vendredi 30 mars 2018

Pierre Lory - Existe-t-il un humanisme musulman ?



Agrégé d’arabe et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, Pierre Lory est un spécialiste du soufisme. Il s’intéresse à des thèmes oubliés ou négligés par la tradition musulmane, l’ésotérisme, le rêve, la magie.


Son dernier livre « De la dignité de l’homme » (Albin Michel) ouvrant la question de l’humanité de l’homme, nous avons voulu savoir ce qu’il en est à l’époque où il n’est question que de fanatisme, de terrorisme et de djihadisme.

Reporters : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à cette question ?

Pierre Lory : À vrai dire, mon intérêt pour le sujet a commencé par une interrogation sur les animaux dans le Coran. Bien entendu, le Coran s’adresse aux hommes, mais il y est aussi question des animaux. Quand je me suis penché sur la question de l’intelligence animale, je me suis demandé : au fond, en quoi les animaux sont-ils tellement inférieurs aux hommes ? Ceux-ci sont magnifiés, car les anges se prosternent devant les hommes alors que les animaux sont également des êtres qui sont doués de raison. Lorsque dans le Coran, Dieu dit aux hommes : « Ne raisonnerez-vous donc pas ? », en quoi consiste ce raisonnement ? Il consiste en ceci que c’est d’être assez intelligent pour comprendre que le but de l’existence, c’est de rendre un culte à Dieu et Lui seul. Or, cela, les animaux le font puisqu’il est dit que les animaux offrent à Dieu une louange chacun dans sa langue, que les animaux forment des communautés et qu’il y a quelque chose dans l’animal qui fait qu’il comprend Dieu, qu’il adore Dieu, qu’il obéit à une Loi, une sorte de Charia en fin de compte. Il en est ainsi des Abeilles dont il est dit qu’elles reçoivent une inspiration divine. Donc, les animaux, on peut le dire, sont croyants, obéissants ; obéissants plus que les hommes puisqu’on ne connaît pas d’histoire d’animal transgresseur. Alors que l’homme - à la différence de l’animal et de l’ange - est le seul qui soit transgresseur, rétif, ingrat, ne reconnaissant pas les bienfaits de son Seigneur. La question ne gravite pas bien entendu autour du statut de l’animal en islam, mais autour de ce qui fait que l’homme soit réellement  humain et de ce qui fait que son statut soit si supérieur auprès de Dieu.

Au moment où l’on n’entend parler que de violence, de barbarie, de fanatisme religieux, vous vous engagez dans une voie différente en vous interrogeant sur la vision de l’humanité dont le Coran est l’expression.

Exactement. Qu’est-ce qui permet de dire qu’un être est réellement humain ? C’est la question fondamentale de mon livre. Bien entendu, dans la pensée musulmane, en tant qu’elle est théologique et religieuse, il y a l’idée que plus un être se conforme à la Loi et à la volonté de Dieu, plus il se perfectionne. D’une certaine manière, plus il est adorateur et obéissant à Dieu, plus il devient humain. Cette proposition peut être reçue et interprétée de diverses façons. On voit les implications qu’en tirent les jurisconsultes, implications qui peuvent être assez dangereuses, puisque c’est une façon de considérer que ceux qui n’obéissent pas à la volonté de Dieu ou à la Loi religieuse, qui seraient mécréants, seraient donc moins humains que les autres. En fait, je ne me suis pas du tout intéressé à cette dimension du problème. Comme ma spécialité est le soufisme, j’ai plutôt tenté d’examiner l’être humain en tant qu’être totalisant, habité par quelque chose de divin par rapport aux animaux, aux anges et aux djinns.

Vous évoquez le passage bien connu sous le nom de « péché originel » dans la tradition judéo-chrétienne qui en tire naturellement des conclusions tout autres que la tradition musulmane et vous écrivez que ce passage est constitutif de toute une vision des rapports entre Dieu et l’homme.

Le passage sur la désobéissance d’Adam et d’Ève dans le Coran est assez elliptique. Seul un nombre réduit de versets l’évoque. J’ai consulté à ce propos divers commentateurs du Coran, sollicitant non pas tellement les commentateurs mystiques que les juridiques et théologiques comme al-Qûrtûbî, al-Tabarî, et bien entendu Fakhr al-Dîn al-Râzî. Ces derniers se sont posé la question : mais quelle est la portée du péché commis par Adam ? Comment l’homme a-t-il pu désobéir d’une façon aussi évidente peu après avoir été admis au Paradis et peu après que les anges se sont prosternés devant lui ? La réponse, au fond, c’est qu’à partir du moment où Dieu a installé Adam dans le paradis, avec tous ses plaisirs, Il l’a en quelque sorte séparé de Lui-même. Du coup, Adam a été tenté de s’occuper d’autre chose que de Dieu.  Dieu a induit ainsi une situation de tentation et de péché. La tradition musulmane ne dira jamais ouvertement que Dieu a voulu qu’Adam pèche parce qu’il  y a une certaine courtoisie qui interdise qu’on puisse affirmer que Dieu veut le mal, mais en fait il s’agit bien de cela. Dieu a délibérément voulu qu’Adam quitte le paradis et qu’il vive sa vie d’homme, afin que l’homme puisse devenir  humain, puisse se développer, puisse à travers l’exercice de son autonomie devenir quelque chose d’autre qu’un animal ou qu’un ange.

L’accès à la nature humaine serait donc un processus ? Ce ne serait pas un donné ?

Tout à fait. Ce qui fait la grande différence, je le dis dans la conclusion de mon essai, entre un animal et un ange est que l’animal, même très obéissant, qu’il soit abeille ou éléphant, restera toujours un animal. Un ange, qui est un être très pur, louant Dieu à chaque instant, restera toujours un ange. Alors que l’homme, lui, peut en effet devenir plus grand qu’un ange mais peut aussi déchoir à un rang inférieur à celui de l’animal.

On sait que Satan a refusé l’obéissance à Dieu, rejetant sa sommation, vous suggérez dans votre livre que Satan avait des raisons de désobéir à Dieu ?

Satan considérait que sa substance était plus noble que celle de l’homme ; du reste, le Coran le dit explicitement. Satan a été créé de feu alors que l’homme a été créé d’argile. C’est de ce point que les commentateurs se saisissent pour dire qu’il s’agit là d’un raisonnement par analogie, mais qui n’est pas valide. Car ce qui fait qu’un être est plus noble qu’un autre, ce n’est pas sa substance, mais c’est le statut que Dieu lui accorde dans la création. De ce point de vue, qu’on soit créé de feu comme Iblîs ou de lumière comme l’ange, ne confère aucune supériorité en quoi que ce soit dans la cosmologie qui est celle du Coran.

Tout votre livre gravite autour de la place de l’homme dans la création, n’avez-vous pas été tenté de faire le rapprochement avec les thèses de la tradition occidentale ?

J’ai travaillé uniquement sur les textes médiévaux, mais il est vrai que cette conception, telle qu’elle est exposée notamment chez Ibn ‘Arabî (1165-1240) pose la question du néant humain, puisque l’homme n’est rien par lui-même ; ce qui fait la  noblesse de l’homme est juste le regard que Dieu daigne porter sur lui. Mais en même temps, l’homme est un microcosme, le condensé de toute la création et c’est en cela que se situe sa noblesse entre le tout et le néant, c’est ce qu’on peut nommer la « nature humaine »

Est-ce que les sourates du Coran, dont certaines portent les noms d’animaux, répondent clairement aux questions que vous vous posez ou est-ce qu’il faut les solliciter ?

Il faut les solliciter. Cela dit, à partir du moment où on considère que les animaux ont leur langage, l’homme n’est plus le seul être parlant et l’ange pas davantage. Ce qui définit l’homme par rapport aux animaux, c’est sa rationalité. Cette idée-là, il faut la tempérer quand on regarde les textes des commentateurs, ceux qu’Ibn ‘Arabî par exemple a consacrés à l’animal dans deux chapitres des al-Fûtûhât al-Makiyya (ndlr : « Les Illuminations mecquoises »). Les animaux ont une langue, une intelligence, mais eux ils sont en quelque sorte plus proches de Dieu, ils sont dans un état de perplexité continuelle et c’est ce qui fait qu’ils ne peuvent pas  progresser. Ils sont figés, éblouis dans la lumière de la présence divine, alors que l’homme lui peut évoluer grâce à sa capacité de transgression.

Vous consacrez un chapitre de votre livre aux animaux dans le soufisme. Comment le soufisme considère-t-il l’animal ?

Ibn ‘Arabî donne en quelque sorte le cadre théorique dans lequel les animaux peuvent être compris. Dans l’hagiographie, les récits des saints expliquent comment ils étaient souvent entourés d’animaux et transmettaient leur sainteté aux animaux. On connaît les récits de lions domptés par des saints et même une histoire particulièrement touchante d’un chien qui, regardé par un saint devient saint lui aussi, et on voit les autres chiens venir prêter allégeance à ce chien sanctifié. Celui-ci a été considéré comme un maître, y compris par certains hommes calender qui le respectaient comme un guide. C’est intéressant parce que le chien est l’exemple même du fidèle obéissant, qui se soumet même quand on lui fait du mal. Après tout, on peut dire que les arrêts de Dieu sont fort rigoureux, Il destine les hommes à une condition qui est parfois très douloureuse. Le croyant doit supporter, affronter avec patience l’adversité, et le chien peut être à cet égard un modèle à suivre.

On est loin de la conception des « animaux-machines » de Descartes…

Oui, très loin. L’animal n’est pas une mécanique. C’est un adorateur, il a une dignité, une sacralité qui fait que toute la pensée islamique, y compris le droit musulman, insiste beaucoup sur le fait qu’il est nécessaire de bien traiter les animaux. Quand on doit les abattre pour des nécessités vitales, il faut le faire avec respect et éviter de les faire souffrir. Il y a là une dimension écologique qui est très moderne. A partir du moment où on considère avec les soufis, mais avec les autres musulmans tout aussi bien, que toute la création manifeste la beauté et la présence divine, ce sont tous les êtres créés qui doivent être respectés, avec une infinie dévotion.

Recueillis par Omar Merzoug

Christian Bonaud - Le Soufisme : Al-tasawwuf et la spiritualité islamique







jeudi 18 janvier 2018

Jean Foucaud - Nouveaux aperçus sur la Revue Al-Nâdî=Il-Convito






I La notion de « banquet »:

En arabe, le mot « nâd/in » signifie « cercle » et en arabe moderne: « club », alors que « convito » renvoie à la notion de « banquet ». Ce thème du banquet est très ancien puisqu'il remonte à Dionysos, appelé un peu trop rapidement par les hellénistes modernes le « dieu de la fête et du vin ». Même Daniélou rapproche la racine « nysos » de l'allemand « ge-niessen » (jouir ) et du nom originel de la ville de Nice (Nizza, et non pas Nikaia, selon lui !) Cette interprétation est trop réductrice comme nous le verrons ci-après.


On trouve plus tard le dialogue de Platon (le banquet), dont le thème dérive du dieu grec Iakchos, prononcé « Yanchos » et dont les Romains feront « Bacchus », d'où dérive directement notre mot « banquet », apparenté avec la racine indo-européenne « Bank » et la le mot grec « bagma », qui signifie « discours » . Enfin, il y a le  banquet «  divin » de la Cène du Christ avec les 12 Apôtres . Ce rapprochement se justifie par le fait que dans ces 3 exemples, il y a un thème commun : le Vin. Ce vin, c'est celui de la « Khamriya » (Eloge du Vin) du grand Poète ésotérique 'Omar ibn al-Fârid :


« charibnâ 'alâ dhikri l-habîbi mudâmmatan


« sakarnâ bi-ha min qablu an yukhlaqa-l-karm.(i)

(Nous avons bu un vin en invoquant l'Ami

Nous nous en sommes enivrés [bien] avant la création de la vigne).

(1) Comme le dit l'auteur de la note en arabe : « C'est le vin de l'Amour divin que les élus boiront au jour du Pacte (mîthâq) ».

Les 3 premiers Banquets cités sont effectifs , alors que les 3 suivants sont littéraires :

- le « banquet «  de Dante, texte écrit vers 1304
- le « banquet » de Marcel Ficin (1443-1499), maître de l'Ecole platonicienne de Florence.
- et enfin, « il-convito », fondé par Aguéli et Insabato en 1904.

On remarquera les concidences numérologiques suivantes

Il-Convivio :1304
1904: il-Convito
arrestation des Templiers:1307 1907:fin de la revue Il-Convito
fin de l'Ordre du Temple:1314 1917 :cessation de la fonction d'Aguéli (même dès 1913
décès de Dante :1321
1921: découverte du sens ésotérique de l'oeuvre de Dante (2)

(2) par Arturo Reghini (a) ; mais Guénon ne tardera pas à donner le point de vue ésotérique en 1925, soit 604 ans après le décès de Dante .
(a)dans l'article :"L'allegoria esotérica de Dante - sept./nov. 1921 - cité par RG, dans AS &PT, p.106)


Chaque fois, on retrouve le nombre 600/604 ans (3); ce n'est pas un hasard :Guénon avait écrit dans le Voile d'isis de février 1929 : « ...il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen);... »

(3) Pour les curieux de numérologie, nous signalons qu'entre la date de naissance de Dante et celle d'Aguéli (dont un des pseudonymes était « Dante »!(a) - il y a exactement 604 ans !


(a) cf.  ici  notre étude sur les "Pseudonymes d'Aguéli"

La notion de Cène, de Table servie, liée à un rite initiatique n'est pas absente de l'Islam, si l'on comprend le sens ésotérique de la sourate V ( al-Mâ'ida = la Table servie)

II  La REVUE :

Le premier n° paraît le 22 mai 1904; la revue est hebdomadaire, ce qui dénote l'ambition des fondateurs (Insabato pour les fonds et Aguéli pour toute la partie intellectuelle.) De 4 pages , la revue passe à 8 pages et, à partir de  ANNO   IV, serie 2 , n°1 – soit au début 1907 -, elle devient mensuelle . (pour plus de précisions, voir l'addendum de Henrik Samuel Nyberg, traduit par nos soins et publié ici, en 2015). En fait il y  en a 2 versions ,une en arabe et une autre en italien, qui ne coincident pas entièrement . IL y avait aussi des articles en turc.

On mesurera le tour de  force  d'Aguéli écrivant directement en italien et surtout traduisant en italien des textes arabes d'Ibn 'Arabi, alors qu'il était suédois, c'est à dire une langue aux antipodes de l'italien et de l'arabe !


Parmi les rédacteurs, il y a évidemment Aguéli qui signe  «  Dante » dès le n° 4 du  19/6/1904; dans le n°7, il signera déjà Abdul-Hadi al-Maghrabi ( « I Enemici del 'Islam »), al-Maghrabi  étant le titre du Cheykh Elish el-Kebir. 

Insabato signe de son nom une série d'articles dans les n° 12, 13 et 14 sur  « L'islamismo in Cina »; mais l'on sait par  des lettres d'Aguéli qu'il lui devait beaucoup, étant plus directeur que rédacteur. 

Il y a aussi un certain Sultan Saïd Salim Abdallah , venu des Comores, qui voulait traduire E.Hello, Léon Bloy et M-C Emmerich (!) en arabe , pendant qu' Aguéli envisageait sérieusement de traduire Rabelais  en arabe ! On imagine la difficulté , mais aussi l'étendue de la culture ésotérique d' Aguéli (RG , à la suite d'Aguéli, considérait Rabelais comme un initié).

Enfin, il y eut un rédacteur éphèmère et inattendu (Jean Roth ) sur lequel nous reviendrons plus tard et plus longuement.

Il y eut bien d'autres « pigistes » occasionnels sans grand intérêt  dont un certain « Foursaddan »(?), des « proffessore » et quelques  tentatives d'entrisme d'ennemis de la revue  et des pseudo-islamistes du genre du Prince Caetano (1869-1935), avec son énorme Encyclopédie (« Annali del 'Islam), recensée dès octobre 1904.

Bien entendu , il n'est jamais question de Dupré, cité par certains comme un grand ami d'Aguéli et prétendant avoir été avec lui au Caire pendant 12 ans, de 1903 à 1915, alors qu'Aguéli avait quitté l'Egypte dès oct. 1909. Que voilà un témoin fiable!  (cf. l'introduction d'un certain G.Rocca  aux Ecrits sur la Gnose /Arche Milano, 1988, qui est un tissu d'erreurs savamment distillées, écrivions -nous dans VLT, n°72 /1998).

La revue succomba aux attaques de ses ennemis, selon des lettres d'Aguéli à mme Huot et à sa mère, parmi lesquels il compte les Jésuites, les missionnaires, les maçons, sans parler des agents de l'Angleterre, de l'Allemagne et même des Turcs  conspirant contre leur Empire  (cf. notre étude à suivre sur : «AGUELI, AGENT  SECRET).  Insabato, avouant sa traîtrise, laissera Aguéli en plan, avec une  revue inachevée (déc. 1907) et  des menaces pour sa sécurité : il se sauvera lâchement en Italie auprès de ses chefs, dont le Premier  ministre Giolitti.. Aguéli dira dans une lettre de 1909: « on a failli nous faire  couper  la tête.. »

Comme le fera remarquer Michel Vâlsan : à partir de 1907, la revue prend une orientation traditionnelle, avec la publication et la traduction de textes d'Ibn 'Arabi, alors qu'avant Il-Convito faisait  plutôt figure de revue « engagée », militante  et se bornant  surtout à un point de vue politique et culturel arabo-islamique, ce qui intéressait évidemment Enrico Insabato (qui l'avait fondée pour cela) (a), mais ne pouvait suffire à contenter un authentique initié comme Aguéli,devenu entre-temps  « Cheykh 'abdul-Hadi al-Maghribi 'Aqili (ou : »'Uqayli »)

(a) encore que le « Direttore (et « Dottore ») ait eu cette formule énigmatique dans l'éditorial de 1907 (Anno IV – serie II -n°1): »Noi vogliamo aprire una nouva era  evocando gli angeli e si buoni spiriti di questi due astri [Mercurio e Venere] » (allusion aux 2 articles d'Aguéli ?


III Suite des ENIGMES dans la VIE d'AGUELI : «l'AFFAIRE »  JEAN ORTH






Revenons au texte si précieux d'Axel Gauffin (t.II,  chap. 4) :



« Dans la lettre qu'il m'adressa , M.Georges Rémond [Directeur du Service des Beaux-arts au Caire] présente une galerie de portraits... » (Il cite les différents  rédacteurs – voir ci-dessus) .. « mais le nom le plus extraordinaire dans la lettre de M. Rémond est celui de 'Jean Orth, grand Duc de Toscane'. »





Dans le Gotha nordique, nous indique M. Gauffin, il y a une notice biographique consacrée à  : Johann Nepomuk Salvator, également Prince de Toscane, fils cadet du Grand Duc Léopold II de Toscane, né le 25 novembre 1852 à Florence...Johann renonça en 1889 à tous ses titres et prit le nom de Johann ORTH (d'après le château d'Orth près de Gmunden. Il arma ensuite un navire de commerce (la « Margharita ») mais périt en 1889 lors d'un naufrage sur une côte méridionale d'Amérique du Sud...Il aurait survécu et aurait été reconnu dans différents pays. Cette notice a été imprimée le 14 mars 1910 ... [mais] l'année 1891 est considérée comme la date officielle de sa mort» (*).Gauffin poursuit : « on doit qualifier de nouvelle sensationnelle le fait que, 14 ans plus tard, (1905) feu le grand Duc réapparaissait comme collaborateur d'un journal arabo-italien, imprimé au Caire et rédigé par un artiste suédois converti à l'Islam . J'avais certes déjà vu le nom de Johann Orth figurer dans une lettre d'Aguéli adressée à Mme Huot, mais je dois avouer, tant l'affaire paraissait étrange – pour dire le moins – que la confirmation par un haut et respecté fonctionnaire français était particulièrement opportune.

Au moment où nous relisions ce passage, paraissait un ouvrage de Gérard de Sède (« Rennes-le-Chateau » / Le Dossier , les impostures, les phantaisies, les hypothèses.- Laffont, janvier 1989) , nous fûmes frappé par la coincidence des noms et nous écrivîmes la note suivante :

« Dans son dernier ouvrage sur l'affaire de Rennes-le-Chateau, qui a fait couler tellement d'encre depuis 20 ans, et qu'il avait contribué lui-même à lancer, Gérard de Sède apporte d'autres précisions, mais aussi des complications, voire des invraisemblances, comme à son habitude, sur ce Jean Salvator, archiduc et neveu de François-Joseph d'Autriche, qui aurait eu un double en la personne d'un deuxième « Jean Orth », né celui-ci le 10 déc. 1858 et mort assassiné en Egypte(**). On se demande alors, si ces renseignements sont sérieux, à quel Jean Orth on a affaire dans  l'équipe rédactionnelle d'Il-Convito. Mais ceci montre de nouveau un aspect inattendu et sensationnel des relations d'Ivan Aguéli avec tout un monde énigmatique. - Nous aurions pu faire part à M.de Sède de cette référence  suédoise mais, le connaissant  comme un manipulateur ' manipulé', nous préférâmes nous en abstenir ; Quelle exploitation en aurait-il faite ?

Toujours est-il qu'il y a bien eu , d'après nos recherches ultérieures, un 2è Jean Orth qui a effectivement collaboré à  Il-Convito. En tout  cas, aucun n° ne mentionne le nom de Jean Orth jusqu'en 1905, et ,curieusement, il manque, à Stockholm l'année 1906 , à moins qu'il n'ait écrit sous un pseudonyme, ce qui est encore possible, car sa vie était menacée (il finira assassiné en plein centre du Caire, le 23/12/1921 à l'âge de 62 ans, selon son fils  - Editions du Mont Blanc – 1974)

Toute cette affaire rappelle fâcheusement la prétendue survivance de Louis XVII  sous le nom de Naundorff (les tests ADN récents ont prouvé l'imposture de cette pseudo-dynastie).

(*) Cette date intéresse beaucoup les occultistes !



(**) Explication ingénieuse de G.de Sède : « (ce 2è Jean Orth)  fut déclaré mort le jour même et élevé en secret au Luxembourg dans une famille du nom de Orth qui le fit passer pour son fils. Pourquoi cette romanesque substitution d'identité? Tout simplement pour des raisons dynastiques » - C'est pourquoi , en janvier 1975, nous dit de Sède, l'archiduc Rodolphe ,6è enfant du dernier Empereur d'Autriche-Hongrie se serait rendu à Carcassonne pour s'entretenir de l'affaire Béranger Saunière avec des gens avertis (nous sommes obligé de simplifier, l'affaire étant assez obscure, mais nous y reviendrons dans une annexe plus complète
A suivre


 suite 20/01/2018

Les sources – imparfaites mais les seules existantes – sont Alain Decaux, Maurice Paléologue et surtout le propre fils de Jean Orth (1911 -19...?) car les deux premiers sont bien décevants. Seul le fils, Jean Orth junior, suit les traces de son père et nous donne une chronologie vraisemblable.

Il a donc fallu procéder à des recoupements, des vérifications de dates et énoncer des hypothèses soutenables.

Pour ne pas y revenir, voyons ce que peut signifier ce pseudonyme « ORTH ».

On sait déjà qu'il y a un château d' Ort(h), près de Gmunden (Autriche), au bord du lac Traunsee. Ort est l'anagramme de Rot (rouge : on accusait ce 1er Jean Orth d'idéologie anti-impériale). Ce mot est aussi le début de « roturier » (puisque le Prince avait renié ses origines). Enfin, au point où l'on en est, certains verront dans les lettres O.R.T le signe d'un Ordre Rénové du Temple ! (Celui de Guénon était l'OTR ,ce qui n'est pas pareil ...); et pourquoi pas le dieu païen Thor ? - IL y a de plus une coincidence curieuse entre le nom du château et celui des « nourriciers » du 2è Jean Orth, qui prendra leur nom.



Il y a tout de même une énigme: Jules Verne (très en vogue chez les occultistes qui le prennent pour un grand initié) a commis une note assez inattendue dans son ouvrage à clés : « Clovis DARDENTOR », chap IV, note 1 (1897):

« Louis -Salvator d'Autriche, neveu de l'Empereur, dernier frère de Ferdinand IV, grand Duc de Toscane, et dont le frère, alors qu'il naviguait sous le nom de Jean Orth, n'est jamais revenu d'un voyage dans les mers du Sud-Amérique » (réf. :A. de l'Estoile, « Le Secret des Rois de France – J'ai Lu, 2014). On se demande ce que vient faire cette note dans l'ouvrage de Jules Verne. Dans ce livre, il y a aussi un certain capitaine Bugarach; or ce Dardentor est né en 1857 (presque comme Jean Orth), et son nom se termine par « TOR ». De plus, certains voient dans le personnage de Kaw-Djer (« Les Naufragés de Jonathan ») le portrait de Jean Roth. Il n'en a pas fallu plus pour enflammer les esprits, mais sans résultat quant à l'énigme qui nous occupe !

Partons de ce qui est actuellement avéré comme le plus vraisemblable : il y a bien deux Jean Orth, mais le 1er est né en 1852, alors que le 2è, né officiellement le 10/12/1859 à Wasserbillig (au Luxembourg) serait en réalité né le 10/12/1858 à Florence. On pense déjà à une falsification et à une substitution d'enfants comme pour Louis XVII, ou une « fabrication » de personnage illustre comme dans le cas de la fausse Anastasia Romanoff, à partir d'une roturière (cf. le dossier remarquable réuni par Alain Decaux).
Pour clore cette entrée en matières, n'oublions pas de signaler qu'au moment où Aguéli et Guénon étaient encore en relation, un certain G. ORTH écrivait un Compte Rendu de revues dans le Voile d'Isis, n° 37 de janvier 1913, p.30...Curieuse coincidence !

Le mieux, pour s'y retrouver sans trop souffrir, est de suivre la chronologie présentée de façon acceptable par le fils de Jean Orth en la confrontant avec des données venant d'Aguéli, qui nous sera d'un grand secours, et d'autres témoins (plus ou moins fiables, car ils ont souvent l'air d'avoir été suscités par les services secrets autrichiens et allemands, qui avaient intérêt à brouiller les pistes - qu'on pense en France à l'affaire Ben Barka en 1966 ou pire, à l'assassinat de John Kennedy – au point qu'on ne sait toujours rien de sûr 54 ans après !).

CHRONOLOGIE

-1885 ; il est à Vienne et il y rencontre en 1886 Maria -Antonietta qui lui révèle qu'il est son petit-fils !

-1890: A cette date, d'aucuns prétendent que Jean Orth (le 1er), était à Rennes -le-Château (juste après son naufrage en Amérique !) Quel don d'ubiquité§ (cf. l'affrontement de J.Robin et P.Ferté sur cette grave question)

-1891 (date de disparition officielle du 1er Orth): apparition du 2è Orth à Alger! Il y restera 7 ans et en sera expulsé en 1898, qui est la date de décès de sa supposée grand-mère Maria -Antonietta qui le stipendiait. A partir de cette date, il va aller d'errance en errance et aura des difficultés de subsistance, ce qui n'était pas le cas avant !... Curieuse coincidence ...

En 1899, il est à Monaco; on le retrouve à Florence en 1900, d'où il est expulsé vers la Suisse.

-en juin 1901, il est à Paris puis Alger

-de 1898 à 1903: on le suit successivement à Mulhouse, Mayence , Sarreguemines, Paris; l'Angleterre, l'Allemagne..

-. en 1903 on le retrouve à Munich

-enfin, le 1er janvier 1904, il débarque à Alexandrie et dès le 5 février, il va voir à Ramleh (actuellement :midan Ramla, station de chemin de fer) l'archiduc Louis-Salvator d'Autriche(1847-1915), fils de Léopold II (né en 1797-1870 ), censé être son oncle, mais frère du 1er Jean Orth né en 1852, ce qui paraît « acrobatique » quant à la vraisemblance de cette généalogie.

L'archiduc est gêné puis effrayé de le voir poser des questions sur ses origines . Il laisse entendre que son frère Ferdinand (1823-1898. ) aurait eu un enfant (illégitime ) et ,vu le contexte, on est en droit de supposer que ce pourrait être Jean Orth n°2 (celui qu'on aurait caché et mis en nourrice loin de la Cour). Cet héritier non reconnu, et censé être décédé depuis 1891 – semble être un danger pour les héritiers des ducs de Toscane.

Comprenne qui pourra!


Enfin, ce qui est sûr ,c'est qu'on retrouve ce Jean Orth avec Aguéli fin déc. 1904/ début janvier 1905 (cf. Lettre d'Aguéli du 25 /1/0905 et lettre déjà citée de G.Rémond qui le présente comme rédacteur à Il -Convito !?)

-en 1906 /1907, il est encore au Caire et perd son procès contre son logeur qui veut l'expulser ; et la même année, « un nommé Oscar Friedmann, venant de Vienne, demande par lettre une entrevue avec Jean Orth, entrevue devant avoir lieu au Caire, dans la demeure du Docteur Issabato (sic!) »( Les Mémoires de jean Orth, p.146).Comme ce Friedmann est un agent au service de l'Autriche , on voit déjà le rôle louche que peut jouer un homme comme Insabato. Mais cette référence pose problème, car Insabato avait quitté précipitamment le Caire le 12/12/1907 jusqu'en mars 1908 (sans prévenir Aguéli). Après, il semble être resté au Caire jusqu'en 1910 ou 1911. Nous avons le droit de nous demander qui a pu souffler le nom d'Insabato à J.Orth junior, qui ne le connaît pas, vu qu'il l'orthographie Issabato . Mais Jean Orth père a bien pu rencontrer Insabato à la Revue. Il ne reparlera plus de cet homme...

-1907: des témoins prétendent avoir vu un certain Köhler /Otten en Amérique du sud, correspondant à Jean Orth.

-1909: « deuxième » mort de Jean Orth. sous le nom de Köhler (?)
Entretemps (1908), Jean Orth a épousé Marie-Josèphe Jungo, suissesse.

-1911 : Ils ont un fils, Jean, qui est l'auteur des «  Mémoires » auxquels nous nous référons de préférence.

- de 1911 à 1921 : on perd sa trace, mais il dut vivre au Caire...

-enfin, le 23 décembre 1921, il est assassiné au Caire, ce qui demande un « éclairage » :
 
il y avait des troubles au Caire car le peuple revendiquait l'abolition du protectorat et le départ des Anglais. Nous pensons qu'on a profité d'une manifestation politique un peu confuse pour l'assassiner et faire croire que c'était le fait de manifestants échappant à l'ordre policier, selon l'enquête de la police qui se trouvait vite blanchie .Ceci arrangeait bien les agents secrets de l'Autriche qui le surveillaient depuis des années en guettant le moment où ils pourraient l'éliminer sans être soupçonnés.

Fallait-il qu'il soit gênant pour les héritiers restants de la couronne impériale ! Pour G. de Sède, il représentait les droits dynastiques toscaniens, branche que François-Joseph voulait éteindre .Comme ce dernier disparaît en 1916, d'autres ont pris la suite pour achever sa vengeance...


Pour en revenir au rapport de Jean Orth avec la revue Il-Convito, on peut se demander quelles étaient ses compétences et ses attributions. Quel intérêt présentait-il donc pour Aguéli? On sait par son fils qu'il avait reçu une bonne éducation, qu'il était cultivé et surtout qu'il connaissait fort bien 4 langues : français, anglais, allemand et italien .Or c'est cette dernière qui était surtout usitée dans la revue. Mais il y a chez lui un arrière-plan un peu trouble : n'aurait-il pas été recruté par Insabato ; serait-il devenu agent double ou triple ? Il arrive que ces gens -là soient éliminés impitoyablement, à partir du moment où ils ne sont plus utiles à leurs Services, ou présentent un danger pour la haute politique des dirigeants (ainsi, Aguéli n'a jamais été soutenu par son pays quand les Anglais ont décidé souverainement de l'expulser du Caire en 1916 - l'indépendance théorique de l'Egypte ne commencera qu'en 1922). Peut-être que son côté « anarchiste » et anti-monarchiste (comme Jean Orth 1er) l'avait intéressé ...


Au moment de son assassinat ,manifestait-il contre les Anglais ou était-il là « par hasard »? Enfin, pouvait-il présenter un intérêt dans le soutien apporté par Aguéli et ses chefs au service de l'empire ottoman.?
 
Quoi qu'il en soit, il semble jouer le jeu qu'on lui propose de passer pour le vrai Jean Nepomucène Salvator (- le premier), d'autant qu'il est payé pour le faire. S'est-il laissé prendre au jeu ? En tout cas, Remond et Aguéli le prennent pour une « altesse » !

Quant au rapport avec l'abbé Béranger Saunière- nous dira-t-on – il vaut mieux se reporter aux explications acrobatiques de Gérard de Sède qui croit qu'il faisait chanter   les altesses de Toscane avec des faux documents (par ex, établissant la légitimité de Jean Orth n°2) ou servait d'intermédiaire dans l'ombre à certains Services à la solde de l'empereur François-Joseph. ( voir G. de Sède : « Rennes-le-Château »/ le Dossier ... -Robert Laffont, 1989)





Ferdinand IV de Toscane (1835–1908), et son fils aîné présumé, Jean Orth (1859–1921).