Article
de présentation écrit par Luc Benoist pour « La Nouvelle revue
Française » en 1943
Un
Français vit depuis des années en Orient et il ne se distingue pas
en apparence de la foule des musulmans qu'il coudoie. Pourtant cet
inconnu recevait avant la guerre un courrier d'ambassadeur. De tous
les coins du monde, des continents les plus anciens et les plus
nouveaux, de l'Inde et de l'Amérique, des hommes soucieux des plus
hautes questions sollicitaient de sa part un avis ou un
éclaircissement. Ce Français a fait paraître, entre 1921 et 1932,
une d'ouvrages. Des traducteurs italiens et anglais, des penseurs
allemands lui ont consacré des études où ils reconnaissent en sa
personne le centre d'une « France inconnue ». Cependant, chez nous,
qui connaît René Guénon, sauf ceux qui le plagient, le craignent
ou le haïssent et par conséquent se taisent?
Personne
sans doute ne s'étonnera d'une aussi banale aventure, celle d'un
initiateur de haute classe méconnu dans le pays qui fut sien,
personne, sinon les naïfs qui croient à la spontanéité des modes
et à la gratuité des réputations, même quand il s'agit de modes
de l'esprit ou de réputations intellectuelles. A des yeux avertis le
monde qui vient de périr n'apparaissait pas moins camouflé ou
truqué que la Suisse de Tartarin. S'il existait à cet égard des
différences entre les peuples, il ne s'agissait que de degrés dans
la suggestion subie.
Qu'apportent
donc les ouvrages de René Guénon pour avoir suscité tant de
multiples et ferventes admirations à côté d'hostilités si
tenaces? Chacun de nous comprend que la crise actuelle, d'allure
apocalyptique, ébranle les fondements mêmes de notre civilisation.
Pour la conjurer, les remèdes empiriques se montrent ridiculement
illusoires. Les idées que nous ont léguées la Renaissance, la
Réforme et la Révolution, idées sur lesquelles bon gré mal gré
nous avons vécu, ont abouti à une faillite d'autant plus grave que
nous étions moins préparés à la chute. Toutes les civilisations
passées ont duré des millénaires. La nôtre est essoufflée au
bout de cinq siècles.
Cette
tragédie et cette angoisse se manifestent clairement dans ce qu'on a
pu appeler « le grand silence de l'intelligence ».
Un
esprit contemporain est accablé par une masse tellement énorme de
notions, d'hypothèses et d'expériences contradictoires, que le rôle
véritable l'intelligençe, c'est à-dire l'organisation harmonieuse
et la digestion utile du savoir s'avèrent de plus en plus
difficiles.
Or
le point de vue central et synthétique celui qui comprend tout sans
rien supprimer, qui permet l'économie de la mémoire et de l'effort,
qui aide l'invention et la découverte, qui facilite la liaison entre
les disciplines les plus étrangères, enfin le point de vue des
principes unissent les idées et les hommes, nul plus que René
Guénon n'en a fait le thème de ses écrits. A cette idée de centre
est intimement liée l'idée de germe. Le germe est le centre
efficace par excellence, celui qui contient déjà dans sa
mystérieuse complexité tous ses développements ultérieurs. L'idée
de germe emporte avec elle l'idée de liaison avec son origine, donc
celle de tradition.
De
même que le maintien de la santé se base sur la connaissance de la
physiologie et que la physiologie s'explique par l'hérédité,
l'homme moderne doit comprendre qu'il incarne son propre passé et
qu'il ne peut durer en contradiction avec lui. Il ne guérira qu'en
revenant à ses origines, à l'élément profond qui seul peut lui
permettre d'échapper aux incertitudes qui l'oppressent et aux
catastrophes qu'il subit.
La
connaissance traditionnelle des principes un bien. commun de
l'humanité, dépôt bien antérieur à l'histoire et qui s'est
ensuite épanoui dans les formes les plus hautes et les plus
parfaites de la période historique. En l'ignorant on commence par
ignorer le vrai visage de ces civilisations anciennes et l'on. s
interdit pour soi-même le retour à cet état primordial d'où tout
découle et qui réserve à celui qui peut y parvenir l'inépuisable
richesse de ses possibilités.
On
comprend pourquoi René Guénon s'est trouvé obligatoirement orienté
vers la pensée asiatique traditionnelle, même si, en certaines de
ses parties, elle semble s'être occidentalisée en surface, beaucoup
plus pour nous répondre et nous combattre que pour nous imiter. Dans
cette « orientation » il n'y a pas une querelle de points cardinaux
ou une question de longitude. La vérité ne commence pas d'exister
au moment où elle passe à tel ou tel méridien. Mais de même que
pour éclairer un fait historique, on recueille le témoignage de
ceux qui l'ont vu ou qui transmettent intact le récit de ceux qui
l'ont vu, on doit s'initier à la connaissance auprès de ceux qui
l'ont conservée comme le plus précieux des héritages.
Cette
connaissance des principes, l'Occident la possédait jadis. Elle
s'appelait la métaphysique, d'un mot qui signifie «au delà de la
physique », c'est-à-dire, comme nous l'écririons aujourd'hui, «
au delà de la nature ». Cette connaissance est en effet le domaine
du surnaturel et on ne peut l'atteindre que par l'intuition immédiate
de l'intellect transcendant, qui n'est pas une faculté individuelle
mais universelle comme l'objet même qu'elle prétend saisir. Si l'on
doute de la réalité d'une telle prétention, il suffit d'essayer
soi même de l'atteindre pour s'en convaincre, puisqu'il existe dans
toute certitude, même « mathématique », quelque chose
d'incommunicable. L'idée de tradition, nous dira-t-on, est une
vieille lune, Sans doute et le souci de nouveauté est le dernier qui
aurait pu effleurer. l'esprit de René Guénon. Il ne se soucie que
de vérité. Il ne faudrait d'ailleurs pas confondre la tradition
vraie avec ses caricatures humaines qui servent tellement bien à
camoufler les ignorances et les convoitises. Il s'agit exclusivement
ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à
leur apparition sur cette terre ont reçue en dépôt avec la vie et
qui chez nous, en Occident, a été refoulée jusqu'à être
totalement méconnue.
Le
caractère capital qui distingue René Guénon des autres «
prophètes du passé », c'est sa méthode, « Chez lui, nous dit
Léopold Ziegler , c'est une conviction. inébranlable que la
tradition intégrale ne sera jamais saisie par les instruments
habituels de la science. Il n'y a aucun résultat décisif à
attendre ni de la bêche de l'archéologue, ni des documents de
l'historien, ni des symboles du mythographe, ni des manuscrits du
philologue, ni des enquêtes de l'ethnographe, ni de la «
réminiscence ancestrale» du philosophe. Sans doute on ne peut se
passer tout à fait d'un appareil scientifique de ce genre ou de tout
autre analogue., Mais celui-là seul avancera avec sûreté qui aura
pu obtenir un rattachement direct à la tradition intégrale là où
elle est encore vivante..» Il ne s'agit pas en effet d'une
connaissance théorique et abstraite, qui est toujours indirecte et
symbolique, mais d'une réalisation ,d'une prise de contact réelle,
d'une identification par la connaissance, attitude qui est
aujourd'hui, en Occident, totalement ignorée. Ceux qui savent un peu
de quoi il s'agit ne doivent pas s'étonner que les moyens mis en
oeuvre pour cette réalisation - mots, rites ou symboles - n'aient
pas de mesure commune avec la fin visée. Ces moyens ne constituent
que des supports pour l'obtention d'un résultat qui les dépasse
infiniment et qui n'est nullement leur conséquence. Ils ne sont
d'ailleurs pas obligatoires. Ils ne font que faciliter un travail qui
peut être obtenu d'autres façons. En exposant dans ses ouvrages la
nature et la portée de la connaissance ainsi déterminée, René
Guénon a illuminé comme on ne l'avait pas fait auparavant, les
problèmes capitaux qui se posent à notre époque et il permet de
les résoudre de la façon la plus claire. Les plus difficiles de ses
lecteurs ont l'agréable et reposante certitude de « survoler » les
différents antagonismes qui déchirent les esprits d'aujourd'hui.
Pour beaucoup d'hommes ses livres furent les messagers du bonheur, du
moins pour ceux dont le bonheur commence au moment où ils ont pu
comprendre. Ils purent connaître l'accord des idées avec la vie, le
calme exaltant, la sérénité libératrice qui dilate, si l'on peut
dire, le moi à la mesure du Soi-même, efface toute inquiétude et
fait atteindre à l'esprit un degré supérieur, d'où il ne peut
plus redescendre.
L'oeuvre
de René Guénon se divise naturellement, en quatre parts.
La
première pourrait comporter le Théosophisme, histoire d'une
pseudo-religion, et l'Erreur Spirite, car avant d'exposer les
authentiques formes de la tradition, il fallait accomplir la
nécessaire et déplaisante besogne d'exécuter leurs contrefaçons
modernes. René Guénon l'a fait d'une manière telle que personne
n'a valablement répondu à ses réquisitoires. La seconde
comprendrait les ouvrages les plus accessibles, ceux où il expose
les raisons du désordre actuel et les conditions du redressement
Orient et Occident, la Crise du Monde moderne, Autorité spirituelle
et Pouvoir temporel, qui sont, a dit Léopold Ziegler, « les écrits
les plus profonds et les plus savants qui traitent de l'homme dans la
crise ». Une troisième parti comprendrait les ouvrages où Guénon
a montré que l'Occident a jadis possédé une tradition authentique,
d'ailleurs cachée, analogue à celle qui subsiste en Orient,
l'Ésotérisme de Dante,Saint Bernard et le Roi du Monde. En ces
oeuvre s'impose la dominante de sa pensée, la communauté d'origine
des traditions initiatiques et religieuses de l'humanité et par
suite l'existence d'une tradition primitive, source unique où est
venue s'alimenter au cours des âges la vie spirituelle des hommes.
Enfin la quatrième série d'ouvrages, la plus positive et la plus
riche, expose avec une clarté qu'on avait attendue vainement des
orientalistes officiels la véritable métaphysique orientale sous
ses divers aspects -. Introduction générale à l'étude des
Doctrines hindoues, l'Homme et son Devenir selon le Vedanta, le
Symbolisme de la Croix et les États multiples de l'Être. Dans une
vue d'ensemble qui embrasse avec une science égale les livres sacrés
de la Chine et de l'Inde, de l'Égypte et du moyen âge, de l'Islam
et d'Israël, René Guénon nous fait pénétrer avec une profondeur,
une précision et une facilité également étonnantes au coeur des
plus hauts problèmes qui se soient posés de tous les temps et les
résout avec une parfaite aisance. Ces problèmes et ces esprits
n'apparaissent plus comme de mystérieux arcanes réservés à des
spécialistes, plus érudits que compréhensifs, mais ils vivent
d'une vie actuelle et éternelle. Et pourtant, dirais-je à
l'étonnement du lecteur que le scepticisme doit envahir, René
Guénon n'est rien moins qu'un prophète ou qu'un génie au sens
littéraire, romantique et actuel du mot.
Le
domaine, qui est le sien, peut s'ouvrir à l'esprit du mendiant
illettré plus facilement peut-être, qu'à celui d'un membre de
l'Institut. La valeur suréminente de l'oeuvre dont je parle vient
par-dessus tout de ce fait qu'elle est absolument et totalement
indépendante de l'individualité de son auteur. Une description de
sa personne, un résumé de sa vie ne pourraient que combler une
curiosité sans rapports avec la véritable compréhension de son
oeuvre. L'individualité d'un romancier, d'un poète ou d'un
philosophe rend leurs ouvrages plus humains et plus proches. Mais
quand il s'agit de tradition primordiale, pour laquelle l'homme n'est
qu'un anneau de la chaîne, celui-ci ne peut que témoigner et
transmettre, comme un des dix mille êtres anonymes qui témoignent
et transmettent la vie.
L'individualisme
effréné qui est la plaie de l'Occident nous a rendus quasi
incapables de comprendre une telle position. L'oeuvre originale et
solitaire, l'oeuvre personnelle et unique entraînent automatiquement
notre admiration quelle que soit sa valeur de vérité. Or, dans
l'oeuvre qui nous occupe, ce n'est pas un individu, de quelque niveau
qu'il soit, qui nous parle, c'est l'humanité qui nous instruit sur
des faits éternels immémorialement plus anciens que toute
l'histoire connue. Elle nous apporte sur elle même son propre
témoignage.
II
nous faut, maintenant exposer ce qui nous parait le caractère
urgente son apport. S'il ne s'agissait que de « tradition
primordiale» et de rattachement effectif à cette tradition, la
doctrine catholique aurait tous les titres pour proclamer sa
légitimité réelle et sa possession de fait, dans un Occident où
les autres formes traditionnelles non religieuses ne possèdent plus
qu'une existence virtuelle. Certes, René Guénon reconnaît
parfaitement la vérité du Christianisme. Il met seulement en doute
la compréhension complète des chrétiens actuels à l'égard de
leur propre doctrine et relève discrètement, comme conséquence,
leur prétention à la possession exclusive de la vérité. La
différence qui, existe entre les deux positions est d'ailleurs
fatale et légitime. Le dogme religieux se place du côté exotérique
et Guénon du côté de l'ésotérisme. Historiquement; il ne dépasse
pas l'ontologie, ni la «personnalité » de l'être divin, comme le
fait Guénon d'accord avec l'Inde. Donc le but principal, essentiel
de toute réalisation métaphysique, la « délivrance », est ignoré
du catholique qui ne connaît qu'un «salut» de l'âme ne dépassant
pas la zone du psychique. Tout se tient et le point de vue exotérique
implique les deux autres limitations. Pour être accessible à tous,
on ne doit pas dépasser le point de vue de la personne et par cela
même on ne peut atteindre la délivrance.
«
Dans les civilisations où, nous dit Guénon, une sorte de coupure
s'est établie entre deux ordres d'enseignement se superposant sans
jamais s'opposer, l' « exotérisme » appelle l' « ésotérisme»
comme son complément nécessaire. Lorsque cet « ésotérisme » est
méconnu, la civilisation, n'étant plus rattachée directement aux
principes supérieurs par aucun. lien effectif, ne tarde pas à
perdre tout caractère traditionnel, car les éléments de cet ordre
qui y subsistent encore sont comparables à un corps que l'esprit
aurait abandonné, et par suite, impuissants désormais à constituer
quelque chose de plus qu'une sorte de formalisme vide ; c'est là,
très exactement, ce qui est arrivé au monde occidental moderne.».
René Guénon nous invite à une compréhension plus profonde d'une
vérité qui est nôtre. Quelques uns l'ont éprouvé. Nous avons
connu des religieux et des prêtres pour qui ses livres ont été une
révélation, des laïques indifférents que sa pensée a convertis.
Cette aventure est d'autant plus possible qu'il ne s'agit, au fond,
dans ses ouvrages, ni de religion, ni de philosophie, ni de mystique.
Il s'agit dans leur partie centrale et originale de quelque chose,
qui unit la certitude de la présence réelle et celle de la vérité
mathématique il s'agit de la connaissance pure, accessible à toute
intelligence apte à la concevoir, et qui se présente au lecteur
avec mesure, logique et simplicité, aussi irrésistible que
l'évidence.
J'ignore
certes quel sera le destin historique de René Guénon Ce que je
sais, c'est qu'il a rétabli l'universalité de la connaissance. Il a
effacé cinq siècles de séparatisme. Son oeuvre est, au point de
vue de la pensée oecuménique, le fait le plus important qui se soit
produit depuis le XVI siècle.
LUC
BENOIST.
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