jeudi 6 mars 2014

René Guénon - À propos des supérieurs inconnus et de l’astral




La France antimaçonnique, décembre 1913, article signé Le Sphinx

Publication posthume dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2

Lorsque nous écrivions notre précédent article sur « La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus », en y signalant la singulière hantise qui, à certains écrivains maçonniques et occultistes, fait voir partout l’action des Jésuites dans la Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle et dans l’Illuminisme, nous ne pensions certes pas avoir à constater des cas d’une semblable obsession parmi les antimaçons eux-mêmes. Or, voici qu’on nous a signalé un article paru dans la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, dans la section Antimaçonnique de l’Index Documentaire1, sous la signature A. Martigue, article dans lequel nous lisons cette phrase vraiment étonnante : « Il ne faut pas oublier, quand on étudie les Illuminés, que Weishaupt a été élève, puis professeur, chez les Jésuites, et qu’il s’est beaucoup inspiré, en les déformant, bien entendu, pour les faire servir au mal, des méthodes que les R. Pères d’Ingolstadt appliquaient pour le bien avec tant de succès… sauf quand ils s’en sont servis pour former Weishaupt et ses premiers disciples ! ».


[*] Publié dans « Études Traditionnelles », septembre 1952.

(Note de l’Éditeur : Cet article fut primitivement publié dans « La France antimaçonnique » du 18 décembre 1913, sous la signature de « Le Sphinx ».)

[1] N° du 20 octobre 1913, pp. 3725-3737.


Voilà des insinuations qui, malgré toutes les précautions dont elles sont entourées, revêtent un caractère particulièrement grave sous la plume d’un antimaçon ; M. Martigue serait-il donc en mesure de les justifier ? Pourrait-il nous expliquer en quoi les R. Pères du XVIIIe siècle peuvent être rendus, même indirectement, responsables des doctrines révolutionnaires du F Weishaupt et de ses adeptes ? Pour nous, jusqu’à ce que cette démonstration soit faite, cela nous semble être un peu comme si l’on rendait les R. Pères du XIXe siècle responsables des théories anarchistes développées de nos jours par leur ex-élève et novice, le F Sébastien Faure ! On pourrait assurément aller loin dans ce sens, mais cela ne serait ni sérieux ni digne dun écrivain qui saffirme possesseur de « méthodes rigoureuses et exactes ».

Voici, en effet, ce qu’écrit M. Martigue, un peu avant la phrase déjà citée, au sujet d’une étude intitulée Les Pièges de la Secte : le Génie des Conspirations, publiée dans les Cahiers Romains de l’Agence Internationale Roma : « L’auteur ne paraît connaître que les ouvrages du P. Deschamps, de Rarruel, de Claudio Janet et de Crétineau-Joly. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, et si ces excellents travaux, qui devront, certes, toujours être consultés avec fruit par les étudiants en antimaçonnerie, ont été écrits par des maîtres respectables, dont tout le monde doit louer et reconnaître les efforts, il est impossible, cependant, de ne pas constater qu’ils datent d’une époque où la science et la critique historiques n’avaient pas été portées au point où nous les trouvons aujourd’hui. Nos méthodes, qui tendent à se perfectionner chaque jour, sont autrement rigoureuses et exactes. C’est pourquoi il est dangereux, au point de vue de l’exactitude scientifique, de négliger les travaux les plus modernes ; il est encore plus fâcheux de les dédaigner de parti pris ».

Il faut être bien sûr de soi et de tout ce qu’on avance, pour se permettre de reprocher un manque d’« exactitude scientifique » à quatre auteurs qui sont parmi les maîtres les plus incontestés de l’antimaçonnisme. Assurément, M. Martigue a confiance dans les « progrès de la science et de la critique » ; mais, comme ces mêmes « progrès » servent à justifier des choses telles que l’exégèse moderniste et la prétendue « science des religions », il nous est difficile de les considérer comme un argument convaincant. Nous ne nous attendions pas à voir M. Martigue faire une déclaration aussi…. évolutionniste, et nous nous demandons si les méthodes qu’il préconise, et qu’il oppose « aux méthodes et aux habitudes défectueuses de certains » (à qui fait-il allusion ?), ne se rapprochent pas singulièrement de la « méthode positiviste » dont nous avons déjà parlé… Enfin, s’il connaît « les papiers de Weishaupt lui-même », comme il le donne à entendre, nous espérons qu’il ne tardera pas à nous communiquer les découvertes qu’il a dû y faire, notamment en ce qui concerne les rapports de Weishaupt avec « les R. Pères d’Ingolstadt » ; rien ne saurait mieux prouver la valeur de ses méthodes.

Mais, pourtant, ne vaudrait-il pas mieux s’arrêter de préférence au rôle que les Juifs ont pu jouer à l’origine de l’Illuminisme bavarois, aussi bien que derrière certains « systèmes » de la Haute Maçonnerie ? Citons, en effet, cette phrase de l’étude des Cahiers Romains : « Les combinaisons de ce génie (Weishaupt) furent sans doute aidées par des Juifs, héritiers des haines implacables de la vieille Synagogue, car le fameux Bernard Lazare n’a pas reculé devant cet aveu : « Il y eut des Juifs autour de Weishaupt » (L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, pp. 339-340) ».

Nous relevons ceci parce que nous avons déjà eu l’occasion de parler de cette influence des Juifs, mais il y aurait bien d’autres choses intéressantes à signaler dans ce travail, contre lequel le rédacteur de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes fait preuve d’une prévention qui confine à la partialité. Après lui avoir reproché « l’absence de variété dans la documentation », tout en reconnaissant sa « valeur réelle », il ajoute : « Il est une autre lacune bien regrettable, quand on veut étudier l’Illuminisme, c’est l’ignorance de la mystique et de l’occultisme ». Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point ; pour le moment, nous ferons seulement remarquer que la mystique, qui relève de la théologie, est une chose, et que l’occultisme en est une autre tout à fait différente : les occultistes sont, en général, profondément ignorants de la mystique, et celle-ci n’a rien à faire avec leur pseudo-mysticisme.

Malheureusement, quelque chose nous fait craindre que les reproches de M. Martigue ne soient causés surtout par un mouvement de mauvaise humeur : c’est que l’article des Cahiers Romains contient une critique, très juste à notre avis, du compte rendu donné par M. Gustave Bord, dans la même Revue Internationale des Sociétés Secrètes1, sur le livre de M. Benjamin Fabre, Un Initié des Sociétés Secrètes supérieures : Franciscus, Eques a Capite Galeato. « Parlant de quelques aventuriers maçonniques qui tâchaient de s’imposer aux « poires » des Loges, en s’affichant comme mandataires des mystérieux S. I. (Supérieurs Inconnus), centre fermé de toute la Secte, M. Bord constate que ces aventuriers se vantaient ; d’où il déduit que ces S. I. n’existaient pas. La déduction est bien risquée. Si les aventuriers en question se sont présentés faussement comme des missi dominici des S. I., non seulement rien ne dit que ces derniers n’existaient pas, mais plutôt cela montre la conviction générale de l’existence de ces S. I., car il aurait été bien étrange que ces imposteurs eussent inventé de toutes pièces le mandant, outre le mandat. Leur calcul de réussite devait, évidemment, se baser sur cette conviction, et celle-ci ne dépose pas contre l’existence des Superiores Incogniti, évidemment ».

En effet, cela est l’évidence même pour quiconque n’est pas aveuglé par la préoccupation de soutenir à tout prix la thèse opposée ; mais « ne serait-ce pas M. Bord lui-même qui, se mettant en contradiction avec les maîtres de l’antimaçonnisme, nie l’évidence, et méconnaît absolument (suivant ses propres expressions) « l’emplacement, la tactique et la force de l’adversaire » ?... il y a des antimaçons bien étranges. »


[1] N° du 5 septembre 1913, pp. 3071 et suivantes.


Et nous ajouterons ici que c’est précisément à ce compte-rendu de M. Gustave Bord, aussi peu impartial que les appréciations de M. Martigue, que nous songions lorsque nous faisions allusion à la « méthode positiviste » de certains historiens. Voici maintenant que M. Martigue, à son tour, reproche à MM. Benjamin Fabre et Copin-Albancelli « le désir d’apporter un argument à une thèse préconçue sur l’existence des directeurs inconnus de la Secte » ; n’est-ce pas plutôt à M. Bord que l’on pourrait reprocher d’avoir une « thèse préconçue » sur la non-existence des Supérieurs Inconnus ?

Voyons donc ce que répond à ce sujet M. Martigue : « Quant à la thèse opposée à M. Bord à propos des Supérieurs Inconnus, il est nécessaire de distinguer : si le directeur des Cahiers Romains entend par ceux-ci des hommes en chair et en os, nous croyons qu’il est dans l’erreur et que M. Bord a raison. » Et, après avoir énuméré quelques-uns des chefs de la Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle, il continue : « … S’ils s’étaient présentés comme mandataires d’hommes vivants, on pourrait, avec raison, les traiter d’imposteurs, comme on a le droit de le faire de nos jours, par exemple, pour Mme Blavatsky, Annie Besant et autres chefs de la Théosophie, lorsqu’ils nous parlent des Mahâtmâs, vivant dans une loge du Thibet. » À cela, on peut bien objecter que les soi-disant Mahâtmâs ont justement été inventés sur le modèle, plus ou moins déformé, des véritables Supérieurs Inconnus, car il est peu d’impostures qui ne reposent pas sur une imitation de la réalité, et c’est d’ailleurs l’habile mélange du vrai et du faux qui les rend plus dangereuses et plus difficiles à démasquer. D’autre part, comme nous l’avons dit, rien ne nous empêche de considérer comme des imposteurs, en certaines circonstances, des hommes qui ont cependant pu être réellement des agents subalternes d’un Pouvoir occulte ; nous en avons dit les raisons, et nous ne voyons aucune nécessité à justifier de tels personnages de cette accusation, même par la supposition que les Supérieurs Inconnus n’étaient pas « des hommes en chair et en os ». En ce cas, qu’étaient-ils donc, selon M. Martigue ? La suite de notre citation va nous l’apprendre, et ce ne sera pas, dans son article, notre moindre sujet d’étonnement.

« Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit (sic) ; cette interprétation est tout exotérique, pour les profanes et les adeptes non initiés. » Jusqu’ici, nous avions cru que l’« adeptat » était un stade supérieur de l’« initiation » ; mais passons. « Le sens ésotérique a toujours été très différent. Les fameux Supérieurs Inconnus, pour les vrais initiés, existent parfaitement, mais ils vivent… dans l’Astral. Et c’est de là que, par la théurgie, l’occultisme, le spiritisme, la voyance, etc., ils dirigent les chefs des Sectes, du moins au dire de ceux-ci. » Est-ce donc à des conceptions aussi fantastiques que doit conduire la connaissance de l’occultisme, ou du moins d’un certain occultisme, malgré toute la « rigueur » et toute l’« exactitude » des « méthodes scientifiques et critiques » et des « preuves historiques indiscutables qu’on exige aujourd’hui (!) des historiens sérieux et des érudits » ?

De deux choses l’une ou M. Martigue admet l’existence de l’« Astral » et de ses habitants, Supérieurs Inconnus ou autres, et alors nous sommes en droit de trouver qu’« il y a des antimaçons bien étranges » autres que M. Gustave Bord ; ou il ne l’admet pas, comme nous voulons le croire d’après la dernière restriction, et, dans ce cas, il ne peut pas dire que ceux qui l’admettent sont « les vrais initiés ». Nous pensons, au contraire, qu’ils ne sont que des initiés très imparfaits, et même il n’est que trop évident que les spirites, par exemple, ne peuvent à aucun titre être regardés comme des initiés. Il ne faudrait pas oublier, non plus, que le spiritisme ne date que des manifestations de Hydesville, qui commencèrent en 1847, et qu’il était inconnu en France avant le F Rivail, dit Allan Kardec. On prétend que celui-ci « fonda sa doctrine à laide des communications quil avait obtenues, et qui furent colligées, contrôlées, revues et corrigées par des esprits supérieurs »1. Ce serait là, sans doute, un remarquable exemple de l’intervention de Supérieurs Inconnus selon la définition de M. Martigue, si nous ne savions malheureusement que les « esprits supérieurs » qui prirent part à ce travail n’étaient pas tous « désincarnés », et même ne le sont pas tous encore : si Eugène Nus et Victorien Sardou sont, depuis cette époque, « passés dans un autre plan d’évolution », pour employer le langage spirite, M. Camille Flammarion continue toujours à célébrer la fête du Soleil à chaque solstice d’été.


[1] Dr Gibier, Le Spiritisme, pp. 136-137.


Ainsi, pour les chefs de la Haute Maçonnerie au XIIIe siècle, il ne pouvait pas être question du spiritisme, qui n’existait pas encore, pas plus d’ailleurs que l’occultisme, car, s’il y avait alors des « sciences occultes », il n’y avait aucune doctrine appelée « occultisme » ; il semble que ce soit Éliphas Lévi qui ait été le premier à employer cette dénomination, accaparée, après sa mort (1875), par certaine école dont, au point de vue initiatique, le mieux est de ne rien dire. Ce sont ces mêmes « occultistes » qui parlent couramment du « monde astral », dont ils prétendent se servir pour expliquer toutes choses, surtout celles qu’ils ignorent. C’est encore Éliphas Lévi qui a répandu l’usage du terme « astral », et, bien que ce mot remonte à Paracelse, il paraît avoir été à peu près inconnu des Hauts Maçons du XVIIIe siècle, qui, en tout cas, ne l’auraient sans doute pas entendu tout à fait de la même façon que les occultistes actuels. Est-ce que M. Martigue, dont nous ne contestons pas les connaissances en occultisme, est bien sûr que ces connaissances mêmes ne l’amènent pas précisément à « une interprétation tout exotérique » de Swedenborg, par exemple, et de tous les autres qu’il cite en les assimilant, ou à peu près, aux « médiums » spirites ?

Citons textuellement : « Les Supérieurs Inconnus, ce sont les Anges qui dictent à Swedenborg ses ouvrages, c’est la Sophia de Gichtel, de Bœhme, la Chose de Martinez Pasqualis (sic), le Philosophe Inconnu de Saint-Martin, les manifestations de l’École du Nord, le Gourou des Théosophes, l’esprit qui s’incarne dans le médium, soulève le pied de la table tournante ou dicte les élucubrations de la planchette, etc., etc. » Nous ne pensons pas, quant à nous, que tout cela soit la même chose, même avec « des variations et des nuances », et c’est peut-être chercher les Supérieurs Inconnus là où il ne saurait en être question. Nous venons de dire ce qu’il en est des spirites, et, quant aux « Théosophes », ou plutôt aux « théosophistes », on sait assez ce qu’il faut penser de leurs prétentions. Notons d’ailleurs, à propos de ces derniers, qu’ils annoncent l’incarnation de leur « Grand Instructeur » (Mahâgourou), ce qui prouve que ce n’est pas dans le « plan astral » qu’ils comptent recevoir ses enseignements. D’autre part, nous ne pensons pas que Sophia (qui représente un principe) se soit jamais manifestée d’une façon sensible à Bœhme ou à Gichtel. Quant à Swedenborg, il a décrit symboliquement des « hiérarchies spirituelles » dont tous les échelons pourraient fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une façon analogue à ce que nous trouvons, en particulier, dans l’ésotérisme musulman.

Pour ce qui est de Martinès de Pasqually, il est assurément assez difficile de savoir au juste ce qu’il appelait mystérieusement « la Chose » ; mais, partout où nous avons vu ce mot employé par lui, il semble qu’il n’ait ainsi rien voulu désigner d’autre que ses « opérations », ou ce qu’on entend plus ordinairement par l’Art. Ce sont les modernes occultistes qui ont voulu y voir des « apparitions » pures et simples, et cela conformément à leurs propres idées ; mais le F Franz von Baader nous prévient qu’« on aurait tort de penser que sa physique (de Martinès) se réduit aux spectres et aux esprits »1. Il y avait là, comme dailleurs au fond de toute la Haute Maçonnerie de cette époque, quelque chose de bien plus profond et de bien plus vraiment « ésotérique », que la connaissance de l’occultisme actuel ne suffit aucunement à faire pénétrer.

Mais ce qui est peut-être le plus singulier, c’est que M. Martigue nous parle du « Philosophe Inconnu de Saint-Martin », alors que nous savons parfaitement que Saint-Martin lui-même et le Philosophe Inconnu ne faisaient qu’un, le second n’étant que le pseudonyme du premier. Nous connaissons, il est vrai, les légendes qui circulent à ce sujet dans certains milieux ; mais voici qui met admirablement les choses au point : « Les Superiores Incogniti ou S. I. ont été attribués, par un auteur fantaisiste, au théosophe Saint-Martin, peut-être parce que ce dernier signait ses ouvrages : un Philosophe Inconnu, nom d’un grade des Philalèthes (régime dont il ne fit d’ailleurs jamais partie). Il est vrai que le même fantaisiste a attribué le livre des Erreurs et de la Vérité, du Philosophe Inconnu, à un Agent Inconnu ; et qu’il s’intitule lui-même S. I. Quand on prend de l’inconnu, on n’en saurait trop prendre ! »2. On voit assez par là combien il peut être dangereux d’accepter sans contrôle les affirmations de certains occultistes ; c’est dans de pareils cas surtout qu’il convient de se montrer prudent et, suivant le conseil de M. Martigue lui-même, « de ne rien exagérer ».


[1] Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually, p. 18.

[2] Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, pp. 35 36, en note.


Ainsi, on aurait grand tort de prendre ces mêmes occultistes au sérieux lorsqu’ils se présentent comme les descendants et les continuateurs de l’ancienne Maçonnerie ; et pourtant nous trouvons comme un écho de ces assertions « fantaisistes » dans la phrase suivante de M. Martigue : « Cette question (des Supérieurs Inconnus) soulève des problèmes que nous étudions dans l’occultisme, problèmes dont les Francs-Maçons du XVIIIe siècle poursuivaient avec ardeur la solution. » Sans compter que cette même phrase, interprétée trop littéralement, pourrait faire passer le rédacteur de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes pour un « occultiste » aux yeux « des lecteurs superficiels n’ayant pas le temps de creuser ces choses ».

« Mais, continue-t-il, on ne peut voir clair dans cette question que si l’on connaît à fond les sciences occultes et la mystique. » C’est là ce qu’il voulait prouver contre le collaborateur de l’Agence Internationale Roma ; mais n’a-t-il pas prouvé surtout, contre lui-même, que cette connaissance devrait s’étendre encore plus loin qu’il ne l’avait supposé ? « C’est pourquoi si peu d’antimaçons parviennent à pénétrer ces arcanes que ne connaîtront jamais ceux qui prétendent demeurer sur le terrain positiviste. » Ceci est, à notre avis, beaucoup plus juste que tout ce qui précède ; mais n’est-ce pas un peu en contradiction avec ce que M. Martigue nous a dit de ses « méthodes » ? Et alors, s’il n’adhère pas à la conception « positiviste » de l’histoire, pourquoi prend-il envers et contre tous la défense de M. Gustave Bord, même lorsque celui-ci est le moins défendable ?

« Il est impossible de comprendre les écrits d’hommes qui vivent dans le surnaturel et se laissent diriger par lui, comme les théosophes swedenborgiens ou martinistes du XVIIIe siècle, si l’on ne se donne pas la peine d’étudier et la langue qu’ils parlent et la chose dont ils traitent dans leurs lettres et leurs ouvrages. Encore moins si, de parti pris, on prétend nier l’existence de l’atmosphère surnaturelle dans laquelle ils étaient plongés et qu’ils respiraient chaque jour. » Oui, mais, outre que cela se retourne contre M. Bord et ses conclusions, ce n’est pas une raison pour passer d’un extrême à l’autre et attribuer plus d’importance qu’il ne convient aux « élucubrations » des planchettes spirites ou à celles de quelques pseudo-initiés, au point de ramener tout le « surnaturel » en question, quelle qu’en soit d’ailleurs la qualité, à l’étroite interprétation de l’« Astral ».

Autre remarque : M. Martigue parle des « théosophes swedenborgiens ou martinistes », comme si ces deux dénominations étaient à peu près équivalentes ; serait-il donc tenté de croire à l’authenticité de certaine filiation qui est cependant fort éloignée de toute « donnée scientifique » et de toute « base positive » ? « À ce sujet, nous croyons devoir dire que, lorsque M. Papus affirme que Martinès de Pasqually a reçu l’initiation de Swedenborg au cours d’un voyage à Londres, et que le système propagé par lui sous le nom de rite des Élus-Coëns n’est qu’un Swedenborgisme adapté, cet auteur s’abuse ou cherche à abuser ses lecteurs dans l’intérêt d’une thèse très personnelle. Pour se livrer à de semblables affirmations, il ne suffit pas, en effet, d’avoir lu dans Ragon, qui lui-même l’avait lu dans Reghelini, que Martinès a emprunté le rite des Élus-Coëns au suédois Swedenborg. M. Papus aurait pu s’abstenir de reproduire, en l’amplifiant, une appréciation qui ne repose sur rien de sérieux. Il aurait pu rechercher les sources de son document et s’assurer qu’il n’y a que fort peu de rapports entre la doctrine et le rite de Swedenborg, et la doctrine et le rite des Élus-Coëns… Quant au prétendu voyage à Londres, il n’a eu lieu que dans l’imagination de M. Papus »1. Il est fâcheux, pour un historien, de se laisser entraîner par son imagination… « en Astral » ; et, malheureusement, les mêmes remarques peuvent s’appliquer à bien d’autres écrivains, qui s’efforcent d’établir les rapprochements les moins vraisemblables « dans l’intérêt d’une thèse très personnelle », souvent même trop personnelle !

Mais revenons à M. Martigue, qui nous avertit encore une fois que, « sans le secours de ces sciences, dites occultes, il est de toute impossibilité de comprendre la Maçonnerie du XVIIIe siècle et même, ce qui étonnera les non initiés, celle d’aujourd’hui ». Ici, un ou deux exemples nous auraient permis de mieux saisir sa pensée ; mais voyons la suite : « C’est de cette ignorance (de l’occultisme), qui est le partage non seulement de profanes, mais aussi de Maçons, même revêtus des hauts grades, que proviennent des erreurs comme celle dont nous nous occupons. Cette erreur a lancé l’antimaçonnerie à la recherche de Supérieurs Inconnus qui, sous la plume des vrais initiés, sont simplement des manifestations extranaturelles d’êtres vivant dans le Monde Astral. »


[1] Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, p. 17, en note.


Comme nous l’avons dit, nous ne croyons pas, quant à nous, que ceux qui peuvent soutenir cette thèse soient de « vrais initiés » ; mais, si M. Martigue, qui l’affirme, le croit vraiment, nous ne voyons pas trop pourquoi il s’empresse d’ajouter : « Ce qui ne préjuge rien sur leur existence (de ces Supérieurs Inconnus), pas plus, du reste, que sur celle dudit Monde Astral », sans paraître s’apercevoir qu’il remet ainsi tout en question. Tout en « ne prétendant indiquer que ce que pensaient les Hauts Maçons du XVIIIe siècle », est-il bien sûr d’interpréter fidèlement leur pensée, et de n’avoir pas introduit tout simplement une complication nouvelle dans un des problèmes dont ces FF « poursuivaient avec ardeur la solution », parce que cette solution devait les aider à devenir les « vrais initiés » qu’ils n’étaient pas encore, évidemment, tant qu’ils ne l’avaient pas trouvée ? C’est que les « vrais initiés » sont encore plus rares qu’on ne pense, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas du tout, ou qu’il n’en existe qu’« en Astral » ; et pourquoi, bien que vivant sur terre, ces « adeptes », au sens vrai et complet du mot, ne seraient-il pas les véritables Supérieurs Inconnus ?

« Par conséquent (?), en écrivant les mots Supérieurs Inconnus, S. I., les Illuminés, les Martinistes, les membres de la Stricte Observance et tous les Maçons du XVIIIe siècle parlent bien d’êtres considérés comme ayant une existence réelle supérieure, sous la direction desquels chaque Loge et chaque adepte initié (sic) sont placés. » Avoir fait des Supérieurs Inconnus des « êtres astraux », puis leur assigner un tel rôle d’« aides invisibles » (invisible helpers), comme disent les théosophistes, n’est-ce pas vouloir les rapprocher un peu trop des « guides spirituels » qui dirigent de même, d’un « plan supérieur », les médiums et les groupes spirites ? Ce n’est donc peut-être pas tout à fait « dans ce sens qu’écrivent l’Eques a Capite Galeato et ses correspondants », à moins qu’on ne veuille parler d’une « existence supérieure » pouvant être « réalisée » par certaines catégories d’initiés, qui ne sont « invisibles » et « astraux » que pour les profanes et pour les pseudo-initiés auxquels nous avons déjà fait quelques allusions. Tout l’occultisme contemporain, même en y joignant le spiritisme, le théosophisme et les autres mouvements « néo-spiritualistes », ne peut encore, quoi qu’en dise M. Martigue, conduire qu’à « une interprétation tout exotérique ». Mais, s’il est si difficile de connaître exactement la pensée des Hauts Maçons du XVIIIe siècle, et, par conséquent, d’« interpréter leurs lettres comme ils les comprenaient eux-mêmes », est-il indispensable que ces conditions soient intégralement remplies pour ne pas « se tromper complètement en poursuivant ces études, déjà si difficiles, même quand on est dans la bonne voie » ? Et y a-t-il quelqu’un, parmi les antimaçons, qui puisse se dire « dans la bonne voie » à l’exclusion de tous les autres ? Les questions qu’ils ont à étudier sont bien trop complexes pour cela, même sans faire intervenir l’« Astral » là où il n’a que faire. C’est pourquoi il est toujours « fâcheux de dédaigner de parti pris », même au nom de la «  science » et de la « critique », des travaux qui, comme le dit fort bien le rédacteur des Cahiers Romains, « ne sont pas définitifs, ce qui n’empêche pas qu’ils soient très importants, tels qu’ils sont ». Assurément, M. Gustave Bord a des prétentions à l’impartialité ; mais possède-t-il vraiment cette qualité au degré qui doit être nécessaire, nous le supposons du moins, pour réaliser l’idéal de M. Martigue, « l’historien averti qui sait trouver son bien partout, et à qui la saine critique permet de juger la valeur des documents » ? Encore une fois, il peut y avoir plusieurs façons d’être « dans la bonne voie », et il suffit d’y être, d’une façon ou d’une autre, pour ne pas « se tromper complètement », sans même qu’il soit « indispensable d’éclairer la bonne route aux ténébreuses lumières (? !) de l’occultisme », ce qui est surtout fort peu clair !

M. Martigue conclut en ces termes : « En attendant, nous reconnaissons volontiers que, s’il comprend le pouvoir occulte dans le sens que nous venons d’indiquer, le rédacteur des Cahiers Romains a raison d’écrire, ainsi qu’il le fait : « Nous constatons qu’aucun argument probant n’a été présenté, jusqu’ici, contre le pouvoir central occulte de la Secte ». Mais s’il entend, par ces mots, contrairement aux Francs Maçons initiés du XVIIIe siècle, un comité d’hommes en chair et en os, nous sommes obligé de retourner l’argument et de dire : « Nous constatons qu’aucun document probant n’a été présenté, jusqu’ici, en faveur de ce comité directeur inconnu ». Et c’est à ceux qui affirment cette existence d’apporter la preuve décisive. Nous attendons. La question demeure donc ouverte. » En effet, elle est toujours ouverte, et il est certain qu’« elle est des plus importantes » ; mais qui donc a jamais prétendu que les Supérieurs Inconnus, même « en chair et en os », constituaient un « comité », ou même une « société » au sens ordinaire du mot ? Cette solution paraît fort peu satisfaisante, au contraire, lorsqu’on sait qu’il existe certaines organisations vraiment secrètes, beaucoup plus rapprochées du « pouvoir central » que ne l’est la Maçonnerie extérieure, et dont les membres n’ont ni réunions, ni insignes, ni diplômes, ni moyens extérieurs de reconnaissance. Il est bon d’avoir le respect des « documents », mais on comprend qu’il soit plutôt difficile d’en découvrir de « probants » lorsqu’il s’agit précisément de choses qui, comme nous l’écrivions précédemment, « ne sont pas de nature à être prouvées par un document écrit quelconque ». Là encore, il ne faut donc « rien exagérer », et il faut surtout éviter de se laisser absorber exclusivement par la préoccupation « documentaire », au point de perdre de vue, par exemple, que l’ancienne Maçonnerie reconnaissait plusieurs sortes de Loges travaillant « sur des plans différents », comme dirait un occultiste, et que, dans la pensée des Hauts Maçons d’alors, cela ne signifiait aucunement que les « tenues » de certaines de ces Loges avaient lieu « dans l’Astral », dont les « archives », d’ailleurs, ne sont guère accessibles qu’aux « étudiants » de l’école de M. Leadbeater. S’il est aujourd’hui des S. I. « fantaisistes » qui prétendent se réunir « en Astral », c’est pour ne pas avouer tout simplement qu’ils ne se réunissent pas du tout, et, si leurs « groupes d’études » ont été, en effet, transportés « sur un autre plan », ce n’est que de la façon qui est commune à tous les êtres « en sommeil » ou « désincarnés », qu’il s’agisse d’individualités ou de collectivités, de « comités » profanes ou de « sociétés » soi-disant « initiatiques ». Il y a, dans ces dernières, beaucoup de gens qui voudraient se faire passer pour des « mystiques » alors qu’ils ne sont que de vulgaires « mystificateurs », et qui ne se gênent pas pour allier le charlatanisme à l’occultisme, sans même posséder les quelques « pouvoirs » inférieurs et occasionnels qu’a pu exhiber parfois un Gugomos ou un Schœpfer. Aussi, il vaudrait peut-être encore mieux étudier d’un peu plus près les « opérations » et la « doctrine » de ces derniers, si imparfaitement initiés qu’ils aient été, que celles de prétendus « Mages » contemporains, qui ne sont pas initiés du tout, ou du moins qui ne le sont à rien de sérieux, ce qui revient exactement au même.

Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire qu’il ne soit pas bon d’étudier et de connaître même l’occultisme courant et « vulgarisateur », mais en n’y attachant que l’importance très relative qu’il mérite, et bien moins pour y rechercher un « ésotérisme » profond qui ne s’y trouve pas, que pour en montrer à l’occasion toute l’inanité, et pour mettre en garde ceux qui seraient tentés de se laisser séduire par les trompeuses apparences d’une « science initiatique » toute superficielle et de seconde ou de troisième main. Il ne faut se faire aucune illusion : si l’action des vrais Supérieurs Inconnus existe quelque peu, malgré tout, jusque dans les mouvements « néo-spiritualistes » dont il s’agit, quels que soient leurs titres et leurs prétentions, ce n’est que d’une façon tout aussi indirecte et lointaine que dans la Maçonnerie la plus extérieure et la plus moderne. Ce que nous venons de dire le prouve déjà, et nous aurons l’occasion, dans de prochaines études, de rapporter à ce sujet d’autres exemples non moins significatifs.

mercredi 5 mars 2014

« Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» : une réponse du Cheikh Ibn ‘Abbad Al-Rundî


Le Porteur de Savoir  



بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله والصلاة والسلام على
 سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

 Nous entamons ici la publication de certains passages significatifs d’une lettre du Cheikh Ibn Abbad Al-Rundi à Abû Ishâq Al-Shâtibî, si souvent évoquée mais dont, à ce jour, seuls quelques courts extraits ou résumés sont disponibles en français .


Cette traduction, fruit d’un travail collectif, a été réalisée d’après la traduction anglaise des Rasa’ïl aç-çughrâ proposée par J.Renard et révisée sur le texte arabe édité par P.Nwyia 1 . Nous espérons que ce travail permettra aux lecteurs de se faire un avis précis et nuancé sur la position véritable du Cheikh Ibn ‘Abbad concernant la nécessité du Maître spirituel mais aussi, et surtout, qu’il offrira certains critères « réalistes » susceptibles d’être utiles à ceux qui recherchent une guidée effective dans la Voie 2 .


Dans son article intitulé  Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliyya , Kenneth Honerkamp précise que cette épitre fût rédigée à « l’époque où Ibn ‘Abbâd assumait la charge de prédicateur et d’imam à la Qarawîyîn de Fès ». En ce temps, « une dispute naquit en Andalousie dans les cercles de fuqahâ’ à ce sujet : « Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» Abû Ishâq al-Shâtibî (m. 790/1388), l’auteur des Muwâfaqât, traita de cette question avec Ibn ‘Abbâd et Abû al-‘Abbâs al-Qubbâb (m. 778/ 1376), leur demandant leur point de vue. La polémique entre les fuqahâ’, en effet, était devenue presque violente, les uns et les autres se frappant avec leurs chaussures dans les mosquées d’Andalousie ».


Maurice Le Baot





mardi 4 mars 2014

René Guénon - Réflexions à propos du « pouvoir occulte »








La France antimaçonnique, juin 1914, article signé Le Sphinx

Publication posthume dans Recueil


Réflexions à propos du « pouvoir occulte »

On a pu lire ici, la semaine dernière, le remarquable article de M. Copin-Albancelli intitulé « Les Yeux qui s’ouvrent » ; on y a vu que notre confrère ne craint pas, à propos du socialisme, d’envisager nettement une action des Supérieurs Inconnus « dont la Franc-Maçonnerie n’est que l’instrument », ou même qu’un instrument entre bien d’autres, et « aux suggestions desquels obéissent les Francs-Maçons », inconsciemment pour la plupart. C’est là pour nous une nouvelle occasion de revenir sur certains points de cette question, si complexe et si controversée, du Pouvoir Occulte, sur laquelle le dernier mot n’a pas été dit et ne le sera peut-être pas de longtemps encore, ce qui n’est pas une raison pour désespérer de voir la lumière se faire peu à peu.

Tout d’abord, il est nécessaire de dire qu’il existe des « pouvoirs occultes » de différents ordres, exerçant leur action dans des domaines bien distincts, par des moyens appropriés à leurs buts respectifs, et dont chacun peut avoir ses Supérieurs Inconnus. Ainsi, un « pouvoir occulte » d’ordre politique ou financier ne saurait être confondu avec un « pouvoir occulte » d’ordre purement initiatique, et il est facile de comprendre que les chefs de ce dernier ne s’intéresseront point aux questions politiques et sociales en tant que telles ; ils pourront même n’avoir qu’une fort médiocre considération pour ceux qui se consacrent à ce genre de travaux. Pour citer un exemple, dans le monde musulman, la secte des Senoussis, actuellement tout au moins, ne poursuit guère qu’un but à peu près exclusivement politique ; elle est, en raison même de cela, généralement méprisée par les autres organisations secrètes, pour lesquelles le panislamisme ne saurait être qu’une affirmation purement doctrinale, et qui ne peuvent admettre qu’on accommode le Djefr aux visées ambitieuses de l’Allemagne ou de quelque autre puissance européenne.


[1] Publié dans la France Antimaçonnique, les 11 et 18 juin 1914, signé le Sphinx. [N.d.É.]


Si l’on veut un autre exemple, en Chine, il est bien évident que les associations révolutionnaires qui soutinrent le F Sun Yat Sen, de concert avec la Maçonnerie et le Protestantisme anglo-saxons1, ne pouvaient avoir de relations d’aucune sorte avec les vraies sociétés initiatiques, dont le caractère, dans tout l’Orient, est essentiellement traditionaliste, et cela, chose étrange, d’autant plus qu’il est plus exempt de tout ritualisme extérieur.

Ici, nous pensons qu’il est bon d’ouvrir une parenthèse pour ce qui concerne ces sociétés initiatiques extrême-orientales : jamais elles ne se mettront en relations, non seulement avec des groupements politiques, mais avec aucune organisation d’origine occidentale. Cela coupe court, en particulier, à certaines prétentions occultistes, qu’on a eu grand tort de prendre au sérieux dans les milieux antimaçonniques ; voici, en effet, ce qu’une plume autorisée a écrit à ce propos : « Pas plus qu’autrefois – moins encore qu’autrefois – il n’y a de fraternité possible entre des collectivités jaunes et des collectivités blanches. Il ne peut y avoir que des affiliations individuelles de blancs à des collectivités jaunes… Mais il n’y a pas de terrain d’entente pratique entre les sociétés collectives des deux races ; et si, par impossible, par suite d’une organisation dont les moyens nous échappent, ce terrain d’entente pratique venait à exister, les collectivités jaunes refuseraient d’y descendre. C’est pourquoi il est impossible d’ajouter foi à une information déjà ancienne – et dont je n’aurais certes pas parlé, si sa répétition dans le volume L’Invasion Jaune, par M. le commandant Driant, n’avait appelé l’attention sur elle – information d’après laquelle une société secrète jaune et un groupe occultiste européen auraient uni fraternellement leurs buts et leurs symboles. « Nous sommes heureux d’apprendre, dit l’Initiation de mars 1897 (et le commandant Driant le répète dans L’Invasion Jaune, p. 486), au Suprême Conseil, la création à San-Francisco de la première Loge martiniste chinoise, sur laquelle nous fondons de grandes espérances, pour l’entente de notre Ordre avec la Société de Hung. » Et le commandant Driant ajoute : « La Société de Hung est la société-mère des Boxers chinois. Ces relations de sectes paraîtront invraisemblables à nombre de lecteurs, qui ne voient pas les progrès des sociétés occultes visant à l’internationalisme. Elles sont rigoureusement vraies. » Ces affirmations sont rigoureusement une fable. Je ne sais pas si des Chinois, ni quel genre de Chinois se sont introduits dans la Loge martiniste de San-Francisco, ni même s’il y a jamais eu une Loge martiniste à San-Francisco.



 [1] Voir, dans la France Antimaçonnique, Sun Yat Sen contre Yuan Shi Kaï (27e année, n° 37, pp. 440-441), et Le Protestantisme et la Révolution (28e année, n° 1, pp. 11-12).


Ce que je sais et affirme, c’est que jamais la Société de Hung – puisque Société de Hung il y a, et qu’on semble viser une société entre toutes, et le nom spécial et temporaire d’une secte de cette société – ne s’est affiliée au Martinisme ; c’est que jamais la Société de Hung, ni quelque autre société secrète chinoise que ce soit, n’a entretenu la moindre relation, même épistolaire, avec le Martinisme, ni avec quelque autre société occulte occidentale que ce soit. Pour se livrer ainsi, les Chinois connaissent trop bien le tempérament des blancs, et combien peu secrètes sont leurs sociétés occultes.1 »

On en pourrait dire à peu près autant pour les organisations initiatiques hindoues et musulmanes, qui, d’une façon générale, sont presque aussi fermées que celles de l’Extrême-Orient, et tout aussi inconnues des Occidentaux. Maintenant, il est bien entendu que tout cela ne préjuge rien contre l’existence, pour l’Occident, d’un « Pouvoir central » compatible avec les conditions d’une pluralité d’organismes distincts et hiérarchisés (nous ne pouvons plus dire ici « superposés » comme dans les sphères inférieures). Si l’on admet cette existence, il faudra certainement assigner, dans la constitution de ce « Pouvoir central », un rôle important à l’élément judaïque ; et, lorsqu’on sait quelle aversion éprouvent à l’égard du Juif les Orientaux en général et les Musulmans en particulier, il est permis de se demander si la présence d’un tel élément ne contribue pas à rendre impossible les rapports directs entre les sociétés secrètes orientales et occidentales. Il y a donc là, au point de vue du « pouvoir occulte », des barrières que l’influence juive ne saurait franchir ; en outre, même en Occident, il n’y a certainement pas que cette seule influence à considérer à l’exclusion de toute autre, encore qu’elle paraisse être des plus puissantes. Quant aux communications indirectes possibles, malgré tout, entre le « Pouvoir occulte central » de l’Occident et certains pouvoirs plus ou moins analogues qui existent en Orient, tout ce que l’on peut en dire, c’est qu’elles ne pourraient résulter que « d’une organisation dont les moyens nous échappent ».

Pour en revenir à notre distinction entre différents ordres de « pouvoirs occultes », nous devons ajouter qu’elle ne supprime pas la possibilité d’une certaine interpénétration de ces différents ordres, car il ne faut jamais établir de catégories trop absolues ; nous disons interpénétration, parce que ce terme nous semble plus précis que celui d’enchevêtrement, et qu’il laisse mieux entrevoir la hiérarchisation nécessaire des organismes multiples.


[1] Matgioi, La Voie Rationnelle, chapitre X, pp. 336-338.


Pour savoir jusqu’où s’étend cette hiérarchisation, il faut se demander s’il existe encore, dans l’Occident contemporain, une puissance vraiment initiatique qui ait laissé autre chose que des vestiges à peu près incompris ; et, sans rien vouloir exagérer, on est bien obligé de convenir qu’il n’y a guère, apparemment, que le Kabbalisme qui puisse compter dans ce domaine, et aussi que les Juifs le réservent jalousement pour eux seuls, car le « néo-kabbalisme » occultisant n’est qu’une fantaisie sans grande importance. Tous les autres courants, car il y en a eu1, semblent s’être perdus vers la fin du moyen âge, si l’on excepte quelques cas isolés ; par suite, si leur influence a pu, jusqu’à un certain point, se transmettre en-deçà de cette époque, ce n’est que d’une façon indirecte et qui, dans une large mesure, échappe forcément à notre investigation. D’autre part, si on envisage les tentatives qui ont été faites récemment dans le sens d’une « contre-kabbale » (et qui se basaient principalement sur le Druidisme), on ne peut pas dire qu’elles aient abouti à une réalisation quelconque, et leur échec est encore une preuve de la force incontestable que possède l’élément judaïque au sein du « pouvoir occulte » occidental.

Ceci posé, il est bien certain que le Kabbalisme, comme tout ce qui est d’ordre proprement initiatique et doctrinal, est, en lui-même, parfaitement indifférent à toute action politique ; sur le terrain social, ses principes ne peuvent exercer qu’une influence purement réflexe. Le socialisme, qui, certes, n’a rien d’initiatique, ne peut procéder que d’un « pouvoir occulte » simplement politique, ou politico-financier ; il est vraisemblable que ce pouvoir est juif, au moins partiellement, mais il serait abusif de le qualifier de « kabbaliste ». Il en est qui ne savent pas suffisamment se garder de toute exagération à cet égard, et c’est pourquoi nous avons cru bon de préciser dans quelles conditions il est possible de considérer Jaurès, par exemple, comme « le serviteur des Supérieurs Inconnus », ou plutôt de certains Supérieurs Inconnus.

Maintenant, que Jaurès « soit à peine Franc-Maçon », ce n’est pas là une objection sérieuse contre cette façon d’envisager son rôle, comme le fait très justement remarquer M. Colpin-Albancelli. Nous ignorons même, nous devons l’avouer, si Jaurès a jamais reçu l’initiation maçonnique ; en tout cas, il n’est certainement pas un Maçon actif, mais cela ne fait rien à la chose, et il peut même fort bien ne faire partie d’aucune « société secrète » au sens propre du mot ; il n’en est qu’un meilleur agent pour les Supérieurs Inconnus qui se servent de lui, parce que cette circonstance contribue à écarter les soupçons.


[1] Voir L’Ésotérisme de Dante, dans la France Antimaçonnique, 28e année, n° 10, pp. 109-113 [article repris dans ce Recueil, voir p. 255].


Ce que nous disons de Jaurès, parce que notre confrère l’a pris pour exemple, nous pourrions tout aussi bien le dire d’autres hommes politiques, qui sont à peu près dans le même cas ; mais l’exemple est assez typique pour que nous nous en contentions.

Un autre point qui est à retenir, c’est que les Supérieurs Inconnus, de quelque ordre qu’ils soient, et quel que soit le domaine dans lequel ils veulent agir, ne cherchent jamais à créer des « mouvements », suivant une expression qui est fort à la mode aujourd’hui ; ils créent seulement des « états d’esprit », ce qui est beaucoup plus efficace, mais peut-être un peu moins à la portée de tout le monde. Il est incontestable, encore que certains se déclarent incapables de le comprendre, que la mentalité des individus et des collectivités peut être modifiée par un ensemble systématisé de suggestions appropriées ; au fond, l’éducation elle-même n’est guère autre chose que cela, et il n’y a là-dedans aucun « occultisme ». Du reste, on ne saurait douter que cette faculté de suggestion puisse être exercée, à tous les degrés et dans tous les domaines, par des hommes « en chair et en os », lorsqu’on voit, par exemple, une foule entière illusionnée par un simple fakir, qui n’est cependant qu’un initié de l’ordre le plus inférieur, et dont les pouvoirs sont assez comparables à ceux que pouvait posséder un Gugomos ou un Schrœpfer1. Ce pouvoir de suggestion n’est dû, somme toute, qu’au développement de certaines facultés spéciales ; quand il s’applique seulement au domaine social et s’exerce sur l’« opinion », il est surtout affaire de psychologie : un « état d’esprit » déterminé requiert des conditions favorables pour s’établir, et il faut savoir, ou profiter de ces conditions si elles existent déjà, ou en provoquer soi-même la réalisation. Le socialisme répond à certaines conditions actuelles, et c’est là ce qui fait toutes ses chances de succès ; que les conditions viennent à changer pour une raison ou pour une autre, et le socialisme, qui ne pourra jamais être qu’un simple moyen d’action pour des Supérieurs Inconnus, aura vite fait de se transformer en autre chose dont nous ne pouvons même pas prévoir le caractère.


[1] Voir La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus, dans la France Antimaçonnique, 27e année, n° 47, pp. 560-564, et n° 49, pp. 585-588 [étude reprise dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2].


C’est peut-être là qu’est le danger le plus grave, surtout si les Supérieurs Inconnus savent, comme il y a tout lieu de l’admettre, modifier cette mentalité collective qu’on appelle l’« opinion » ; c’est un travail de ce genre qui s’effectua au cours du XVIIIe siècle et qui aboutit à la Révolution, et, quand celle-ci éclata, les Supérieurs Inconnus n’avaient plus besoin d’intervenir, l’action de leurs agents subalternes était pleinement suffisante. Il faut, avant qu’il ne soit trop tard, empêcher que de pareils événements se renouvellent, et c’est pourquoi, dirons-nous avec M. Copin-Albancelli, « il est fort important d’éclairer le peuple sur la question maçonnique et ce qui se cache derrière ».

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*   *


La Bastille du 23 mai 1914 a reproduit une note des Cahiers Romains intitulée « Les cours populaires d’antisectarisme », note dans laquelle est formulé, comme le dit notre confrère, « le plan d’études d’ensemble sans lesquelles il n’y aurait pas de victoire définitive contre la Franc-Maçonnerie et ce qui se cache derrière elle ». Ce plan, d’ailleurs très vaste, n’est présenté que comme un simple « canevas » pour un « cours pratique antisectaire » ; c’est dire qu’il n’est pas définitif en toutes ses parties, mais, tel qu’il est, il n’en présente pas moins un intérêt capital.

Tout d’abord, les Cahiers Romains divisent la « science antisectaire » en trois parties, qu’ils définissent de la façon suivante :

 « Première partie. – Notions techniques sur la Secte et sur les sectes. Leur organisation. Leur action. Leur but.

« Deuxième partie. – L’observation méthodique appliquée à l’information et à l’action antisectaires.

« Troisième partie. – Culture et action antisectaires. Essais historiques sur la Secte et sur les sectes. Examen pratique des faits sectaires et antisectaires du jour. »

Cette division a le mérite d’être très claire, et sa valeur pratique est évidente ; c’est là l’essentiel, étant donné le but qu’on se propose. Sans doute, il peut arriver que certaines questions ne rentrent pas entièrement et exclusivement dans l’une ou l’autre de ces trois parties, et qu’ainsi on soit obligé de revenir à plusieurs reprises sur ces mêmes questions pour les envisager à différents point de vue ; mais, quelle que soit la division adoptée, c’est là un inconvénient qu’il est impossible d’éviter, et il ne faudrait pas s’en exagérer la gravité.

La première partie se subdivise en deux :

« 1° La question fondamentale : les sectes forment la Secte. (Pouvoir sectaire central ; Israël et la Secte.)

 « 2° Sectes principales : a) Franc-Maçonnerie ; b) Carbonarisme ; c) Martinisme ; d) Illuminisme ; e) Théosophie ; f) Occultisme varié ; g) Sectes locales ou de race. »

 Nous devons nous féliciter hautement de voir poser ici, en premier lieu, la vraie « question fondamentale », celle du « Pouvoir Occulte », en dépit de ceux qui prétendent la résoudre par une négation pure et simple. Pour préciser d’avantage ce qui n’est qu’indiqué dans ce programme, il y aurait lieu de s’occuper ici de la pluralité des « pouvoirs occultes », de leurs attributions respectives, de leur hiérarchisation et des conditions de leur coexistence, toutes choses dont nous avons quelque peu parlé précédemment. Quant aux rapports indéniables qui existent entre « Israël et la Secte », il faudrait voir s’ils n’entraînent pas, corrélativement d’ailleurs à d’autres circonstances ethniques, une limitation de l’influence de certains « pouvoirs occultes », comme nous l’avons dit également, et si ce fait ne doit pas conduire à donner à cette expression générale : « la Secte », une signification plus restreinte qu’on pouvait le supposer « a priori », mais aussi plus précise par là même. Ajoutons que cette restriction ne modifiera en rien, pratiquement, les conclusions auxquelles on sera conduit pour ce qui concerne l’Occident moderne ; seulement, ces conclusions ne seraient plus entièrement applicables, même pour l’Occident, si l’on remontait au-delà de la Renaissance, et elles le seraient encore moins s’il s’agissait de l’Orient, même contemporain.

Ceci dit, pour ce qui est de l’étude des « sectes principales », nous nous permettrons de formuler quelques observations qui ont leur importance ; il est évident, en effet, que cette étude pourrait se subdiviser indéfiniment si l’on ne prenait soin de grouper toutes les sectes autour d’un certain nombre d’entre elles, dont le choix, tout en renfermant forcément une part d’arbitraire, doit être avant tout celui des types les plus « représentatifs ». On peut fort bien, à ce point de vue, commencer par l’étude de la Franc-Maçonnerie, surtout parce que, de toutes ces sectes, elle est la plus généralement connue et la plus facilement observable ; sur ce point, il n’y a aucune contestation possible. Il nous semble seulement que l’historique de la Maçonnerie moderne, pour être parfaitement compris, devrait logiquement être précédé d’un exposé, aussi succinct et aussi clair que possible, de ses origines, en remontant, d’une part, aux divers courants hermétiques et rosicruciens, et, d’autre part, à l’ancienne Maçonnerie opérative1, et en expliquant ensuite la fusion de ces divers éléments. En outre, il est nécessaire de faire ressortir que la Maçonnerie moderne, issue de la Grande Loge d’Angleterre (1717), est essentiellement la « Maçonnerie symbolique », à laquelle, par la suite, sont venus se superposer les multiples systèmes de hauts grades ; parmi ceux-ci, chacun des plus importants pourrait être l’objet d’une étude spéciale, et c’est alors qu’il y aurait lieu de rechercher à quel ordre d’influences occultes se rattache sa formation. Cette recherche serait facilitée par une classification en systèmes hermétiques, kabbalistiques, philosophiques, etc. ; l’ordre rigoureusement chronologique ne peut être suivi que dans une première vue d’ensemble. Il serait bon de montrer tout particulièrement le rôle joué par le Kabbalisme dans la constitution d’un grand nombre de ces systèmes, sans négliger pour cela de tenir compte des autres influences, dont certaines ont même pu, dans leur principe et leur inspiration tout au moins, ne pas appartenir au monde occidental. C’est dire que les cadres d’une telle étude doivent être aussi larges que possible, si l’on ne veut pas s’exposer à laisser en dehors certaines catégories de faits, et précisément celles qui, d’ordinaire, paraissent les plus difficilement explicables.

Maintenant, parmi les organisations superposées à la Maçonnerie ordinaire, il n’y a pas que les systèmes de hauts grades ; il y a aussi des sectes qui ne font aucunement partie intégrante de la Maçonnerie, bien que se recrutant exclusivement parmi ses membres. Tels sont, par exemple, certains « Ordres de Chevalerie », qui existent encore de nos jours, notamment dans les pays anglo-saxons ; mais, là aussi, il y aurait lieu de distinguer entre les organisations dont il s’agit, suivant qu’elles présentent un caractère initiatique, ou politique, ou simplement « fraternel ». Les sectes à tendances politiques ou sociales méritent une étude particulière ; à ce point de vue, on peut prendre comme type, au XVIIIe siècle, l’Illuminisme, et, au XIXe, le Carbonarisme.

Jusqu’ici, nous n’avons donc eu à envisager que la Maçonnerie et ce qui s’y rattache directement ; mais cette étude ne comprend que les sections a, b et d du programme des Cahiers Romains.


[1] Sur cette Maçonnerie opérative et ses rituels, il n’y a que très peu de documents qui aient été publiés ; nous avons donné, dans la France Antimaçonnique (27e année, n° 42, pp. 493-495), la traduction complète de l’ouverture de la Loge au premier degré.


Quant à la section c, c’est-à-dire au Martinisme, il faudrait s’entendre sur le sens de ce mot, et nous nous sommes déjà expliqué à ce sujet ; nous rappellerons donc seulement que les « Élus Coëns » ont leur place marquée parmi les systèmes maçonniques de hauts grades, et, quant à Saint-Martin, nous le retrouverons tout à l’heure. Il ne reste donc plus que le Martinisme contemporain, qui doit logiquement figurer au chapitre de l’Occultisme (section f), entre le « néo-kabbalisme » et le « néo-gnosticisme ». Par contre, nous réserverions volontiers une section à part au Spiritisme avec ses nombreuses variétés, et aussi avec toutes les sectes plus ou moins religieuses auxquelles il a donné naissance, comme l’Antoinisme, le Fraternisme, le Sincérisme, etc.

Pour la Théosophie (section e), on devrait distinguer soigneusement les deux acceptations de ce terme, dont la première s’applique, d’une façon générale, à un ésotérisme plutôt mystique, comptant parmi ses principaux représentants des hommes de conceptions d’ailleurs très diverses, tels que Jacob Bœhme, Swedenborg, Saint-Martin, Eckartshausen, etc. L’autre acception, toute spéciale et beaucoup plus récente, est celle qui désigne ce que nous appellerions plus volontiers le « Théosophisme », c’est-à-dire les doctrines propres à la « Société Théosophique » ; à l’étude de cette dernière se joint naturellement celles des schismes qui en sont issus, comme l’« Anthroposophie » de Rudolf Steiner.

Il ne reste plus que la section g, qui contient des éléments assez divers, et pour laquelle nous proposerons une subdivision, en mettant à part, en premier lieu, les sectes qui doivent leur existence à l’influence du Protestantisme : dans ce groupe se trouveront l’Orangisme et l’Apaïsme, cités par les Cahiers Romains, ainsi qu’un bon nombre des sociétés secrètes américaines que nous étudions, depuis longtemps déjà, dans la France Antimaçonnique, et enfin certains « mouvements » religieux comme le Salutisme, l’Adventisme, la « Christian Science », etc. Dans un second groupe figureraient les associations qui présentent un caractère plus proprement national ou « de race », comme les Fenians, les Hiberniens, etc. ; on pourrait y joindre le Druidisme, bien que son caractère artificiel lui assigne une place un peu à part. Un troisième chapitre serait réservé aux sectes à tendances essentiellement révolutionnaires : il faudrait y montrer les influences respectives du socialisme et de l’anarchisme dans l’Internationalisme, dans le Nihilisme, et dans quelques organisations secrètes ouvrières d’Europe et d’Amérique. Cela fait, il resterait encore une certaine quantité de sectes diverses, ne rentrant dans aucune de ces catégories, et échappant peut-être même à toute classification.

Dans tout ceci, nous avons complètement laissé de côté la dernière partie de la section g, c’est-à-dire les « sectes secrètes orientales », parce que celles-là ne peuvent pas se ramener au même cadre que les autres, et parce qu’il serait vraiment difficile de les étudier d’une façon satisfaisante dans un « cours populaire », qui doit forcément rester quelque peu élémentaire, au moins quand il s’agit de questions particulièrement ardues, à peu près incompréhensibles sans une préparation spéciale. Le plus qu’on puisse faire, dans ces conditions, c’est de consacrer à ces organisations orientales quelques indications très sommaires, et cela dans une section tout à fait à part, en y établissant d’ailleurs trois grandes divisions très distinctes, suivant que l’on considère le monde musulman, ou le monde hindou, ou le monde extrême-oriental1. Il est certain que toutes ces organisations, sans pouvoir rentrer dans la définition précise de « la Secte » au sens où nous l’avons indiquée, présentent cependant avec certains éléments de celle-ci une sorte de parallélisme et des analogies assez remarquables, procédant surtout des grands principes généraux communs à toute initiation ; mais leur étude, à ce point de vue, trouvera mieux sa place dans la deuxième partie de la « science antisectaire ».

 Cette deuxième partie est subdivisée en deux comme la première ; ici, nous citerons intégralement les Cahiers Romains :

« 1° L’« observation » est faite d’intuition, d’attention, d’expérience. Elle suppose un esprit intelligent et attentif, une bonne mémoire, une culture compétente sur la matière à observer. On naît bon observateur, mais une formation rationnelle rend excellent l’observateur né, et assez apte celui qui n’est pas né observateur.

 « 2° Applications générales et particulières de ces constatations à notre matière. Attention spéciale aux “mystères” de la Secte et des sectes, en commençant par leur symbolisme (phonique, mimique, graphique : jargon, gestes, figures). »

 Ce qu’il importe de faire ressortir, c’est d’abord que l’« observation », telle qu’elle est ici comprise et définie, est loin de se borner à la recherche des « documents », dans laquelle prétendent se confiner certains antimaçons à courte vue ; c’est ensuite que les « mystères » méritent une « attention spéciale », et, par « mystères », on doit entendre évidemment tout ce qui a une portée proprement initiatique, et dont l’expression normale est le symbolisme sous toutes ses formes.



 [1] Il ne s’agit ici, bien entendu, que des organisations véritablement orientales, et non de celles qui, en Orient, sont d’importation européenne ou américaine.


Cette étude peut, suivant les circonstances, être limitée à des notions plus ou moins étendues, ou au contraire être poussée très loin ; et c’est ici le lieu de faire intervenir ce que nous pourrions appeler le « symbolisme comparé », c’est-à-dire l’examen des analogies que nous signalions un peu plus haut. Dans cet ordre d’idées, il est deux états d’esprit dont il importe de se méfier tout particulièrement : c’est, d’une part, le dédain que professent, par ignorance, la plupart des Maçons actuels à l’égard de leurs propres symboles, vestiges d’une initiation qui est pour eux lettre morte, et, d’autre part, l’assurance pleine de mauvaise foi avec laquelle les occultistes, non moins ignorants, donnent de toutes choses les explications les plus fantaisistes, et parfois les plus absurdes ; d’où la nécessité d’une extrême prudence lorsqu’on veut consulter les travaux courants sur le symbolisme et les questions connexes. Là plus encore qu’en toute autre matière, il faut se faire des convictions qui soient le fruit d’un travail personnel, ce qui est sans doute beaucoup plus difficile, mais aussi beaucoup plus sûr, que d’accepter des opinions toutes faites ; la compréhension et l’assimilation de ces choses ne s’acquièrent pas en un jour, et elles demandent avant tout « de l’intuition, de l’attention, et de l’expérience ».

Quant à la troisième partie de la « science antisectaire », elle est, elle aussi, susceptible de recevoir autant de développements qu’on le voudra ; mais nous nous bornerons à en reproduire les subdivisions générales. Si nous mettons à part, pour les raisons que nous avons dites, les études qui concernent l’antiquité et le moyen âge (et que l’on pourrait résumer brièvement en une sorte d’introduction à cette troisième partie), ces subdivisions, au nombre de trois, seront les suivantes :

 « 1° Essais historiques sur la Secte et sur les sectes, depuis la Renaissance jusqu’à notre temps, avant et après la Révolution, jusqu’en 1870.

« 2° Essais pratiques sur les faits sectaires et antisectaires contemporains (depuis 1870).

« 3° Bibliographie antisectaire. »

 Si un tel programme était rempli dans toutes ses parties, nous sommes persuadé qu’on arriverait à en dégager un ensemble de notions fort exactes sur le « Pouvoir Occulte » et les conditions de son fonctionnement, et cela sans qu’il soit nécessaire de s’enfermer dans une systématisation trop étroite. En attendant une semblable réalisation, nous souhaitons que les quelques réflexions qui précèdent contribuent, pour leur modeste part, à apporter dans ces questions si complexes un peu d’ordre et de clarté.









lundi 3 mars 2014

René Guénon - « Ce que nous ne sommes pas »

Rudolph Gunold : "La caravane dans le désert"




La France Antimaçonnique, René Guénon, non publié, 1910-1914 p. 2

Déclaration de Palingénius à la Direction.*


[*] [Note de l’Éditeur : lettre signée Palingenius qui parut dans la France Antimaçonnique, le 4 mai 1911.]


Au début de notre seconde année, il nous paraît nécessaire, pour écarter toute équivoque de l’esprit de nos lecteurs, et pour couper court à l’avance à des insinuations possible, de dire très nettement, en quelques mots, ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons et ne pouvons être.

Tout d’abord, comme nous l’avons déjà déclaré (voir À nos Lecteurs), nous ne nous plaçons jamais sur le terrain de la science analytique et expérimentale, qui ne se propose pour but que l’étude des phénomènes du monde matériel. Nous ne nous plaçons pas avantage sur le terrain de la philosophie occidentale moderne, dont nous nous réservons d’ailleurs de démontrer quelque jour toute l’inanité.

Ne nous occupant nullement des questions d’ordre moral et social, notre domaine n’a aucun point de contact non plus avec celui des religions exotériques, avec lesquelles, par conséquent, nous ne pouvons nous trouver ni en concurrence ni en opposition.

D’autre part, nous ne sommes ni occultistes ni des mystiques, et nous ne voulons avoir de près ni de loin aucun rapport, de quelque nature que ce soit, avec les multiples groupements qui procèdent de la mentalité spéciale désignée par l’une ou l’autre de ces deux dénominations. Nous entendons donc rester absolument étrangers au mouvement dit spiritualiste, qui ne peut d’ailleurs actuellement être pris au sérieux par aucun homme raisonnable ; parmi les gens qui suivent ce mouvement ou qui le dirigent, nous ne pouvons que plaindre ceux qui sont de bonne foi, et mépriser les autres.

Ensuite, un autre point qu’il nous importe tout autant que le précédent de bien établir, c’est que nous ne sommes et ne voulons être des novateurs à aucun titre ni à aucun degré. Nous n’avons rien du caractère des fondateurs de nouvelles religions, car nous pensons qu’il en existe déjà beaucoup trop dans le monde ; fermement et fidèlement attachés à la Tradition orthodoxe, une et immutable comme la Vérité même dont elle est la plus haute expression, nous sommes les adversaires irréductibles de toute hérésie et de tout modernisme, et nous réprouvons hautement les tentative, quels qu’en soient les auteurs, qui ont pour but de substituer à la pure Doctrine des systèmes quelconques ou des conceptions personnelles. Nous nous réservons le droit de dénoncer au grand jour de tels méfaits intellectuels et spirituels, chaque fois que nous le jugerons utile pour une raison quelconque ; mais nous rappelons de nouveau que nous n’entreprendrons jamais aucune espèce de polémique, car nous détestons profondément la discussion, d’autant plus que nous sommes convaincus de sa parfaite inutilité.

De ce que nous venons de dire, il résulte que nous ne pouvons pas être des éclectiques ; nous n’admettons que les formes traditionnelles régulières, et, si nous les admettons toutes au même titre, c’est parce qu’elles ne sont en réalité que des vêtements divers d’une seule et même Doctrine.

Enfin, entièrement désintéressés de toute action extérieure, nous ne songeons point à nous adresser à la masse, ni à nous faire comprendre d’elle. Nous ne nous soucions nullement de l’opinion du vulgaire, nous méprisons toutes les attaques, de quelque côté qu’elles puissent venir, et nous ne reconnaissons à personne le droit de nous juger. Ceci étant déclaré une fois pour toutes, nous poursuivons notre œuvre sans nous préoccuper des bruits du dehors ; comme le dit un proverbe arabe : « Les chiens aboient, la caravane passe. »