samedi 21 avril 2012

Controverses sur le rôle de l'imagination : Ibn Al-'Arabi et l'Ecole Kubrawi par Paul Ballanfat






Philosophy of Illumination: Suhrawardi and his School


Paul Ballanfat
(Galatasaray Üniversitesi, Istanbul,
Turquie et Université Jean Moulin, Lyon, France)



«Sache que la loi est le code de la sagesse, et que la sagesse est le code de la concentration visionnaire, laquelle désigne la puissance dans la langue de la communauté [soufie]», ainsi Najm al-dîn Kubrâ (m. 1221) exprime-t-il le lien entre sagesse et vision dans ses Fawâ’i al-jamâl1. La concentration visionnaire (himma) est la fine pointe de la conscience secrète qui permet au mystique de percevoir son témoin de contemplation (shâhid), la balance cachée entre néant et monde des phénomènes où il est investi de la puissance créatrice parce qu’il rejoint l’existence réelle (wujûd-i haqîqî) au-delà de l’être créé (kawn). La sagesse est vision, certitude visionnaire (‘ayn al-yaqîn) que Kubrâ place, contrairement à l’usage, au-dessus de la certitude réalisée (aqq al-yaqîn). Le saint chez Kubrâ, le serviteur affranchi, est par excellence un saint en vision. La vision est le sommet de l’expérience spirituelle. On pourrait donc s’attendre à ce que l’imagination (khayâl) occupe, comme pour ibn al-‘Arabî, une place centrale. L’imagination est en effet au coeur de la réflexion et de l’expérience d’ibn al-‘Arabî, comme en témoigne un chapitre des Futûât al-makkiyya. Elle est, chez ibn ‘Arabî, le pivot autour duquel s’articule ce qu’il convient d’appeler la pensée de l’existence plutôt que son ontologie2. Or, ce n’est pas le cas chez Kubrâ et, dans une certaine mesure, chez ses successeurs. L’importance qu’ibn al-‘Arabî donne à l’imagination semble mettre en évidence un autre point de divergence entre lui et les kubrawis, cependant progressivement gagnés à ses idées.


Ibn al-‘Arabî accorde un rôle primordial à l’imagination dans l’itinéraire spirituel alors que Kubrâ insiste sur la concentration visionnaire. Dans les Futûât al-makkiyya, ibn al-‘Arabî indique que l’imagination est une puissance «qui ne saisit que ce que la sensation lui donne soit sous la forme de ce qui lui est donné soit sous la forme que lui donne la pensée». Elle est toujours relative à une donnée externe. Cette puissance imaginative ne cesse pas tant que dure sa perception, mais son lien avec Dieu est fautif, comme pour la sensation3. L’imagination est cet intermonde, ou monde imaginal, dans lequel la question de savoir si ce que je perçois est réel ou non, n’importe pas. L’imagination est la nature même de la vision car celle-ci est toujours un «comme si», ce qui est l’essence de l’imagination. Il y a donc continuité de l’imagination depuis les images rêvées jusqu’à la théophanie. Elle est le socle d’où l’on peut considérer l’unité de l’existence du point de vue de la théophanie. La distinction entre les deux imaginations: conjointe au sujet et séparée, permet de construire la concentration visionnaire comme pouvoir de faire venir en présence les réalités cachées à partir de l’imagination comme structure globale de l’existence. La concentration visionnaire n’est qu’un élément de l’imagination. Celle-ci est donc une solution au problème majeur du rapport entre Dieu et sa création. C’est sans doute pour cela que les kubrawîs hésiteront à utiliser cette notion. Najm al-dîn Kubrâ critique systématiquement le rôle de l’imagination dans les visions: elle les embrouille et les limite. Cependant, comme pour ibn al-‘Arabî, elle peut amorcer le pouvoir visionnaire. L’une des fonctions essentielles de l’imagination est la représentation: elle reporte hors de soi les lumières seigneuriales paraissant dans le coeur pour en rendre la vision possible. Elle est une sorte de miroir pour le coeur, lui-même miroir pour Dieu, selon un double schéma de reproduction mimétique. Mais elle n’est qu’un intermédiaire et ne produit que de la re-présentation, éloignement de la présence même. Cette re-production, ce mimétisme est la limite de l’imagination.

L’imagination est à la fois éveil du coeur et signe de sa distance à combler vers Dieu. Il faut se méfier de «la pureté de l’instant extatique», ce péril extreme qui menace le coeur de perdre l’orientation de la présence4. Le coeur, qui rend la vue à l’esprit lorsque celui-ci l’a purifié par sa prédication, est orientation, pure visée sans but préalable. Il peut aussi bien regarder vers Dieu que vers un autre.

C’est pourquoi le coeur est l’enjeu tout à la fois de l’expérience spirituelle et de cette histoire prophétique dont l’horizon est l’attente du messie de son être. Cette visée pure et indéterminée est l’arrogance du coeur. Le coeur est visée, intentionnalité, pur mouvement, toujours déjà hors de lui. Le rapport de l’imagination au coeur marque bien l’errance essentielle de ce coeur désespérément dépourvu de substance, mais espoir toujours renouvelé de ne pas s’en remettre à l’immanence d’une condition qui serait toujours déjà accomplie. L’imagination est la borne du coeur et le signe de sa capacité à opérer le saut ontologique de la jouissance de l’immanence de l’être à l’inquiétude de la pure existence avec Dieu.

Si le coeur est l’organe visionnaire qui rend la vue à l’esprit exilé dans les ténèbres du corps5, l’esprit-saint est l’émissaire de la visitation qui la fait éclore dans le coeur lorsque l’âme est purifiée. Le sommeil permet d’accéder à l’univers des esprits, mais il enferme le coeur dans l’imagination. Celle-ci ne produit que des images, les formes du monde inférieur qui dépendent de la mémoire. Par le rêve, le coeur est stimulé, mais il ne quitte pas le lot du commun. L’imagination est un voile, «une toile», dit N. Kubrâ. Elle enferme le coeur dans l’évidence et l’immédiateté des formes.

L’imagination produit des formes, des images qui enferment l’individu dans leur matérialité parce qu’elles sont la mesure de celui qui leur donne du sens. La critique entrelace donc trois niveaux d’analyse: le niveau purement social de la distinction entre vulgaire et élite, le niveau proprement spirituel du sacrifice libérateur de l’âme, lié à la prophétologie qui tisse le tafsîr, et la discussion du rapport entre l’être et l’existence.

Dans le tafsîr qui lui est attribué, N. Kubrâ rapporte que des images des prophètes se trouveraient dans l’arche d’alliance. Ces images appartiennent à la sphère commune de l’imagination et manifestent la limite des prophéties antérieures à Muhammad. Le propre de la communauté musulmane est au contraire que «dans les coeurs des croyants se trouvent des espaces vides (khalawât) dans lesquels ne les rejoint rien d’autre que Dieu». Il ne s’agit pas d’une iconoclastie vulgaire. La révélation musulmane a révélé l’au-delà de l’icône, en en rendant présente la réalité spirituelle. L’image est à la fois confortée dans sa légitimité spirituelle et dépassée dans la présence qui donne à l’image sa valeur. La revelation muhammadienne permet le saut de la représentation vers la réalité, qui est aussi l’ouverture de la période eschatologique, donc de la sainteté, de sorte que l’image est renvoyée à sa dimension mimétique qui fait son ambiguïté voilement/ dévoilement.

Kubrâ distingue imagination, faculté figurative et visitation. L’image et la figure appartiennent aux quatre éléments premiers de la nature, se manifestant lorsque l’âme obscurcit le coeur. L’image révèle le poids du séjour terrestre du coeur qui, alors que l’esprit s’échappe à la faveur du rêve, demeure assujetti à la mémoire de l’âme, du sujet. Elle montre au sujet sa condition et son incapacité à sacrifier son égoïté (anâniyya). L’image possède une sorte de spontanéité involontaire qui en fait le lot du vulgaire. La figure au contraire, bien qu’analogue à l’image, vient d’un acte de la volonté. Elle peut donc servir de critère de discrimination.

Lorsque l’on perçoit quelque chose il suffit de se la figurer: si la vision disparaît, c’est une image, sinon c’est une visitation. Il y a en effet une telle parenté entre image et visitation qu’elles peuvent se confondre et que seule la durée permet de les distinguer. L’image et la figure sont éphémères. La visitation est durable et stable. Les deux premières sont la projection du sujet.

La dernière est indépendante du sujet. Elle est un pur don de Dieu à celui qui a dépassé l’immédiateté de la nature. Ce que le commun éprouve par l’imagination dans le rêve, l’élite le perçoit par la concentration visionnaire à l’état de veille. L’imagination et la figuration servent l’intelligence en lui permettant de se figurer les significations pour en user à sa guise : «L’imagination est la représentation imagée de la signification sous le vêtement qui lui correspond, et la figuration en est la représentation
formelle»6. Il faut passer des figures et des formes dont l’intelligence  se lasse des limites, aux significations puis à leur source, le coeur. On n’y accède, amant fervent de Dieu, qu’en renonçant à l’imagination et au sommeil.

Le mystique fait fondre les quatre éléments naturels enténébrant le coeur pour accéder au monde angélique par son regard intérieur. Ce n’est pas une abstraction, mais le passage d’une forme à une supra-forme, d’un plan de perception à un autre plan d’une même réalité, une herméneutique intérieure. Renoncer à l’image c’est l’abandonner au jour du monde de la perception, pour se réorienter vers la nuit de la signification. C’est un véritable saut, une révolution s’apparentant à la fin du monde par l’inversion du jour et de la nuit, et par l’arrachement à l’immanence de l’image dont l’évidence fait croire qu’elle n’a pas d’au-delà et qu’elle forme toute la connaissance. Le mystique gravit son corps de résurrection en anticipant sur la vision à l’état de veille du monde voilé à la perception.

Le progrès de la vision est la croissance des centres subtils par lesquels le mystique atteint l’eschaton de son expérience avec Dieu.
La vision est peu à peu rehaussée depuis l’image jusqu’à la pure signification, réalité subtile, signification présente encore donnée à voir. Cette forme subtile est alors l’objet de la concentration visionnaire. Le voyageur traverse les univers des formes, les réconciliant et les recueillant dans son existence pacifiée.

L’itinéraire spirituel est vision car c’est en lui que l’on atteint l’affirmation de l’unicité en rehaussant le divers de l’existence, en parcourant la géographie intérieure de l’être dans les centres subtils. La concentration visionnaire (himma) est l’instrument à la fois de cette croissance qui fait éclore la conscience secrète, et de la visualisation de son propre être comme corps de lumière uni à la lumière du trône, fondu dans la présence de Dieu comme pure lumière.

Il ne s’agit pas d’anéantir les choses mais de les rapporter à leur source en Dieu. L’homme possède en lui, dit N. Kubrâ, un exemplaire et une image de chaque chose. Parcourir les choses en soi et en rétablir la diversité dans l’attente eschatologique, c’est ressourcer le monde de l’être dans le pur jaillissement de l’existence. Les trois plans de l’être sont remis en ordre dans leur trois sens: «La contemplation se produit en premier lieu par les figures et les images, puis par les essences lorsque les réalités sont purifiées»7. C’est répéter dans le sens de l’assomption l’oeuvre créatrice de Dieu dans le sens de la descente. C’est à la fois une herméneutique intérieure et une rédemption de l’être dans l’existence qui conduit des images et figures aux significations, puis aux attributs et à l’essence divine. Au début, les figures et les images sont indispensables pour stimuler l’intelligence et atteindre le coeur. Ensuite à travers la visitation, épure de l’image, le voyageur trouve en lui sa propre géographie céleste, le ciel de son eschaton. Son propre esprit lui apparaît «comme le soleil en plein jour», et il éprouve son corps de résurrection qui est la clôture de l’arc de descente initié par l’esprit et de l’arc de remontée à la source qui est la gloire du coeur qui rend la vue à l’esprit aveuglé. S’affranchir de l’imagination, c’est rendre la vue à l’esprit limité par l’imagination comme le manteau de Joseph la rendit à Jacob8.

Le voyageur accède alors à des visions subtiles, ces photismes qui sont ce plan de surréalité, l’univers des significations de l’autre-monde libérées de l’imagination qui n’en offre que le pâle reflet, l’ombre, l’icône nécessaire au culte commun, d’où s’amorce la quête spirituelle. Ce sont les lumières à la fois des états spirituels et des attributs de Dieu dont le voyageur est revêtu par la providence selon l’injonction prophétique de les intégrer en soi. Le voyageur réalise en lui-même les attributs par l’extase de son être lancé au-delà des limites imaginaires jusqu’à cette pure extase divine qu’est l’existence, toujours projetée au-delà d’elle-même, jamais clôturée dans son immanence, mais sans cesse libérée dans la générosité (jûd) de l’existence (wujûd). Ces photismes sont le corps de résurrection. La visitation manifeste ainsi le ravissement divin: à la fois don de l’existence jusqu’à cette dégradation qu’est l’être, et rappel de l’être à sa source dans l’existence qui sans cesse se donne à voir et à éprouver dans l’extase.

Vision et eschatologie sont unies dans l’évocation des bienheureux : «Dans le paradis les croyants ont “des épouses” qui sont l’épiphanie des attributs de la beauté et de la majesté “pures” de la conjecture et de l’imagination, et “Nous les ferons entrer” par le ravissement depuis l’ombre de la vie métaphorique dans “l’ombre fraîche” (zill zalîl) de l’existence réelle qui n’a pas de métaphore par après»9. La découverte en soi de la lumière originelle qui fait le fond des choses, la lumière muhammadienne, est la découverte de son paradis intérieur. Les visitations sont cette réelle extase interne qui jalonne la croissance de son propre paradis. Anticiper sur sa propre fin, c’est laisser la place à la pure vision en soi en vidant son coeur des formes imaginaires qui le délabrent. Ainsi devient-on cette arche réelle que la procession angélique de la sakîna descend oindre des attributs divins ravissant le voyageur à l’immobilité causale de l’être. L’effort spirituel est dès lors destruction messianique des idoles en soi et sacrifice de l’âme pour offrir le coeur à la station équilibrée de la miséricorde. L’imagination produit des ombres, des métaphores, mais le défaut de l’image est moins sa pauvreté ontologique que l’illusion qu’elle génère, illusion incarnationniste de l’immanence propre au monde de l’être. La visitation n’est pas une abolition, mais une intensification de la métaphore, une extase de l’être qui rend les ombres à leur propriétaire comme le réclame le commentaire coranique (Cor., IV=57–58).

La perspective eschatologique veut que les réalités d’être soient anéanties par la manifestation de l’essence divine. Le voyageur est associé à cet anéantissement car il lui incombe de rendre les ombres à leur propriétaire: manifester que l’existence des choses ne leur appartient, mais est empruntée à une source externe qui a un droit sur elle. Le problème de l’image est le problème de l’ontologie qui enferme l’être dans l’autonomie de son immanence par la causalité. Il ne s’agit pas de supprimer les choses mais de les arracher à leur autonomie pour révéler en pleine lumière l’hétéronomie de l’être. Dépasser l’imagination, c’est rendre l’être à l’existence, restituer l’être à son indigence substantielle pour qu’il soit ravi dans le corps de résurrection du mystique par lequel la lumière irradie sur l’ensemble de l’être.

La critique de l’imagination apparaît ainsi nécessaire à une réflexion sur l’être qui tente d’arracher Dieu à l’onto-théologie. Critiquer l’image c’est dépasser l’ontologie en distinguant l’être régulé par la causalité, métaphorique et mimétique, de l’existence, réelle spontanée et extatique qui maintient toujours en même temps l’ipséité et l’altérité. Ramener les choses à leurs significations d’outre-monde est le sens d’une eschatologie intérieure par laquelle éclot le corps de résurrection composé des lumières colorées des attributs qui ne sont autres que l’essence. Laisser se déployer l’essence dans la réorientation des choses, c’est rendre le monde transparent à la lumière, la miséricorde, le Muhammad de l’existence, pour qu’elles soient relevées au maximum de leur intensité d’existence.

Cette critique a continué à influencer ses successeurs immédiats, comme Majd al-dîn Baghdâdî (1149–1210 ou 1219). Pour Baghdâdî, l’imagination est un trésor interne à la perception. Il y a «une force dans l’intérieur du cerveau dans le cercle duquel pénètrent toutes les formes senties, et cette force est ce que les médecins et les sages nomment la perception»10. L’aspect intérieur de l’imagination vient de ce qu’elle cache en elle les sensations et les représente comme si on les contemplait en soi. L’imagination maîtrise donc ses images et en tire une capacité d’illusion, en donnant l’impression d’une autonomie du sujet qui rompt avec l’hétéronomie des sensations. Le rêve est donc le meilleur révélateur de la puissance de l’imagination, car il se déploie lorsque le sommeil ferme les sens externes. L’imagination est une présentation autonome de la mémoire.

Elle peut présenter des sensations de l’âme et du démon, mais aussi, selon la pureté du coeur, les choses du monde caché. Elle embellit «le vêtement des sensations » relatives à la personne, de sorte que l’imagination est vraiment l’expression du sujet. Le rêve est donc foncièrement sincère et représente «l’une des soixante-dix parties de la prophétie».

L’imagination a la vertu de manifester l’autonomie du sujet visionnaire, mais elle est ambivalente. Elle peut embrouiller la vision de l’esprit qui peut aussi en être libéré. L’imagination appartient à la nature humaine: elle est le reflet de sa lutte intérieure. Si «l’esprit ou le lieutenant de Dieu» triomphe, la contemplation atteint le monde caché, et est intermédiaire entre le monde caché et le monde de la perception de sorte que l’on voit les réalités. L’imagination lie les deux mondes, comme une échelle ascendante et descendante. La critique de N. Kubrâ s’en trouve ainsi atténuée par son disciple favori qui limite la vision de l’esprit à la sphère de l’imagination. Ce qui se passe au-delà n’appartient qu’à la providence qui inspire. Cette inspiration, d’où l’esprit est absent à lui-même, implique alors une éducation spirituelle pour en élucider le sens. L’au-delà de l’imaginaire est donc un dessaisissement de soi plus radical que chez Kubrâ, et la conception de Baghdâdî apparaît en retrait, puisqu’elle ne débouche que sur une education spirituelle.

Najm-i Râzî (m. 654/1256) semble proposer une première conciliation des conceptions d’ibn al-‘Arabî et de Kubrâ. Elle est un pas en direction de l’adoption, plus tard, de la pensée du maître andalou par les kubrawîs. En effet, la description du passage des sens à l’imagination, puis à la mémoire, et à la pensée semble emprunté à ibn al-‘Arabî11. En même temps, Najm-i Râzî reprend la réflexion de Baghdâdî qu’il perfectionne encore.

Najm-i Râzî relie l’imagination à la perception dans une hiérarchie de puissances psychiques ascendante12. L’imagination ressemble à la perception parce qu’elle est synthétique. Les cinq sens sont profondément affectés par les formes et en plusieurs fois, contrairement à la perception. Celle-ci est synthèse, par nature une forme qui n’est pas affectée «par la voie de l’inscription (ta’thîr) mais par une voie plus haute», et qui conçoit le tout comme une réalité différenciée et temporelle. Elle offre une connaissance articulant sujet et objet et recueille la multiplicité dans l’unité, puissance qui monte jusqu’à l’imagination. Perception et imagination sont tellement proches dans leur mécanisme et leur localisation, à l’avant du cerveau, qu’elles semblent ne faire qu’un13. La puissance imaginaire monte jusqu’à la mémoire, trésor conservant les choses à l’arrière du cerveau, et la pensée, dans le lobe central du cerveau, fait la synthèse des trois. La pensée est propre à l’homme, organe de la vision et de l’orientation vers la raison.

Le propre de l’homme est donc sa capacité de gravir les puissances de son âme: depuis la perception jusqu’à l’imagination puis à la mémoire, ensuite à la pensée et enfin à la représentation des vérités des choses dans la raison14. Mais cette ascension requiert la providence pour aboutir, car elle instille l’inspiration, comme chez Baghdâdî. Le processus de la vision est une descente des vérités inspirées jusqu’à la perception. Dans le sommeil, l’âme va vers la raison et voit les choses comme réelles15. Réciproquement, l’émanation de Dieu se reflète dans la raison et, de là, dans la pensée, l’imagination, la perception et celle-ci figure les choses comme venant d’elle «comme le rêveur qui croit voir la réalité alors que ses visions sont le fruit de son imagination», et «tantôt il voit les choses telles qu’elles sont, tantôt elles ont besoin d’une explication»16.

Râzî décrit la vision par l’inspiration providentielle, comme Baghdâdî, et maintient le rôle central de l’imagination dans la vision, comme chez ibn al- ‘Arabî. Il retient cependant l’autonomie de l’imagination comme critère décisif, et il inclut la perception dans la vision si bien que l’imagination donne à voir, mais dans la perception. Ainsi l’imagination est une puissance productrice, et constitue le dispositif par lequel le sujet s’instaure. Elle ne peut être abolie sans que le sujet s’en trouve annihilé. L’imagination est donc encore l’organe de l’inspiration, pour les saints, et de la révélation, pour les prophètes, dès lors pure faculté visionnaire s’affranchissant de la sensibilité pour donner figure à l’inspiration.

Cependant, traitant de la visitation, Râzî abandonne cette première conception pour revenir à la critique de Kubrâ. Il affirme même que ceux dont la raison est embrouillée par l’imagination succombent à l’égarement et à l’innovation. Il énumère trois types de visitations: propre à l’âme, spirituelle et seigneuriale17. Le premier est l’apparition imaginaire des attributs de l’âme, grâce à la providence, sous la forme d’animaux. Le second est double, car en elle l’imagination s’arrête:
1 — à ce que l’imagination domine: visitations des anges, des prophètes, etc.;
2 — aux visitations dépouillées de «la langueur de l’imagination» et sur lesquelles l’imagination n’a aucun pouvoir, visitations propres au coeur regroupant «les significations dévoilées, les réalités répandues et les sciences fines», puis les théophanies de l’esprit et de ses attributs «comme des lumières dépouillées des matières et des formes». A ce stade, où les ténèbres humaines sont effacées et changées en attributs spirituels lumineux, on retrouve la fonction centrale du coeur qui nécessite le dépassement de l’imagination. Le troisième s’opère par la vision des signes, le dévoilement et les contemplations puis la théophanie des attributs de beauté et majesté.

Ibn al-‘Arabî influence Râzî pour l’analyse psychologique, mais lorsqu’il intègre l’imagination à sa pensée de l’existence pour en faire l’axe même, Râzî renonce à le suivre. Ibn al-‘Arabî rejette à l’avance les critiques de l’imagination, car ni elle ni la sensibilité, facultés passives, ne se trompent jamais, ce qui renvoie au fait que la manifestation divine suppose une rectitude de l’apparaître.

C’est donc la pensée ou la raison lorsqu’elles jugent qui se trompent et non, l’imagination ou la sensibilité. Le problème ne tient pas aux formes mais aux significations: l’imagination «est tout entière juste»18. L’imagination est tout de même active car elle est lumière. L’ascension de la vision imaginale est une progression du plus vaste jusqu’à l’unité divine qui est le plus étroit19. C’est en cela que l’imagination est le premier créé, cette nuée primordiale exhalée du soupir miséricordieux de Dieu Se révélant à lui-même, comme l’exprime H. Corbin: «L’opération théophanique initiale par laquelle l’être divin se révèle, se montre à lui-même, en se différenciant dans son être caché, cette opération est conçue comme étant Imagination active créatrice, Imagination théophanique. Nuée primordiale,
Imagination absolue, ou théophanique, Compassion existentiatrice, ce sont là des notions équivalentes, exprimant une même réalité originelle: l’Etre divin dont est créée toute chose»20. S’il en est bien ainsi, si Râzî a lu ibn ‘Arabî comme Henry Corbin, il ne pouvait accepter une telle perspective ontologique de l’imagination, et a dû restreindre son analyse de l’imagination à la psychologie déjà ébauchée chez Majd al-dîn Baghdâdî21. Reste à savoir si la lecture d’Henry Corbin rend justice à la pensée d’ibn ‘Arabî pour ce qui concerne cette question.

On peut en douter dans la mesure où Henry Corbin prend appui sur une certaine ontologie. J’y reviendrai ailleurs.

Un autre kubrawî de la première génération, qui fréquenta les disciples d’ibn al-‘Arabî, Sa‘d al-dîn Hamûya (m. 1252), suit la même évolution. Dans son Livre du commentaire de Bismillâh22, il indique que l’imagination se limite aux généralités: il faut s’en défaire pour saisir le détail des choses et l’unité. Il precise aussi qu’Iblîs revêt les choses d’un manteau d’images, que Dieu détruit pour donner la vérité des choses, opposant radicalement imagination et visitation. Ailleurs, il remarque : «Les mystiques trouvent le point de l’unité dans le cercle de l’ipséité et ils voient le secret sacro-saint de la divinité sous l’image de la figure humaine. Alors ne reste ni figure, ni image, ni forme, ni imagination». Il décrit aussi une imagination dont la multiplicité brise l’unité: «Dans l’unité même la multiplicité est impossible, et tout ce que tu vois d’autre que l’unité n’est qu’imagination»23. Il décrit encore une ontologie de l’imagination, une sorte de schématisme de l’imagination. En tant qu’intuition de la réalité, elle permet de concevoir les choses en tant qu’elles sont, manifestant intuitivement l’être des choses, de sorte qu’elle peut être un moyen de connaître les choses. Le lien étroit de l’imagination avec l’être est saisi dans sa vérité lorsqu’on la confronte au néant. L’imagination peut être voilée par la stupeur que provoque le néant parce qu’elle ne se fonde que sur l’existence, sur le fait qu’il y a quelque chose et non pas rien. Elle est donc inséparable de la révélation prophétique et de son influence. On acquiert par elle «une capacité propre à chacun de se représenter le seigneur des mondes», et cela conduit à adorer Dieu sous la forme de sa propre détermination d’essence. Cependant Hamûya considère que si l’imagination permet l’adoration, elle enferme dans la représentation et, du fait qu’elle est toujours mimétique, elle limite la foi à la croyance par imitation. Certains ont dépassé l’imagination, accédé à «la réalisation à partir de l’imitation, jeté le regard sur la certitude visionnaire et trouvé la vie éternelle», mais «d’autres sont demeurés dans les premières représentations et les perceptions imaginaires, si bien qu’ils sont redescendus dans la première demeure et ont manqué la voie originelle»24. L’imagination est ténébreuse, opposée à l’unicité, et peut manifester la domination de l’antéchrist en soi: «Tant qu’il y a les formes et les figures tu es dans la vision et l’imagination. Lorsque tu atteints la signification tu es dans la pureté et l’union. Le principe pour la signification est Jésus, et pour la forme l’antéchrist. Jésus est tout entier esprit et signification, et l’antéchrist est tout entier
corps et prétention. Toute âme qui entre dans la prétention […] sert l’antéchrist, et l’imagination abonde en elle»25.

Simnânî (659/1261–736/1336), réticent vis-à-vis de l’unité de l’existence, indique que l’imagination provoque des erreurs d’interprétation. Fidèle à Kubrâ, le rejet de l’imagination est pour lui un critère essentiel de la certitude: «La certitude inclut de savoir que les contemplations du monde caché et les visitations des voyageurs ne sont pas imaginaires. Depuis l’âge de trente-cinq ans, je contemple la forme de mon esprit sous une apparence unique qui ne change pas.

Si elle était imaginaire, elle ne demeurerait pas d’une forme et d’une apparence uniques; celui qui veut atteindre la certitude, ne doit pas laisser entrer le doute en lui»26. Dans son commentaire de la sourate al-Wâqi‘a, il distingue soigneusement la visitation de l’imagination. La visitation est ce qui arrive sans qu’on en puisse douter; évidence, elle est la forme même de la vérité. «Elle est, au début, comme un voile noir au-dessus de la tête lorsqu’il est dominé par l’invocation».

Chaque fois qu’elle descend, elle s’installe sur l’invoquant comme une apparence inspirant la révérence et une révélation apaisante. Au milieu, elle lui permet de voir les univers du monde caché et les sciences spirituelles. Elle peut se conjuguer à la perception de sorte qu’il voit quelqu’un qui le contemple dans la visitation, et «c’est une condition sublime estimée des maîtres de l’itinéraire». La visitation est «tellement manifeste que ni l’âme ni le démon ne peuvent en revêtir la condition». Cette opposition le conduit à affirmer que ce que l’on voit dans l’univers de l’imagination «n’a aucune vérité», et il recommande de voir les formes par l’oeil de la réalisation pour en percevoir les significations et ne pas y rester emprisonné. Cet effort, comme chez Kubrâ, consiste à s’abstraire des images pour réaliser les pures formes de son corps de résurrection, et engage aussi toute une métaphysique de l’existence.

Les kubrawîs plus tardifs adopteront la doctrine d’ibn al-‘Arabî, comme Sayyid ‘Alî Hamadânî (1314–1385) et, plus tard, Sayyid Muhammad Nûrbakhsh (m. 1464) qui se fit proclamer Mahdî. On ne trouve plus chez lui de trace de la critique de Kubrâ. L’imagination demeure un élément de la psyché, comme chez Najm-i Râzî, mais il n’y a plus de rupture entre l’imagination et la concentration visionnaire qui en est simplement une modalité supérieure par laquelle on a accès aux lumières colorées qui sont devenues des visions imaginales.

La critique kubrawî de l’imagination a sans doute été surdéterminée par la primauté qu’ils accordaient à l’éducation spirituelle dans leur conception de l’expérience visionnaire. En d’autres termes, soucieux de décrire les conditions et les modalités de l’itinéraire spirituel, ils ne devaient certainement pas voir clairement que la question de l’imagination dépassait largement le cadre trop étroit de l’itinéraire spirituel en tant qu’il est soumis à la condition de l’éducation, même si elle ne peut pas en être séparée. Mais ils ont certainement manqué, de ce fait, les implications plus vastes de cette question, à savoir qu’elle fonde et articule la pensée de l’existence en permettant de la détacher et de ruiner l’ontologie. C’est ce qu’il faudrait essayer de montrer.


 Post-scriptum

Ceci pourrait bien être un préambule, mais on y courrait le risque d’en faire un préalable, une condition qui pèserait sur le texte et en démentirait le trait. Il n’en demeure pas moins que le post-scriptum a précédé le corps de l’écrit et en a tracé en avant la silhouette imaginaire qui n’en est en somme que la remarque.

La question, puisqu’il faut bien se poser une question, concerne ici ibn al-‘Arabî, mais elle pourrait tout aussi bien concerner d’autres «grands» noms de la spiritualité auxquels nous avons affaire. La question prend prétexte d’ibn al-‘Arabî mais porte plutôt sur notre affaire au final. Henry Corbin avait tenté de clarifiersa position en prenant appui sur la phénoménologie pour prétendre s’effacer devant ces grands noms en question. Personne n’est dupe cependant et lui-même ne l’était pas plus. Quelle peut être l’utilité d’ibn al-‘Arabî aujourd’hui? Voilà une question que l’on entend répéter ici et là à l’occasion de colloques et autres conférences.


 C’est une question à laquelle les experts et les spécialistes en ibn al-‘Arabî sont sommés de répondre du haut de leur expertise. A quoi peut bien server une telle expertise? En d’autres termes, qu’est-ce qui justifie aujourd’hui que l’on développe une telle spécialisation, étant entendu que l’aujourd’hui et le milieu et la condition qui conditionne toute activité et que cet aujourd’hui ne peut plus être pensé hors de l’histoire, autrement dit ne peut échapper au temps technique, à une compréhension du temps qui pense le temps comme le milieu dans lequel la volonté d’un sujet se manifeste en tant que maîtrise technique. L’actualité d’ibn al-‘Arabî ne peut être mesurée que si on le soumet à la comprehension technique du temps qui placera ibn al-‘Arabî parmi les ressources dont le présent peut tirer avantage pour façonner librement son avenir en faisant de l’ensemble du passé la matière première de notre émancipation par rapport aux contraintes du temps, c’est-à-dire par rapport à l’irréductible étrangeté de notre mort. On serait tenté de répondre qu’à vouloir faire servir ibn al-‘Arabî, à vouloir le rendre actuel, autrement dit à vouloir le faire passer à l’acte nous l’avons déjà manqué puisque nous le posons d’abord comme puissance, potentiel, ineffectif.


Le soumettre aux impératifs techniques de notre compréhension du temps sera déjà l’avoir anéanti et l’avoir manqué. L’enfermer dans la mise en service de notre temps n’est cependant pas plus absurde que de l’enfermer dans un passé historique en en faisant une figure de la pensée musulmane parmi d’autres meme si c’est en le proclamant le plus grand maître, expression malencontreuse qu’il n’aurait pas nécessairement cautionnée. En faire un objet d’histoire, meme d’histoire des idées, en faire tout simplement un objet, revient à enfermer ibn al- ‘Arabî en ibn al-‘Arabî, dans l’objet que nous avons préconçu à partir d’un temps représenté qui ne peut échapper aux critiques qu’Henry Corbin avait reunites sous le vocable d’«historicisme». On l’aura à l’avance enfermé sous la condition de la science dans une objectivation à laquelle on peut toujours objecter sous les règles de la falsification, et face à laquelle il ne nous restera que la déconstruction que permet l’ironie. Objet d’histoire, objet philosophique, objet d’un patrimoine culturel, ibn al-‘Arabî sera l’hôte du débat scientifique et des querelles d’experts. Au moins sera-t-il préservé dans son abandon au passé de l’exploitation technique que l’on est tenté de faire valoir. Pourtant, est-il si illégitime de vouloir en tirer des leçons, des enseignements, bref d’en faire une ressource?


N’est-ce pas le risque auquel s’expose délibérément quiconque prend le parti d’écrire et ainsi de se mettre en scène? Une ressource à quoi? A quelle détresse? A quelle absence de principes directeurs? de guides métaphysiques?


Ibn al-‘Arabî ne serait-il pas convoqué pour remplir un supposé vide métaphysique?
Pour nous rendre du métaphysique et nous sortir du désarroi? La modernité dans sa quiétude technique ne cherche guère toujours que des solutions, ne pense le temps que comme la mise en oeuvre de solutions par une volonté qui en aura à l’avance délibéré dans l’intimité de la conscience d’un sujet qui ne voit plus de ciel et qui ne peut plus croire en quelque ciel que ce soit. Ibn al-‘Arabî serait ainsi le retour du ciel tant attendu, un horizon métaphysique qui éclairerait le destin des individus, voire des peuples. D’autres ont été enrôlés dans cette pièce de théâtre récemment avec plus ou moins de succès. Je pense à Jalâl al-dîn Rûmî.


Ils ont ainsi trouvé une actualité au grand soulagement de ceux qui depuis longtemps, et ce n’est pas une affaire de modernité, ont tout fait soit pour liquider ces personnages soit pour les compromettre en les plaçant sous la bannière de l’avenir des peuples. La question renvoie donc avant tout à notre situation. Notre affaire ne serait-elle pas plutôt de rendre ibn al-‘Arabî à son inactualité radicale?


 Ne faudrait-il pas plutôt tenter d’arracher ibn al-‘Arabî à lui-même, à l’ordre tantôt métaphorique et tantôt allégorique auquel nous nous condamnons. Eviter la condensation métaphorique qui nous ferait croire qu’il y a un objet ibn al-‘Arabî supposé adéquat à lui-même, dont l’image est la réalité et dont l’expertise toujours plus exigeante nous permettrait à la fois de rendre raison d’ibn al- ‘Arabî, c’est-à-dire de le soumettre aux lois de la rationalité de notre discours qui vise la vérité d’une supposée réalité, ontologisant un ibn al-‘Arabî qui fait tout sauf de l’ontologie, et de nous rassurer sur la réalité de nos objets historiques autant que sur notre aptitude à décider qu’il y a du réel et que ce réel nous est offert dans sa vérité, à la condition de faire preuve de scientificité. Eviter l’allégorie qui fait d’ibn al-‘Arabî une pure image à décoder, l’illustration de nos thèses scientifiques au moment même où ces thèses et leur scientificité sont en train de laisser s’évanouir leur dernières traces.

Peut-on pour autant renoncer à lire ibn al-‘Arabî? Et s’il faut le lire, qu’est-cequ’une telle lecture? Peut-être faut-il premièrement tenir le bord, l’aborder en restant en bordure, sur cette fine ligne qui se trouve entre notre présent, auquel nous ne pouvons somme toute pas échapper, et l’inactualité de la pensée. Il conviendrait alors de ne pas laisser le présent, l’avenir ou le passé s’emparer de ces écrits pour les laisser dans leur étrange inactualité qui tout en nous maintenant à la lisière de ce qui se pense nous rend étrangers à nous-mêmes et au temps historique de la maîtrise. Ce qui voudrait dire qu’il faudrait éviter de le traiter comme un objet historique et l’arracher à toute objectivité. Peut-être pourrait-on ainsi entendre ce qu’il dit de ce que nous ne percevons que ce que nous croyons alors même que ce que nous percevons reste toujours ouvert au-delà de la limite de notre croyance comme au-delà de ce que trace ce que nous croyons percevoir.

Peut-être pourrait-on aussi entendre la voix d’un autre temps, d’une temporalité singulière qui est précisément celle de l’inactualité. Il conviendrait de ne pas le laisser s’abîmer dans l’hystérie et l’agitation de l’activité humaine qui ne supporte pas l’inaction, qui déracine radicalement l’homme et nivelle la parole en bavardage, y compris scientifique. Enfin le rendre et l’enraciner dans son inactualité me semble être la condition de restituer la pensée à sa puissance, à la puissance qu’est tout véritable pensée lorsqu’elle nous frappe d’étrangeté radicale, lorsque nous perdons pied et que nous ne trouvons plus les conditions de la maîtrise. Cette puissance est le pouvoir de nous inquiéter, celle de nous plonger dans un océan sans rivage, c’est-à-dire ce qui ne peut précisément pas être nommé océan autrement qu’allégoriquement, donc en ruinant toutes les resources du langage qui prétend nommer les choses et les identifier. La puissance de rompre le cercle herméneutique de la copie qu’est toute métaphore, toute condensation, bref toute tentative de cristalliser quelque chose comme un sujet, sujet de la maîtrise, volonté, maître du discours, expert, spécialiste… En somme, devenir un pur voyageur toujours étranger, jamais en territoire connu, inapte à reconnaître autant qu’à se reconnaître. Rendre la puissance à la puissance, c’est-à dire à la force d’anéantissement de tout ce qui est reconnaissable. La puissance du texte n’apparaîtra alors rien d’autre que la puissance que le texte met en oeuvre pour s’anéantir lui-même et nous laisser face à l’anéantissement de la métaphore que nous ne cessons de susciter pour nous identifier. La puissance d’étrangement serait alors notre stupéfiante présence à notre mort d’autant plus inactuelle qu’elle est radicalement non représentable, c’est-à-dire qu’elle est toujours au-delà de ce que nous y posons comme métaphores, de ces métaphores par lesquelles nous nous identifions. Que reste-t-il d’ibn al-‘Arabî pour nous en fin de compte? La puissance à laquelle nous devons prendre le risque de nous exposer, l’inquiétude dans laquelle nous ne devons cesser inlassablement de nous tenir et de parcourir comme des voyageurs sans halte.

1 Najm al-dîn Kubrâ. Les éclosions de la beauté. Nîmes : Éditions de l’Eclat 2001. P. 164.

2 Le concept d’ontologie a l’inconvénient de véhiculer une histoire entière et particulière de la pensée qui a dès le départ de la philosophie considéré comme déjà entendu et admis que ce qu’il y a peut et doit être désigné comme être. Or c’est là une manière spécifique de mettre le fait en question qui présuppose par la forme de la question la forme de la réponse. En d’autres termes, et pour employer des catégories développées par ibn ‘Arabî en relation avec l’imagination, on a d’emblée donné une forme à la question par l’imagination qui ne peut que produire les formes que l’on en attendait même en étant inconscient. Autrement dit, on a conditionné par notre propre regard ce que l’on mettait en question. Conséquemment, l’emploi du concept d’ontologie nous contraint à recourir à tout l’arsenal conceptuel que la philosophie scolastique a construit en tordant les catégories, les modes du voir, de la philosophie grecque, en particulier les concepts d’essence et de substance qui conditionnent notre vision d’ibn ‘Arabî. Or, il me semble qu’ibn ‘Arabî distingue soigneusement wujûd, existence, et kawn, être, et que si l’on n’a pas cela en vue, c’est-à-dire une certaine destruction de l’ontologie à l’oeuvre chez ibn ‘Arabî, comme du reste chez Najm al-dîn Kubrâ, on s’interdit de saisir le caractère central et stratégique de l’imagination dans sa pensée de l’existence qui n’est décidément pas plus l’Etre heideggérien et l’Etre de la tradition philosophique hérité de Parménide, que l’existence au sens des existentialismes de la philosophie française.

3 Ibn al-‘Arabî. Al-Futûât al-makkiyya. Éd. ‘Uthmân Yayâ. Le Caire: 1972. Vol. II. P. 99–100.

4 Najm al-dîn Kubrâ. La pratique du soufisme. Nîmes : Éditions de l’Eclat 2002. P. 63.

5 Sur la révolution des centres subtils dans l’itinéraire spirituel et l’histoire prophétique, voir: Ballanfat P. La prophétologie dans le ‘Ayn al-hayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî // Mystique musulmane, parcours en compagnie d’un chercheur Roger Deladrière. Paris: Cariscript 2003. P. 285ss, 315.

6 Najm al-dîn Kubrâ. Les éclosions de la beauté. P. 148.

7 Najm al-dîn Kubrâ. Les éclosions de la beauté. P. 148.

8 Ballanfat P. La prophétologie dans le ‘Ayn al-ayât, tafsîr attribué à Najm al-dîn Kubrâ et Najm-i Râzî. P. 316.

9 ‘Ayn al-ayât, commentaire de Coran. IV=57–58.

10 Majd al-dîn Baghdâdî. Tufat al-barara fî masâ’il al-‘ashara. Trad. persane de Khurâsânî. Téhéran : 1368 H.S. P. 180-2, 186.

11 Ibn al-‘Arabî. Al-Futûât al-makkiyya. Vol. IV. P. 318–319.

12 Najm-i Râzî. Kitâb Manârât al-sâ’irîn wa maqâmât al-â’irîn. Éd. Sa‘îd ‘Abd al-Fattâh.Le Caire: 1993. P. 97.

13 Najm-i Râzî semble tirer cela des Futûât al-makkiyya, où ibn al-‘Arabî dit que «la sensation est la chose la plus proche d’elle, et c’est le fait que l’imagination saisit les formes depuis la sensibilité» (Al-Futûât al-makkiyya. Vol. IV. P. 418); c’est pourquoi l’imagination, «la vaste-étroite», ne peut saisir les réalités que sous une forme.

14 Ibn al-‘Arabî précise que la raison ne peut connaître les choses sans passer par ces puissances, car elle ne possède rien en elle-même; de plus les relations entre ces puissances, de la sensibilité jusqu’à la raison, est mimétique (Al-Futûât al-makkiyya. Vol. IV. P. 319–320).

C’est pourquoi l’imagination est l’essence du «comme si», ni existante ni non existante, ni connue ni inconnue, ni niée ni affirmée.

15 Najm-i Râzî. Manârât al-sâ’irîn wa maqâmât al-â’irîn. P. 123.

16 Ibid. P. 99–100.

17 Ibid. PP. 271, 127–129.

18 Ibn al-‘Arabî. Al-Futûât al-makkiyya. Vol. IV. P. 420.

19 Ibn al-‘Arabî. Al-Futûât al-makkiyya. Vol. IV. P. 421.

20 Corbin H. L’imagination créatrice dans le soufisme d’ibn ‘Arabî. Paris: Flammarion 1993. P. 144.

21 Il se tient toutefois au seuil du passage à une pensée de l’existence développée par l’école akbarienne. Le mystique ottoman Niyazî Mısrî ne s’y trompe pas. En intégrant un long passage du tafsîr de Najm-i Râzî à son propre commentaire coranique, il ajoute une remarque qui fait passer d’un coup de l’ontologie kubrawî à la wahdat al-wujûd par le biais de l’imagination. Le passage concerne précisément la création et compare Dieu à un peintre. Ce qui manque à cette comparaison qui pense l’ontologie comme représentation c’est l’imagination. Niyâzî ne s’y trompe pas. La partie en italique est la remarque qu’ajoute Niyâzî au texte de Râzî: «[Chaque peinture a un aspect visible, qui est son apparence, un aspect caché qui est la science de la représentation (taswîr), et une clé qui ouvre la porte de la science de la representation selon l’apparence de la peinture pour que celle-ci soit l’objet de l’action telle qu’elle est dans la pensée du peintre. Et c’est le calame. Nul ne peut interférer dans l’emploi du calame qui est dans la main du peintre. Allâh est le peintre qui représente, et les peintures sont celles des divers êtres cachés ou visibles. L’aspect visible de chaque peinture est sa nature créée et son étantité (kawn). Son aspect caché est la science de sa création et de son étantification. La science de sa représentation qui est la clé par laquelle s’ouvre la porte de la science de son étantification selon sa forme (sûra) et son étantification est la puissance angélique (malakût). Par le calame, la puissance angélique de chaque chose est l’étantité de la chose.] C’est comme le calame dans la main du peintre, et c’est la puissance imaginatrice (quwwa khiyâliyya) qui est le calame suprême. Le calame de la puissance angélique est dans la main d’Allâh, Lui qui possède la puissance angélique de toutes choses et elles retournent à Lui» (Niyazî Mısrî. Mecâlis. Süleymaniye Ktp., Hacı Mahmûd Efendi 1758, fol. 89b–90a).

22 Manuscrit Süleymaniye, Çorlulu Ali Pasa 445.

23 Sa‘d al-dîn Hamûya. Al-Misbâh fî’l-tasawwuf. Éd. N.M. Herawî. Téhéran : 1362 H.S. P. 100, 66.

24 Ibid. P. 99.

25 Ibid. P. 77–78.

26 ‘Alâ’ al-Dawla Simnânî. Al-‘urwa li-ahl al-khalwa wa’l-jalwa. Éd. N.M. Herawî. Téhéran : 1362 H.S. P. 517.






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