vendredi 8 septembre 2017

Julius Evola - Chevaucher le tigre


[Compte rendu de Titus Burckhardt paru dans Etudes Traditionnelles juillet-octobre 1962]
 
Par son récent livre intitulé Cavalcare la Tigre, Julius Evola veut montrer comment l'homme « naturellement traditionnel », c'est-à-dire conscient d'une réalité intérieure dépassant le plan des expériences individuelles, puisse non seulement survivre dans l'ambiance traditionnelle du monde moderne, mais encore l'employer à son propre but spirituel, selon la métaphore chinoise bien connue de l'homme qui chevauche le tigre : s'il ne s'en laisse pas désarçonner, il finira par en avoir raison.

Le tigre, au sens qu'envisage Evola, c'est la force dissolvante et destructive qui entre en jeu vers la fin de tout cycle cosmique. En face d'elle, dit l'auteur, il serait vain de maintenir les formes et la structure d'une civilisation désormais révolue ; la seule chose qu'on peut faire, c'est de porter la négation au-delà de son point mort et de la faire aboutir, par une transposition consciente, non pas au néant mais à « un nouvel espace libre, qui sera peut-être la prémisse d'une nouvelle action formatrice ».

Le monde qui doit être nié parce qu'il est voué à la destruction, c'est avant tout la « civilisation matérialiste et bourgeoise » qui représente déjà en elle-même la négation d'un monde antérieur et supérieur. - Sur ce point, nous sommes d'accord avec l'auteur, mais nous constatons immédiatement qu'il ne distingue pas entre les formes propres à cette civilisation « bourgeoise » et l'héritage sacré qui survit en elle et malgré elle. De même, il semble englober dans le destin de cette civilisation tout ce qui subsiste des civilisations orientales, et cela également sans faire une distinction entre les structures sociales et leurs noyaux spirituels.
 
Nous reviendrons sur cette question. Relevons d'abord un autre aspect de ce livre : il s'agit de la critique souvent magistrale, des différents courants de la pensée moderne. Evola ne se place pas lui-même sur le terrain des discussions philosophiques, car cette philosophie moderne n'est plus une « science du vrai » ; – elle n'a même plus la prétention de l'être ; – il la considère comme un symptôme, comme un reflet mental d'une situation vitale et existentielle, essentiellement dominée par le désespoir : depuis qu'on a nié la dimension de la transcendance, il ne peut y avoir que des impasses ; il n'y a plus de sortie hors du cercle infernal du mental livré à lui-même ; tout ce qui reste, c'est la description de la propre défaite. Comme point de départ de cette analyse, l'auteur choisit la « philosophie » de Nietzsche, chez lequel il découvre un pressentiment des réalités transcendantes et comme une tentative de dépasser l'ordre purement mental, tentative vouée à l'échec par le manque d'une directive spirituelle.
 
Avec la même acuité, l'auteur analyse les fondements de la science moderne. De ce chapitre, nous citerons le passage suivant qui répond avec pertinence aux illusions spiritualistes de certains milieux scientifiques : « … De ce dernier point de vue, la science la plus récente n'a aucun avantage sur la science matérialiste d'hier. À l'aide des atomes et de la conception mécanique de l'univers, on pouvait encore s'imaginer quelque chose (bien que d'une manière très primitive) ; les entités de la dernière science physico-mathématique, par contre, sont absolument inimaginables ; elles ne constituent plus que les simples mailles d'un filet fabriqué et perfectionné non pas pour connaître au sens concret, intuitif et vivant du terme – c'est-à-dire selon le seul mode qui avait de la valeur pour une humanité non abâtardie –, mais uniquement pour avoir une prise pratique toujours plus grande, mais toujours extérieure, sur la nature qui, dans son fond, reste fermée à l'homme et mystérieuse plus qu'auparavant. Ses mystères ont seulement été « recouverts » ; le regard en a été distrait par les réalisations spectaculaires de la technique et de l'industrie, sur un plan où il ne s'agit plus de connaître le monde mais seulement de le transformer pour les buts d'une humanité devenue exclusivement terrestre... »
 
« Répétons que c'est une mystification que de parler de la valeur spirituelle de la science récente parce qu'en elle, au lieu de matière, on parle d'énergie, parce qu'elle porte à voir dans la masse des irradiations coagulées, et quasi de la ''lumière congelée'' ou parce qu'elle envisage des espaces à plus de trois dimensions... Ce sont là des notions qui, une fois substituées à celles de la physique précédente, ne changent absolument rien à l'expérience que l'homme d'aujourd'hui peut avoir du monde... Quand on nous dit qu'il n'existe pas de matière mais seulement de l'énergie, que nous ne vivons pas dans un espace euclidien à trois dimensions, mais un espace ''courbé'' à quatre ou plus de dimensions, et ainsi de suite, les choses restent comme auparavant, mon expérience réelle n'est changée en rien, le sens dernier de ce que je vois – lumière, soleil, feu, mer, ciel, des plantes qui fleurissent, des êtres qui meurent –, le sens dernier de tout processus et phénomène n'est nullement devenu plus transparent pour moi. Il n'y a pas lieu de parler d'une connaissance qui transcende les apparences, qui connaisse en profondeur, au sens spirituel et vraiment intellectuel du terme... »
Non moins pertinentes sont les remarques de l'auteur sur les structures sociales et les arts dans le monde contemporain. Il nous faut cependant faire une réserve pour ce qui est de sa thèse de l'« asservissement de la force négative », appliqué à certains aspects de la vie moderne. Citons un exemple typique : « Les possibilités positives (du règne de la machine) ne peuvent concerner qu'une minorité exiguë, à savoir les êtres dans lesquels préexiste la dimension de la transcendance ou chez lesquels elle peut être réveillée... Eux seuls peuvent donner une toute autre valeur au ''monde sans âme'' des machines, de la technique et des métropoles modernes, en somme de tout ce qui est pure réalité et objectivité, qui apparaît froid, inhumain, menaçant, privé d'intimité, dépersonnalisant, ''barbare''. C'est précisément en acceptant entièrement cette réalité et ces processus que l'homme différencié pourra réaliser son essence et se former lui-même selon une équation personnelle valable... ».

« Sous ce rapport, la machine même et tout ce qui, dans certains secteurs du monde moderne, a été formé selon les termes d'une pure fonctionnalité (notamment dans l'architecture) peut devenir symbole. En tant que symbole, la machine représente une forme née d'une équation exacte et objective des moyens à une fin, excluant tout ce qui est superflu, arbitraire, dispersant et subjectif ; c'est une forme qui réalise avec précision une idée (celle de la fin à laquelle elle est destinée). Sur son plan, elle reflète donc d'une certaine manière la valeur même que possédait, dans le monde classique, la pure forme géométrique, le nombre comme essence, de même que le principe dorique du rien de trop... ». Ici, l'auteur oublie que le symbole n'est pas une forme « objectivement adéquate » à n'importe quelle fin, mais une forme adéquate à une fin spirituelle ou à une essence intellectuelle ; s'il y a coïncidence, dans certains arts traditionnels, entre la conformité à un but pratique et la conformité au but spirituel, c'est que dans ce cas le premier ne contredit pas le second, ce qu'on ne saurait affirmer de la machine qui, elle, n'est pas concevable hors du contexte d'un monde désacralisé. En fait, la forme de la machine exprime exactement ce qu'elle est, à savoir une sorte de défi lancé à l'ordre cosmique et divin ; elle a beau être composée d'éléments géométriques « objectifs » tels que des cercles et des carrés, dans son ensemble et par son rapport – ou son non-rapport – avec l'ambiance cosmique, elle ne traduit pas une « idée platonique » mais bien une « coagulation mentale », voir une agitation ou une ruse. Il y a certes des cas-limites, comme celui d'une machine encore proche d'un simple outil, ou celui d'un navire moderne dont la forme épouse à un certain degré le mouvement de l'eau et du vent, mais ceci n'est qu'une conformité fragmentaire et ne contredit pas ce que nous venons de dire. Quant à l'architecture « fonctionnelle », y compris l'urbanisme moderne, elle ne peut être appelé « objective » que si l'on admet que sa fin même est objective, ce qui n'est évidemment pas le cas : toute architecture est coordonné à une certaine conception de la vie et de l'homme ; or Evola lui-même condamne le programme social sous-jacent à l'architecture moderne. En réalité, l' « objectivité » apparente de celle-ci n'est qu'une mystique à rebours, une sentimentalité congelée et déguisée en objectivité mathématique ; l'on a d'ailleurs vu combien vite cette attitude se convertit, chez ses protagonistes, en un subjectivisme des plus arbitraires et des plus flottants.
 
Certes, il n'existe pas de forme totalement retranchée de son archétype éternel ; mais cette loi trop générale ne saurait être invoquée ici, et cela pour la raison suivante : pour qu'une forme oit un symbole, il faut qu'elle se situe dans un certain ordre hiérarchique par rapport à l'homme. Distinguons, pour être précis, trois aspects du symbolisme inhérent aux choses : le premier se réduit à l'existence même d'une forme, et en ce sens, toute chose manifeste son origine céleste ; le second aspect est le sens d'une forme, sa portée intellectuelle, soit à l'intérieur d'un système donné, soit encore en elle-même par son caractère plus ou moins essentiel et prototypique ; enfin, il y a l'efficacité spirituelle du symbole qui présuppose chez l'homme qui l'utilise, une conformité à la fois psychique et rituelle à une certaine tradition.

Nous avons insisté sur ce point, parce que Julius Evola méconnaît l'importance cruciale d'un rattachement traditionnel, tout en admettant la possibilité d'un développement spirituel spontané ou irrégulier, guidé par une sorte d'instinct inné et éventuellement actualisé par l'acceptation de la crise du monde actuel comme une catharsis délivrante. C'est là presque l'unique perspective qui resterait ouverte à l' « homme différencié » de nos temps, car l'appartenance à une religion se réduit, pour Evola, à l'intégration dans un milieu collectif plus ou moins décadent, tandis que la possibilité d'une initiation régulière serait à écarter : « ...Retenons que de nos jours, elle (cette possibilité) doit être pratiquement exclue ou presque, par suite de l'inexistence quasi complète des organisations respectives. Si les organisations de ce genre ont toujours eu, en Occident, un caractère plus ou moins souterrain à cause du caractère de la religion qui parvint à y prédominer et de ses initiatives de répression et de persécution, elles ont entièrement disparu dans les derniers temps. En ce qui concerne d'autres régions, l'Orient surtout, ces organisations y sont devenues toujours plus rares et inaccessibles, à moins que les forces dont elles étaient les véhicules n'aient été retirées d'elles, parallèlement au processus général de dégénérescence et de modernisation qui a fini par envahir même ces régions. De nos jours, même l'Orient n'est plus capable de donner autre chose que des dérivés ou un ''régime de résidus'' ; on est forcé de l'admettre rien qu'en considérant le niveau spirituel des Asiatiques qui ont commencé à exporter et à divulguer chez nous la sagesse orientale... »
 
Ce dernier jugement n'est absolument pas concluant : si les Asiatiques en question étaient les vrais représentants des traditions orientales, les divulgueraient-ils ? Mais supposons qu'Evola ait raison avec son jugement des organisations traditionnelles en tant que groupements humains : sa façon de voir n'en comporte pas moins une grave erreur d'optique, car aussi longtemps qu'une tradition conserve intactes ses formes essentielles, elle ne cesse d'être le garant d'une influence spirituelle – ou d'une grâce divine – dont l'action, si elle n'est pas toujours apparente, dépasse incommensurablement tout ce qui est dans le pouvoir de l'homme. Nous savons bien qu'il existe des méthodes ou des voies, comme le Zen, qui se fondent sur le ''pouvoir de soi-même'' et qui se distinguent en cela d'autres voies se fondant sur le ''pouvoir de l'autre'', c'est-à-dire en dehors du cadre formel d'une tradition donnée. Le Zen notamment, qui offre peut-être, l'exemple le plus saillant d'une spiritualité non formelle, est parfaitement, et même particulièrement, conscient de la valeur des formes sacrées. On dépasse les formes, non en les rejetant d'avance, mais en les intégrant dans leurs essences supra-formelles.  

D'ailleurs, Evola défnit lui-même la fonction médiatrice de la forme quand il parle du rôle du « type » spirituel, qu'il oppose à l'individu ou à la « personnalité » au sens profane et moderne du terme : « Le type (la tipicità) représente le point de contact entre l'individuel et le supraindividuel, la limite entre les deux correspondant à une forme parfaite. Le type désindividualise, en ce sens que la personne incarne alors essentiellement une idée, une loi, une fonction... ». L'auteur précise bien que le type spirituel se situe normalement dans le cadre d'une tradition, mais il ne conclut pas, apparemment, à la nature typique, c'est-à-dire implicitement supraindividuelle, de toute forme sacrée, sans doute parce qu'il n'envisage pas ce que les religions monothéistes appellent révélation. Or, il est inconséquent d'admettre la « dimension transcendante » de l'être – autrement dit la participation effective de l'intellect humain à l'intellect universel – sans admettre également la révélation, c'est-à-dire la manifestation de cet Intellect ou Esprit en formes objectives. Il y a un rapport rigoureux entre la nature supraformelle, libre et indéterminée de l'Esprit et son expression spontanée – donc « donnée par le Ciel » – en des formes nécessairement déterminée et immuables. Par leur origine, qui est illimitée et inexhaustible, les formes sacrées, bien que limitées et « arrêtées », sont les véhicules d'influences spirituelles, donc de virtualités d'infini, et à cet égard il est tout à fait impropre de parler d'une tradition dont il n'existerait plus que la forme, l'esprit s'étant retiré d'elle comme l'âme a quitté un cadavre : la mort d'une tradition commence toujours par la corruption de ses formes essentielles.

Selon toutes les prophéties, le dépôt sacré de la Tradition intégrale subsistera jusqu'à la fin du cycle ; cela signifie qu'il y aura toujours quelque part une porte ouverte. Pour les hommes capables de dépasser le plan des écorces et animés d'une volonté singulière, ni la décadence du monde environnant, ni l'appartenance à tel peuple ou tel milieu, ne constituent des obstacles absolus.  
Quaerite et invenietis.

Revenons un instant au titre du livre d'Evola : l'adage qu'il faut « chevaucher le tigre » si l'on ne veut pas être déchiré par lui, comporte évidemment un sens tantrique ; le tigre est alors l'image de la force passionnelle qu'il faut dompter. On peut se demander si cette métaphore convient réellement à l'attitude de l'homme spirituel à l'égard des tendances destructives du monde moderne : remarquons d'abord que n'importe quoi n'est pas un « tigre » ; derrières les tendances et les formes que Julius Evola envisage, nous ne trouverons aucune force naturelle et organique, aucune shakti dispensatrice de puissance et de beauté ; or, l'homme spirituel peut utiliser rajas, mais il doit rejeter tamas ; enfin il y a des formes et des attitudes qui sont incompatibles avec la nature intime de l'homme spirituel et avec les rythmes de toute spiritualité. En réalité, ce ne sont pas les caractères particuliers, artificiels et hybrides du monde moderne qui peuvent nous servir de support spirituel, mais bien ce qui, dans ce monde, est de tous les temps.


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mercredi 23 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte rendu - Reza SHAH-KAZEMI : Shankara, Ibn’Arabî et Maître Eckhart – La Voie de la Transcendance




Vers la Tradition n° 136 juin-août 2014
 
Reza SHAH-KAZEMI : Shankara, Ibn’Arabî et Maître Eckhart – La Voie de la Transcendance Editions l’Harmattan, Paris, 2013, 309 pp.
 
Une étude fort intéressante qui met en lumière les concordances entre trois Sages des trois plus grandes traditions présentes à cette fin de cycle : L’Hindouisme, l’Islam et le Christianisme . Le livre est issu d’une thèse de doctorat, soutenue à l’université de Canterbury et l’auteur remercie, entre autres, Martin Lings pour ses nombreux conseils et suggestions utiles . Bien que la terminologie soit en général correcte, l’auteur ne semble pas pouvoir se défaire du mot « mystique » . Les trois maîtres étudiés ici ne sont certainement pas des « mystiques », mais des « Hommes Universels », des « Réalisés ».
 
Cela dit, le livre est précieux à divers égards : le dernier chapitre « Contre la réduction de la Transcendance », traite de travaux universitaires ( !) récents et importants qui s’efforcent d’expliquer ( !) l’expérience mystique . L’auteur nous montre qu’Ils échouent complètement à rendre compte de la réalisation « mystique » (spirituelle, dirions-nous) . La conclusion est évidente : il est tout à fait justifié de parler de l’existence d’une seule essence transcendante, fondement de la réalisation spirituelle, et cela quel que soit le point de départ religieux . Comme la montagne propose beaucoup de sentiers, mais n’a qu’un seul sommet, la formulation extérieure peut diverger en fonction du chemin suivi, mais l’Essence est à l’image de l’absolue unité de la Réalité . Elle ne peut être qu’Un . Rien de ce monde n’est parfait : on peut effectivement regretter que l’auteur ne fasse aucune référence à l’œuvre de René Guénon, qui est tout de même incontournable pour les questions initiatiques de réalisation spirituelle .
 
L’exposé suit étroitement les textes des trois Maîtres qui font l’objet de cette étude .  Le but est ici de leur permettre de s’exprimer par eux-mêmes autant que possible, et de se fonder sur ces données, plutôt que sur les nombreuses hypothèses et spéculations de la critique . L’intention est d’étudier minutieusement les enseignements les plus essentiels de chacun d’eux et d’en extraire les éléments relevant de la transcendance, tant sur le plan de la doctrine, que de l’expérience .
 
Le premier chapitre sur Shankara propose d’étudier la Doctrine de l’absolu transcendant : Tat tvam Asi . L’ascension spirituelle culmine avec l’atteinte de la Libération (moksha), suivie du « retour » existentiel dans le monde des phénomènes .
 
Le deuxième chapitre montre que la doctrine de la transcendance selon Ibn ‘Arabî peut être considérée comme un commentaire ésotérique détaillé de la formule islamique « il n’y a pas de divinité, si ce n’est la (seule) Divinité ». Alors que la première étude (sur Shankara) affirme la nature tout-inclusive du Soi immanent, la seconde affirme la nature tout-exclusive de la Divinité transcendante .
 
Le troisième chapitre, sur Maître Eckhart, expose la Naissance du Verbe dans l’âme . Comprendre la signification, la nature et les conséquences de cette naissance est donc essentiel à une compréhension correcte des enseignements eckhartiens sur la réalisation transcendante .
 
Ce livre, truffé de citations pertinentes, pourrait être un vade-mecum précieux et bien utile pour tous ceux qui sont engagés dans une voie initiatique .

dimanche 20 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte rendu - Charles-André Gilis, René Guénon 1907-1961 . Editions Le Turban Noir


Charles-André Gilis, René Guénon 1907-1961 . Editions Le Turban Noir, Paris 2014 (210 pages, avec un index des noms) .
 
Monsieur Gilis aime surprendre . Et ce sont les dates du titre qui nous étonnent, car ils ne correspondent apparemment pas, ni à la naissance, ni à la mort de rené Guénon . Mais Monsieur Gilis nous l’expliquera bien dans le début de son livre, qui contient, par ailleurs, de très belles pages qui nous font vibrer de reconnaissance envers le Seigneur de faire partie de ces fidèles inconditionnels de l’œuvre de Shaykh Abd el-Wâhid et de Shaykh Mustaphâ .
 
Notons dans ce sens les quelques pages où l’auteur donne la définition des Trois Sceaux . Personne d’autre n’a aussi clairement expliqué leur fonction par rapport à l’Islam .

Et aussi les paragraphes où Monsieur Gilis explique le rôle subversif et contre-initiatique de la « Ibn Arabi Society » qui présente une des manipulations de nous fournir un pseudo-Soufisme « new age » (peace and love), après avoir réussi à créer un pseudo-Islam avec le Wahhabisme, les Salafistes et autres .

Mais l’étude de Monsieur Gilis contient aussi des pages funestes qui ne devraient pas être rédigées .
 
Ce qui nous a choqué le plus dans ce livre, c’est quand l’auteur s’attaque irrévérencieusement à la personne de Schuon . M. Gilis, sur deux pages (170-171), ne fait aucune allusion à la position doctrinale de Schuon par rapport à l’initiation chrétienne ni à d’autres questions doctrinales conflictuelles avec la position de Guénon, mais il égrène une série de propose blessants et insultants . Il ose même faire allusion au « désastre de Bloomington », où Schuon était victime (à l’Américaine) d’accusations mensongères et diffamatoires, et conclut par dire que, à la fin de sa vie il perdit la maîtrise de lui-même au point que « le poète se substitua au guide » (ce qui est une formule schuonienne très classique) .
Nous nous souvenons bien, à l’époque où nous avions l’honneur insigne de fréquenter Shaykh Mustaphâ, du respect et de la vénération dont témoignait toujours Shaykh Mustaphâ à l’égard de son maître et de la douleur qu’il éprouvait quand il avait à corriger des textes que Shaykh Aïssa lui présentait pour les Etudes Traditionnelles et qu’il y insérait toujours en première position .
 
Rappelons dans ce contexte ce qu’un ancien a entendu de la bouche de Shaykh Mustaphâ :  « Ceux qui critiquent Shaykh Aïssa ne lui arrivent pas à la cheville ! »

 Frithjof Schuon et Michel Vâlsan



Pourtant dans le numéro hors-série sur Schuon de « Connaissance des Religions », la rédaction félicite Monsieur Gilis « qui a le fair play de stigmatiser le dénigrement systématique de Frithjof Schuon par certains, qu’il contribue ainsi à disqualifier . Il est appréciable de pouvoir renvoyer ces contempteurs aux lignes que Charles-André Gilis leur réserve »…L’article de Monsieur Gilis porte le titre : « Le respect des convenances »…
 
Ces pages d’insultes au Shaykh de son Shaykh nous attristent profondément . Mais procédons par ordre .
 
Premièrement, ce que M. Gilis appelle le « point de départ » de Guénon, ou l’illumination initiale », nous dirions plutôt, sa réalisation) qu’il situe en 1907, lorsque Guénon est rattaché à la tradition hindoue par un guru qui n’a pas pu être identifié avec certitude . M. Gilis nous parle alors du cas de M. Emmanuelli, rattaché au tantrisme indien, lequel lui a communiqué que son guru a bénéficié d’une assistance spirituelle due  à une intervention exceptionnelle de la « Grande Déesse » se situant à la même époque que le rite illuminateur conféré à René Guénon . M. Gilis en tire la conclusion que « l’illumination première de René Guénon s’inscrit dans un plan d’ensemble prenant appui sur la tradition tantrique dont les effets se manifestèrent d’une façon quasi-simultanée en Orient et en Occident ». Donc, il faut croire que la fonction de René Guénon aurait été provoquée par la « Grande Déesse » ? On a quand même du mal à reconnaître le parallèle entre l’assistance providentielle à un certain guru en Inde et le départ de la fonction de René Guénon pour restaurer la connaissance traditionnelle en Occident . Et il est encore moins sûr que l’initiation de René Guénon à la tradition hindoue a été tantrique . Il s’est toujours référé à l’orthodoxie stricte de Shri Chankaracharya . M. Gilis argumente qu’il faut être né hindou pour être initié à l’hindouisme, mais il est utile de savoir qu’il y a des organisations initiatiques hindoues qui datent d’avant la Réforme de Chankaracharya et qui ne pratiquent point le système des castes . Ce qui leur permet d’accepter des non-hindous dans leur organisation .
 
Le plus étrange est bien le fait que M. Gilis, akbarien avoué, oublie l’assistance providentielle du Shaykh al-Akbar au départ de  la « carrière » de René Guénon . Par l’étude de Sidi Abdul-Haqq qu’il cite deux fois élogieusement, il aurait dû savoir que Sidi Abdul Hadi qui a rattaché René Guénon au Taçawwuf, était dirigé lui-même vers son Shaykh égyptien suite à une vision du Shaykh al-Akbar . Donc, le réveil traditionnel de l’Occident a bien été provoqué par l’intervention du Shaykh al-Akbar, plutôt que par un improbable rattachement tantrique . Après tout ce que M. Gilis nous a appris sur les relations entre la tradition hindoue et la tradition islamique (Les douze soleils ; la lettre nûn, ect) on a du mal à comprendre pourquoi M. Gilis affirme que la question islamique était étrangère à son rattachement initial …
 
René Guénon, lors de son rattachement, a réalisé (dans le vrai sens du terme) immédiatement tout ce qu’il portait déjà en lui : les matrices de la Sagesse avaient prédisposé et formé son entité selon une économie précise, comme l’a formulé Michel Vâlsan . René Guénon était « au-delà des formes » et pouvait donc valablement pratiquer toute tradition vivante . Plus tard, des auteurs malveillants ont cru l’accuser de duplicité à l’occasion de son mariage selon le rite catholique tout en étant lui-même musulman, mais cela ne posait pas de problème pour l’Homme Parfait qu’était René Guénon .
 
Deuxièmement, M. Gilis cite les arguments de M. Jean Robin sans aucune précaution . Alors que l’on sait que cet auteur est manifestement un représentant de la contre-initiation . Son premier livre (sur René Guénon) était un leurre soigneusement rédigé dans un style traditionnel, copié sur d’autres auteurs plus sérieux, mais dissimulant plusieurs pièges perfides .
Avec sa première citation de M. Robin, M. Gilis l’associe à deux autres auteurs, qui ont fait du tort à René Guénon sans le préciser .
Au contraire, il dit : « Depuis l’ouvrage de Laurent, celui de Robin et celui de Marie-France James, rien de vraiment significatif n’a été publié sur René Guénon ».
 
D’abord, (p. 68) M. Gilis dit que M. Robin s’appuie sur l’autorité de Michel Vâlsan et qu’il interprète les événements avec lucidité, alors que plus loin (p. 69) il constate que M. Robin qui, dans la deuxième édition de son livre sur René Guénon, a ajouté une longue préface où il s’acharne, « sur un ton qui confine parfois à l’hystérie, à réduire à néant ses propres argumentations » et (p. 71) il accuse M. Robin (par rapport à M. Vâlsan) d’une déformation monstrueuse de la réalité véritable »…
 
Nous avons connu M. Robin, quand il était reçu chez Shaykh Mustaphâ à qui il sollicitait de l’aide pour son livre sur René Guénon, mais Shaykh Mustaphâ ne lui a rien transmis, car il était visiblement déséquilibré : M. Robin s’en plaignit qu’il se sentait « attaché » à Rennes-le-Château (lieu infernal par excellence). Shaykh Mustaphâ lui proposa de se faire « délier » par Sidi Lakhdâr, présent à l’époque . Shaykh Mustaphâ nous a dit plus tard que Sidi Lakhdâr n’a rien pu faire . C’était trop puissant pour lui . Et il y avait encore question d’une certaine femme  de Rennes-le-Château qui avait ensorcelé M. Robin . Voilà le personnage qui a grossièrement menti quand il a déclaré avoir reçu des informations de Michel Vâlsan …
 
Troisièmement : M. Gilis veut diviser la « carrière » de René Guénon en deux périodes antithétiques : la première serait la période du rétablissement de l’ordre des Templiers ou Ordre du Temple Renové . René Guénon fonctionnait alors en tant que Maître (murshid) entouré de disciples . Après la trahison de plusieurs et la mise en sommeil de l’Ordre, René Guénon part s’installer au Caire et décide alors de ne travailler qu’au changement de la mentalité occidentale en écrivant . Il rédige à cette fin ses œuvres doctrinales, refusant désormais tout disciple .
 
On sait parfaitement que René Guénon a toujours déclaré et cela à plusieurs reprises, qu’il n’a pas de disciples et que personne n’a le droit de le prétendre . Rien ne permet d’affirmer que René Guénon en Grand Maître de l’Ordre acceptait de diriger des « disciples » . On sait seulement qu’il y donnait des conférences, qu’il dispensait un enseignement doctrinal . Il y avait certainement un rituel de rattachement, d’adoubement qui a continué au moins jusqu’en 1917, car, et c’est Shaykh Mustaphâ qui nous l’a communiqué : dans une lettre de René Guénon portant une date de 1917, il enjoignait les Frères d’apporter leurs épées à la réunion prévue . L’Ordre a donc fonctionné plus longtemps que ne le dit Monsieur Gilis .
 
Quatrièmement, celui qui s’est familiarisé avec les écrits de M. Gilis aura vraiment du mal à comprendre où il veut en venir avec la « répartition des rôles » entre René Guénon et Frithjof Schuon . (p. 139)
 
« A Shaykh Abdel-Wâhid la guidance principielle et à Shaykh Aïssa la guidance particulière . La dualité apparente des fonctions, ect ».
Monsieur Gilis nous a toujours fait connaître le cas particulier et unique de René Guénon qui n’a jamais « partagé » sa fonction avec personne . Même ses amis qu’on peut qualifier d’intimes (Ananda K. Coomaraswamy ou Charbonneau-Lassay, par exemple) étaient des collaborateurs, des informateurs, mais ne partageaient absolument pas sa fonction .
 
Cette supposée dualité apparente des fonctions est encore en contradiction flagrante avec son analyse irrespectueuse de la « carrière » de Shaykh Aïssa, comme nous l’avons relevé plus haut .
 
M. Frithjof Schuon est le lien providentiel entre le Shaykh al-‘Alawi (Qutb de son temps) et le Shaykh Mustaphâ (Initiateur des études akbariennes). Il fait partie intégrante de l’œuvre majeur de Shaykh Abd el-Wâhid pour restaurer un esprit traditionnel en Occident, ainsi que la création d’une élite intellectuelle. Qui détruit une partie d’une construction endommage l’édifice entier .
 
Jeff Kerssemakers