[René Guénon, À propos du rattachement initiatique, Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil posthume Initiation et réalisation spirituelle]
Il est des choses sur lesquelles on est obligé de
revenir presque constamment, tellement la plupart de nos contemporains, du
moins en Occident, semblent éprouver de difficulté à les comprendre ; et bien
souvent, ces choses sont de celles qui, en même temps qu’elles sont en quelque
sorte à la base de tout ce qui se rapporte, soit au point de vue traditionnel
en général, soit plus spécialement au point de vue ésotérique et initiatique,
sont d’un ordre qui devrait normalement être regardé comme plutôt élémentaire.
Telle est, par exemple, la question du rôle et de l’efficacité propre des rites
; et peut-être est-ce, tout au moins en partie, à cause de sa connexion assez
étroite avec celle-là que la question de la nécessité du rattachement
initiatique paraît être également dans le même cas. En effet, dès lors qu’on a
compris que l’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une
certaine influence spirituelle, et que cette transmission ne peut être opérée
que par le moyen d’un rite, qui est précisément celui par lequel s’effectue le
rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et
de communiquer l’influence dont il s’agit, il semble bien qu’il ne devrait plus
y avoir aucune difficulté à cet égard ; transmission et rattachement ne sont en
somme que les deux aspects inverses d’une seule et même chose, suivant qu’on
l’envisage en descendant ou en remontant la « chaîne » initiatique. Cependant,
nous avons eu récemment l’occasion de constater que la difficulté existe même
pour certains de ceux qui, en fait, possèdent un tel rattachement ; ceci peut
paraître plutôt étonnant, mais sans doute faut-il y voir une conséquence de
l’amoindrissement « spéculatif » qu’ont subi les organisations auxquelles ils
appartiennent, car il est évident que, pour qui s’en tient à ce seul point de
vue « spéculatif », les questions de cet ordre, et toutes celles qu’on peut
dire proprement « techniques », ne peuvent apparaître que sous une perspective
fort indirecte et lointaine, et que, par là même, leur importance fondamentale
risque d’être plus ou moins complètement méconnue. On pourrait encore dire
qu’un exemple comme celui-là permet de mesurer toute la distance qui sépare
l’initiation virtuelle de l’initiation effective ; ce n’est certes pas que la première
puisse être regardée comme négligeable, bien au contraire, puisque c’est elle
qui est l’initiation proprement dite, c’est-à-dire le « commencement »
(initium) indispensable, et qu’elle apporte avec elle la possibilité de tous
les développements ultérieurs ; mais il faut bien reconnaître que, dans les
conditions présentes plus que jamais, il y a fort loin de cette initiation
virtuelle au moindre début de réalisation. Quoi qu’il en soit, nous pensions
nous être déjà suffisamment expliqué sur la nécessité du rattachement
initiatique (1) ; mais, en présence de certaines questions qui nous sont encore
posées à ce sujet, nous croyons utile d’essayer d’y ajouter quelques précisions
complémentaires.
Tout d’abord, nous devons écarter l’objection que
certains pourraient être tentés de tirer du fait que le néophyte ne ressent
aucunement l’influence spirituelle au moment même où il la reçoit ; à vrai
dire, ce cas est d’ailleurs tout à fait comparable à celui de certains rites
d’ordre exotérique tels que les rites religieux de l’ordination par exemple, où
une influence spirituelle est également transmise et, d’une façon générale tout
au moins, n’est pas davantage ressentie, ce qui ne l’empêche pas d’être
réellement présente et de conférer dès lors à ceux qui l’ont reçue certaines
aptitudes qu’ils ne pourraient avoir sans elle. Mais, dans l’ordre initiatique,
nous devons aller plus loin : il serait en quelque sorte contradictoire que le
néophyte soit capable de ressentir l’influence qui lui est transmise, puisqu’il
n’est encore, vis-à-vis de celle-ci, et par définition même, que dans un état
purement potentiel et « non-développé », tandis que la capacité de la ressentir
impliquerait déjà forcément, au contraire, un certain degré de développement ou
d’actualisation ; et c’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’il faut
nécessairement commencer par l’initiation virtuelle. Seulement, dans le domaine
exotérique, il n’y a en somme aucun inconvénient à ce que l’influence reçue ne
soit jamais perçue consciemment, même indirectement et dans ses effets,
puisqu’il ne s’agit pas là d’obtenir, comme conséquence de la transmission
opérée, un développement spirituel effectif ; par contre, il devrait en être
tout autrement quand il s’agit de l’initiation, et, par suite du travail
intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être
ressentis ultérieurement, ce qui constitue précisément le passage à
l’initiation effective, à quelque degré qu’on l’envisage. C’est là, du moins,
ce qui devrait avoir lieu normalement et si l’initiation donnait les résultats
qu’on est en droit d’en attendre ; il est vrai qu’en fait, dans la plupart des
cas, l’initiation reste toujours virtuelle, ce qui revient à dire que les
effets dont nous parlons demeurent indéfiniment à l’état latent ; mais, s’il en
est ainsi, ce n’en est pas moins là, au point de vue rigoureusement
initiatique, une anomalie qui n’est due qu’à certaines circonstances
contingentes (2), comme, d’une part, l’insuffisance des qualifications de
l’initié, c’est-à-dire la limitation des possibilités qu’il porte en lui-même
et auxquelles rien d’extérieur ne saurait suppléer, et aussi, d’autre part,
l’état d’imperfection ou de dégénérescence auquel en sont réduites actuellement
certaines organisations initiatiques et qui ne leur permet plus de fournir un
appui suffisant pour atteindre l’initiation effective, ni même de laisser
soupçonner l’existence de celle-ci à ceux qui pourraient y être aptes, bien que
ces organisations n’en demeurent pas moins toujours capables de conférer
l’initiation virtuelle, c’est-à-dire d’assurer, à ceux qui possèdent le minimum
de qualifications indispensable, la transmission initiale de l’influence
spirituelle.
Ajoutons encore incidemment, avant de passer à un autre
aspect de la question, que cette transmission, comme d’ailleurs nous l’avons
déjà fait remarquer expressément, n’a et ne peut avoir absolument rien de «
magique », pour la raison même que c’est d’une influence spirituelle qu’il
s’agit essentiellement, tandis que tout ce qui est d’ordre magique concerne
exclusivement le maniement des seules influences psychiques. Même s’il arrive
que l’influence spirituelle s’accompagne secondairement de certaines influences
psychiques, cela n’y change rien, car ce n’est là en somme qu’une conséquence
purement accidentelle, et qui n’est due qu’à la correspondance qui existe
forcément toujours entre les différents ordres de réalité ; dans tous les cas,
ce n’est pas sur ces influences psychiques ni par leur moyen qu’agit le rite
initiatique, qui se révèle uniquement à l’influence spirituelle et ne saurait,
précisément en tant qu’il est initiatique, avoir aucune raison d’être en dehors
de celle-ci. Du reste, la même chose est vraie aussi, dans le domaine
exotérique, en ce qui concerne les rites religieux (3) ; quelles que soient les
différences qu’il y ait lieu de faire entre les influences spirituelles, soit
en elles-mêmes, soit quant aux buts divers en vue desquels elles peuvent être
mises en action, c’est bien toujours d’influences spirituelles qu’il s’agit
proprement, dans ce cas aussi bien que dans celui des rites initiatiques, et,
en définitive, cela suffit pour qu’il ne puisse y avoir là rien de commun avec
la magie, qui n’est qu’une science traditionnelle secondaire, d’ordre tout à
fait contingent et même très inférieur, et à laquelle, redisons-le encore une
fois de plus, tout ce qui relève du domaine spirituel est entièrement étranger.
Nous pouvons maintenant en venir à ce qui nous paraît
être le point le plus important, celui qui touche de plus près au fond même de
la question ; sous ce rapport, l’objection qui se présente pourrait être
formulée ainsi : rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait
n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le
plus inférieur ; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que
soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu
finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot
dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien
qui aurait été rompu ? On peut remarquer qu’une question de ce genre est assez
semblable à celle-ci, que certains se sont posée également : pourquoi faut-il
faire des efforts pour parvenir à la Délivrance, puisque le « Soi » (Âtmâ) est
immuable et demeure toujours le même, et qu’il ne saurait aucunement être
modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ceux qui soulèvent de telles
questions montrent par là qu’ils s’arrêtent à une vue beaucoup trop
exclusivement théorique des choses, ce qui fait qu’ils n’en aperçoivent qu’un
seul côté, ou encore qu’ils confondent deux points de vue qui sont cependant
nettement distincts, bien que complémentaires l’un de l’autre en un certain
sens, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés.
(1) Voir Aperçus sur l’Initiation, notamment ch. V et
VIII.
(2) On pourrait d’ailleurs dire, d’une façon générale,
que, dans les conditions d’une époque comme la nôtre, c’est presque toujours le
cas véritablement normal au point de vue traditionnel qui n’apparaît plus que
comme un cas d’exception.
(3) Il va de soi qu’il en est encore de même pour
d’autres rites exotériques, dans les traditions autres que celles qui revêtent
la forme religieuse ; si nous parlons plus particulièrement ici de rites
religieux, c’est parce qu’ils représentent, dans ce domaine, le cas le plus
généralement connu en Occident.
Assurément, au point de vue purement métaphysique, on
pourrait à la rigueur s’en tenir au seul aspect principiel et négliger en quelque
sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au
contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres
manifestés, et plus précisément des individus humains comme tels, conditions
dont le but même qu’il se propose est de les amener à s’affranchir ; il doit
donc forcément, et c’est même là ce qui le caractérise essentiellement par
rapport au point de vue métaphysique pure, prendre en considération ce qu’on
peut appeler un état de fait, et relier en quelque façon celui-ci à l’ordre
principiel. Pour écarter toute équivoque sur ce point, nous dirons ceci : dans
le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement
; ce n’est donc point le « Soi » qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné,
ni soumis à aucune limitation, mais c’est le « moi » et celui-ci ne peut l’être
qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ; de même, ce
n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir,
puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister (4), mais c’est, pour
l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée ;
et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun
autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.
On peut dès lors comprendre que la nécessité du
rattachement initiatique est, non pas une nécessité de principe, mais seulement
une nécessité de fait, qui ne s’en impose pas moins rigoureusement dans l’état
qui est le nôtre et que, par conséquent, nous sommes obligés de prendre pour
point de départ. D’ailleurs, pour les hommes des temps primordiaux,
l’initiation aurait été inutile et même inconcevable, puisque le développement
spirituel, à tous ses degrés, s’accomplissait chez eux d’une façon toute
naturelle et spontanée, en raison de la proximité où ils étaient à l’égard du
Principe ; mais, par suite de la « descente » qui s’est effectuée depuis lors,
conformément au processus inévitable de toute manifestation cosmique, les
conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement sont tout
autres que celles-là, et c’est pourquoi la restauration des possibilités de
l’état primordial est le premier des buts que se propose l’initiation (5).
C’est donc en tenant compte de ces conditions, telles qu’elles sont en fait,
que nous devons affirmer la nécessité du rattachement initiatique, et non pas,
d’une façon générale et sans aucune restriction, par rapport aux conditions de
n’importe quelle époque ou, à plus forte raison encore, de n’importe quel
monde. À cet égard, nous appellerons plus spécialement l’attention sur ce que
nous avons déjà dit ailleurs de la possibilité que des êtres vivants naissent
d’eux-mêmes et sans parents (6) ; cette « génération spontanée » est en effet
une possibilité de principe, et l’on peut fort bien concevoir un monde où il en
serait effectivement ainsi ; mais pourtant ce n’est pas une possibilité de fait
dans notre monde, ou du moins, plus précisément, dans l’état actuel de celui-ci
; il en est de même pour l’obtention de certains états spirituels, qui
d’ailleurs est bien aussi une « naissance » (7), et cette comparaison nous
paraît être à la fois la plus exacte et celle qui peut le mieux aider à faire
comprendre ce dont il s’agit. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons encore
dire ceci : dans l’état présent de notre monde, la terre ne peut pas produire
une plante d’elle-même et spontanément, et sans qu’on y ait déposé une graine
qui doit nécessairement provenir d’une autre plante préexistante (8) ; il a
pourtant bien fallu qu’il en ait été ainsi en un certain temps, sans quoi rien
n’aurait jamais pu commencer, mais cette possibilité n’est plus de celles qui
sont susceptibles de se manifester actuellement. Dans les conditions où nous
sommes en fait, on ne peut rien récolter sans avoir semé tout d’abord, et cela
est tout aussi vrai spirituellement que matériellement ; or le germe qui doit
être déposé dans l’être pour rendre possible son développement spirituel
ultérieur, c’est précisément l’influence qui, dans un état de virtualité et d’«
enveloppement » exactement comparable à celui de la graine (9), lui est
communiquée par l’initiation (10).
Nous profiterons de cette occasion pour signaler aussi
une méprise dont nous avons relevé quelques exemples en ces derniers temps :
certains croient que le rattachement à une organisation initiatique ne
constitue en quelque sorte qu’un premier pas « vers l’initiation ». Cela ne
serait vrai qu’à la condition de bien spécifier que c’est de l’initiation effective
qu’il s’agit alors ; mais ceux à qui nous faisons allusion ne font ici aucune
distinction entre initiation virtuelle et initiation effective, et peut-être
même n’ont-ils aucune idée d’une telle distinction, qui est pourtant de la plus
grande importance et qu’on pourrait même dire tout à fait essentielle ; au
surplus, il est très possible qu’ils aient été plus ou moins influencés par
certaines conceptions de provenance occultiste ou théosophiste sur les « grands
initiés » et autres choses de ce genre, qui sont assurément très propres à
causer ou à entretenir bien des confusions. En tout cas, ceux-là oublient
manifestement qu’initiation dérive d’initium et que ce mot signifie proprement
« entrée » et « commencement » : c’est l’entrée dans une voie qu’il reste à
parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au
cours de laquelle seront développées des possibilités d’un autre ordre que
celles auxquelles est étroitement bornée la vie de l’homme ordinaire ; et
l’initiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus précis,
n’est en réalité rien d’autre que la transmission initiale de l’influence
spirituelle à l’état de germe, c’est-à-dire, en d’autres termes, le
rattachement initiatique lui-même.
(4) Ce lien, au fond, n’est pas autre chose que le
sûtrâtmâ de la tradition hindoue, dont nous avons eu à parler dans d’autres
études.
(5) Sur l’initiation considérée, en ce qui concerne les
« petits mystères », comme permettant d’accomplir la « remontée » du cycle par
étapes successives jusqu’à l’état primordial ; cf. Aperçus sur l’Initiation,
pp. 257-258.
(6) Aperçus sur l’Initiation, p. 30.
(7) Il est à peine besoin de rappeler à ce propos tout
ce que nous avons dit ailleurs sur l’initiation considérée comme « seconde
naissance » ; cette façon de l’envisager est du reste commune à toutes les
formes traditionnelles sans exception.
(8) Signalons, sans pouvoir y insister présentement,
que ceci n’est pas sans rapport avec le symbolisme du grain de blé dans les
mystères d’Éleusis, non plus que, dans la Maçonnerie, avec le mot de passe du
grade de Compagnon ; l’application initiatique est d’ailleurs évidemment en
relation étroite avec l’idée de « postérité spirituelle ». – Il n’est peut-être
pas sans intérêt de noter aussi, à ce propos, que le mot « néophyte » signifie
littéralement « nouvelle plante ».
(9) Ce n’est pas que l’influence spirituelle, en
elle-même, puisse jamais être dans un état de potentialité, mais le néophyte la
reçoit en quelque sorte d’une manière proportionnée à son propre état.
(10) Nous pourrions même ajouter que, en raison de la
correspondance qui existe entre l’ordre cosmique et l’ordre humain, il peut y
avoir entre les deux termes de la comparaison que nous venons d’indiquer, non
pas une simple similitude, mais une relation beaucoup plus étroite et plus
directe, et qui est de nature à la justifier encore plus complètement ; et il
est possible d’entrevoir par là que le texte biblique dans lequel l’homme déchu
est représenté comme condamné à ne plus rien pouvoir obtenir de la terre sans
se livrer à un pénible travail (Genèse, III, 17-19) peut fort bien répondre à
une vérité même dans son sens le plus littéral.
Une autre question, qui se rapporte aussi au
rattachement initiatique, a encore été soulevée en ces derniers temps ; il faut
d’ailleurs dire tout d’abord, pour qu’on en comprenne exactement la portée,
qu’elle concerne plus particulièrement les cas où l’initiation est obtenue en
dehors des moyens ordinaires et normaux*. Il doit être bien entendu, avant
tout, que de tels cas ne sont jamais qu’exceptionnels, et qu’ils ne se
produisent que quand certaines circonstances rendent la transmission normale
impossible, puisque leur raison d’être est précisément de suppléer dans une
certaine mesure à cette transmission. Nous disons seulement dans une certaine
mesure, parce que, d’une part, une telle chose ne peut se produire que pour des
individualités possédant des qualifications qui dépassent beaucoup l’ordinaire
et ayant des aspirations assez fortes pour attirer en quelque sorte à elles
l’influence spirituelle qu’elles ne peuvent rechercher par leurs propres
moyens, et aussi parce que, d’autre part, même pour de telles individualités,
il est encore plus rare, l’aide fournie par le contact constant avec une
organisation traditionnelle faisant défaut, que les résultats obtenus comme
conséquence de cette initiation n’aient pas un caractère plus ou moins
fragmentaire et incomplet. On ne saurait trop insister là-dessus, et encore,
malgré cela, il n’est peut-être pas entièrement sans danger de parler de cette
possibilité, parce que trop de gens peuvent avoir tendance à s’illusionner à
cet égard ; il suffira qu’il survienne dans leur existence un événement quelque
peu extraordinaire, ou paraissant tel à leurs propres yeux, mais d’ailleurs
d’un genre quelconque, pour qu’ils l’interprètent comme un signe qu’ils ont
reçu cette initiation exceptionnelle ; et les Occidentaux actuels, en
particulier, ne seront que trop facilement tentés de saisir le moindre prétexte
de cette sorte pour se dispenser d’un rattachement régulier ; c’est pourquoi il
convient d’insister tout spécialement sur ce que, tant que celui-ci n’est pas
impossible à obtenir en fait, il n’y a pas à compter qu’on puisse, en dehors de
lui, recevoir une initiation quelconque.
Un autre point très important est celui-ci : même en
pareil cas, il s’agit bien toujours du rattachement à une « chaîne »
initiatique et de la transmission d’une influence spirituelle, quels qu’en
soient d’ailleurs les moyens et les modalités, qui peuvent sans doute différer
grandement de ce qu’ils sont dans les cas normaux, et impliquer, par exemple,
une action s’exerçant en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu ;
mais, de toute façon, il y a nécessairement là un contact réel, ce qui n’a
assurément rien de commun avec des « visions » ou des rêveries qui ne relèvent
guère que de l’imagination (11). Dans certains exemples connus, comme celui de
Jacob Boehme auquel nous avons déjà fait allusion ailleurs (12), ce contact fut
établi par la rencontre d’un personnage mystérieux qui ne reparut plus par la
suite ; quel qu’ait pu être celui-ci (13), il s’agit donc là d’un fait
parfaitement « positif », et non pas simplement d’un « signe » plus ou moins
vague et équivoque, que chacun peut interpréter au gré de ses désirs.
Seulement, il est bien entendu que l’individu qui a été initié par un tel moyen
peut n’avoir pas clairement conscience de la véritable nature de ce qu’il a
reçu et de ce à quoi il a été ainsi rattaché, et à plus forte raison être tout
à fait incapable de s’expliquer à ce sujet, faute d’une « instruction » lui
permettant d’avoir sur tout cela des notions tant soit peu précises ; il peut
même se faire qu’il n’ait jamais entendu parler d’initiation, la chose et le
mot lui-même étant entièrement inconnus dans le milieu où il vit ; mais cela
importe peu au fond et n’affecte évidemment en rien la réalité même de cette
initiation, bien qu’on puisse encore se rendre compte par là qu’elle n’est pas
sans présenter certains désavantages inévitables par rapport à l’initiation
normale (14).
Cela dit, nous pouvons en venir à la question à
laquelle nous avons fait allusion, car ces quelques remarques nous permettront
d’y répondre plus facilement ; cette question est celle-ci : certains livres
dont le contenu est d’ordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualités
particulièrement qualifiées et les étudiant avec les dispositions voulues,
servir par eux-mêmes de véhicule à la transmission d’une influence spirituelle,
de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans qu’il y ait
besoin d’aucun contact direct avec une « chaîne » traditionnelle, pour conférer
une initiation du genre de celles dont nous venons de parler ? L’impossibilité
d’une initiation par les livres est pourtant encore un point sur lequel nous
pensions nous être suffisamment expliqué en diverses occasions, et nous devons
avouer que nous n’avions pas prévu que la lecture de livres quels qu’ils soient
pourrait être envisagée comme constituant un de ces moyens exceptionnels qui
remplacent parfois les moyens ordinaires de l’initiation. D’ailleurs, même en
dehors du cas particulier et plus précis où il s’agit proprement de la
transmission d’une influence initiatique, il y a là quelque chose qui serait
nettement contraire au fait qu’une transmission orale est partout et toujours
considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement
traditionnel, si bien que la mise par écrit de cet enseignement ne peut jamais
en dispenser (15), et cela parce que sa transmission, pour être réellement
valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte « vital »
auquel les livres ne sauraient servir de véhicule (16). Mais ce qui est
peut-être le plus étonnant, c’est que la question a été posée en connexion avec
un passage dans lequel, à propos de l’étude « livresque », nous avions cru
justement nous expliquer assez nettement pour éviter toute méprise, en
signalant précisément, comme susceptible d’y donner lieu, le cas où il s’agit
de « livres » dont le contenu est d’ordre « initiatique » (17) ; il semble donc
qu’il ne sera pas inutile d’y revenir encore et de développer un peu plus
complètement ce que nous avions voulu dire.
Il est évident qu’il y a bien des façons différentes de
lire un même livre, et que les résultats en sont également différents : si l’on
suppose par exemple qu’il s’agit des Écritures sacrées d’une tradition, le
profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le « critique » moderne, n’y
verra que « littérature », et tout ce qu’il pourra en retirer ne sera que cette
sorte de connaissance toute verbale qui constitue l’érudition pure et simple,
sans qu’il s’y ajoute la moindre compréhension réelle, fût-ce du sens le plus
extérieur, puisqu’il ne sait pas et ne se demande même pas si ce qu’il lit est
l’expression d’une vérité ; et c’est là le genre de savoir qu’on peut qualifier
de « livresque » dans l’acception la plus rigoureuse de ce mot. Celui qui est
rattaché à la tradition considérée, même s’il n’en connaît que le côté exotérique,
verra déjà tout autre chose dans ces Écritures, bien que sa compréhension soit
encore bornée au seul sens littéral, et ce qu’il y trouvera aura pour lui une
valeur incomparablement plus grande que celle de l’érudition ; il en serait
ainsi même au degré le plus bas, nous voulons dire dans le cas de celui qui,
par incapacité de comprendre les vérités doctrinales, y chercherait simplement
une règle de conduite, ce qui lui permettrait tout au moins de participer à la
tradition dans la mesure de ses possibilités. Le cas de celui qui vise à
s’assimiler aussi complètement que possible l’exotérisme de la doctrine, comme
le fait par exemple le théologien, se situe à un niveau assurément très
supérieur à celui-là ; et pourtant ce n’est toujours que du sens littéral qu’il
s’agit alors, et l’existence d’autres sens plus profonds, c’est-à-dire en somme
celle de l’ésotérisme, peut n’être même pas soupçonnée. Au contraire, celui qui
a quelque connaissance théorique de l’ésotérisme pourra, à l’aide de certains commentaires
ou autrement, commencer à percevoir la pluralité des sens contenus dans les
textes sacrés, et, par suite, à discerner l’« esprit » caché sous la « lettre »
; sa compréhension est donc d’un ordre bien plus profond et plus élevé que
celle à laquelle peut prétendre le plus savant et le plus parfait des
exotéristes. L’étude de ces textes pourra alors constituer une partie
importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute
réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs
aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y
apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par
elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon.
Si, au lieu des Écritures sacrées, nous considérions
certains écrits d’un caractère proprement initiatique, comme par exemple ceux
de Shankarâchârya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un
point, dire à peu près exactement la même chose : ainsi, tout le profit qu’un orientaliste
pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui
n’est en effet qu’un « auteur » et rien de plus) a dit telle ou telle chose ;
et encore, s’il veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la répéter
textuellement et par un simple effort de mémoire, il y aura les plus grandes
chances pour qu’il la déforme, puisqu’il ne s’en est assimilé le sens réel à
aucun degré. La seule différence avec ce que nous avons dit précédemment, c’est
qu’ici il n’y a plus lieu de considérer le cas de l’exotériste, puisque ces
écrits se rapportent au seul domaine ésotérique et, comme tels, sont
entièrement en dehors de sa compétence ; s’il pouvait vraiment les comprendre,
il aurait déjà franchi par là même la limite qui sépare l’exotérisme de
l’ésotérisme, et alors, en fait, nous nous retrouverions en présence du cas de
l’ésotériste « théorique », pour lequel nous ne pourrions que redire, sans y
rien changer, tout ce que nous en avons déjà dit.
Il ne nous reste plus maintenant qu’à envisager une
dernière différence, mais qui n’est pas la moins importante au point de vue où
nous nous plaçons présentement : nous voulons parler de celle qui existe
suivant qu’un même livre est lu par cet ésotériste « théorique » dont il vient
d’être question, et que nous supposons n’avoir reçu encore aucune initiation,
ou par celui qui au contraire possède déjà un rattachement initiatique.
Celui-ci y verra naturellement des choses du même ordre que celui-là, mais
peut-être plus complètement, et surtout elles lui apparaîtront en quelque sorte
sous un jour différent ; il va de soi, d’ailleurs, que, tant qu’il n’en est
qu’à l’initiation virtuelle, il peut ne faire que poursuivre simplement, à un
degré plus profond, une préparation doctrinale demeurée incomplète jusque-là ;
mais il en va tout autrement dès qu’il entre dans la voie de la réalisation.
Pour lui, le contenu du livre n’est plus alors proprement qu’un support de
méditation, au sens qu’on pourrait dire rituel, et exactement au même titre que
les symboles de divers ordres qu’il emploie pour aider et soutenir son travail
intérieur ; et il serait assurément incompréhensible que des écrits
traditionnels, qui sont nécessairement, par leur nature même, symboliques dans
l’acception la plus stricte de ce terme, ne puissent jouer aussi un tel rôle.
Au-delà de la « lettre » qui alors a en quelque sorte disparu pour lui,
celui-là ne verra véritablement plus que l’« esprit », et ainsi pourront
s’ouvrir à lui, aussi bien que lorsqu’il médite en se concentrant sur un mantra
ou un yantra rituel, des possibilités tout autres que celles d’une simple
compréhension théorique ; mais, s’il en est ainsi, c’est uniquement,
redisons-le encore, en vertu de l’initiation qu’il a reçue, et qui constitue la
condition nécessaire sans laquelle, quelles que soient d’ailleurs les
qualifications d’une individualité, il ne saurait y avoir le moindre
commencement de réalisation, ce qui en somme revient tout simplement à dire que
toute initiation effective présuppose forcément l’initiation virtuelle. Nous
ajouterons encore que, s’il arrive que celui qui médite sur un écrit d’ordre
initiatique entre réellement en contact par là avec une influence émanée de son
auteur, ce qui est en effet possible si cet écrit procède de la forme
traditionnelle et surtout de la « chaîne » particulière auxquelles il
appartient lui-même, cela encore, bien loin de pouvoir tenir lieu d’un
rattachement initiatique, ne peut jamais être au contraire qu’une conséquence
de celui qu’il possède déjà. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage la
question, il ne saurait absolument en aucun cas s’agir d’une initiation par les
livres, mais seulement, dans certaines conditions, d’un usage initiatique de
ceux-ci, ce qui est évidemment tout autre chose ; nous espérons y avoir insisté
suffisamment cette fois pour qu’il ne subsiste plus la moindre équivoque à cet
égard, et pour qu’on ne puisse plus penser qu’il y ait là quelque chose qui
soit susceptible, fût-ce exceptionnellement, de dispenser de la nécessité du
rattachement initiatique.
* [C’est à ces cas que se rapporte la note explicative
ajoutée à un passage des Pages dédiées à Mercure d’Abdul-Hâdi, publié
originellement dans La Gnose, janvier 1911 :
« Les deux chaînes initiatiques. – L’une est
historique, l’autre est spontanée. La première se communique dans des
Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Sheikh (Guru) vivant,
autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Et-Talîmur-rijâl, ou
l’instruction des hommes. L’autre est Et-Talîmur-rabbâni, ou l’instruction dominicale
ou seigneuriale, que je me permets d’appeler « l’initiation marienne », car
elle est celle que reçut la Sainte Vierge, la mère de Jésus, fils de Marie. Il
y a toujours un maître, mais il peut être absent, inconnu, même décédé il y a
plusieurs siècles. Dans cette initiation, vous tirez du présent la même
substance spirituelle que les autres tirent de l’antiquité. Elle est
actuellement assez fréquente en Europe, du moins dans ses degrés inférieurs,
mais elle est presque inconnue en Orient ».
Note de René Guénon accompagnant sa réédition dans les
Études Traditionnelles d’août 1946, pp. 318-319 :
« Comme ce paragraphe pourrait donner lieu à certaines
méprises, il nous paraît nécessaire d’en préciser un peu le sens ; et, tout
d’abord, il doit être entendu qu’il ne s’agit aucunement ici de quelque chose
qui puisse être assimilé à une voie « mystique », ce qui serait manifestement
contradictoire avec l’affirmation de l’existence d’une « chaîne initiatique »
réelle dans ce cas aussi bien que dans celui qu’on peut considérer comme
normal. Nous pouvons citer, à cet égard, un passage de Jelâleddin Er-Rûmi qui
se rapporte exactement à la même chose : « Si quelqu’un, par une rare
exception, a parcouru cette voie (initiatique) seul (c’est-à-dire sans un Pîr,
terme persan équivalent à l’arabe Sheikh) il est arrivé par l’aide des cœurs
des Pîrs. La main du Pîr n’est pas refusée à l’absent : cette main n’est pas
autre chose que l’étreinte même de Dieu » (Mathnawi, I, 2974-5). On pourrait
voir dans les derniers mots une allusion au rôle du véritable Guru intérieur,
en un sens parfaitement conforme à l’enseignement de la tradition hindoue ;
mais ceci nous éloignerait quelque peu de la question qui nous occupe plus
directement ici. Nous dirons, au point de vue du taçawwuf islamique, que ce
dont il s’agit relève de la voie des Afrâd, dont le Maître est Seyidna
El-Khidr, et qui est en dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du «
Pôle » (El-Qutb), qui comprend seulement les voies régulières et habituelles de
l’initiation. On ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont
là que des cas très exceptionnels, ainsi qu’il est déclaré expressément dans le
texte que nous venons de citer, et qu’ils ne se produisent que dans des
circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en
l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. »]
(11) Nous rappellerons encore que, dès lors qu’il
s’agit de questions d’ordre initiatique, on ne saurait trop se défier de
l’imagination ; tout ce qui n’est qu’illusions « psychologiques » ou «
subjectives » est absolument sans aucune valeur à cet égard et ne doit y
intervenir en aucune façon ni à aucun degré.
(12) Aperçus sur l’Initiation, p. 70.
(13) Il peut s’agir, bien qu’il n’en soit certes pas
forcément toujours ainsi, de l’apparence prise par un « adepte » agissant,
comme nous le disions tout à l’heure, en dehors des conditions ordinaires de
temps et de lieu, ainsi que pourront aider à le comprendre les quelques
considérations que nous avons exposées, sur certaines possibilités de cet
ordre, dans les Aperçus sur l’Initiation, ch. XLII.
(14) Ces désavantages ont, entre autres conséquences,
celle de donner souvent à l’initié, et surtout en ce qui concerne la façon dont
il s’exprime, une certaine ressemblance extérieure avec les mystiques, qui peut
même le faire prendre pour tel par ceux qui ne vont pas au fond des choses,
ainsi que cela est arrivé précisément pour Jacob Boehme.
(15) Le contenu même d’un livre, en tant qu’ensemble de
mots et de phrases exprimant certaines idées, n’est donc pas la seule chose qui
importe réellement au point de vue traditionnel.
(16) On pourrait objecter que, d’après quelques récits
se référant surtout à la tradition rosicrucienne, certains livres auraient été
chargés d’influences par leurs auteurs eux-mêmes, ce qui est en effet possible
pour un livre aussi bien que pour tout autre objet quelconque ; mais, même en
admettant la réalité de ce fait, il ne pourrait en tout cas s’agir que
d’exemplaires déterminés et ayant été préparés spécialement à cet effet, et, en
outre, chacun de ces exemplaires devait être exclusivement destiné à tel
disciple à qui il était remis directement, non pas pour tenir lieu d’une
initiation que ce disciple avait déjà reçue, mais uniquement pour lui fournir
une aide plus efficace lorsque, au cours de son travail personnel, il se
servirait du contenu de ce livre comme d’un support de méditation.
(17) Aperçus sur l’Initiation, pp. 224-225.
[René Guénon, À propos du rattachement initiatique,
Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil
posthume Initiation et réalisation spirituelle]
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