jeudi 3 août 2017

Jeff Kerssemakers - Compte-rendu : Claude Addas, La Maison muhammadienne . Aperçus de la dévotion au Prophète en mystique musulmane


Cheikh Yûssuf Al-Nabbahânî 1849-1932 (Alayhi Rahma)

Claude Addas, La Maison muhammadienne . Aperçus de la dévotion au Prophète en mystique musulmane . Paris, Gallimard, 2015 . 177 pp.


L'amour et la vénération du Prophète sont au cœur de la vie islamique, dans les célébrations populaires (le mawlid), comme dans les enseignements spirituels . Fondée sur le Coran, cette vénération se développe dans des milliers de poèmes et de chants et dans de très nombreux traités dogmatiques .


Bien que la célébration du mawlid, de l'anniversaire du Prophète soit relativement tardive, la figure du Prophète est omniprésente dans la piété islamique, à toutes les époques, dans toutes les régions et particulièrement en Afrique du Nord . Le mawlid tend à se généraliser à partir du XIIIe siècle . Le premier témoignage historique des fastes d'une telle célébration date de 1150, sous le règne de l'Emir de Damas et d'Alep .


Les festivités et les diverses pratiques auxquelles cet anniversaire donne lieu (séances de concerts spirituels, récitation collective d'oraisons composées en l'honneur du Prophète, chants, poèmes, etc) furent parfois condamnées par des oulémas qui y voyaient une atteinte au pur monothéisme . Régulièrement furent rédigés des traités pour dénoncer, sans grand succès, ces pratiques qui ne se réduisent pas à une forme naïve de religion populaire ou à un folklore exubérant . Pourtant, l'imprégnation diffuse de l'influence wahhabite a abouti de nos jours à la disparition quasi générale des festivités accompagnant le mawlid, seuls les tenants du taçawwuf ont maintenu ces usages . Les wahhabites s'appuient sur le théologien hanbalite Ibn Taymiyya pour faire interdire ces festivités, alors qu'Ibn Taymiyya ne les condame pas . Il les tolère en les déclarant profitables pour ceux qui célèbrent le mawlid tout en laissant entendre qu'il s'en abstient .


Le livre de Claude Addas met en évidence le lien qui unit ces pratiques populaires à la plus haute spiritualité . Citant les œuvres du Shaykh al-Akbar et d'Abd al-Karîm al-Jili, elle démontre les motifs doctrinaux de prophétologie qui sous-tendent cette exceptionnelle dévotion .


Si le Coran fait dire au Prophète : "Je ne suis qu'un homme comme vous" (18, 110), ailleurs il proclame : "En vérité, tu es d'un caractère sublime" (68, 4). Quant au hadith, il précise la nature et la fonction du Prophète ainsi : "J'ai été envoyé pour parfaire les nobles caractères" et encore : "J'étais Prophète alors qu'Adam était entre l'eau et la boue" .


Ces thèmes sont amplement expliqués par l'auteur à l'aide de nombreuses et larges citations des Maîtres du Taçawwuf . Au sein de la création la "Lumière muhammadienne" assume un rôle primordial selon Sahl al-Tostari (m. 896) . Chez al-Jili la précellence du Prophète est le motif central qui ordonne toute son œuvre (p. 130) . Il recommande fermement la pratique de la tasliyah (la formule de la Prière sur le Prophète comme invocation) et en précise les modalités techniques, tout particulièrement celles qui favorisent la concentration . L'auteur omet, et c'est bien dommage, de citer le traité sur le Mawlid de Jalal al-Dîn al-Suyûti, qui, offre un argument indirect mais puissant pour justifier la célébration de l'anniversaire du Prophète : Abu Lahab, ennemi acharné du Prophète, voit son châtiment allégé en Enfer le lundi, pour s'être réjoui de la naissance du Prophète, né un lundi .
Sur Nabhani, auteur d'une longue série d'ouvrages et de compilations consacrées à la figure du Prophète, Madame Addas s'autorise des jugements qu'elle aura beaucoup de mal à prouver : "Nabhani cite souvent les Futûhât, mais rien ne permet d'affirmer qu'il les ait toujours bien comprises" . Ou encore :"Ce que Nabhani ignore, ou feint d'ignorer" (p. 144) . Nabhani a consacré toute sa vie à collectionner et à réunir dans tout le monde musulman les traditions, les écrits, les chants en l'honneur du Prophète au grand dam des wahhabites qui, eux, ramassaient les Dalâïl al-Khayrat  pour les brûler . Nabhani eût pour maître Sidi Mohammad al-Fâsi, shaykh akbarien d'une stature tout à fait exceptionnelle qui fût le dernier Maître de l'Emir Abd al-Qâdir .

Un grand chapitre traite du Shafa’a, l’intercession du Prophète qui a été envoyé comme « rahmah lil-alamîne », une « générosité divine » pour l’ensemble des mondes d’une part (le monde humain, animal, végétal, minéral et des jinns) et d’autre part pour tout le genre humain depuis Adam jusqu’au dernier-né . L’auteur relève que « le Prophète n’intercèdera pas une fois, mais à de nombreuses reprises et des étapes distinctes du Jugement Dernier » . Elle passe en revue les arguments des Maîtres Soufis sur le sort des condamnés, car, selon Ibn Arabi, le Prophète attendra « que Dieu se manifeste sous un autre attribut que celui de la colère », et alors, il intercèdera pour que Dieu pardonne aux damnés, soit en les faisant sortir de la Géhenne, soit en leur procurant la félicité à leur mesure dans la demeure infernale .

Ce riche travail dont le sujet est d’importance capitale actuellement, riche par la variété et le grand intérêt des citations des Maîtres du Taçawwuf et par les nombreuses références à des auteurs qu’on a envie de découvrir, pèche par certains côtés . Le lecteur guénonien ne pourra qu’être contrarié par l’emploi répétitif du terme « mystique » qui apparaît dès l’abord dans le titre même de l’ouvrage pour désigner la voie initiatique du Taçawwuf . Cette concession à des usages lexicaux tantôt imprécis, tantôt inutilement compliqués est-elle une sorte de dîme à payer à l’Université ?

 Ensuite, il faudra supporter des jugements sur les grands Maîtres du Taçawwuf . Nous l’avons fait remarquer pour Nabhani, mais le Shaykh al-Akbar (p. 128) ni al-Jili (p. 123) ne sont épargnés .
Notons in fine l’esprit fort de l’auteur devant la science du Hadith : « Ce hadith semble avoir été mis en circulation tardivement » (p. 133) et le lecteur a droit un peu plus loin aux « traditions qui ont fleuri sur le thème de nur muhammadi, fleuri, par génération spontanée ? » Comment peut-on s’exprimer ainsi si ce n’est pour afficher un scepticisme bien universitaire face au deuxième fondement de la Loi de l’Islam .

Cela ne doit pas nous détourner de cette étude : les gens de tradition n’ont qu’à pratiquer l’ascèse et ils sépareront le bon grain de l’ivraie, car le bon grain est ici excellent …
 
Jeff Kerssemakers
 

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