou encore incarne l’espoir de rédemption par excellence.
Dans la Genèse [2], Dieu ordonne à Noé de construire une arche afin de le préserver du déluge destiné à mettre fin à la corruption et à la violence sur terre : "Alors Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est arrêtée par devers moi ; car ils ont rempli la terre de violence ; voici, je vais les détruire avec la terre. Fais-toi une arche de bois de gopher [3]…". [4] Le récit coranique évoque quant à lui un "bateau" (safîna [5]), ainsi qu’un "objet fait de planches et de clous" (dhâta alwâh wa dusur) [6], dont la construction fut inspirée à Noé [7] par Dieu afin de punir son peuple refusant de suivre son appel à croire en un Dieu unique (towhîd) et à rejeter toute forme d’associationnisme (shirk) [8. Noé est évoqué à de nombreuses reprises dans le Coran, notamment dans la sourate 71 qui porte son nom, ainsi que la sourate 11 qui aborde notamment l’épisode du déluge. [9] Le récit coranique est cependant plus allusif que celui de la Genèse, qui précise notamment les dimensions de l’arche, la durée du déluge ou encore le nombre de survivants et la présence finale d’un arc-en-ciel comme symbole de l’alliance entre Dieu et sa création. [10] Nous n’aborderons cependant pas ici les origines de ce récit ni les similitudes qu’il présente avec certaines épopées plus anciennes, notamment babyloniennes, pour nous concentrer essentiellement sur le motif de l’arche tel qu’il a été perçu et interprété au cours des siècles par certains grands penseurs chrétiens et musulmans.
Si l’essentiel du récit de la construction de l’arche et du déluge est évoqué dans la Genèse, certains passages du Nouveau Testament tels que la première épître de Saint Pierre font également référence à l’événement : "[…] lorsque la patience de Dieu se prolongeait, aux jours de Noé, pendant la construction de l’arche, dans laquelle un petit nombre de personnes, c’est-à-dire huit, furent sauvées à travers l’eau. Cette eau était une figure du baptême, qui n’est pas la purification des souillures du corps, mais l’engagement d’une bonne conscience envers Dieu, et qui maintenant vous sauve, vous aussi, par la résurrection de Jésus Christ". [11] Ce passage est essentiel en ce qu’il opère un véritable lien entre le déluge et la venue du Christ, l’arche préfigurant ainsi le baptême avant l’heure, purifiant les vrais croyants et les sauvant du péché. Le motif du déluge est également évoqué dans les Evangiles selon Saint Mathieu et Saint Luc, où il est comparé à l’avènement du Fils de l’homme. [12]
De nombreuses interprétations de l’épisode de la colombe envoyée par Noé à la fin du déluge ont également été réalisées, notamment par Saint Jérôme (347-420), qui en fait le symbole du Saint-Esprit et de l’espoir de rédemption.
Parallèlement à ces interprétations symboliques, l’existence d’un courant ayant une lecture plus littéraliste de l’événement se traduisit par la réalisation d’études dont la portée était essentiellement pratique et visait notamment à répondre aux critiques réfutant la possibilité que l’arche ait pu contenir tous les êtres vivants de la Création. Dès le IIe siècle, Origène (182-251) développe un long argumentaire concernant les coudées en s’appuyant sur le récit biblique - selon lequel l’arche mesurait "trois cents coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur" [16]-dans le but de prouver que l’arche avait un volume suffisant pour accueillir l’ensemble des espèces du monde vivant. Il se livre par la suite à d’amples spéculations concernant la forme de l’arche, qu’il conçoit comme une sorte de pyramide à base rectangulaire. Ce n’est cependant qu’au XIIe siècle que la représentation iconographique de l’arche sous la forme d’une sorte de boîte rectangulaire avec un toit plus ou moins en pente trouvera sa forme définitive. Ces représentations ont elles-mêmes fait l’objet de nombreuses interprétations, l’arche symbolisant le plus souvent l’espace sacré des croyants distinct du profane, évoqué par la tempête et les flots.
Le contenu et la portée scientifique de ces recherches reflète une évolution du regard des penseurs chrétiens occidentaux, marquant une tendance croissante à une historicisation ainsi qu’à une lecture littéraliste de l’événement qu’il ne s’agit plus d’interpréter en termes symboliques, mais de démontrer à l’aide des critères de l’analyse rationnelle. Néanmoins, l’augmentation exponentielle de la découverte de nouvelles espèces d’animaux invalidant le fait qu’une simple arche ait pu contenir une faune aussi diverse, marqua un net recul de la lecture littérale de l’événement et favorisa le renouveau d’une vision plus symbolique et allégorique. A la fin du XIXe siècle, la majorité des interprétations littérales furent de fait abandonnées.
Selon le récit biblique, à l’issue du déluge, l’arche se serait arrêtée "sur les montagnes d’Ararat" [18]. Dès lors, la quête de son épave a en elle-même constitué l’objet de nombreuses recherches et expéditions dans cette chaîne de montagnes située à l’extrême est de la Turquie actuelle, et ce dès le IIIe siècle. Plusieurs cloîtres et monastères furent également construits à proximité de ces montagnes, notamment le "cloître de l’arche" des Nestoriens dès le Ve siècle. Par la suite, de nombreux groupes d’explorateurs, pour qui la découverte de l’épave était censée apporter une caution historico-scientifique indéniable à l’événement, se rendirent sur place pour réaliser ce qui prit peu à peu l’allure d’une véritable "quête du Graal". Plus récemment, la découverte d’une "anomalie" près du sommet du mont Ararat sous la forme d’une excroissance apparaissant sur plusieurs photographies a conduit certains à en conclure qu’il s’agirait du reste de l’épave de l’arche, même si aucun élément concret permettant de confirmer une telle supposition n’a put être apporté jusqu’à maintenant. D’autres sites ont par la suite été évoqués, notamment dans une localité iranienne ou encore à Durupinar, situé à proximité d’Ararat. Cependant, il n’existe aucune preuve concluante laissant penser que l’arche s’y serait effectivement arrêtée, d’autant plus que la découverte de ces sites potentiels à parfois été motivée par la promotion d’objectifs touristiques et médiatiques particuliers.
Comme nous l’avons évoqué auparavant, le Coran présente l’arche comme un "bateau" (safîna) [21] fait "de planches et de clous" (dhâta alwâh wa dusur). [22] En outre, la construction de l’arche aurait été inspirée à Noé par Dieu : "Construit l’arche sous Nos Yeux et d’après Notre révélation" [23], tandis que le bois nécessaire à sa construction proviendrait d’un arbre qu’il aurait planté vingt ans auparavant. [24] La sourate Hûd évoque également qu’à l’issue du déluge, l’arche s’arrêta sur le mont Jûdî [25] qui se situerait dans l’Irak actuelle, près de Mossoul - et non sur le mont Ararat évoqué par le récit biblique. De façon générale, le déluge est présenté comme un châtiment divin envoyé par Dieu face au refus du peuple de Noé de répondre à l’appel de ce dernier. Par la suite, de nombreux théologiens, savants, poètes et mystiques musulmans ont porté leur propre regard sur cet événement, chacun essayant de l’"expliquer" et de l’interpréter selon son propre horizon. Un hadîth du prophète Mohammed comparant l’arche à la communauté musulmane a également servi de base à de nombreux commentaires : "Ma Communauté [26] est comparable à l’Arche de Noé : celui qui s’y attache est sauvé, et celui qui s’en détache se noie."
Al-Mas’ûdî (Xe siècle) détaille quant à lui la trajectoire de l’arche, qui serait partie de Koufa, dans l’Irak actuelle, pour se diriger vers la Mecque et faire le tour de la Kaaba avant de s’arrêter sur le mont Jûdî. Il évoque également qu’à l’issue du déluge, lorsque Dieu ordonna à la terre d’absorber l’eau, certaines contrées tardèrent à obtempérer, et se virent ainsi octroyer de l’eau salée qui rendit leur territoire aride et infertile. En outre, les océans se seraient que le reste des eaux du déluge n’ayant pu être absorbées.
Au XIIIe siècle, Al-Baîdawî a rédigé de longues gloses sur les dimensions de l’arche, qui, selon lui, avait une longueur de près de 300 coudées et une largeur de 50, ainsi que trois étages où étaient répartis respectivement les animaux, les humains et les oiseaux. Il indique également que le nom d’un prophète était inscrit sur chaque planche du bateau et que le corps d’Adam aurait été placé au milieu de l’arche, afin de séparer les hommes des femmes.
Si en islam plusieurs commentaires techniques concernant la construction de l’arche et l’organisation de la vie en son sein durant le déluge ont été rédigés, le panorama général s’est caractérisé par une tendance moindre à la recherche d’éventuelles preuves historiques du déluge ou de l’arche en elle-même face à la présence d’une profusion de commentaires s’efforçant de saisir l’essence même du message et ses significations profondes au-delà de l’apparence et de la dimension historique de l’événement.
Dans son œuvre majeure, le Mathnavî, Mawlânâ Jalâl al-Dîn Rûmî (XIIIe siècle) se base également sur une vision "microcosmique" des événements décrits dans le Coran selon laquelle chaque protagoniste - bon comme mauvais - reflète une dimension particulière de l’homme. L’arche symbolise ainsi les amis de Dieu (awliyâ allah) qui, tels un bateau, permettent aux croyants de ne pas périr dans les flots et les tempêtes de l’existence terrestre, et d’atteindre les rives de la félicité éternelle : "A ce sujet [35], le Prophète a dit : " Je suis comme l’Arche dans le Fleuve du Temps.
Moi et mes compagnons, nous sommes comme l’Arche de Noé : celui qui s’attache à nous obtiendra des grâces." [36]
Le déluge reflète quant à lui les mauvaises influences et fréquentations qui empêchent l’âme du croyant de poursuite son chemin vers son Créateur, tandis que Noé - et, par extension, chaque saint - constitue l’Ami par excellence, le "guide dans la tempête" :
"Parlerai-je du philosophe et de sa folle imagination, ou des arches et des déluges de Dieu ?
Non, je parlerai de Ses arches, qui sont les conseils spirituels donnés (par les saints) ;
Je parlerai du Tout - la partie est comprise dans le Tout.
Sache que chaque saint est un Noé et un capitaine de l’Arche ;
Sache que la compagnie des gens (de ce monde) est le Déluge". [37]
Le déluge symbolise également l’illusion et les chimères qui peuvent conduire à noyer les "montagnes de l’esprit", en référence au récit coranique indiquant que les montagnes disparaissent sous les flots lors du déluge. Face à cela, l’Arche de Noé incarne l’espoir d’un sauvetage et d’une rédemption : "Des intelligences aussi fortes que des montagnes ont été submergées dans les mers de l’imagination et les tourbillons de l’illusion.
Les montagnes sont humiliées par ce Déluge : où trouver de la sécurité, sauf dans l’Arche de Noé ?" [38]
Vaisseau de l’Eglise ou communauté du prophète Mohammad sauvant tous deux l’humanité du péché, l’arche comporte, dans les deux traditions, une dimension essentiellement rédemptrice. Les différentes conceptions du motif de l’arche reflètent également deux consciences religieuses, deux façons différentes de se lire et de contempler son propre reflet dans un même récit, tout en révélant la richesse des possibilités d’interprétation au sein de chacune d’entre elle. Sans nous risquer à des simplifications hâtives, nous pouvons néanmoins dégager certaines grandes tendances, notamment une historicisation progressive de l’événement en occident chrétien se doublant d’un désir de l’étayer par des preuves scientifiques s’accordant avec les progrès et découvertes du moment, et ce essentiellement afin de répondre aux accusations d’invraisemblance se basant le plus souvent sur des critères physiques et matériels. Cette tendance n’est cependant pas imputable au christianisme en soi, mais bien à l’évolution générale du système de pensée de l’occident dans son ensemble et de son rapport au monde, ayant conduit à une progressive historicisation du réel.
En islam, si Mas’ûdî évoque que l’endroit où s’arrêta l’arche sur le mont Jûdî était encore visible à son époque et qu’Ibn Batutta mentionne l’endroit dans ses voyages, tout engouement pour la quête de l’épave de l’arche demeure absent. Il semble même que la question ne se pose pas, l’enjeu essentiel demeurant, comme dans les premiers siècles du christianisme avec Saint Augustin et Hippolyte de Rome, de faire vivre le récit au-delà de l’histoire afin de le lier à une révélation postérieure - qu’elle soit christique ou mohammadienne, et d’en dégager la signification profonde pour chaque croyant, au-delà des époques.
Dans la Genèse [2], Dieu ordonne à Noé de construire une arche afin de le préserver du déluge destiné à mettre fin à la corruption et à la violence sur terre : "Alors Dieu dit à Noé : La fin de toute chair est arrêtée par devers moi ; car ils ont rempli la terre de violence ; voici, je vais les détruire avec la terre. Fais-toi une arche de bois de gopher [3]…". [4] Le récit coranique évoque quant à lui un "bateau" (safîna [5]), ainsi qu’un "objet fait de planches et de clous" (dhâta alwâh wa dusur) [6], dont la construction fut inspirée à Noé [7] par Dieu afin de punir son peuple refusant de suivre son appel à croire en un Dieu unique (towhîd) et à rejeter toute forme d’associationnisme (shirk) [8. Noé est évoqué à de nombreuses reprises dans le Coran, notamment dans la sourate 71 qui porte son nom, ainsi que la sourate 11 qui aborde notamment l’épisode du déluge. [9] Le récit coranique est cependant plus allusif que celui de la Genèse, qui précise notamment les dimensions de l’arche, la durée du déluge ou encore le nombre de survivants et la présence finale d’un arc-en-ciel comme symbole de l’alliance entre Dieu et sa création. [10] Nous n’aborderons cependant pas ici les origines de ce récit ni les similitudes qu’il présente avec certaines épopées plus anciennes, notamment babyloniennes, pour nous concentrer essentiellement sur le motif de l’arche tel qu’il a été perçu et interprété au cours des siècles par certains grands penseurs chrétiens et musulmans.
- Venise, mosaïque du narthex de la basilique Saint-Marc
L’arche dans la tradition chrétienne : du "navire de l’Eglise" à la préfiguration du corps du Christ
- La construction de l’arche selon une gravure d’une Bible allemande, XVe siècle.
- La construction de l’arche de Noé, mosaïque de la cathédrale de Monreale, Sicile
De nombreuses interprétations de l’épisode de la colombe envoyée par Noé à la fin du déluge ont également été réalisées, notamment par Saint Jérôme (347-420), qui en fait le symbole du Saint-Esprit et de l’espoir de rédemption.
Le virage scientifique et naturaliste
- Plan interne de l’organisation de l’arche de Noé, Athanasius Kircher, XVIIe siècle
- Plan externe de l’organisation de l’arche de Noé, Athanasius Kircher, XVIIe siècle
Le contenu et la portée scientifique de ces recherches reflète une évolution du regard des penseurs chrétiens occidentaux, marquant une tendance croissante à une historicisation ainsi qu’à une lecture littéraliste de l’événement qu’il ne s’agit plus d’interpréter en termes symboliques, mais de démontrer à l’aide des critères de l’analyse rationnelle. Néanmoins, l’augmentation exponentielle de la découverte de nouvelles espèces d’animaux invalidant le fait qu’une simple arche ait pu contenir une faune aussi diverse, marqua un net recul de la lecture littérale de l’événement et favorisa le renouveau d’une vision plus symbolique et allégorique. A la fin du XIXe siècle, la majorité des interprétations littérales furent de fait abandonnées.
La quête de l’épave de l’arche : un objet de fascination dès les premiers siècles du christianisme
- Miniature islamique de l’arche de Noé, XVIe siècle, auteur inconnu
Le motif de l’arche dans l’islam : une lecture plus symbolique de l’événement
- Le prophète Noé en train de superviser la construction de l’arche, artiste inconnu, Habîb os-Siyar, Vol.1, XVIe siècle, Palais du Golestân
Al-Mas’ûdî (Xe siècle) détaille quant à lui la trajectoire de l’arche, qui serait partie de Koufa, dans l’Irak actuelle, pour se diriger vers la Mecque et faire le tour de la Kaaba avant de s’arrêter sur le mont Jûdî. Il évoque également qu’à l’issue du déluge, lorsque Dieu ordonna à la terre d’absorber l’eau, certaines contrées tardèrent à obtempérer, et se virent ainsi octroyer de l’eau salée qui rendit leur territoire aride et infertile. En outre, les océans se seraient que le reste des eaux du déluge n’ayant pu être absorbées.
Au XIIIe siècle, Al-Baîdawî a rédigé de longues gloses sur les dimensions de l’arche, qui, selon lui, avait une longueur de près de 300 coudées et une largeur de 50, ainsi que trois étages où étaient répartis respectivement les animaux, les humains et les oiseaux. Il indique également que le nom d’un prophète était inscrit sur chaque planche du bateau et que le corps d’Adam aurait été placé au milieu de l’arche, afin de séparer les hommes des femmes.
Une herméneutique mystique du déluge comme "événement intérieur"
- Miniature islamique de l’arche de Noé, auteur inconnu, XVIIe siècle
- Miniature de l’arche de Noé de Nusret Colpan, XXe siècle
Dans son œuvre majeure, le Mathnavî, Mawlânâ Jalâl al-Dîn Rûmî (XIIIe siècle) se base également sur une vision "microcosmique" des événements décrits dans le Coran selon laquelle chaque protagoniste - bon comme mauvais - reflète une dimension particulière de l’homme. L’arche symbolise ainsi les amis de Dieu (awliyâ allah) qui, tels un bateau, permettent aux croyants de ne pas périr dans les flots et les tempêtes de l’existence terrestre, et d’atteindre les rives de la félicité éternelle : "A ce sujet [35], le Prophète a dit : " Je suis comme l’Arche dans le Fleuve du Temps.
Moi et mes compagnons, nous sommes comme l’Arche de Noé : celui qui s’attache à nous obtiendra des grâces." [36]
Le déluge reflète quant à lui les mauvaises influences et fréquentations qui empêchent l’âme du croyant de poursuite son chemin vers son Créateur, tandis que Noé - et, par extension, chaque saint - constitue l’Ami par excellence, le "guide dans la tempête" :
"Parlerai-je du philosophe et de sa folle imagination, ou des arches et des déluges de Dieu ?
Non, je parlerai de Ses arches, qui sont les conseils spirituels donnés (par les saints) ;
Je parlerai du Tout - la partie est comprise dans le Tout.
Sache que chaque saint est un Noé et un capitaine de l’Arche ;
Sache que la compagnie des gens (de ce monde) est le Déluge". [37]
Le déluge symbolise également l’illusion et les chimères qui peuvent conduire à noyer les "montagnes de l’esprit", en référence au récit coranique indiquant que les montagnes disparaissent sous les flots lors du déluge. Face à cela, l’Arche de Noé incarne l’espoir d’un sauvetage et d’une rédemption : "Des intelligences aussi fortes que des montagnes ont été submergées dans les mers de l’imagination et les tourbillons de l’illusion.
Les montagnes sont humiliées par ce Déluge : où trouver de la sécurité, sauf dans l’Arche de Noé ?" [38]
Vaisseau de l’Eglise ou communauté du prophète Mohammad sauvant tous deux l’humanité du péché, l’arche comporte, dans les deux traditions, une dimension essentiellement rédemptrice. Les différentes conceptions du motif de l’arche reflètent également deux consciences religieuses, deux façons différentes de se lire et de contempler son propre reflet dans un même récit, tout en révélant la richesse des possibilités d’interprétation au sein de chacune d’entre elle. Sans nous risquer à des simplifications hâtives, nous pouvons néanmoins dégager certaines grandes tendances, notamment une historicisation progressive de l’événement en occident chrétien se doublant d’un désir de l’étayer par des preuves scientifiques s’accordant avec les progrès et découvertes du moment, et ce essentiellement afin de répondre aux accusations d’invraisemblance se basant le plus souvent sur des critères physiques et matériels. Cette tendance n’est cependant pas imputable au christianisme en soi, mais bien à l’évolution générale du système de pensée de l’occident dans son ensemble et de son rapport au monde, ayant conduit à une progressive historicisation du réel.
En islam, si Mas’ûdî évoque que l’endroit où s’arrêta l’arche sur le mont Jûdî était encore visible à son époque et qu’Ibn Batutta mentionne l’endroit dans ses voyages, tout engouement pour la quête de l’épave de l’arche demeure absent. Il semble même que la question ne se pose pas, l’enjeu essentiel demeurant, comme dans les premiers siècles du christianisme avec Saint Augustin et Hippolyte de Rome, de faire vivre le récit au-delà de l’histoire afin de le lier à une révélation postérieure - qu’elle soit christique ou mohammadienne, et d’en dégager la signification profonde pour chaque croyant, au-delà des époques.
Bibliographie
Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 3, Gallimard, 1971.
Ibn ’Arabî, Kitâb al-Isfâr ’an Natâ’îj al-Asfâr (Le dévoilement des effets du voyage), introduction, traduction et annotation par Denis Gril,
Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Mathnawî : la Quête de l’Absolu, traduction française d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990.
Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Odes mystiques (Dîwân-e Shams-e Tabrîzî), traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Points, Sagesses, 1973.
Schaff, Philip (dir.), St. Augustin’s City of God and Christian Doctrine : Nicene and Post-Nicene Fathers of the Christian Church, Kessinger Publishing, 2004.
Sohrawardî, Shihâboddîn Yahyâ, "Le récit de l’exil occidental" in L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
Tabarî, La chronique, Histoire des Prophètes et des Rois, Volume I et II, Traduction de Hermann Zotenberg, Actes Sud/Sindbad, 2002.
Tâdjdînî, ’Alî, Farhang-e Nemâdhâ va Neshânehâ dar andîsheh-ye Mawlânâ, Soroush, 1382 (2003).
Whitcomb, John C., Morris, Henry M., The Genesis Flood, the Biblical Record and its Scientific Implications, Presbyterian and reformed Publishing Co. Phillipsburg, NJ.
Woodmorappe, John, Noah’s Ark : a feasibility study, Institute for Creation Research, CA, 1996.
Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 3, Gallimard, 1971.
Ibn ’Arabî, Kitâb al-Isfâr ’an Natâ’îj al-Asfâr (Le dévoilement des effets du voyage), introduction, traduction et annotation par Denis Gril,
Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Mathnawî : la Quête de l’Absolu, traduction française d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990.
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Woodmorappe, John, Noah’s Ark : a feasibility study, Institute for Creation Research, CA, 1996.
Notes
[1] Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Odes mystiques (Dîwân-e Shams-e Tabrîzî), traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Points, Sagesses, 1973, Ode 148.
[2] Le récit de la construction de l’arche et du déluge est essentiellement évoqué dans les chapitres 6 et 7 de la Genèse.
[3] De nombreux débats ont eu lieu afin de déterminer l’origine du mot "gopher". Selon certaines versions, il aurait une origine babylonienne signifiant "cèdre", alors que d’autres soutiennent la version selon laquelle il viendrait de l’assyrien "giparu" signifiant "roseau".
[4] Genèse, 6:13-14.
[5] Coran, 29:15.
[6] Ibid., 54:13.
[7] Selon l’islam, Noé fait ainsi partie des six grands prophètes législateurs (ulû-l-’azm). Il ouvre, après Adam, un cycle de prophéties qui trouvera son achèvement avec le prophète Mohammad et la révélation du Coran.
[8] L’associationnisme consiste à associer quelque chose à Dieu.
[9] Essentiellement des versets 25 à 49.
[10] Genèse, 9:13.
[11] Première épître de Pierre, 3 : 21-22.
[12] "Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l’avènement du Fils de l’homme. Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ; et ils ne se doutèrent de rien, jusqu’à ce que le déluge vînt et les emportât tous : il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme. Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé ; de deux femmes qui moudront à la meule, l’une sera prise et l’autre laissée." Matthieu, 24 : 37-41 ; "Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même aux jours du Fils de l’homme", Luc, 17:26.
[13] Le motif du navire symbolisant l’Eglise puise notamment ses racines dans la tradition judaïque. A titre d’exemple, le navire symbolise Israël dans les Testaments des Douze Patriarches.
[14] Traduction française réalisée par l’auteur à partir de la version anglaise de la Cité de Dieu publiée sous la direction de Philip Schaff : St. Augustin’s City of God and Christian Doctrine : Nicene and Post-Nicene Fathers of the Christian Church, Kessinger Publishing, 2004, chap. 26.
[15] Ibid. le motif de la porte de l’arche est également évoqué dans un autre de ces textes : "Nous voyons une figure de ce mystère dans l’ordre donné à Noé d’ouvrir sur un des côtés de l’arche une porte par où pussent entrer les animaux qui devaient échapper au déluge et qui représentaient l’Eglise (Gn 6, 16)", (Tr 120, 2).
[16] Genèse, 6:15. Ce passage a également donné lieu à de nombreuses gloses concernant la notion de "coudée", mesure variable par définition.
[17] Les réponses furent là aussi très variées, et s’appuyaient avant tout sur les récits de l’Ancien Testament, notamment sur celui de la tour de Babel justifiant une dispersion de l’humanité et des espèces animales.
[18] Genèse, 8:4.
[19] Voir notamment Morris, Henry M., The Ark of Noah, 1971, CRSQ Vol.8, No.2, p.142-144 ; Collins, D.H., Was Noah’s ark stable ?, 1977, CRSQ, Vol.14, No.2 ; Van Der Werff, Thoughts on the structure of the Ark, 1980, CRSQ, Vol.17, No.3.
[20] Woodmorappe, John, Noah’s Ark : A Feasibility Study, ICR, 1996.
[21] Coran, 29:15.
[22] Ibid., 54:13.
[23] "bi-a’yuninâ wa wahînâ", ibid., 11:37.
[24] C’est notamment la version soutenue par ’Abdallah ibn ’Abbâs, cousin du prophète Mohammad, qui était connu à l’époque pour l’étendue de ses connaissances.
[25] Ibid., 11:44.
[26] L’interprétation de ce hadîth est différente dans la tradition sunnite et chiite : pour les premiers, la notion de "communauté" fait référence à la communauté musulmane dans son ensemble (Ummah), tandis que pour les seconds, elle évoque la famille du Prophète (Ahl-ul-Bayt).
[27] Ibn ’Arabî, Kitâb al-Isfâr ’an Natâ’îj al-Asfâr (Le dévoilement des effets du voyage), introduction, traduction et annotation par Denis Gril, par.1.
[28] Ibid., par.37.
[29] Ibid., par.39. En se basant sur un verset coranique évoquant que le départ et le mouillage de l’arche se réalise "au nom de Dieu (b-ismi-llah)"29, Ibn ’Arabî invite également le pèlerin mystique à embarquer en Son nom : "Embarque dans ton arche par le bâ’ qui est le nom d’Allâh, redresse l’alif de la réalisation de l’unité entre le bâ’ et le sîn de bismi. Tu ne verras pas ici le Tout-Miséricordieux le Très-Miséricordieux, car Nous restons en arrière de ton arche. Sa course s’accomplit par le bâ’, particule d’abaissement, ainsi que son ancrage au rivage de la générosité divine. Par la générosité (jûd) est apparue l’existence (wujûd), et sur le mont Jûdî s’est manifesté ce que contenait l’Arche.", ibid.
[30] Ibid., par.39.
[31] En référence au verset du Coran (54:13) décrivant l’arche.
[32] Verset du Coran 18:98.
[33] Sohrawardî, Shihâboddîn Yahyâ, "Le récit de l’exil occidental" in L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.
[34] Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, T. 3, Gallimard, 1971, p.279.
[35] C’est-à-dire à propos du hadîth évoqué précédemment, selon lequel le prophète aurait dit : "Ma Communauté est comparable à l’Arche de Noé : celui qui s’y attache est sauvé, et celui qui s’en détache se noie."
[36] Ibid., Daftar 4, 538-539.
[37] Rûmî, Jalâl-ud-Dîn, Mathnawî : la Quête de l’Absolu, traduction française d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990, Daftar 6, 2224-2225.
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