lundi 15 juillet 2013

Titus Burckhardt - Les Sciences traditionnelles à Fès


 

 
 
 
[Conférence donnée le 21 mai 1977 devant l'Association de l'Université El-Qaraouyine.]

 

La science traditionnelle (al-'ilmu't-taqlîdî) et la science moderne ont peu ou rien en commun ; elles ne possèdent pas la même racine ni ne portent les mêmes fruits. Qui dit tradition dit transmission et celle-ci n'est essentielle que là où il s‘agit d'assurer la continuation d'un savoir que l'on ne saurait reconstituer par des efforts individuels s'il venait à se perdre. Toute autre est la nature de la science moderne, qui est fondée sur l‘expérience sensible, sur quelque chose donc qui est en principe accessible à tout homme, de sorte que cette science peut toujours être rebâtie à partir de zéro, à condition qu'on dispose d'expériences suffisantes, — condition difficile à remplir, puisque les expériences scientifiques et les conclusions qu'on en tire s'accumulent selon une telle progression qu'il est devenu impossible d'en embrasser la totalité. L'expérience sensible, pratiquée méthodiquement et comme seule approche de la réalité, s'enfonce dans la multitude indéfinie des phénomènes physiques et risque par la même d'oublier son propre point de départ, qui n'est autre que l‘homme dans sa nature intégrale, l'homme qui n'est pas seulement une donnée physique mais à la fois corps, âme et esprit (jasad, nafs, rûh).

 

Demandez à la science moderne : qu'est-ce que l'homme ? Elle se taira par conscience de ses propres limites ou, si elle répond, elle dira que l‘homme est un animal aux facultés cérébrales particulièrement développées. Et si vous posez la question de l'origine de cet animal, elle vous parlera d'une chaîne infinie de coïncidences, d'accidents, de hasards. Autant dire que l‘existence de l'homme n’a pas de sens.

 

Demandez à la science traditionnelle : qu'est-ce que l‘homme ? Elle vous répondra par des métaphores — les histoires bibliques et coraniques de la création d'Adam — qu'on serait tenté d'écarter comme une mythologie désuète si l‘on ne devinait pas que ces récits sacrés véhiculent une vision profonde de l'homme, beaucoup trop profonde pour être enfermée en des définitions rationnelles. Et la première chose que nous en retenons, c'est que l‘homme à une cause unique, qui se situe au-delà de toutes les contingences, et que son existence sur terre à un sens. Ce sens, cette vision profonde de l'homme n'a rien à faire avec une science empirique ; on ne saurait la reconstituer à partir de l'expérience et du raisonnement, car elle concerne l'homme, non pas sous le rapport de son existence spatiale et temporelle, mais « sous le rapport de l'éternité », si l'on peut s'exprimer ainsi.

 

La tradition sous toutes ses formes est essentiellement un souvenir (dhikr) de cette vision intemporelle de l'homme et de son origine, qu‘il s'agisse de la transmission de lois et coutumes sacrées, ou de la transmission de leur signification spirituelle, dans la mesure ou celle-ci peut être transmise d'homme à homme, c'est-à-dire dans la mesure ou les maîtres sont autorisés à l'exposer et les disciples prêts à la recevoir. Ces considérations d'un ordre très général et d'une expression inévitablement sommaire étaient nécessaires pour situer notre thème, pour préciser, notamment, ce que nous entendons par « science traditionnelle ». En même temps, elles situent notre quête personnelle, qui nous conduisit à Fès, voici bientôt quarante ans.

 

À cette époque, bien des branches de la science islamique telle qu'elle avait existé a son apogée médiévale ne faisaient plus partie de l'enseignement donné dans la grande mosquée El-Qaraouiyine. Au 14ème siècle déjà, Ibn Khaldoun s'était plaint d‘un certain appauvrissement intellectuel dans le milieu savant de Fès, et cet appauvrissement a dû s'accentuer durant les siècles suivants jusqu'à la venue des Francais au Maroc. La réduction progressive des domaines de la science n‘était cependant pas uniquement l'effet d'une décadence : c’est la domination exclusive du Malikisme qui avait simplifié l'étude du droit, tandis que l'Acharisme éliminait la philosophie hellénisante. D'une manière plus générale, il y a dans le génie maghrébin une tendance à réduire les choses à l'essentiel et au rigoureusement nécessaire. L'enseignement de l'histoire, par exemple, ne subsistait plus que sous la forme de l‘histoire sacrée, celle des débuts de l'lslam, parce que seule l'histoire sacrée, qui exprime des vérités (haqaïq) intemporelles, méritait d'être retenue. Quant à l'astronomie, elle était réduite aux calculs qui permettent d‘établir le calendrier musulman et les heures des prières. Malgré ces réductions — et peut-être même à cause d'elles — l'ensemble des sciences enseignées, dans les années 30, à la grande mosquée El-Qaraouiyine, se présentait comme un édifice parfaitement uni, alors que l'enseignement universitaire moderne est divisé en différentes disciplines, qui divergent souvent entre elles. Ici, à El-Qaraouiyine, toutes les branches du savoir : la langue, la logique, le droit, la morale et la théologie convergeaient vers un seul et même but ; et l‘on pourrait également dire qu'elles dérivaient d'une seule et même source, du Coran et du Hadith, qui sont le fondement à la fois de l'ordre spirituel et de l'ordre social dans l'lslam.

 

On pouvait s‘étonner du zèle avec lequel des grammairiens dissertaient pendant des heures et des jours sur un seul verbe, une seule forme, un mot d'arabe. Or, il n'est pas étonnant qu'une langue qui a servi de récipient à la révélation divine, et qui, de ce fait, garde une profondeur et une finesse que les langues profanes ont perdues, soit choyée comme la plus précieuse des choses.

 

On pouvait s‘étonner également de la minutie avec laquelle les spécialistes du hadîth examinaient l'isnad d‘une tradition prophétique — leur mémoire était d'ailleurs prodigieuse. Or. il n'est pas étonnant non plus que pour des paroles dont dépend la vie même et de la communauté et de l'âme individuelle, les preuves de l'authenticité soient pesées avec une balance d'or.

 

Mais il y avait autre chose qui pouvait à plus juste titre étonner, et même rebuter, l‘observateur non averti, à savoir le style apparemment rationaliste, et en tous cas franchement légaliste qu‘assumait généralement l'enseignement donné dans la grande mosquée. Parfois les cours, prenant la forme d'un dialogue entre maître et disciples, appelaient une discussion juridique. Il est vrai que la pensée juridique avait sa place très légitime dans cet enseignement, puisque la shariah est une loi et que le droit qui en découle constituait le principal objet d'étude pour la plupart des élèves. Cependant, sur le plan théologique, en kalam, la pensée légaliste avec ses pour et contre, ses law kâna, in kana et lam yakun pouvait donner l'impression d'un rationalisme, c‘est-à-dire d'une pensée toute faite d'alternatives et de ce fait trop schématique pour être adéquate à son objet, la Réalité infinie. Il ne s‘agissait cependant que d'un rationalisme provisoire ou de surface, car en définitive aucun des oulémas qui argumentaient selon cette méthode n'aurait prétendu faire de la raison humaine la mesure de toute chose, comme le prétend en fait la science moderne. La différence entre les deux points de vue, celui du fiqh et celui du rationalisme moderne, qu'il soit philosophique ou simplement scientifique, est en somme la suivante : pour le premier, la raison n'englobe pas toute la réalité, loin de là, mais elle la traduit à sa manière et dans la mesure où elle s'ouvre à la révélation divine ; pour le second — le rationalisme philosophique aussi bien que le rationalisme scientifique — tout doit pouvoir s'expliquer par la raison, et par elle seulement, bien qu'on ne sache pas ce qu'est cette raison, ni pourquoi elle possède ce droit quasi absolu en face de la réalité.

 

Remarquons que chez les meilleurs parmi les savants fassis la routine juridique était tempérée par une très vive conscience de la fragilité humaine, donc par une sorte de précaution constante, qui leur conférait beaucoup de dignité. Et c'est peut-être cette vertu qui exerçait la plus grande influence sur leur milieu humain, sur leurs élèves et non moins sur les simples gens du peuple qui venaient assister aux cours donnés à El-Qaraouiyine, assis à respectueuse distance du professeur entouré de ses disciples habituels.

 

D‘une manière générale, le caractère ouvert et généreux de l'enseignement avait une influence bénéfique sur toute la ville. La relation entre professeur et élève était humaine, non entravée par des règlements mais fondée sur la confiance réciproque. Très souvent, maître et disciple ne travaillaient que pour l'amour de la science. Bien des professeurs ne recevaient qu'un très modeste salaire ou aucune rétribution ; certains vivaient de quelque métier exercé à côté de leur fonction d'enseignant ou de dons que leur faisaient de riches citadins.

 

 De temps en temps des ouvrages classiques du soufisme (at-tasawwuf) ont été lus et commentés à El-Qaraouiyine. Nous avons assisté nous-même à la lecture du Ihya 'ulûm ed-din de Ghazali, et ce n‘était pas la première fois qu‘au Maroc cet ouvrage jouait le rôle de conciliateur entre le fiqh et le tasawwuf, la Loi et la mystique, le ’iIm ez-zhâhir et le ’ilm el-bâtin, la « science extérieure » et la « science intérieure ». En général, cependant, les professeurs de l‘université EI-Qaraouiyine étaient très réservés à l'égard de tout ce qui venait du soufisme. À l'époque du Protectorat, cette attitude se renforça par l'opposition politique entre le milieu universitaire et les confréries (turuq), opposition que l'administration française sut exploiter à fond. Les confréries dérivent bien du soufisme, dont elles représentent en quelque sorte la forme populaire ; en même temps, elles constituaient des groupements humains trop importants pour ne pas être l'objet de pressions politiques. Celles-ci trouvaient un point d'appui dans le fait que beaucoup de ces confréries n‘avaient plus à leur tête de véritables maîtres spirituels mais des chefs purement nominaux, le plus souvent des descendants du fondateur de la confrérie ; or, l'hérédité physique n'est pas un garant de spiritualité. Les véritables maîtres spirituels — il en existait toujours — se tenaient à l'écart de la politique et des grands mouvements collectifs et ne s'entouraient que d'un petit nombre de disciples ; c'est dans ces milieux plus ou moins isolés que le vrai tasawwuf était enseigné.

 

D'un autre côté, il y a toujours eu des savants d‘El-Qaraouiyine qui, sans adhérer nécessairement au soufisme, en reconnaissaient la validité, pour la simple raison que le fiqh ne saurait embrasser toutes les dimensions de la religion (ed-din). On se souviendra de la distinction que le fameux hadîth Djibraïl établit entre el-islâm, el-imân et el-ihsân. Les deux premières dimensions du dîn comprennent respectivement les actions prescrites et les dogmes — et c'est la très exactement le domaine de la science scolastique —, tandis que la troisième dimension se réfère à la vie contemplative. Selon les paroles mêmes du Prophète, el-ihsân consiste en ce « que tu adores Dieu comme si tu Le voyais ; si tu ne Le vois pas, c'est Lui qui te voit ». — En d‘autres termes : ta religion n'est parfaite que si tu es entièrement présent dans l'acte d'adoration ; or, si tu l‘es, tu ne verras pas Dieu, mais tu gagneras la certitude qu'Il te voit. — Ces quelques mots résument toute une pratique intérieure, dont le développement est en principe illimité, puisque son objet est infini, et suppose, non pas un savoir plus ou moins dialectique. mais une « science du coeur ».

 

La présence de l'homme — corps, âme et esprit — dans l'acte d'adoration s'ouvre sur la présence de Dieu dans l‘homme, — s'il est permis de résumer en ces termes tout un univers spirituel trop subtil et trop complexe pour être défini à la légère. En un certain sens, tout le tasawwuf se développe à partir de l'existence de sincérité (ihklâs) : adorer Dieu comme si on Le voyait, c'est l'adorer sincèrement : or, cet effort conduit logiquement a une conversion (tawbah) de tout l'être humain, conversion qui opère une sorte d‘inversion du rapport sujet-objet dans la vision intérieure : jusque là, l'homme voyait toutes choses par l‘oeil de son « moi », son âme passionnelle, et toutes choses en assumaient la teinte ; dorénavant, l'homme voit son propre « moi » par l‘oeil de l'esprit, qui le juge et le transcende ; or, « qui connaît sa propre âme, connaît son Seigneur » (man ’arafa nafsahu faqad 'arafa rabbah) selon le hadîth.

 

Pour ramener les choses à leur plus simple expression, nous pouvons encore dire ceci : on sait qu'en Islam, le croyant est sauvé en fin de compte par le double témoignage qu' « il n'y a pas de divinité hors Dieu » et que « Mohammed est l'envoyé de Dieu », le premier témoignage intégrant en quelque sorte le second. Or, le tasawwuf donne à ce témoignage toute la signification qu'il peut avoir, et il exige en même temps que le témoin soit parfaitement sincère. Ce qui revient à dire que pour le tasawwuf toutes choses s'effacent finalement devant l'Absolu : le monde, qui n'est que son reflet, et l'ego qui en est a la fois le reflet et le voile (hijâb), le reflet parce qu'il tient, comme toutes choses, son existence de Dieu, et le voile parce qu'il s'attribue a priori un caractère absolu qui n'appartient qu'à Dieu seul : lâ ilaha illâ-Llâh.

 

Nous avons dit que les confréries représentent la forme populaire du taçawwuf, ce qui n‘exclut pas l'existence, en leur sein, de véritables trésors spirituels. Des traités fondamentaux du tasawwuf comme les Hikam d'Ibn Atâ-Illah étaient lus et commentés parmi les frères, et les poèmes d'Ibn el-Fâridh, de Shushtari et d'autres grands Soufis, que l‘on chantait pendant les séances de dhikr, évoquaient les plus hautes vérités spirituelles ; celles-ci sont parfois mieux comprises par des hommes simples et apparemment incultes que par des savants, car l'intelligence du cœur et celle du cerveau ne se comparent pas.

 

Le Maroc à toujours été une terre de Soufis ; il à recueilli l'héritage de toute une pléiade de grands maîtres qui, aux 6éme et 7éme siècles de l'Hégire, quittèrent l'Espagne pour s'établir en Afrique. À une époque où l‘Europe vécut déjà, avec la Révolution française et le commercialisme anglais, les grandes victoires du matérialisme, le Maroc connut une nouvelle floraison de vie contemplative. Des maîtres comme el-`Arabî el-Darqâwî ou al-Harrâq représentent toujours le tasawwuf le plus pur. En un certain sens le côté rude, qui distingue le milieu marocain des milieux plus orientaux, était une protection pour la vie spirituelle.

 

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La médecine traditionnelle, qui avait été enseignée en marge des cours officiels d'El-Qaraouiyine, fut bannie lors du protectorat français. Le mépris des Européens pour les sciences « médiévales » et « arriérées » y fut certainement pour quelque chose. Cette médecine continua cependant à être pratiquée clandestinement. A-t-elle entièrement disparu de nos jours ? On aurait bien des raisons de le regretter, car cette science, que les Arabes avaient héritée des Grecs mais qu’ils enrichirent considérablement, comportait, outre ses innombrables expériences, une vision de synthèse que la science médicale moderne peut lui envier.

 

Cette vision de synthèse constituait d'ailleurs le lien qui rattachait la médecine gréco-arabe à l'univers intellectuel de l‘lslam. Unité-totalité-équilibre : ce sont là les points de référence de la pensée islamique, et c'est l'équilibre, précisément, qui est le principe de la médecine traditionnelle. Selon sa perspective, toute la nature et a fortiori l'organisme humain sont régis par la loi de l'équilibre. Il y a quatre humeurs radicales qui, analogues aux quatre éléments, se combinent subtilement dans les diverses fonctions vitales, toute rupture d'équilibre entre ces humeurs engendrant une maladie. L'art du médecin c'est d'aider la nature à retrouver son équilibre originel. La nature agit par forces complémentaires ; elle tempère la chaleur par le froid et l'humidité par la sécheresse, ou l'expansion par la contraction et la dissolution par la coagulation ; le médecin en fera de même en utilisant ce qui, dans la nature, correspond à ces forces. La materia medica consistait généralement en matières végétales et, de préférence, en des plantes qui étaient aussi des nourritures et que le corps absorbe spontanément. Beaucoup de ces moyens se retrouvent dans la médecine populaire.

 

Puisque nous venons de parler de la médecine traditionnelle, il nous faut aussi mentionner l'alchimie qui est également une science ou un art d'origine pré-islamique mais spirituellement intégré dans l'Islam. Sur l‘alchimie, qui fut pratiquée à Fès jusqu‘à une époque très récente, on se fait ordinairement des idées entièrement fausses, à savoir l'image d'une pratique superstitieuse ayant pour but — parfaitement illusoire — la transmutation du plomb ou d'autres métaux vils en or. En fait, c'est sous cette apparence « fumiste » que la véritable alchimie se cachait souvent. Pour celle-ci. le plomb ou le métal vil. qu‘il s'agissait de transmuer en or, n'était que le symbole — fort adéquat d‘ailleurs — de l'âme humaine plongée dans l‘obscurité et dans le chaos des passions, tandis que l'or représente la nature originelle de l'homme, où le corps même est ennobli et transfiguré par la vie de l'esprit. Chaque métal vil, image d'un certain état d‘âme, est considéré comme un « or malade », tandis que l'or correspond à l'équilibre parfait des forces naturelles : on reconnaît ici les principes qui régissent aussi la médecine traditionnelle. La véritable alchimie est en quelque sorte une médecine de l'homme total, de l'homme fait de corps. d'âme et d'esprit. Mais pourquoi cet emploi de symboles métallurgiques, de descriptions d‘étranges procédés pour exprimer des réalités d'un tout autre ordre ? Sans doute parce que les métiers du « feu » : métallurgistes, fondeurs, émailleurs, céramistes, etc. existent et que leurs procédés se prêtent tout naturellement — ou providentiellement — à l'expression des états et des transformations très intimes de l'âme.

 

Ici nous nous permettons d'insérer un épisode personnel : nous avons écrit un livre sur l'alchimie, dans lequel nous exposons notamment la dimension spirituelle de cet art. Un historien bien connu de ce domaine nous approuva dans un compte-rendu, mais insinua : « Nous reprochons une seule chose à l'auteur de ce livre : de ne pas avoir mentionné le rôle de la ville de Fès, qui abrita les derniers alchimistes ».

 

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Nous avons vu que science et art sont souvent les deux faces d'une seule et même tradition : la médecine, notamment, est à la fois une science et un art ; l'alchimie se désigne elle-même comme un « art royal », et le tasuwwuf peut être appelé un art spirituel. D'un autre côté, les arts plastiques traditionnels : l'architecture, la sculpture, la mosaïque, et les autres présupposent un certain savoir qui, sans être explicite, ne constitue pas moins une sorte de science traditionnelle. Savoir utiliser un compas à corde pour tracer le profil d'un arc mauresque avec son ogive et ses pieds-droits, ou tout autre procédé de ce genre, comme l'emploi de certains schémas géométriques pour établir les proportions d'un édifice, d'une fontaine ou d‘un ornement, constitue bien un élément de science.

 

Il est particulièrement significatif que le savoir-faire, dans un art traditionnel, concerne à la fois la solution technique et la solution esthétique d'un problème donné ; ainsi, pour reprendre notre premier exemple, le procédé qui permet de tracer le profil d'un arc concerne aussi bien sa stabilité que son élégance. Utilité et beauté vont de pair dans l‘art traditionnel ; ce sont les deux aspects inséparables de la perfection, telle que la tradition l'envisage : « Dieu a prescrit la perfection à toutes choses » (Inna ’Llâha kataba'l-ihsâna 'alâ kulli shaï), selon le hadîth. Nous rencontrons ici de nouveau le terme de ihsân que nous traduisons par « vertu spirituelle » dans le cas du soufisme, ou simplement par « vertu », et qui comporte également les sens de beauté et de perfection.

 

Dans l'art ou dans l‘artisanat — la tradition ne sépare pas ces deux professions, l'enseignement est souvent muet ; le disciple voit faire son maître et l‘imite. Mais il n'y a pas que les méthodes de travail ; le bon artisan se distingue par tout un ensemble de valeurs humaines : la patience, la discipline, la sincérité. On ne saurait surestimer la qualité pédagogique de l'art au sens traditionnel de ce terme. Parmi les artisans de Fès, nous avons connu des hommes versés dans l'une ou l’autre science, celle du fiqh ou celle du tasawwuf et plus particulièrement des hommes qui voyaient dans les plus modestes tâches de leur métier un moyen de perfectionnement spirituel (ihsân).

 

Comment la tradition, dans un art plastique, s'accorde-t-elle avec la liberté créatrice, sans laquelle l'art n‘est pas l'art ? Par la tradition, l'artiste dispose d'un ensemble de modèles ou de formes typiques qu'il combinera ou adaptera suivant les circonstances ou, plus exactement, suivant le but particulier de l'oeuvre. En adaptant il crée, mais cette création obéit à certaines lois : les formes-modèles sont comme les éléments d'un langage qui possède sa grammaire et sa syntaxe ; la maîtrise de l'art, c'est pouvoir s'exprimer librement tout en obéissant aux règles du langage, ou plutôt : c‘est pouvoir s'exprimer librement grâce aux ressources du langage ; si l'expression est juste et qu'elle est adéquate au but de l'œuvre, elle est nourrie par une sorte d'inspiration qui provient du fond non individuel de la tradition ; car de même que la science islamique est enracinée dans le Coran, dont elle est le commentaire plus ou moins direct, de même les formes typiques de l'art islamique sont enracinées dans l'esprit de l'lslam, dont elle sont comme les traces visibles ; or, l'Islam, comme toutes les grandes traditions spirituelles de l'humanité, n‘a pas été « inventé » par l’homme.

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