samedi 24 janvier 2015

Cheikh Tierno Bokar - La violence est un scandaleux et inutile pis-aller


La tombe du Cheikh Tierno Bokar (ra)  est celle qui est au second plan. La première est celle de sa bienheureuse mère, Aissata. 

Amadou Hampaté Bâ – Vie et enseignement de Tierno Bokar – Le sage de Bandiagara, Editions du Seuil, Paris, 1980

Alors qu’Amadou Hampaté Bâ lui demande ce qu’il pensait des luttes qui étaient ordonnées au nom de la religion, Tierno Bokar répondit :

" Si l'on tue par les armes l'homme qu'anime le Mal, ce dernier bondit hors du cadavre qu'il ne peut plus habiter et pénètre par les narines dilatées dans le meurtrier pour y reprendre racine et redoubler de puissance. C'est seulement quand le Mal est tué par l'Amour qu'il l'est pour toujours ..."

En Dieu, frères de toutes les religions, abaissons les frontières qui nous séparent.

À bas toutes les créations artificielles qui opposent les humains les uns aux autres !

Quand donc l’homme comprendra-t-il que les chevaux de bataille haletants et les armes qui font jaillir un feu de mort et de destruction ne peuvent détruire que l’homme matériel, jamais le principe même du mal qui habite l’esprit méchant dépourvu de charité.

La force brutale ne fait qu’enterrer provisoirement le mal qu’elle veut combattre et détruire.

Or le mal est une semence tenace.

Une fois enterrée, elle se développe en secret, germe, réapparaît plus vigoureuse encore ».

Nous nous sommes éloignés de Dieu, nous nous sommes fourvoyés dans les labyrinthes de notre sinistre édifice bâti de briques du mensonge et du mortier de la calomnie. Vite, sortons des pièces si malencontreusement disposées par notre orgueil et notre égoïsme, par la lassitude de nos mœurs et la dureté de nos cœurs. Volons comme un aigle aux ailes puissantes vers l’union des cœurs, vers la religion qui ne tendra pas à l’exclusion des autres « credo » mais à l’union universelle des croyants libres de leur personne et moralement libérés des appétits de ce monde.

Questionné sur la guerre sainte, il avoue : "Personnellement je n'admire qu'une seule guerre, celle qui a pour but de vaincre en nous nos défauts. Cette lutte n’a rien à voir, hélas avec la guerre que se font les fils d’Adam au nom d’un Dieu qu’ils déclarent aimer beaucoup, mais qu’ils aiment mal puisqu’ils détruisent une partie de son œuvre."

" Parmi ceux-ci l'orgueil reste un des plus malfaisants :

" Notre planète n'est ni la plus grande ni la plus petite de toutes celles que Notre Seigneur a créé... Nous ne devons nous croire ni supérieurs, ni inférieurs à tous les autres êtres."

" Les meilleures des créatures seront parmi celles qui s'élèvent dans l'amour, la charité et l'estime du prochain. Celles-là seront lumineuses comme un soleil montant tout droit dans le ciel."

Du haut d’un ciel d’amour, en commun nous attesterons pieusement l’Unicité de Dieu : Source de Vie qui répand la lumière et que l’on ne peut enfermer dans une définition humaine.

La Religion, celle que veut Jésus et qu’aime Mohammed est celle qui, comme l’air pur, est en contact permanent avec le soleil de Vérité et de Justice, dans l’Amour du Bien et de la Charité pour tous.
" L'humilité nécessaire conduit au sentiment de la fraternité humaine et à cette haute certitude que les chemins divers peuvent conduire à une unique Vérité. Grande et difficile leçon que refusent tous les fanatismes mais qu'inlassablement répétera Tierno Bokar."

" Frère en Dieu, venu au seuil de notre zaouïa, cellule d'Amour et de Charité, ne querelle pas l'adepte de Moïse  ni celui de Jésus , car Dieu a témoigné en faveur de leurs prophéties.

- Et les autres ?

- Laisse-les entrer et même salue-les fraternellement pour honorer en eux ce qu'ils ont hérité d'Adam ... il y a en chaque descendant d'Adam une parcelle de l'Esprit de Dieu. Comment oserions-nous mépriser un vase renfermant un tel contenu ? "

" L'arc-en-ciel doit sa beauté aux tons variés de ses couleurs. De même, nous regardons les voix des croyants divers qui s'élèvent de tous les points de la terre, comme une symphonie de louanges à l'adresse d'un Dieu qui ne saurait être que l'Unique. "


" Un homme quelle que soit sa race, dès que l'adoration illumine son âme, celle-ci prend l'éclat du diamant mystique. Ni sa couleur, ni sa naissance n'entrent en jeu."


mardi 13 janvier 2015

A. K. Coomaraswamy - Le symbolisme de l'épée


 Tsuba de sabre japonais, fin de l'époque d' Edo, 19e siècle


Comme les mots, les symboles tangibles ont leurs étymologies : en ce sens, c’est une affirmation universelle que l’épée est « dérivée » d’une « racine » ou d’un archétype, qui est l’éclair ; on peut en dire autant du celt ou hache préhistorique.

Le Shatapatha-brâhmana (I, 2, 4) décrit l’origine de l’épée sacrificielle, du poteau sacrificiel, du char (dont l’essieu est évidemment le principe) et de la flèche : ces quatre objets sont nés du vajra d’Indra (vajra : foudre, éclair, lance de diamant et stauros). « Quand Indra lança la foudre sur Vritra, celle-ci, ainsi lancée, devint quadruple. L’épée de bois (sphya) en représente un tiers ou peu s’en faut, le poteau sacrificiel un autre tiers ou peu s’en faut, et le char (c’est-à- dire l’essieu) un tiers ou peu s’en faut. Cependant le morceau (le quatrième et le plus petit) avec lequel il frappa Vritra se brisa et, volant au loin (patitwâ) (1), devint une flèche : de là vient le terme de « flèche » (shara), qui indique qu’il fut brisé (ashîryata). De cette façon, la foudre devint quadruple. Les prêtres se servent de deux de ces quatre formes pendant le sacrifice, alors que les hommes de sang royal se servent des deux autres dans la bataille... Maintenant quand il (le prêtre) brandit l’épée de bois, c’est la foudre (vajra) qu’il lance contre l'ennemi mauvais et haineux, de même qu’Indra lança autrefois la foudre contre le Dragon (Vritra)... Il la saisit (l’épée) avec l’incantation : « Incité par le divin Savitri (le « Soleil), je te saisis avec les bras des Ashwins, avec les mains « de Pûshan (le Soleil) »... Ainsi c'est avec les mains du Dieu qu’il la prend, non avec les siennes propres ; car c’est la foudre et aucun homme ne peut la tenir... Il murmure, et par là il l’aiguise : « Tu es le bras droit d'Indra », car le bras droit d’Indra est sans contestation le plus fort de tous les bras, et c’est pourquoi il dit : « Tu es le bras droit d’Indra ».

« Tu as mille pointes, ajoute-t-il, et tu as cent tranchants », car le trait de foudre qu’Indra lança sur Vritra avait mille pointes et cent tranchants ; par là il rend l’épée de bois identique à ce trait de foudre. « Tu es le Vent au tranchant « acéré (2) », ajoute-t-il ; car celui qui souffle ici est vraiment le tranchant le plus acéré, et en effet il traverse tous les mondes ; par là il la rend aiguisée. Lorsqu’il dit ensuite : « Le tueur de l'ennemi », qu'il dise, même s’il ne désire pas exorciser : « Le tueur de tel et tel ». Lorsque l’épée a été aiguisée, le prêtre ne doit toucher avec elle, ni lui-même, ni la terre : « De peur que je blesse... », etc. Ensuite, il brandit l’épée trois fois, chassant des trois mondes les Asuras, et il la brandit une quatrième fois pour les chasser « du quatrième monde qu’il peut ou non y avoir derrière ces trois (3) » ; les trois premiers coups étant donnés avec des formules chantées et le quatrième en silence.

Dans le texte du Shatapatha-brâhmana qui vient d’être cité, les mots « le tueur de l'ennemi » affirment en réalité : In hoc signo vinces. L’épée de bois est décrite comme droite (Kâtyâyana-shruti, I, 3, 33, 39) et le terme courant pour épée, khadga, est employé aussi à son propos ; elle a donc dû avoir une garde, d’où il résulte clairement qu’elle a dû présenter la forme d’une croix. Le rapprochement avec l’épée européenne s’impose de lui-même ; dans l’usage de la chevalerie chrétienne, épée et croix sont virtuellement identifiées ; ou du moins l’épée peut être employée comme un substitut de la croix de bois pour chasser les mauvais esprits ; elle joue alors, comme la croix, le rôle d’une arme sacrée ou apotropique.

Au Japon, d’une manière semblable, l’épée est « dérivée » d’un éclair-archétype. L’épée japonaise, qu’il s’agisse de l’épée shintôiste, de celle du roi ou de celle du Samouraï, est la descendante ou l’ « hypostase » (tsugi, au sens où ce mot est pris dans le titre impérial Hitsugi, « Rejeton du Soleil », en sanscrit âditya-bandhu), la descendante ou l’ « hypostase », disons-nous, de l’épée-éclair trouvée par Susa-no-Wo-no-Mikoto, que nous pouvons appeler l’ « Indra shintôiste », dans la queue du Dragon des Nuages ; Susa-no-Wo-no- Mikoto tue le Dragon, le divise en morceaux et reçoit en récompense la dernière des filles de la Terre, dont les sept premières avaient été dévorées par le Dragon (4). En d’autres termes, le héros solaire s’empare du dard du Dragon (du Père) ; cette « épée », il la rend sans doute aux Dieux, mais, dans un simulacre fabriqué par les mains de l’homme, et auquel une puissance est conférée par l’effet de rites appropriés, cette épée devient un véritable palladium, un talisman « tombé du ciel » (διοπεïζ= divo-patita), soit comme objet de culte conservé dans un sanctuaire shintôiste, soit comme « symbolisant l'âme du Samouraï et formant, à ce titre, l’objet de son adoration ». « Adoration » ne semble pas, cependant, être ici le terme exact. L’épée d’un Samouraï est considérée à la fois comme l’être même du Samouraï, comme sa propre âme (tamashii) ou son aller ego, soit comme l’incarnation d’un principe tutélaire (mamori - ârakka dêvatâ), et ainsi, comme une protectrice, au sens spirituel comme au sens physique du mot. La première conception, celle de l’épée envisagée comme une extension de l'essence propre, accuse une ressemblance étroite avec la doctrine de la Brihad- dêvatâ, I, 74, ou l'arme d'un Dêva « est précisément son ardente énergie (têjas tv êvâyudham... yasya yat) » et IV, 143, ou, inversement, le Dêva «est, à plusieurs égards, son inspiration (tasyâtmâ bahudhâ hi sah, mieux rendu peut-être par « est diversement hypostasié en elle ») ». De la même façon, l'épée du Templier est un « pouvoir » et une extension de l'être propre, et non un « simple instrument » ; mais seul un observateur « du dehors » (pro-fanus) peut dire que le Croisé « adore » son épée. M. Holtom est, naturellement, un « bon » anthropologiste et il est satisfait des théories naturalistes et sociologiques par lesquelles on explique que l’arme ait été considérée comme un palladium d’origine céleste ; pour nous, qui voyons dans l’art traditionnel l’incarnation de certaines idées bien plutôt que l’idéalisation de certains faits, nous préférerions parler d’un symbolisme adéquat et d’une adaptation, à des nécessités humaines, de principes d’ordre supérieur.

La même idée ressort de deux autres observations. La première est que, dans des mystères célébrés par les Dactyles (prêtres de Cybèle) du Mont Ida, Pythagore fut purifié par une « pierre de foudre », laquelle, comme le dit Miss Harri- son, n’était « très probablement rien d’autre qu'un celt de pierre noire, la forme la plus simple de la hache de l’âge de pierre ». La seconde observation est que la désignation des haches de pierre et des pointes de flèche comme « traits de foudre » et l’attribution qui leur est faite d’un pouvoir magique ont été « presque universelles ». Nous sommes d’accord avec Miss Harrison que cette idée n’est pas d’origine populaire ; mais nous ne pensons pas qu’elle soit pour cette raison d’origine récente, car nous ne trouvons guère de force, ni plus de sens, dans l’argument qu’elle exprime ainsi : « L’illusion très répandue que ces celts étaient des traits de foudre n’a pu s’emparer de l’esprit des hommes avant une époque où l’usage réel des haches ordinaires fut oubliée... elle ne peut donc avoir été très primitive » (Themis, pp. 89-90). « L’illusion... ne peut... » : la nécessité de cette conclusion n’apparaît à aucun point de vue : car, si l’Hindou et le Japonais ont pu appeler « trait de foudre » une épée de bois ou de métal à une époque où cet instrument était « réellement en usage », il est difficile d’apercevoir pourquoi l’homme primitif n’en aurait pu faire autant, lui qui était aussi, en un certain sens, un « shamaniste ». Tout d’abord, il n’y a guère de doute que l’homme primitif n’ait attaché un « esprit » à ses armes par des incantations appropriées (comme le font l’Hindou et le Japonais, et de la même façon que l’Eglise chrétienne encore aujourd’hui consacre toute une variété d’objets faits de main d’homme, notamment dans le cas de la « transsubstantiation ») et qu’il les ait, par là, douées d’un caractère supra-humain. En second lieu, si nous considérons l’acceptation universelle de cette notion, qui est conservée encore aujourd’hui à l’état de « superstition » (quod superest), et si nous concluons de cette acceptation, et aussi de motifs d’ordre plus général, que l’homme primitif appelait déjà ses armes des « traits de foudre », bien qu’étant parfaitement conscient de les avoir fabriquées lui-même, alors comment pouvons-nous supposer sérieusement qu’il prenait cette appellation dans un sens plus littéral (ou dans un sens moins pleinement réel) que le fait le Brahmane, lorsqu’il appelle son épée un vajra : trait de foudre, éclair ou diamant (5) ? 

L’homme primitif, comme aucun écolier ne l’ignore, reconnaissait en toute chose l’existence d’une volonté — « le fer de lui-même attire un homme » — et il a été appelé pour cette raison un « animiste ». Ce terme est sans doute impropre, mais c’est seulement parce que l'homme primitif voyait en toutes choses, non une anima indépendante, une « âme », mais un mana, une puissance plutôt spirituelle que psychique, indifférenciée en elle-même, mais dont toutes choses participent conformément à leur propre nature. En d’autres termes, il expliquait l’existence actuelle ou l’efficacité de toute chose contingente en se la représentant comme informée par un Etre omniprésent, inépuisable, informel, non particularisé, et constituant la source de toute puissance : ce qui est précisément la doctrine chrétienne, islamique et hindoue de la nature de l’être contingent (6). Nous dirons donc, pour conclure, que l’homme primitif parlait déjà de ses armes comme de « traits de foudre » et, en outre, qu’il savait ce qu’il voulait dire lorsqu’il les appelait ainsi (7) ; que ceci peut être étendu à des êtres plus raffinés, tels que l’Hindou et le Japonais, avec cette seule différence que ceux- ci peuvent prouver par chapitre et verset qu’ils font dériver leurs armes de la foudre tout en restant conscients de leur caractère d’objets artificiels et de leur usage pratique ; que, d’une façon semblable, le Chrétien « adore des idoles faites de main d’homme » (comme dirait l’iconoclaste ou l’anthropo- logiste), mais reste néanmoins capable de démontrer qu’il n’ « adore » pas l’icone comme il le ferait d’un fétiche ; et, enfin, que s’il existe des paysans ignorants qui parlent de haches préhistoriques comme de « pierres de foudre » sans savoir que ce sont des armes, c’est dans ce cas seulement que nous avons affaire à une véritable superstition ou survivance—une superstition que la tâche de l’anthropologiste serait plutôt d’élucider que d’enregistrer purement et simplement (8).


(1) Patitwâ est aussi « tombant ». Le double sens est, nous ne dirons pas voulu, mais inévitable. Pour autant que la flèche est ailée (patatrin, patrin), elle est virtuellement « un oiseau » (patatri), c’est-à-dire, conformément au symbolisme védique, une substance intellectuelle (cf. Rig-Vêda, VI, 9,5) : comme l’oiseau, la flèche est d’origine divine, tous deux descendent du Ciel. Que cette « forme » de la flèche soit maintenant incorporée à un instrument fabriqué, c’est là précisément une descente de ce genre (avatarana), ou une « décadence » (de-cadere) d’un ordre supérieur de réalité à un ordre inférieur ; inversement, l’arme matérielle peut toujours être ramenée à son principe, c’est pourquoi elle est à la fois un instrument et un symbole. Enfin, patitwâ implique aussi l’idée de soustraction, comme celle d’une partie retranchée d’un tout; et ce sens correspond à l’explication herméneutique que notre texte donne du mot shara (flèche).

(2) C’est-à-dire, bien entendu, comme aussi dans la terminologie chrétienne, le « Vent de l'Esprit » : « Le Vent qui est Toi-même gronde dans le firmament comme une bête sauvage prenant son plaisir dans les champs cultivés » (Rig-Vêda, VII, 87, 2).

(3) Bien entendu, l’expression « qu’il peut ou non y avoir »  n’a aucunement un sens sceptique (cf. Hermès, Asclepius, Lat. III, 33 a : quod dicitur extra mundum,si tamen estaliquid). C'est dans le même sens que Jean Scot Eri- gène écrit : « Dieu lui-même ne sait pas ce qu'il est, parce qu’il n’est aucun ce ». Le sens est que les Asuras sont chassés, non seulement du triple cosmos, temporel et spatial, mais aussi de ce « quoi que ce soit » qui est au delà de l’existence et ne peut, en conséquence, être défini comme aucune « chose ». « Qu’il peut ou non y avoir » répond précisément à la conception védique de l’Identité suprême (tad êkam) comme d’une identité de l’Être et du Non-Être (sad-asat), indéfinissable aussi bien en termes d’Être que de Non-Être.

(4) Holtom, D. C., Japanese Enthronement Ceremonies, Tôkyô, 1928 ch. III, « L’Epée ». On peut observer que ces cérémonies sont essentiellement des rites ; et c’est seulement à titre secondaire qu’elles s’accompagnent d’une pompe imposante, si appropriée que celle-ci puisse être par ailleurs. La plus solennelle de toutes ces « cérémonies » est celle du Grand Festival de la Nourriture Nouvelle, au sujet duquel M. Holtom écrit : «  Ici sont accomplies les actions les plus extraordinaires qui soient observables aujourd'hui sur un point quelconque de la terre en rapport avec le couronnement d'un monarque. Au coeur de la nuit, resté seul avec deux personnes du sexe féminin chargées de le servir, l'Empereur, agissant comme Grand- Prêtre de la nation, accomplit des rites solennels qui nous ramènent aux débuts de l’histoire japonaise ; ces rites sont si anciens que les raisons de leur accomplissement ont été oubliées. Derrière ce remarquable service de minuit, nous pouvons retrouver la cérémonie japonaise originale de l’investiture du souverain » (ibid., p. 59).

(5) Voir René Guénon, Les Pierres de Foudre, dans Le Voile d’Isis, 34e année, 1929, pp. 344-351. M. P. Saintyves a réuni une documentation considérable sur les « pierres de foudre » dans Pierres magiques: bétyles, haches-amulettes et pierres de foudre ; traditions savantes et traditions populaires (Emile Nourry, Paris). On ne peut dire cependant qu’il ait véritablement compris son sujet : car, ainsi que M. René Guénon l’a observé, en ce qui concerne les armes préhistoriques, il ne suffît certes pas de dire, comme le fait l'auteur, qu’elles ont été regardées comme « pierres de foudre » parce qu’on en avait oublié l’origine et l’usage réels, car, s’il n’y avait que cela, elles auraient tout aussi bien pu donner lieu à une foule d’autres suppositions ; mais, en fait, dans tous les pays sans exception, elles sont toujours des « pierres de foudre » et jamais autre chose ; la raison symbolique en est évidente, tandis que l’« explication rationnelle est d’une déconcertante puérilité ! » (compte rendu dans les Etudes Traditionnelles, 42e « année, p. 81).

(6) Cf. saint Augustin, Confessions, VII, 11: « Ils ont l’être parce qu’ils viennent de Toi : et cependant ils n’ont pas d’être, puisqu’ils ne sont pas ce que Tu es » ; et Jami, Lawâ'ih, XIII : « La Terre ne possède pas l’être réel, mais repose sur lui : c'est Toi qui est l’Etre réel ».

(7) Strzygowski remarque, et nullement sans raisons, que « les Esquimaux ont une conception de l’âme humaine beaucoup plus abstraite que celle des Chrétiens... la pensée de maints peuples dits « primitifs » est beaucoup plus spiritualisée que celle de maints peuples dits  « civilisés ». Dans tous les cas, ajoute-t-il, il est clair que, pour ce qui concerne la religion, nous en arriverons à la nécessité d’écarter la distinction des peuples primitifs et des peuples civilisés » (Spuren indogermanischen Glaubens in der bildenden Kunst, 1936, p. 344). Si le paysan moderne est « superstitieux »  ce n’est pas tant parce qu'il appelle des armes « pierres de foudre » que parce qu’il ignore le sens de cette expression.


(8) Comme M. Elie Lebasquais l’a remarqué très justement, « par définition, l'archéologue devrait être le savant par excellence, le connaisseur unique des choses traditionnelles. Ce n'est pas exactement le cas aujourd’hui » (Art et contemplation, dans Le Voile d’Isis, 1935, p. 139).



jeudi 11 décembre 2014

Jean Biès - De la mort aujourd'hui à l'éternel aujourd'hui




On peut lire dans la Katha-upanishad (I, 20 sv.) un dialogue où le jeune prince Naciketas s'en vient interroger Yama sur le mystère de la mort. Yama répond qu'il préfère ne pas répondre à une question aussi redoutable. "Les dêva même, jadis, furent en doute là-dessus ; ce n'est pas facile à connaître ; c'est un subtil problème !.." Naciketas insiste : "Eh ! quoi, toi, le dieu de la Mort, tu ne sais pas ce qu'est la Mort !.."

Comment, faut-il lire en sous-entendu, n'en serait-il pas alors, de même, et à plus forte raison, pour nous, simples mortels ? Et, ajouterons-nous, plus spécialement encore pour les mortels nos contemporains, privés de toute référence spirituelle, victimes dès l'enfance de conditionnements athées et laïcistes, et totalement insatisfaits des réponses religieuses, seulement consolatrices sans doute mais non explicatives[1]? Notre société a choisi de gommer la mort, lui substituant toutes sortes de divertissements censés la faire oublier, voire en supprimer l'inévitable échéance.

La mort n'a point pour si peu perdu de son effrayante réalité, que tente de conjurer une médecine humaniste, depuis les soins palliatifs jusqu'à l'accompagnement des mourants. L'opposition à l'euthanasie montre à quel point chaque vie continue de garder sa valeur et son prix, son caractère unique et irremplaçable. Il va de soi qu'à l'exception de certains cas limites, dits "torturants", l'euthanasie relève d'une mentalité toute moderne, où l'homme, dans ce domaine aussi, s'arroge les droits d'un Tout Autre[2]. Avant de passer à l'acte irrémédiable, il convient, que l'on s'inspire ou non d'une référence spirituelle, de tout faire au préalable pour assurer le confort du malade ; les analgésiques y ont leur part. Mais surtout, il n'y a pas à perdre de vue que celui qui demande quelque chose, - la mort en l'occurrence -, ne la souhaite pas forcément. Ce ne peut être là qu'inconsciente stratégie en vue d'attirer sur soi l'intérêt qu'on assure pourtant ne plus présenter. L'angoisse de celui qui meurt n'est pas étrangère à la question : "Suis-je encore digne d'être estimé, apprécié ?.." Donner à cette demande d'amour la mort en guise de réponse a en soi quelque chose de tragique. Sans même évoquer de sinistres et sordides arguments économico-financiers, il est bien évident que le cynisme et le mépris humain, résultat du nihilisme dont s'affuble tout Age crépusculaire, se justifient par le fait que l'être humain n'est rien, seulement voué à pourriture, et que sa vie est sans valeur. Tout contexte spirituel considère au contraire que prolonger la vie peut permettre à cet être de se clarifier encore, de se réconcilier avec un ancien ennemi, de se repentir sincèrement d'une faute grave et cachée, de se préparer au Grand Passage par la prière et l'invocation.

De ce point de vue, ce qui est pris en considération, c'est l'interrelation entre les êtres, cette solidarité implicite, cette connivence génétique qui, étroitement, les relie, et fait que ce qui arrive à tous les autres nous arrive personnellement. Au nom de cette mystérieuse empathie, une infime part en nous s'éteint chaque fois que s'éteint l'un d'entre nous. Tout départ d'un être, qu'il nous soit cher, ou même indifférent, en révèle la fraternelle singularité. C'est ce sentiment qu'a magnifiquement exprimé John Donne lorsqu'il écrit : "La mort de tout homme me diminue parce que je fais partie de l'humanité."

*

A l'angoisse métaphysique la solution ne peut être que métaphysique : celle du devenir posthume, tel que l'expose unanimement, à quelques dissonances près, d'ordre exotérique, l'ensemble des traditions. Celles-ci seraient seules de nature à mettre un peu d'ordre dans le mental incohérent de l'homme d'aujourd'hui, aussi expert dans les domaines matériels qu'ignare dans ceux de l'intelligible. Cette formule de Matgioï dans La Voie métaphysique s'applique parfaitement à cet homme : "Il n'y a pas de choses inintelligibles, il y a seulement des choses actuellement incompréhensibles." Et cela, non parce qu'on n'est pas encore parvenu au moment où l'on sera en mesure de les comprendre, - ce qui correspondrait à une vision progressiste, sans raison d'être dans ce contexte -, mais parce que l'homme d'aujourd'hui a précisément perdu les clés qui expliqueraient ces choses. Dans les circonstances présentes, avec des moyens d'investigation tout à fait insatisfaisants, d'ordre seulement mental et non plus noétique, un tel homme est condamné à ne pas appréhender la mort, sinon au second sens de ce verbe.

Les enseignements traditionnels s'accordent à déclarer d'abord que toute mort à une certaine modalité d'existence est naissance à une autre. Tous rappellent les trois niveaux dont se constitue l'être humain : le corps physique, formé d'agrégats d'atomes et d'éléments destinés à destruction, car tout ce qui est composé est destiné à être décomposé, comme le fait observer Platon[3] ; l'âme, formée d'éléments subtils qui, en fonction de leur degré de purification, évoluent vers des états intermédiaires, plus ou moins obscurs ou lumineux, de nature erratique, et transmigrant dans le monde des impressions fantasmatiques avant de se dissoudre à leur tour ; l'esprit enfin, qui seul demeure tel qu'en lui-même, et qui rejoint ce qu'il n'a jamais cessé d'être en réalité : pure Essence.

Indépendamment du corps promis à dispersion moléculaire, l'évolution posthume offre trois possibilités.

La voie d'en bas conduit aux états infra-humains, les "ténèbres extérieures" ; lieu de la "seconde mort", réservée aux rares individus qui ont servi d'agents, ou de véhicules à des influences ou entités lucifériennes ; tels les "saints de Satan", possédés par leur mission destructrice, et condamnés aux tourbillons périphériques et à la désintégration finale.

L'autre voie est celle d'en haut ; la voie de la Libération, réservée à un nombre d'individus probablement tout aussi rarissimes : définitivement affranchis de toutes les limitations de la condition humaine ordinaire ; tels les êtres déifiés, les "délivrés-vivants" situés au centre de l'ultime Réalité.
Entre ces polarités extrêmes se déploie toute une hiérarchie d'états, symboliquement désignés comme "enfers" et "paradis" ; états dont la nature et la qualité dépendent du travail intérieur effectué durant la vie terrestre. Ces états qui correspondent à une spatialité et à une temporalité tout autres que celles que nous connaissons, concernent, - on peut le deviner -, l'immense majorité des humains dont nous sommes. Les "enfers" désignent les états réservés à ceux qui ont accompli une somme d'actions négatives, obscurcissantes, "tamasiques", comme les "paradis", les états réservés à ceux qui ont accompli une somme d'actions positives, allégeantes, "sattviques", un "bon karma", dirait l'Inde, mais sans réalisation métaphysique effective.

On ne saurait ignorer la multiplicité des états de l'être, à la limite différents pour chacun, puisque chacun a eu son propre destin et son propre comportement. Non seulement "il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père (Jean, 14, 1), mais, comme l'assure saint Paul, "chacun recevra son salaire selon son labeur" (1 Co 3, 8).

Quant à la "réincarnation", dans son sens le plus immédiat et littéral, elle reste étrangère à l'orthodoxie traditionnelle, n'est que "déviation populaire", selon l'expression de Coomaraswamy. Si rien de ce qui a existé une fois ne peut cesser d'exister, ce ne peut jamais être sous la même forme pour la simple raison que l'Infini en tant que tel ne peut se répéter[4]. On ne peut guère entendre par "réincarnation" que la succession, au sein d'une seule et même vie, d'étapes, d'expériences, dont chacune constitue à la fois la mort à une phase antérieure et périmée, et la naissance à une autre. Comme le dit encore Platon, "chaque âme use de nombreux corps, particulièrement si l'on vit de nombreuses années"[5]. On peut également voir une sorte de "réincarnation" dans ce que la science moderne nomme l'héritage génétique, où les gènes de tel parent ou d'un lointain ancêtre réapparaissent dans tel descendant ; mais il ne saurait s'agir du transfert du même "moi" dans une autre forme corporelle.

 *

Les mêmes traditions enseignent que la condition post-mortem est le résultat de ce que fut l'individu dans son incorporation terrestre. Le sens de la vie, - ce sens dont l'homme contemporain est tragiquement frustré -, consiste à réduire la Limite séparant l'être relatif de l'Etre absolu, jusqu'à l'évanouissement pur et simple de cette Limite. En d'autres termes, le but de la vie humaine est de ne pas rater sa mort ; il est fondamentalement spirituel. Comme l'écrit Jean Chrysostome dans une formule qui pourrait être de Sénèque, "ce n'est pas un mal de mourir, mais c'en est un de mourir mal"[6].

Quelle que soit la méthode suivie, la préparation à la mort consiste à détruire les écorces et opacités égotiques, à alléger, et mieux encore, supprimer le karma individuel, s'exercer aux différentes "vertus" spirituelles, à se détacher du monde profane, - ses attraits, ses prestiges -, à "mourir avant sa mort", selon l'exhortation percutante d'Angelus Silesius[7]. Ce dont il s'agit là est une véritable descente aux enfers, mais précédant l'autre, et permettant ainsi de l'éviter ; relatée par de nombreux mythes, et au cours de laquelle seront épuisées les influences inférieures pour permettre aux potentialités supérieures d'émerger, de se rendre actives en vue d'une "cristallisation" ; et cela, en recourant à des pratiques dûment et universellement éprouvées depuis des millénaires. L'état psycho-mental et spirituel où l'on se trouve au moment de la mort est déterminé par le travail antérieur auquel on s'est consacré ; et lui-même détermine à son tour la tonalité, la saveur de l'état qui suivra. On se dirige vers ce avec quoi l'on a le plus d'affinité, et donc le plus d'attirance, vers ce dont on a acquis par avance, au moins partiellement, la nature, et qui, par sa nature, nous est le plus conforme.

En tant qu'axe immuable, noyau dur (pour autant qu'on puisse attribuer une quelconque dureté à l'esprit), la "cristallisation" fait échapper aux variations perpétuelles, aux "accidents" du devenir ; résistant toujours mieux à toutes les attaques subversives de l'extérieur ; développant un corps second, qui est de fait le corps premier.

Cette transformation intérieure, qui aura le mérite de rendre conscient au moment de la mort, s'obtient entre autres moyens par l'exercice de la vigilance, la présence à soi, la suspension du bavardage des pensées et des mots, la maîtrise des sens, le dépassement des passions, la concentration sur une image sacrée ou sur une formule rituelle. La répétition d'un Nom divin, fondée sur l'identité du Nom et de l'Essence divine, et sur le fait que s'identifier au Nom revient à s'identifier à cette Essence, est reconnue par tous les enseignements initiatiques comme la pratique la plus adéquate à l'homme d'une fin de cycle. Celui qui s'y est toute sa vie entraîné saura y recourir également au moment suprême. Pour ne citer qu'un exemple, Krishna déclare à son disciple Arjuna : "Celui qui, à l'heure de sa fin, trépassant, n'a conscience que de Moi, lorsqu'il quitte son corps, rejoint mon Essence ; nul doute à ce sujet"[8].

Il n'est un secret pour personne que la base même de cette élaboration est d'ordre sacrificiel. On sait parfaitement que si rien n'est sacrifié, rien ne peut être obtenu. Le sacrifice est le maître-mot de tous les enseignements, étant en réalité considéré non comme une frustration ou une perte, mais comme un gain (pour plus tard). C'est ce qu'a résumé d'une façon définitive Mircea Eliade : "Celui qui renonce se sent par là non pas amoindri, mais au contraire enrichi ; car la force qu'il obtient en renonçant à un quelconque plaisir dépasse de loin le plaisir auquel il avait renoncé"[9].

Lorsque Yama, que nous évoquions en commençant, refuse de répondre à Naciketas, il le fait, on l'aura deviné, pour le mettre à l'épreuve. Au lieu de la réponse souhaitée, le dieu de la Mort, se faisant l'avocat du diable, propose au jeune homme une longue vie, une nombreuse descendance, des éléphants et des chevaux, des femmes charmantes, des musiques... Mais Naciketas s'obstinera : "Une vie, c'est bien court", objecte-t-il. Non pas, comme on pourrait le comprendre, dans le sens d'un amoralisme libertaire et jouissif : puisque la vie est courte, profitons-en !, mais dans un sens supérieur : hâtons-nous de nous purifier, - ce qui est une longue patience -, ne perdons pas notre temps en insignifiances.

Yama voudra bien alors distinguer deux chemins offerts à l'être humain. Celui de l'"agréable" aux mille rets : la sensualité à laquelle s'abandonne l'hédoniste qui n'a foi qu'en ce monde, et qui, victime d'une tragique méprise, cherche à compenser par avance matériellement tout ce dont il sera privé spirituellement dans l'au-delà. C'est le cas de la plupart de ces hommes d'aujourd'hui, que Platon nommait déjà, - car ils étaient aussi ses contemporains -, les "non-initiés", qui, dit-il, "pensent qu'il n'y a rien d'autre que ce qu'ils peuvent saisir de leurs mains", et "nient tout ce qui est invisible".

L'autre chemin est celui du "salutaire" : la recherche de l'essence en tant que seul bien réel, et cela, par la rigoureuse astreinte du yoga des sages. Il se trouve que l'homme moderne se situe à l'exact opposé de cette vision des choses : décentré, s'identifiant à tout au lieu de s'en détacher, mû par des forces qu'il croit diriger alors qu'il est dirigé par elles faute de les avoir maîtrisées, s'intégrant à l'illusoire au lieu d'y assister en spectateur, se dispersant en actions, pensées, paroles au lieu de se fixer sur le "seul nécessaire", dédaignant la méditation (peut-être parce qu'incapable de s'y adonner plus de quelques instants), s'excluant de la prière dans son refus de la divinité ; et par-dessus tout, refusant tout sacrifice dans son insatiable désir d'accumuler toujours plus d'avoirs. Un tel homme, perdu corps et biens dans l'absence de tout repère, ignorant tout des enseignements premiers, a peur de la mort parce qu'il a peur de la vie. Et peur de la vie parce qu'il ne sait plus ce qu'elle est dans sa réalité prégnante, qu'elle lui apparaît dénuée de toute orientation, et que la vie qu'il s'est lui-même fabriquée se révèle cruellement inauthentique, insignifiante.

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Admettre la valeur éminemment positive de la mort exige un complet retournement, celui des priorités, des centres d'intérêt, et même des raisons d'être ; une transformation radicale de ses modes de penser, et d'agir, et de vivre. Et c'est à quoi notre contemporain est particulièrement peu enclin. A la différence de l'homme traditionnel, il ne dispose plus des moyens et des clés qui permettent de croire que le but de la vie n'est point la mort mais la Libération. Par Libération, entendons un état de plénitude harmonique exempt du moi et de ses innombrables métastases, un état rayonnant par delà tous les contraires ; le Vide en sa toute-majesté de transcendance, celui de la "Grande Paix" : état central, échappant à toutes les définitions, car inconditionné ; le séjour de ce souverain Soi qui ne peut jamais mourir parce qu'il n'est jamais né, comme aimait à le répéter laconiquement Ramana Maharshi.

L'ultime mot de l'histoire est qu'il s'agit de comprendre que la Vacuité suprême n'est pas synonyme de néant, qu'elle en est même l'opposé en tant que Plénitude absolue, l'Ici en tant que Lieu sans lieu, et le Maintenant en tant que présent sans commencement ni fin.

L'on serait assez tenté de penser qu'une telle réponse a, beaucoup plus que d'autres, toute chance d'être vraie. Nous satisfait-elle pour autant ? Ne nous sentons-nous pas tout de même quelque peu déçus d'en savoir tant ? Fût-elle suprême, ou parce que telle, la Vacuité peut-elle avoir pour nous des charmes ; et la nécessité de mourir à tout pour naître au Tout suffit-elle pour nous séduire ? N'éprouvons-nous pas, d'autre part, un secret bonheur, dû-t-il avoir l'angoisse pour rançon, être pétri d'incertitude, à penser que "chaque fois que l'aube paraît, le mystère est là tout entier", comme l'écrivait René Daumal ? Un complet et trop confortable éclaircissement, étranger à l'indispensable ambiguïté delphique, une trop béante déchirure ne pourraient, en proposant la voie de la facilité, qu'ôter à la vie son sel ; et si le sel est insipide, avec quoi l'assaisonnera-t-on ? ; ce sel totalement inaperçu, et pourtant répandu partout dans l'immensité de la mer, ce sel dont le grain brille secrètement jusqu'aux abîmes, comme le point infinitésimal qui réside en nos profondeurs doit à son invisibilité d'être éternel.

Jean BIES


[1] L'insuffisance de l'explication chrétienne est connue. On peut y déceler une déficience de l'ésotérisme, mais aussi, un acte d'humilité, où la foi qui s'incline remplace la gnose qui enfle : je m'abandonne en toute confiance à mon Sauveur. Toutefois, un livre comme celui de J. C. Larchet, La vie après la mort selon la Tradition orthodoxe (Cerf, 2004), a le mérite de rassembler les écrits patristiques sur la question, plus nombreux et précis qu'on ne croit. Il est vrai que le fond de l'homme occidental reste le scepticisme : "S'ils n'écoutent ni Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un se relève d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus." (Luc, 16, 31).

[2] Voir le cinquième Commandement : "Tu ne tueras point". (Exode, 20, 13).

[3] Platon, Phédon, 78 c : "N'est-ce donc pas à ce qui a été composé, aussi bien qu'à ce qui est composé par nature, qu'il convient d'être affecté ainsi : être décomposé de la façon dont il a été composé.

[4] Voir R. Guénon, L'Erreur spirite, II, 6 et 7, Editions Traditionnelles, 1952.

[5] Platon, Phédon, 87 d.

[6] Commentaire de l'Evangile de saint Matthieu, XXXV, 1.

[7] L'errant chérubinique, IV, 77 : "Meurs avant de mourir, pour n'avoir pas à mourir quand il te faudra mourir". Même formule dans Mathnavî, VI, 723 sv. Il s'agit de la "mort initiatique" vers laquelle tend le vrai philosophe. C'est ce que s'emploie à montrer l'ouvrage d'Ananda K. Coomaraswamy, La signification de la mort, Arché, 2001.

[8] Bhagavad-Gîtâ, VIII, 5.


[9] Techniques du Yoga, II, 8.