jeudi 3 juillet 2014

Paul Chacornac - La vie simple de René Guénon



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[Paul Chacornac, La vie simple de René Guénon, Etudes Traditionnelles. Numéro spécial consacré à René Guénon, N°293-294-295, 1951. Editions Traditionnelles, réimpression 1999, p.317-333. Il ne s’agit pas ici du livre du même auteur portant le même nom qui est un développement de cet article.]

Les lecteurs de René Guénon vont s'étonner de trouver ici, non pas certes une biographie de notre regretté collaborateur, mais du moins quelques renseignements concernant son individualité et, par suite, nous devons tout d'abord justifier la publication de la présente étude.

René Guénon a dit et redit que, dans le domaine traditionnel, les individualités ne comptent pas, mais nous ne pouvons pas faire que le monde où nous vivons ne s'intéresse pas aux individualités et, à défaut de pouvoir en écrire l'histoire, ne construise sur elles des légendes dans des intentions qui peuvent être, d'ailleurs, fort différentes et même opposées.

Au matin du 9 janvier 1951 nous parvenait le télégramme du médecin qui avait soigné René Guénon et nous apprenant la mort de ce dernier. Dans la soirée, la radiodiffusion française, à notre grande surprise, annonçait la nouvelle qui était reprise par plusieurs journaux le lendemain matin. Depuis lors, les articles et notices nécrologiques se sont multipliés dans la presse quotidienne et hebdomadaire ainsi que dans les revues. Beaucoup de ces articles sont excellents et compréhensifs, mais bien des erreurs ont aussi été dites et imprimées depuis six mois. Nous ne saurions les relever toutes ici, mais il en est quelques-unes auxquelles nous pouvons dès maintenant opposer Un démenti catégorique : René Guénon n'a jamais été professeur à l'université d'El-Azhar ni dans aucune université musulmane ; il n'a jamais été question pour lui d'une chaire au Collège de France en remplacement de Sylvain Lévi ou de qui que ce soit ; il n'est jamais allé aux Indes et n'a pas davantage séjourné pendant sa jeunesse dans un monastère tibétain : comme on le verra plus loin, ses contacts avec des représentants des traditions orientales ont eu lieu en Europe et en Afrique du Nord. Pour mettre fin à ces légendes, le plus simple est de suivre René Guenon dans les diverses étapes de son existence.

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C'est à Blois, rue Croix-Boissée, dans le faubourg de Vienne, sur la rive gauche de la Loire, que naquit le 15 novembre 1886, René Jean Marie Joseph Guénon, d'une très bonne famille de la bourgeoisie catholique. Son père, Jean-Baptiste Guénon, architecte, et sa mère, née Jolly, étaient tous deux d'origine blésoise. Le jeune René fut ondoyé le 4 janvier 1887 et baptisé le 15 novembre de la même année en l'église paroissiale de Saint-Saturnin.

Quelques années plus tard, vers 1894, son père, alors architecte-expert de la Société d'Assurances « La Mutuelle de Loir-et-Cher » acquit, au 74 de la rue du Foix, dans le faubourg du même nom, sur la rive droite de la Loire, une maison avec jardin qui devint pour René Guenon la vraie maison familiale où il retournera presque chaque année jusqu'à son départ de France.



La santé délicate de René Guénon, pendant son enfance, donna bien des soucis à ses parents qui l'entourèrent de soins d'autant plus attentifs que leur autre enfant, une fille, mourut à l'âge de quatre ans. La première instruction fut donnée au jeune René par sa tante maternelle, Mme Duru, puis, après sa première communion, qui eut lieu le 7 juin 1897 en l'église de Saint-Nicolas, ses parents le firent admettre à l'école de Notre-Dame-des-Aydes, située rue Franciade, dont les cours étaient communs avec ceux du petit séminaire. Il resta dans cette école, où il fut brillant élève, d'octobre 1897 à juillet 1901 et la quitta, étant en seconde, pour entrer au collège Augustin-Thierry, en janvier 1902. René Guénon, entré en rhétorique, fut considéré là aussi comme un sujet particulièrement bien doué, mais sa santé toujours chancelante l'empêcha bien souvent de suivre les cours du collège régulièrement. L'année suivante, en 1903, étant en philosophie, René Guénon prit part au concours général où il obtint un accessit en physique et il reçut également un prix de la, Société des Sciences et Lettres de Blois. Ayant obtenu, le 2 août 1902, son baccalauréat 1ère partie, il devint, le 15 juillet 1903, bachelier ès-lettres et philosophie. Entré en mathématiques élémentaires en 1904, il reçut la plus haute récompense du collège, la médaille offerte par l'association des anciens élèves. A ce moment, ses professeurs l'engagèrent à poursuivre ses études de mathématiques à Paris où René Guénon arriva en octobre 1904 pour se faire admettre en qualité de « taupin », c'est-à-dire élève de mathématiques spéciales, au collège Roîlin. Son intention était alors de préparer la licence de mathématiques. Là encore, sa santé toujours précaire, fut Un obstacle à ses progrès et, en 1905, il se fit inscrire pour suivre des cours supplémentaires à l'Association des candidats à l'école Polytechnique et à l'école Normale, et, en 1906 il semble bien qu'il abandonna ses études Universitaires.



Les renseignements très précis que nous venons de donner et qui nous ont été fournis par M. le Curé de Saint-Saturnin, par M. le Proviseur du Collège Rollin (aujourd'hui Lycée Jacques Decour) que nous remercions pour leur extrême obligeance, par l'Office du Baccalauréat à Paris et enfin par le livret scolaire de René Guenon au Collège Augustin-Thierry, tous ces renseignements, disons-nous, permettent de suivre René Guénon jusqu'à sa vingtième année et prouvent surabondamment qu'aucun séjour en Orient ne saurait se placer dans cette période.

René Guénon en était arrivé à cette période de la vie où, très fréquemment, l'esprit ne se satisfait plus des seules études classiques. Il crut — comme bien d'autres, avant et après lui — trouver un élargissement de son horizon intellectuel en se tournant vers les doctrines néo-spiritualistes en vogue à cette époque et, amené par un de ses amis, il suivit les cours de l'Ecole supérieure libre des sciences hermétiques, dirigée par le Dr Gérard Encausse qui, sous le pseudonyme de Papus, fut le chef incontesté du mouvement occultiste. Apportant à sa recherche le sérieux et le soin méticuleux qu'il mettait à toutes choses, René Guénon se fit admettre dans la plupart des organisations qui se groupaient autour de ce mouvement : Ordre Martiniste, Rite de Memphis, Rite espagnol, Eglise gnostique. Aujourd'hui qu'on sait, et surtout grâce à lui, à quoi s'en tenir sur le caractère fantaisiste ou irrégulier de ces organisations, le lecteur peut éprouver quelque surprise en apprenant que René Guénon y a appartenu. C'est là une question qu'il faut aborder franchement et qui ne diminue en rien la pénétration et la perspicacité de notre regretté collaborateur. Il n'y avait, en effet, rien d'invraisemblable, a priori, à ce que l'ancien Ordre des Elus Coëns fondé au XVIIIe siècle par Martines de Pasqually ait survécu jusqu'à la fin du XIXe siècle et qu'une transmission régulière ait ainsi donné naissance à l'Ordre Martiniste ; il n'était pas absolument exclu non plus qu'un courant gnostique se fût perpétué à travers l'albigéisme et se fût maintenu d'une façon souterraine jusqu'à nos jours. En 1938 encore, Charbonneau-Lassay ne disait-il pas à notre collaborateur Jean Reyor que des personnes dignes de foi lui avaient affirmé la survivance de rites cathares au sein de certaines familles du sud-ouest de la France ? Nous savons maintenant qu'il n'y avait rien de tel dans l'Ordre Martiniste ni dans l'Eglise gnostique, mais il n'y avait alors pas d'autres moyens de le savoir que d'entrer dans ces organisations, car celles-ci se présentant avec un caractère plus ou moins secret, il était normal qu'elles ne fournissent pas au public les preuves de leur filiation. L'attitude de René Guénon, en cette période 1906-1909 était donc parfaitement normale et devait, dans l'avenir, se révéler « providentielle » puisqu'elle a permis que d'autres après lui évitent de s'engager dans des voies sans issue et d'y perdre au moins leur temps. René Guénon ne devait pas en perdre beaucoup car, dès décembre 1909, il écrivait :

« Il est impossible d'associer des doctrines aussi discutables que le sont toutes celles que l'on range sous le nom de spiritualisme ; de tels éléments ne pourront jamais constituer un édifice stable. Le tort de la plupart de ces doctrines soi-disant spiritualistes, c'est de n'être que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de l'esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le monde hylique. Ces méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que de simples phénomènes, sur lesquels il est impossible d'édifier une théorie métaphysique quelconque, car un principe universel ne peut pas s'inférer de faits particuliers. D'ailleurs, la prétention d'acquérir la connaissance du monde spirituel par des moyens matériels est évidemment absurde ; cette connaissance, c'est en nous-même seulement que nous pourrons en trouver les principes, et non pas dans les objets extérieurs » (1).

Convaincu que les organisations occultistes ne détenaient aucun enseignement sérieux et dirigeaient leurs membres vers un faux spiritualisme incohérent et dépourvu de base traditionnelle, René Guénon songea à grouper les éléments les plus intéressants de ces organisations dans un « Ordre du Temple » qui, bien que dépourvu d'une transmission initiatique régulière, aurait pu constituer un groupe d'études du genre de ceux dont l'auteur d'Orient et Occident devait plus tard envisager la possibilité. Mais ce groupe n'eut qu'une existence éphémère et les dirigeants du mouvement occultiste n'eurent aucune peine à reprendre en mains la plupart des éléments qui avaient un moment échappé à leur influence.

Après sa rupture avec les organisations occultistes, René Guénon fut admis à la Loge Thébah relevant de la Grande Loge de France, Rite Ecossais Ancien et Accepté. Il devait rester en activité dans cette Obédience jusqu'à la guerre de 1914 qui mit les Loges en sommeil. Après la guerre, entièrement absorbé par son œuvre publique, il ne reprit pas d’activité, sans cesser pour cela de s'intéresser à la Maçonnerie et d'entretenir des relations avec des membres des différentes Obédiences.

Mais revenons à l'année 1909. Dans les milieux martinistes et gnostiques René Guénon avait rencontré deux hommes qui y avaient été amenés, l'un par curiosité intellectuelle, l'autre par amitié pour l'un des plus remarquables représentants du mouvement occultiste : Léon Champrenaud et Albert de Pouvourville, ami de jeunesse de Stanislas de Guaita.

Albert de Pouvourville


Léon Champrenaud (1870-1925) avait été mêlé tout jeune au mouvement lancé par Papus, presque depuis ses débuts. Vers 1904 il commença à s'en désintéresser et il se tourna vers l'étude des doctrines orientales. A une époque que nous n'avons pu préciser, il adhéra à l'Islam sous le nom d'Abdul Haqq. Mais le début de son orientation fut probablement dû à Albert de Pouvourville (1862-1939) qui, au cours d'un séjour au Tonkin où il remplit des fonctions militaires et administratives, avait reçu un enseignement et une initiation taoïstes sous le nom de Matgioi. Matgioi et Léon Champrenaud fondèrent en avril 1904 la revue La Voie qui dura jusqu'en mars 1907 et dans laquelle furent publiées pour la première fois les deux œuvres capitales de Matgioi La Voie Métaphysique et La Voie Rationnelle ainsi qu'un ouvrage en collaboration intitulé Les enseignements secrets de la Gnose sous la signature Simon-Théophane (Simon étant Pouvourville et Théophane, Champrenaud).
En novembre 1909, René Guénon fondait la revue La Gnose qui se présentait comme une reprise de La Voie et qu'il dirigea sous le nom de Palingenius jusqu'en février 1912, date du dernier numéro. Il a déclaré lui-même, dans une notice nécrologique sur Champrenaud, qu'à cette époque il avait travaillé presque constamment avec ce dernier pendant plusieurs années. Toutefois, Champrenaud ne publia personnellement rien dans cette revue et Matgioi n'y donna qu'un seul article. Le principal rédacteur fut Guénon lui-même qui y publia la première rédaction de L'Homme et son devenir selon le Vêdânta et du Symbolisme de la Croix. En 1911 vint s'y ajouter la collaboration d'Abdul Hâdi avec ses études sur l'ésotérisme islamique et ses traductions de Mohyiddin ibn Arabi (2). Dès cette époque Guénon-Palingenius s'affirme comme le grand métaphysicien que connaissent les lecteurs des livres parus sous son patronyme depuis 1921. C'est donc entre 23 et 26 ans qu'on doit placer l'élaboration de deux de ses livres essentiels ainsi que le projet d'écrire un ouvrage sur les conditions de l'existence corporelle (3). Que s'était-il donc passé ?

Plus tard René Guénon affirmera avoir connu les doctrines hindoues, chinoises et islamiques par contact direct avec des représentants autorisés de ces traditions. Nous savons qu'il a reçu l'initiation islamique, avec le nom d'Abdel Wahed Yahia sous lequel il a passé les vingt dernières années de sa vie, en 1912. Son livre Le Symbolisme de la Croix est dédié « A la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish el-Kebir el-Alim el-Malki el-Maghribi » qui fut son initiateur, et la, première des deux dates mentionnées sous la dédicace, 1329 H. c'est-à-dire 1912 est la date de son initiation, ainsi qu'il l'a écrit lui-même à notre collaborateur Jean Reyor. Nous avons moins de précisions en ce qui concerne ses contacts hindous et taoïstes, mais les travaux publiés dans La Gnose attestent que, du moins en ce qui concerne la tradition hindoue, le contact ne peut pas avoir été postérieur à 1910 et nous ne pensons pas non plus qu'il ait été antérieur à 1909. Cette période 1909-1910 représente donc le moment capital de la vie intellectuelle et spirituelle de René Guénon.

Déjà, au cours des vingt armées antérieures, des Hindous étaient entrés en contact, en France, avec au moins deux Occidentaux d'orientation plus ou moins nettement traditionnelle : Saint-Yves d'Alveydre d'abord (et nous ne pensons pas ici à l'Afghan Hardjij Scharipf), Paul Sédir ensuite. Il semble que les informateurs hindous du premier furent découragés par ses préoccupations sociales et par son obstination à considérer les enseignements qu'on lui transmettait, non pas comme un enseignement traditionnel qu'on doit recevoir et assimiler, mais comme des éléments destinés à s'intégrer dans un système personnel. Quant à Sédir il semble bien que le principal obstacle fut le goût qu'il avait alors pour les « phénomènes » et dont, malgré les apparences, il ne réussit peut-être jamais à se débarrasser complètement. On est donc amené à penser que l'œuvre de René Guénon représente l'aboutissement de tentatives faites pendant plusieurs lustres par des Hindous, pour provoquer un réveil traditionnel en Occident.

On s'est souvent demandé pourquoi René Guénon avait choisi l'Islam pour sa voie personnelle alors que son œuvre fait préférablement appel à la tradition hindoue. A vrai dire, il s'agit là d'une question qui ne regarde véritablement personne et à laquelle, sans doute, personne ne saurait répondre avec certitude. Toutefois il est permis de mentionner â ce propos des considérations d'ordre tout à fait général. Tout d'abord, les modalités d'initiation hindoue étant liées à l'institution des castes, on ne voit pas comment un occidental, par définition hors castes, pourrait y accéder (4) ; d'autre part, le rituel hindou ne se prête en aucune manière à la vie occidentale, tandis que le rituel islamique, quelles que soient les difficultés pratiques qu'il présente, n'est tout de même pas incompatible avec la vie de l'Occident moderne.

L'année 1912 devait également marquer un changement dans la vie privée de René Guenon. Chaque année, à l'époque des vacances, il se rendait à Blois pour y retrouver ses parents et sa tante, Mme Duru. Cette dernière, devenue institutrice libre à Montlivault, petit village à dix kilomètres de Blois, avait pour adjointe une jeune fille, originaire de Ballan, non loin de Tours, Mlle Berthe Loury. Le 17 juillet 1912, René Guénon épousait cette jeune fille à Blois. Quelques mois après, les deux époux vinrent s'installer à Paris, dans le petit appartement que René Guénon occupait depuis 1904 au 51 de la rue Saint-Louis-en-l'île.

51 de la rue Saint-Louis-en-l'île.


Pour des raisons qui nous sont inconnues, et qui sont peut-être de l'ordre le plus humblement matériel (une revue qui a 150 abonnés ne peut pas vivre sans que chaque année se solde par un déficit) la revue La Gnose s'était arrêtée en février 1912 (5). Peut-être aussi cet arrêt correspondait-il à Un changement, non pas dans l'ordre doctrinal, mais dans l'attitude de René Guénon à l'égard des religions en général et du Christianisme, plus précisément encore du Catholicisme, en particulier. Il ne semble pas que Léon Champrenaud ni Matgioi aient eu une idée exacte des rapports de l'exotérisme et de l'ésotérisme ou, si on préfère, de la religion et de l'Initiation. ïl y a incontestablement chez Matgioi une attitude antireligieuse assez surprenante et, en tout cas, chez tous ceux qui entouraient René Guénon à l'époque de La Gnose, une position « anticléricale » très marquée. Nous pensons que c'est à l'époque de son rattachement islamique que se précisèrent dans l'esprit de Guénon les notions si importantes de religion et d'initiation, la délimitation de leurs domaines, la distinction de leurs buts respectifs et enfin leurs rapports normaux.

Dès 1909, à l'époque de ses démêlés avec les organisations occultistes, Guénon était en relations avec un publiciste catholique, A. Clarin de la Rive qui dirigeait une revue antimaçonnique qui porta successivement comme titres La France Chrétienne puis La France Anti-Maçonnique. M. de la Rive avait été mêlé de très près à la fameuse mystification de Léo Taxil en laquelle Guénon devait voir par la suite une des plus sinistres manifestations de la contre-initiation à l'époque contemporaine. M. de la Rive avait même joué un rôle important dans les circonstances qui obligèrent Léo Taxil à faire l'aveu de ses mensonges. Par lui Guénon put être documenté sur cette affaire et en mesurer la gravité. Gravité, le mot n'est pas trop fort puisque par ses « forgeries » Léo Taxil avait réussi du même coup à jeter le discrédit sur la Maçonnerie et à ridiculiser, sinon l'Eglise, du moins nombre d'ecclésiastiques et même de hauts dignitaires romains. Il ne saurait être question de refaire ici l'histoire de l'affaire Taxil et nous rappellerons seulement que celui-ci avait réussi à convaincre d'importantes fractions du public catholique de l'existence, derrière la Maçonnerie habituellement connue, d'une « haute Maçonnerie luciférienne » à laquelle il attribuait et de multiples crimes et l'habitude de se livrer à des évocations diaboliques. Même après le discours d'avril 1897 où Taxil avoua avoir fabriqué le « palladisme », de nombreux catholiques restaient persuadés du caractère luciférien de la Maçonnerie.




René Guénon avait pu se rendre compte directement et personnellement du véritable caractère de la Maçonnerie qui est la plus importante survivance des anciennes organisations initiatiques du monde occidental. Il avait pu se rendre compte aussi, grâce à ses contacts orientaux, de tout ce qui séparait la Maçonnerie moderne d'une organisation initiatique complète sous le double rapport de la doctrine et de la méthode ; il avait pu se rendre compte des ravages exercés par les préoccupations et l'activité politiques d'un grand nombre de Maçons, ce qui expliquait et justifiait jusqu'à un certain point, mais jusqu'à un certain point seulement, l'existence d'un « anti-Maçonnisme ». A cause de son caractère initiatique, il convenait de rendre à la Maçonnerie son vrai visage défiguré par la mystification taxilienne ; à cause de leur politique et de leur modernisme, il fallait combattre les Maçons contemporains infidèles à la vocation initiatique pour que la Maçonnerie puisse redevenir effectivement ce qu'elle n'a jamais cessé d'être virtuellement. C'est ce travail qu'entreprit René Guénon dans La France Anti-Maçonnique au cours des années 1913-1914 et qui fut interrompu par la première guerre mondiale. Anonymement, puis « sous le pseudonyme « Le Sphinx » il publia une série d'importants articles sur le Régime Ecossais Rectifié, sur le pouvoir occulte, sur la Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus, sur les Elus Coëns, travaux remplis d'aperçus inattendus et qui révèlent une connaissance approfondie de l'histoire de l'Ordre maçonnique (6).



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Lorsque survint la guerre de 1914, René Guénon, qui avait été réformé lors de son conseil de révision en 1906, fut maintenu dans la même situation. Petit rentier ayant vu fondre ses revenus, il fut obligé, pour faire face aux nécessités matérielles, d'entrer dans l'enseignement libre, et c'est ainsi qu'il professa la philosophie dans divers pensionnats.

Durant l'année scolaire 1916-1917, il exerça comme suppléant à Saint-Germain-en-Laye. A cette époque, le 8 mars 1917, survint la mort de sa mère et, comme sa tante Mme Duru se trouvait seule à Blois, il la fit venir à Paris. Mais, six mois après, le 27 septembre 1917, René Guénon était nommé professeur en Algérie, à Sétif. Il partit rejoindre son poste, accompagné de sa femme et de sa tante. Ils arrivèrent le 20 octobre, après un voyage long et fatigant et s'installèrent près du collège, dans la rue de Constantine. Par suite du manque de professeurs, Guénon dut faire, en plus de la classe de philosophie, le français en première et le latin en première et en seconde.
Par une curieuse coïncidence, un ami de Blois, le Dr Lesueur, avait été nommé médecin-chef à l'hôpital civil d'Hammam-Rhira, à une centaine de kilomètres à l'est d'Alger. Le Dr Lesueur avait épousé une élève de Mme Duru lorsque celle-ci était institutrice à Montlivaut, et avait bien connu son adjointe, devenue Mme Guénon. Des liens d'amitié s'étaient noués entre les deux couples, aussi lorsque le Dr Lesueur apprit que René Guenon et sa femme se trouvaient à Sétif, les invita-t-il à venir passer les vacances à Hammam-Rhira. Cette ville est Une station thermale d'été et d'hiver, mais aussi un important centre de pèlerinage.



En octobre 1918, René Guénon rentra en France et alla avec sa femme s'installer à Blois dans la demeure de la rue du Foix ; quelque temps après, il fut nommé professeur de philosophie au collège de cette ville, tandis que le Dr Lesueur, revenu lui aussi d'Afrique du Nord, était nommé conservateur du château.

L'année suivante, Guénon quitta l'enseignement pour se consacrer entièrement à la préparation de ses premiers livres. Sa femme partageait son travail, relisant les manuscrits avant qu'ils soient soumis aux éditeurs. Comme ils n'avaient pas d'enfants, ils prirent auprès d'eux une nièce alors âgée de 4 ans et s'occupèrent entièrement de son éducation. Ils retournèrent à Paris fin 1921, habiter le petit appartement de la rue Saint-Louis-en-l'île, et c'est peu de temps après que nous devions faire la connaissance de René Guénon.

Un jour de janvier 1922, entra dans notre magasin du quai Saint-Michel un homme d'une trentaine d'années, très grand, très mince, brun, vêtu de noir, ayant l'aspect classique de l'universitaire français, son visage allongé était éclairé par des yeux étrangement clairs et perçants qui donnaient, l'impression de voir au-delà des apparences. Avec une affabilité parfaite, il nous demanda de venir prendre chez lui des livres et des brochures néo-spiritualistes dont il désirait se défaire. Comme nous acceptions sa proposition, il nous donna son nom et son adresse : René Guénon, 51, rue Saint-Louis-en-l'île. La maison où il habitait était un ancien hôtel du XVIIIe siècle qui fut un moment, aux environs de 1840, la résidence des archevêques de Paris. Guénon y occupait un petit appartement au fond de la grande cour pavée, au 3e étage. L'intérieur était d'une extrême simplicité qui s'accordait parfaitement avec la simplicité de l'homme lui-même. De ce moment datent nos relations qui devaient devenir très suivies à partir de 1929, comme nous le verrons plus loin.

Nous avons dit que René Guénon n'avait pas de fortune et ce n'étaient pas les droits d'auteur de ses premiers ouvrages qui pouvaient lui permettre de vivre. A partir de 1924, il donna des leçons particulières et des leçons de philosophie au Cours Saint-Louis où sa nièce faisait ses études.

C'est à cette époque, en 1924, que Frédéric Lefèvre, rédacteur en chef des Nouvelles Littéraires, alla interviewer Ferdinand Ossendowski alors de passage à Paris, en compagnie de René Guénon, René Grousset et Jacques Maritain. L'interview qui parut dans les Nouvelles Littéraires du 25 mai 1924 présente un raccourci saisissant des positions respectives des quatre écrivains.
Nous ne savons exactement à quelle date René Guénon fit la connaissance de Louis Charbonneau-Lassay, archéologue et symboliste chrétien qui poursuivait dans sa demeure familiale de Loudun le véritable travail de bénédictin qui a donné naissance au Bestiaire du Christ dont la plupart des chapitres ont paru dans la revue Regnabit, dirigée par le R. P. Anizan. Charbonneau-Lassay introduisit René Guénon dans ce milieu et, pendant les années 1925 à 1927, Guénon publia dans cette revue de nombreux articles sur le symbolisme chrétien qui, dans son esprit, devait aider les Catholiques à prendre conscience du sens profond de leur tradition. Il avait écrit pour cette revue l'article intitulé Le grain de sénevé que les Etudes Traditionnelles ont publié dans leur numéro de janvier-février 1949. Dans la note liminaire de cet article, René Guénon écrivait : « Cet article, qui avait été écrit autrefois pour la revue Regnabit, mais qui ne put y paraître, l'hostilité de certains milieux néo-scolastiques nous ayant obligé alors à cesser notre collaboration, se place plus spécialement dans la perspective de la tradition chrétienne, avec l'intention d'en montrer le parfait accord avec les autres formes de la tradition universelle ». Cette rupture, jointe au résultat de certaines expériences faites dans des cercles d'études thomistes, devait ébranler chez René Guénon l'espoir d'un redressement traditionnel de l'Occident prenant appui sur l'Eglise catholique.
Dès 1925, René Guénon avait accordé quelques articles à notre revue Le Voile d'Isis. A la fin de 1928 nous décidâmes de changer le caractère de cette publication. Quelque temps auparavant, nous avions mis en relation avec René Guénon notre ami Jean Reyor qui était déjà entièrement acquis aux doctrines traditionnelles. Nous demandâmes à ce dernier d'envisager avec Guénon une transformation complète du Voile d'Isis. René Guénon accepta d'accorder sa collaboration régulière sous la condition de n'occuper aucune fonction dans la revue et d'être considéré simplement comme un des rédacteurs. D'un commun accord nous choisîmes notre vieil ami Argos comme rédacteur en chef, fonction qu'il occupa de janvier 1929 à fin 1931, époque où des circonstances contingentes l'empêchèrent de nous continuer régulièrement sa collaboration. A Guénon et à Argos se joignirent dans cette première période Patrice Genty, Gaston Demengel, Probst-Biraben, Marcel Clavelle, puis, dans l'ordre chronologique, André Préau, René Allar, Frithjof Schuon. A partir de 1935, la revue, pour mieux répondre à son contenu, prit le titre d'Etudes Traditionnelles qu'elle porte actuellement, avec tous les collaborateurs que nos lecteurs d'aujourd'hui connaissent. René Guénon avait enfin trouvé un organe dans lequel il pouvait s'exprimer en toute liberté et mener pendant 20 ans un combat incessant contre toutes les idées anti-traditionnelles, en même temps qu'il poursuivait son œuvre doctrinale.

Au début de 1928, René Guénon avait eu la douleur de perdre sa femme et, neuf mois après, sa tante Mme Duru. Leurs corps furent ramenés dans le caveau de famille, au cimetière de Saint-Florentin, dans le Faubourg de Vienne, à Blois. Resté seul alors, René Guénon quitta Paris pour l'Egypte le 20 février 1930. Il partait pour quelques mois dans le but de rechercher, faire copier et traduire pour le compte d'une nouvelle maison d'édition, des textes ésotériques de l'Islam. Ces travaux le retinrent plus longtemps qu'il n'avait pensé, puis la maison d'édition abandonna son projet. René Guénon se fixa alors au Caire, dans le quartier de la mosquée d'El-Azhar où il vécut, discrètement et modestement, ayant peu de relations avec le milieu européen. Le public de ses livres et de ses articles s'étendait de plus en plus et il recevait une correspondance qui devenait chaque jour plus considérable. Il s'astreignait à répondre à tous ceux qui lui écrivaient, avec une bienveillance jamais démentie. Son temps et sa santé furent dévorés par ce travail.

En 1934, René Guénon, ou plutôt Abdel Wahed Yahia se remaria avec la fille aînée du Sheikh Mohammed Ibrahim. Aussitôt après il envisagea, de faire un voyage en France afin d'arranger les affaires qu'il avait laissées en l'état au moment de son départ en 1930, mais finalement ne partit pas. En 1935, il se fit expédier les livres et les papiers qui se trouvaient encore dans son appartement de la rue Saint-Louis-en-l'île. Il alla alors s'établir hors du Caire, dans le quartier de Doki, un endroit, nous écrivait-il, « où on n'entend aucun bruit et où on ne risque pas d'être dérangé sans cesse par les uns et les autres ». Il devait vivre là, sans presque jamais sortir, jusqu'à ses derniers moments. La seconde guerre mondiale interrompit nos relations et la publication des Etudes Traditionnelles. Dès que les relations reprirent avec l'Egypte, René Guénon nous demanda d'envisager la reprise de la revue, ce qui eut lieu en octobre 1945. Pendant la guerre, profitant d'une diminution appréciable de sa correspondance, il avait pu mettre au point plusieurs ouvrages capitaux : Le règne de la quantité et les Signes des temps, Les Aperçus sur l'Initiation et La Grande Triade. Et la correspondance reprit, et les articles et les comptes-rendus. Une de ses dernières joies fut la naissance de son fils Ahmed, le 5 septembre 1949. Il n'avait eu jusqu'alors que deux filles, Khadidja et Leila. Nous avons appris depuis la naissance d'un fils posthume, survenue le 17 mai 1951 et auquel on a donné le nom de son père, Abdel Wahed.

 Mosquée d'El-Azhar 


A partir du 25 novembre 1950, toute activité lui devint impossible et ses meilleurs amis ne reçurent plus de lettres de lui après cette date. Il souffrait d'un empoisonnement du sang avec manifestations diverses ; il eut une jambe affreusement infectée qu'on sauva à force de vigilance. Il fut soigné avec un dévouement admirable par sa femme et par un de ses admirateurs, le Dr Katz. Dans les premiers jours de 1951, il accusa une nouvelle faiblesse, puis il fut pris d'une striction laryngée qui l'empêchait de parler et de s'alimenter, et bientôt la mort vint le surprendre en pleine lucidité. C'était le dimanche 7 janvier, à 23 heures.

Frithjof Schuon et Adrian Paterson (au centre) au chevet de René Guénon, malade .


Les funérailles, nous écrit le Dr Katz, furent très simples et se sont déroulées le lendemain lundi entre 10 et 14 heures. Le corps du Sheikh Abdel Wahed Yahia, transporté pendant quelques centaines de mètres à bout de bras, fut ensuite conduit à la mosquée d'El-Azhar. Après la prière des morts le corps, porté de nouveau à bras, fut conduit au cimetière de Darrassa, dans la colline de Mokattam, et là, repose maintenant dans le caveau de la famille Mohammed Ibrahim.

Ainsi se termina cette vie simple et modeste, dégagée de toutes les ambitions que sollicitent habituellement les hommes. La vie se confond ici avec l'œuvre. Quel plus bel éloge pourrait-on en faire ?
René Guenon n'a pas laissé d'ouvrages inédits, mais il a exprimé le vœu que soient réunis en volumes les nombreux articles parus dans diverses publications et qu'il n'avait pas intégrés dans ses ouvrages déjà composés. Un premier volume est déjà préparé, Initiation et Réalisation spirituelle, qui forme une suite aux Aperçus sur l'Initiation. Il a laissé la matière de plusieurs autres volumes, d'importance inégale, sur le symbolisme universel et le symbolisme maçonnique, sur le symbolisme chrétien et les doctrines initiatiques chrétiennes, sur la cosmologie sacrée, sur divers aspects de l'hindouisme, sur l'ésotérisme islamique et sur la Maçonnerie. La mise au point de ces ouvrages est une des tâches longues et délicates que lègue à ses amis celui qu'on a appelé avec raison le plus grand des maîtres intellectuels que l'Occident ait connu depuis la fin du moyen âge.

PAUL CHACORNAC.

(1) Cf. La Gnose, décembre 1909, p. 20.
(2) Abdul HadI était le nom musulman d'Ivan Gustave Aguili (ou Aquili) ; il était d'origine flnlando-tartare et était né en 1863. C'était un ancien officier de marine qui avait quitté le service pour se consacrer à la littérature et à la peinture. Il était aussi très versé en philologie. Vers 1890. il alla aux Indes. On le retrouve ensuite au Caire en 1908 et à Paris entre 1910 et 1914. Il mourut à Barcelone en 1917.
(3) Le début de cet ouvrage a été publié dans la Gnose. Vu l'extrême rareté de cette revue et l'intérêt de ce travail, bien qu'il soit inachevé, nous pensons le reproduire en 1952 dans les Etudes Traditionnelles.
(4) M. Jean Herbert, dans une récente plaquette, Yogas, Christianisme et Civilisation, écrit très justement « Relevons d'abord qu'on ne risque pas d'être un jour appelé à se « convertir » (à l'hindouisme) comme on peut l'être si l'on se sent vivement attiré par l'Islam ou le Bouddhisme par exemple. En effet, on peut naître Hindou, et l'on peut aussi perdre cette qualité, main on ne peut ni devenir Hindou ni même le redevenir si on a cessé de l'être — pas plus qu'on ne peut devenir nègre. Il est exact que depuis quelques années certains moines hindous modernistes ont voulu imiter les pratiques de conversions chrétiennes et musulmanes et fabriquer une sorte de baptême, qui comprend, je crois, un bain dans le Gange et la récitation de quelques formules sacrées, mais c'est uniquement pour permettre à des ex-Hindous entraînés, par des moyens souvent discutables, dans d'autres groupes religieux, de revenir au bercail. Et nul ne se dissimule que ce subterfuge est lui-même assez fallacieux ».
(5) Outre les rédacteurs déjà mentionnés, La Gnose avait pour collaborateurs A. Thomas (Marnès) et l'auteur qui signait Mercuranus.
(6) Nous avons l'intention de republier les plus importants de ces travaux.


[Paul Chacornac, La vie simple de René Guénon, Etudes Traditionnelles. Numéro spécial consacré à René Guénon, N°293-294-295, 1951. Editions Traditionnelles, réimpression 1999, p.317-333. Il ne s’agit pas ici du livre du même auteur portant le même nom qui est un développement de cet article.]


Paul Chacornac 1884-1964



samedi 28 juin 2014

Les mois sacrés en Islam




Dieu dit dans le Coran : « Le nombre des mois pour Dieu est douze dans le Livre de Dieu le jour où Il créa les cieux et la terre. Parmi eux quatre mois sont sacrés. Telle est la religion dans toute sa rectitude. N’y portez aucun tort à vous-même… »[1]




Al-Bukhârî (3167) et Mouslim (1679) ont rapporté d’après Abou Bakrata que le Prophète (bénédiction et salut soient sur lui) a dit : « Le temps a repris son cours tel qu’il était quand Allah créa les cieux et la terre : l’année compte douze mois dont quatre mois sacrés ; les trois se succèdent et ont pour nom Dhoul-Qi’ada, Dhoul-Hijja et Mouharram et le quatrième Rajab qui est intercalé entre Joumâda et Cha'baane.»

Il a été rapporté de façon authentique d’après le Prophète (bénédiction et salut soient sur lui) que le jeûne effectué pendant Mouharram est le meilleur après celui de ramadan. A ce propos, Abû Hourayra a dit : « Le Messager d’Allah (bénédiction et salut soient sur lui) a dit : « le meilleur jeûne après celui du ramadan est le jeûne effectué pendant le mois d’Allah Mouharram. Et la meilleure prière faite après la prière obligatoire est celle effectuée dans la nuit» (rapporté par Mouslim, 1163).

Le jeûne est recommandé dans les mois sacrés en vertu du hadîth d’Al-Bâhilî, à qui le Prophète — paix et bénédictions sur lui — dit : «Jeûne et mange pendant les mois sacrés.» (rapporté par Abû Dâwûd)

Les mois sacrés en Islam sont : Muharram, Radjab, Dhu-lqi‘da et Dhul-hidjja.
Les grands événements selon le calendrier musulman sont:

*Le 1er du mois sacré de Muharram: correspond au nouvel an islamique/ 1er jour de l’Hégire (ce jour a coïncidé avec le 16 juillet 622 de l'ère chrétienne) : le nouvel an islamique célèbre le départ (l’émigration) de Muhammad (paix et salut sur lui) de la Mecque pour Médine, en 622.

*Le 10éme jour du mois sacré de Muharram dit le jour de ‘âshûrâ : évoque plusieurs événements historiques (entre autre c’est le jour où Nûh (Noé) (sur lui la paix) fut sauvé avec les croyants du déluge, et c’est le jour où Dieu donna la victoire à Moïse (sur lui la paix) et aux fils d’Israël sur Pharaon et ses hommes…). C’est un jour où le jeûne est méritoire. Il est très apprécié et préférable de se montrer généreux envers les gens de sa maison ce jour là. Il est méritoire aussi de jeûner le 9 Muharram (de le jeûner en plus du 10 Muharram pour se distinguer des juifs entre autre).

Le Prophète (paix et salut soient sur lui) dit: «Je compte sur Allah pour que le jeûne observé le jour d'Arafa expie les péchés commis pendant l'année précédente et l'année suivante et pour que le jeûne du jour d'Ashoura expie les péchés commis pendant l'année précédente. »(Rapporté par Mouslim,1162.)
Dans le Hadîth rapporté par Ibn 'Abbâs: quand le Prophète (paix et salut sur lui) jeûna le jour de 'Ashoura et recommanda de le jeûner, on lui dit: "ô messager de Dieu, c'est un jour vénéré par les juifs et les chrétiens". Il dit alors : « Si je suis encore vivant l'année prochaine, et si Dieu le veut, je jeûnerai aussi le 9ème de Muharram ». (Mais notre bien aimé prophète décéda avant). (Rapporté par Muslim, hadîth 2661.)

Comme rapporté dans plusieurs ouvrages tel que le Sharh de Mayyâra sur le matn d'Ibn 'Ashir concernant le 10éme jour de Muharram ('Ashoura),le Prophète (paix et salut sur lui) a dit :

« quiconque fait preuve de largesse (Wassa‘a) à l'endroit de sa famille (envers les gens de sa maison) le jour d'Achoura, Allah lui accordera des largesses le reste de l'année » [2]
*Le 12éme jour du mois de Rabî‘ I : correspond à la naissance du dernier messager Muhammad (paix et salut sur lui) : pendant tout le mois de Rabî‘ I, et dans plusieurs pays musulmans, on célèbre la naissance de Muhammad (paix et salut sur lui), par la lecture du Coran, de la biographie du Prophète (paix et salut sur lui), les invocations et les chants faisant l’éloge du Prophète (paix et salut sur lui).

*La Nuit du 27 du mois sacré de Radjab: correspond selon certains à l’événement miraculeux de Al-isrâ’ et Al-mi`râj :

Al-isrâ’ : veut dire le voyage nocturne du Prophète Muhammad (paix et salut sur lui) qui l'a conduit de la Mecque à Jérusalem.

Al-mi`râj : veut dire l’ascension du Prophète (paix et salut sur lui) jusqu’au « Lotus de la limite » (Sidrat Al-Muntahâ).

Il s’agit donc du voyage nocturne de Muhammad (paix et salut sur lui) qui l'a conduit de la Mecque à Jérusalem d'où il s’est élevé dans les cieux : le Prophète parvient d’abord au 1er ciel de la lune et des étoiles où il salue au passage Adam, père du genre humain. Dans les six autres cieux, Il rencontre ses pères spirituels et frères, les Prophètes, Noé, Yusuf, Moïse, Idriss et Jésus. Au 7ème ciel il trouve l’ami de Dieu, Ibrahim Al Khalil, à « Al-Beit Al-Ma’mur ». Le Prophète est ensuite transporté vers le « Lotus de la limite » (Sidrat Al-Muntaha) qui est à la droite du Trône de Dieu et au-delà delaquelle personne ne sait ce qu’il y a. Le Coran dit à ce sujet dans la Sourate An-najm : « Par l’étoile à son déclin, votre concitoyen ne s’égare et n’erre pas. Il ne parle pas selon son impulsion, ce qu’il relate est uniquement une révélation inspirée que lui a enseigné [L'Ange Gabriel] un être d’une force prodigieuse, doué de sagacité; c'est alors qu'il se montra sous sa forme réelle [angélique], alors qu’il était à l’horizon supérieur. Puis l’être s’approcha et demeura suspendu à la distance d’une portée d’arc ou moins encore. Dieu révéla ainsi à son serviteur ce qu’il révéla. Le cœur n’a pas menti en ce qu’il a vu. Le prendrez-vous à partie parce qu’Il voit ? Et certes, Il l’a vu une autre fois près du Lotus de la limite, non loin de l’asile paradisiaque. Lorsque le Lotus fut couvert par ce qui le couvre ! Le regard ne dévia point et n’outrepassa point. Des signes de Son seigneur, il vit les plus grands ».

C’est dans cette nuit à l’endroit sublime que Dieu lui donna l’ordre d’exiger des croyants 50 prières par jour, réduites progressivement à cinq par jour, mais comptées 50 prières en mérite… Ensuite le Prophète redescend sur Beit Al Maqdis (à Jérusalem), enfourche à nouveau la monture ailée et de là rentre à la Mecque.

Cet événement a eu lieu le 27 du mois de Radjab de l’année 620 (un an et demi avant l’hégire). L’événement se place après « L’Année du Chagrin » (619-620) (‘âm Al-Huzn) (en l’an 10 de la mission du Prophète) année au cours de laquelle le Prophète perdit ses meilleurs soutiens, son épouse Khadija, mère des croyants et son oncle et protecteur Abû Tâlib. Après avoir passé trois années d’exclusion et de réclusion durant lesquelles il a souffert de famine et de privations.

*Laylat al qadr/ la nuit de la valeur : c’est la nuit de lacélébration de la révélation du Coran à Muhammad (paix et salut sur lui), une nuit équivalente à plus de mille mois dans son mérite. Elle a lieu dans la dernière décade du mois béni de Ramadan.

*Le 1er du mois de Chawwâl: correspond à ‘Îd al-Fitr/Petite Fête : c’est la fête de la fin du mois béni de Ramadan. Après une prière matinale à la mosquée, la famille, les voisins, les amis échangent des cadeaux et partagent des repas festifs.

Voir aussi le chapitre sur la Zakât al-Fitr.

*Dhul-hidjja :

C’est l'un des mois du grand pèlerinage (hadjj) à la Mecque.
Les 10 premiers jours de ce mois sacré sont les jours où les actes sont les plus récompensés, Dieu a même juré dans le Coran (sourate Al-fajr) par ces 10 nuits.
Ibn 'Abbâs rapporte: « Le Prophète - Paix et salut d’Allah sur lui - a dit : « Il n’y a pas d’œuvres meilleures que celles faites en ces 10 jours. » Les Compagnons dirent : « Même pas le Jihâd ? » Il dit : « Même pas le Jihâd, sauf un homme qui sortirait risquant sa vie et ses biens et qui ne reviendrait avec rien (càd. qu’il y perdrait sa vie et sa fortune). »
Rapporté par Al-Bukhârî.
*Le 9éme jour du mois sacré Dhul-hidjja : c’est le jour de la station de ‘Arafât : le pilier le plus important du grand pèlerinage : il est très méritoire de jeûner ce jour (pour les non pèlerins).

Le Prophète (paix et salut soient sur lui) dit: «Je compte sur Allah pour que le jeûne observé le jour d'Arafa expie les péchés commis pendant l'année précédente et l'année suivante et pour que le jeûne du jour d'Ashoura expie les péchés commis pendant l'année précédente. »(Rapporté par Mouslim,1162.)
*Le 10éme jour du mois sacré Dhul-hidjja : correspond à ‘Îd al-Adhâ/la fête du sacrifice : Cette grande fête est célébrée dans tout le monde musulman et indique la fin du pèlerinage à la Mecque; on sacrifie une bête (un mouton ou un caprin ou un bovin ou un camélidé) et on donne de la viande aux pauvres.
Il est recommandé pendant ce jour de fête et les deux jours qui le suivent de multiplier les invocations: entre autre dire Allahu akbar (3 fois après la fin de chaque prière pendant les trois jours) et invoquer la gloire et la louange du Seigneur...Ainsi il est méritoire le Takbîr (3 Allahu Akbar) après chaque fin de prière obligatoire durant les quatre jours de la fête : le dixième (à partir du Zuhr), le onzième, le douzième et après le Subh du treizième du dernier mois de l’hégire : à savoir que les dix premiers jours du mois sacré de Dhul-Hidja sont bénis et il convient de faire pendant ces jours plus d’actes méritoires et d’invocations.

Il est recommandé aussi de montrer les signes de joie et du bonheur et de les partager avec la famille, les proches et les voisins… Les visites mutuelles pour augmenter l'amour et consolider les liens, sont aussi très recommandées pendant cette fête....
Notez bien: il est interdit de jeûner le jour du Îd al-Adhâ/la fête du sacrifice et les deux jours qui le suivent et il est interdit aussi de jeûner le jour de ‘Îd al-Fitr/la Petite Fête.

Notes et références:

[1] Sourate 9, verset 36.

[2]Ce Hadîth est considéré comme Sahîh (authentique) par l'Imâm As-sayûtî dans son oeuvre « Al-jâmi'a as-saghîr ». Al-hâfiz Al-'irâqî a dit que ce Hadîth est Hasan (bon), At-tabarânî et al-bayhaqî l'ont rapporté aussi en disant quant à eux que sa chaîne de transmission est faible.


Source : DOCTRINE MALIKITE

lundi 16 juin 2014

Extrait de " Grâce sanctifiante et intellect transcendant concentration et activité" - Elie Lemoine (Adolphe Levée)


Dans la cour du monastère





Avec l’aimable autorisation de l'



Introduction

Entre Orient & Occident


« Un moine d’Occident », « Portarius » (le Portier) : c’est ainsi que notre F. Élie (Adolphe Levée), spécialiste d’hindouisme et d’ésotérisme chrétien, signait ses articles. Il exprimait par là le cœur de son propos : pratiquer l’ouverture à l’autre comme un moyen d’approfondir sa propre tradition (en l’occurrence, occidentale).

Né à Paris le 13 décembre 1911, fils d’un artisan ciseleur agnostique (mais d’une mère croyante), il passa son enfance à Bordeaux. Diplômé de l’école de commerce de l’avenue Trudaine à Paris, il partit en 1935 pour l’Indochine pour le compte d’une maison de commerce parisienne. En 1939, sur le point de rentrer en France, la guerre l’oblige à rester sur place jusqu’en 1946. Un troisième voyage eut lieu en 1950-1951, à Singapour cette fois.

La terre n’existe que dans le ciel

Le déclencheur de sa vocation religieuse fut un livre du métaphysicien René Guénon, Orient et Occident, lu en 1931. Le jeune Adolphe parvint à trouver l’adresse de l’auteur ; une correspondance s’engagea, qui dura jusqu’à la mort du maître, en 1951. De Guénon, Adolphe retient le diagnostique sévère sur la culture occidentale techniciste :

« on n’a pas encore pris la mesure du mensonge qui est à la base de tout le développement moderne : se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre ne peut, en fin de compte, qu’aboutir à voir la terre elle-même se dérober sous nos pieds, car la terre n’existe que dans le ciel. » [1]

De Guénon encore, il adopte l’approche des religions traditionnelles par la métaphysique (l’illumination de l’être) plutôt que par l’histoire.

Enfin, c’est Guénon qui lui fait réaliser l’importance de l’initiation : l’homme ne peut découvrir sa voie la plus propre ni se connaître lui-même qu’à condition de se recevoir d’un autre, ministre de l’Église ou maître spirituel. Ceci vaut en particulier de la foi :

« Il se s’agit pas de croire ce que l’on veut croire, mais de croire parce que l’on veut croire, ce qui est tout différent et ne préjuge nullement du contenu de la foi. La foi repose sur un témoignage et donc porte sur quelque chose qui ne nous est connu que dans et par ce témoignage. Ce qui nous est dit n’entraîne donc pas d’adhésion par ce qu’il est (et que nous ne « voyons » pas) mais par la valeur que nous reconnaissons à la personne du témoin […] D’ailleurs, pour la foi proprement dite, la volonté ne suffit pas : il y faut une grâce. » [2]

Tout cela, F. Élie le trouva au monastère, école de charité.

Le porte-silence de Dieu

Entré en 1951, il prend l’habit le 6 août, fête de la Transfiguration du Seigneur (en rapport avec son nom de religion : Élie), prononce ses premiers vœux le 4 octobre 1953 et ses vœux solennels le 7 octobre 1956. Il travaille comme hôtelier entre 1964 et 1976, portier à partir de 1976 et caissier à mi-temps au magasin à partir de 1988. Sans jamais se départir de son recueillement – il avait coutume de dire que si le prêtre est le porte-parole de Dieu, le moine est son « porte-silence » – il entre en contact direct avec nos hôtes et retraitants, nouant avec certains des liens durables d’amitié. Le journaliste et romancier Gilbert Ganne, devenu son correspondant privilégié, a publié un recueil posthume de ses lettres, sous le titre : Seul avec le monde entier (voir la bibliographie ci-dessous).

Parallèlement, sa réflexion va s’approfondissant. Il confronte les Upanishad (en sanskrit !) et les écrits de saint Thomas d’Aquin et de saint Bernard sur le mystère de Dieu. Ses notes, tapées sur une antique Underwood qui ne le quitte jamais, s’accumulent. Il en tire un livre magistral, publié en 1982 sous le titre : Doctrine de la non-dualité (advaita-vâda) et christianisme, où il défend la thèse selon laquelle les doctrines védântique et chrétienne ne sont pas foncièrement incompatibles : un « non-dualisme » chrétien envisageable, dans la mesure où l’homme est appelé, dans le Christ, à passer du point de vue de la créature (vis-à-vis du Créateur) à celui de Dieu lui-même. Le Vedânta, de son côté, n’est pas panthéiste, contrairement à ce qu’on dit souvent. L’accueil chaleureux, parfois même enthousiaste, réservé à ce livre par les spécialistes des deux religions permet de croire qu’il continuera longtemps à alimenter le dialogue interreligieux.

C’est ainsi, après avoir publié son maître-livre et rassemblé ses articles dans un dernier recueil, qu’il décède subitement, le 1er octobre 1991.

Ce que Dieu aime, c’est ce qu’il va faire naître en nous.

Bibliographie

Frère Élie, Seul avec le monde entier : lettres de la Grande Trappe, prés. par Gilbert Ganne, Lausanne : LAge dhomme, 2002. ISBN 2-8251-1548-7.
Élie Lemoine, Theologia sine metaphysica nihil, Paris : Éd. traditionnelles, 1991. ISBN 2-7138-0136-2. Recueil d’articles et de recensions parus dans les Études traditionnelles et les Cahiers de l’Herne.
Un moine d’Occident, Doctrine de la non-dualité (advaïta-vâda) et christianisme : jalons pour un accord doctrinal entre l’Église et le Vedânta ; préface de Jean Tourniac, coll. « Mystiques et religions » 31, Paris : Dervy, 1982. ISBN 2-85076-149-4.







Extrait de
Grâce sanctifiante
et intellect transcendant
concentration
et activité



Par Élie Lemoine
Chapitre 12 de Theologia sine Metaphysica nihil, Éditions Traditionnelles, Paris, 1991, pp.256-262

À propos des conditions d’accès à la pure intellectualité, nous voudrions souligner fortement un point que nous considérons comme très important, et cela d’autant plus qu’il semble bien que beaucoup de ceux qui ont lu René Guénon et qui aspirent à une réalisation, à quelque degré que ce soit, ont tendance à y voir quelque chose de relativement négligeable. Ils se bornent assez souvent, en effet, à étudier la doctrine de la même manière qu’ils le feraient pour un système philosophique, c’est-à-dire d’une façon purement mentale et extérieure, ce qui ne saurait les mener bien loin dans la véritable compréhension. C’est là une disposition d’esprit typiquement occidentale et, en Occident même, devenue presque sans remède. Elle ne fait d’ailleurs que s’accentuer à mesure que les conditions de vie se détériorent et favorisent de plus en plus la dispersion et l’extériorité. Le point sur lequel nous désirons ici appeler l’attention est la nécessité, pour quiconque aspire à la réalisation, de s’exercer vraiment et sérieusement à la concentration. Rappelons seulement à cet égard la mise en garde de René Guénon dans Orient et Occident : « Ceux qui ne sont pas même capables de réfréner leur impatience le seraient encore bien moins de mener à bien le moindre travail d’ordre métaphysique ; qu’ils essaient simplement, à titre d’exercice préliminaire ne les engageant à rien, de concentrer leur attention sur une idée unique, d’ailleurs quelconque, pendant une demi-minute (il ne semble pas que ce soit trop exiger), et ils verront si nous avons tort de mettre en doute leurs aptitudes. » Et Guénon ajoutait en note : Enregistrons ici l’aveu très explicite de Max Müller : « La concentration de la pensée, appelée par les Hindous êkâgratâ (ou êkâgrya) est quelque chose qui nous est presque inconnu. Nos esprits sont comme des kaléidoscopes de pensées en mouvement constant ; et fermer nos yeux mentaux à toute autre chose, en nous fixant sur une pensée seulement, est devenu pour la plupart d’entre nous à peu près aussi impossible que de saisir une note musicale sans ses harmoniques. Avec la vie que nous menons aujourd’hui... il est devenu impossible, ou presque impossible, d’arriver jamais à cette intensité de pensée que les Hindous désignaient par êkâgratâ, et dont l’obtention était pour eux la condition indispensable de toute spéculation philosophique et religieuse. » 
Naturellement, Guénon faisait remarquer qu’il en était toujours ainsi pour les Hindous et qu’il s’agissait en réalité pour ceux-ci, non de spéculation philosophique et religieuse, mais de spéculation métaphysique exclusivement[1]. Nous pouvons remarquer aussi que Max Müller est mort en 1900 et que, vue de 1990, l’incise « avec la vie que nous menons aujourd’hui » a de quoi — hélas ! — nous faire sourire.
Peut-être n’est-il pas non plus entièrement inutile d’attirer spécialement l’attention sur le lien indiqué par René Guénon dans ce texte entre la « concentration de l’attention sur une idée unique » et « le moindre (nous soulignons moindre) travail d’ordre métaphysique » à l’égard duquel cette concentration constitue comme un « exercice préliminaire ». Il en résulte immédiatement que si quelqu’un se révélait incapable de cet exercice, il le serait encore plus « d’entreprendre un travail sérieux et effectif », il ne lui resterait plus alors qu’à « se retirer spontanément »[2], quelque humiliante que cette démarche puisse lui apparaître, bien qu’en réalité, il n’y ait aucune humiliation à être et à se reconnaître celui que l’on est et non un autre. Mais d’où vient le caractère indispensable et irremplaçable de la concentration ? Il procède directement de sa relation à la connaissance ; c’est ce qu’exprime nettement Guénon dans un autre passage : « La réalisation métaphysique consistant essentiellement dans l’identification par la connaissance, tout ce qui n’est pas la connaissance elle-même n’y a qu’une valeur de moyens accessoires ; aussi le Yoga prend-il pour point de départ et moyen fondamental ce qui est appelé êkâgrya, c’est-à-dire la “concentration”. Cette concentration même est... quelque chose de tout à fait étranger à l’esprit occidental, habitué à porter toute son attention sur les choses extérieures et à se disperser dans leur multiplicité indéfiniment changeante ; elle lui est même devenue à peu près impossible, et pourtant elle est la première et la plus importante de toutes les conditions d’une réalisation effective »[3]. Et plus loin encore : « En tout cas, il faut toujours se souvenir que, de tous les moyens préliminaires, la connaissance théorique est le seul vraiment indispensable, et qu’ensuite, dans la réalisation même, c’est la concentration qui importe le plus et de la façon le plus immédiate, car elle est en relation directe avec la connaissance » (c’est nous qui soulignons)[4].
D’autre part, la concentration évoque l’idée de Centre, et, plus précisément encore, celle du passage de la circonférence au centre de la « roue cosmique », ou, en d’autres termes, de la multiplicité à l’unité. « La multiplicité, étant inhérente à la manifestation, et s’accentuant d’autant plus, si l’on peut dire, qu’on descend à des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne donc nécessairement du non-manifesté ; aussi l’être qui veut se mettre en communication avec le Principe doit-il avant tout faire l’unité en lui-même, autant qu’il est possible, par l’harmonisation et l’équilibre de tous ses éléments, et il doit aussi, en même temps, s’isoler de toute multiplicité extérieure à lui... La solitude, en tant qu’elle s’oppose à la multiplicité et qu’elle coïncide avec une certaine unité, est essentiellement concentration ; et l’on sait quelle importance est donnée effectivement à la concentration, par toute les doctrines traditionnelles sans exception, en tant que moyen et condition indispensable de toute réalisation. »[5]
On voit quelle différence, et même quelle opposition, il y a entre l’être qui s’exerce effectivement à la concentration et ceux, auxquels nous faisions allusion en commençant, qui se contentent d’une étude extérieure de la doctrine traditionnelle à la façon des philosophes ; « Les philosophes se perdent dans leurs spéculations, les sophistes dans leurs distinctions, les chercheurs dans leurs investigations. Tous ces hommes sont captifs dans les limites de l’espace, aveuglés par les êtres particuliers. »[6]
Une conséquence sur laquelle nous voudrions attirer l’attention parce qu’elle risque d’échapper à beaucoup, aujourd’hui surtout où les individualités ont tendance à s’affirmer de plus en plus, c’est que la concentration dont nous parlons suppose et implique l’effacement du moi. Assurément, cet effacement ne peut être encore que relatif chez celui qui s’exerce à la concentration ; il n’en doit pas moins toujours être lié à celle-ci et devenir d’autant plus total que l’être approche du centre, conformément à l’image de la « roue des choses ». Lorsqu’il sera effectivement parvenu au « point central », toutes les oppositions auront disparu : « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres, et de leurs contacts causés par la giration universelle. Elles cesseraient, si la diversité et le mouvement cessaient. Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien. Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini. Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière, son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer. »[7]
Pour conclure ces quelques considérations et pour en revenir en même temps à ce que nous écrivions plus haut sur l’insuffisance d’une étude « livresque », citons encore René Guénon : « L’Oriental est à l’abri de cette illusion, trop commune en Occident, qui consiste à croire que tout peut s’apprendre dans les livres, et qui aboutit à mettre la mémoire à la place de l’intelligence ; pour lui, les textes n’ont jamais que la valeur d’un “support”... et leur étude ne peut être que la base d’un développement intellectuel, sans jamais se confondre avec ce développement même ; ceci réduit l’érudition à sa juste valeur, en la plaçant au rang inférieur qui seul lui convient normalement, celui de moyen subordonné et accessoire de la connaissance véritable. »[8]
Dans la tradition chrétienne, l’« effacement du moi » dont nous venons de parler se réalise essentiellement par l’« imitation de Jésus-Christ ». Saint Thomas d’Aquin, en effet, et avec lui la tradition catholique tout entière, enseigne que le Seigneur Jésus est Personne divine et qu’il n’y a pas en Lui de « personne humaine », mais seulement une nature humaine. C’est le mystère de l’« union hypostatique » (du grec hypostasis, « personne »). Il enseigne également que la grâce divine, dite « sanctifiante », méritée aux hommes par l’Incarnation et la mort rédemptrice du Verbe, est participation au mystère de l’union hypostatique, autrement dit que ce que le Seigneur Jésus est par nature, le chrétien, le baptisé, l’est par grâce.
Cela étant admis, nous pouvons dire que la « Paix » du Christ, qu’il a donnée aux hommes (« Je vous donne ma Paix »), n’est autre en réalité que l’absence du sens de « moi ». Cette affirmation, qui n’est « inouïe » qu’en apparence, se présente comme une conséquence immédiatement évidente de la doctrine commune de l’Église pleinement comprise et « assentie ». On voit, cependant, qu’elle déborde très largement, par les perspectives qu’elle ouvre, ce qui est « cru » habituellement et généralement par ceux qui l’envisagent seulement de façon extérieure, c’est-à-dire par l’immense majorité des fidèles.
La Paix véritable, disons-nous, c’est l’absence du sens de « moi ». Il faut bien remarquer que nous disons l’« absence » et non le « rejet ». Il serait en effet contradictoire de parler de rejet du sens de « moi », d’une part, parce que la « réalisation », à quelque degré ou niveau qu’on l’envisage, est toujours intégration et jamais rejet (ce qui est rejeté, ce sont les limites, qui n’ont qu’une existence toute négative), et, d’autre part, parce que le « moi » seul rejette (car il est dans sa nature même d’exclure), et donc qu’il ne peut à la fois être exclu et excluant.
La réalisation est toujours intégration. L’absence du sens de « moi » n’est pas en effet le rejet de quelque chose qui aurait, ou aurait eu une quelconque réalité positive, mais nous serions tenté de dire : au contraire — elle est le résultat du passage (qui n’est pas en réalité un changement) de l’ignorance fatale et invincible, qui est celle de l’homme profane, à la véritable Connaissance, c’est-à-dire à la reconnaissance de ce qui est réellement et a toujours été, mais n’avait jusqu’ici, pour cet homme profane, qu’une existence en quelque sorte négative en raison de la « chute originelle » dont les conséquences affectent toute l’humanité présente, l’aveuglant congénitalement sur ce qui est et la rendant étrangère à la Vérité.
Cet aveuglement est définitif et invincible pour le genre humain tout entier et ne peut que dérouler inexorablement toutes ses conséquences néfastes et redoutables, à moins que l’homme « racheté » en principe par la Croix, ne reçoive c’est-à-dire n’accepte de recevoir — la grâce « sanctifiante », qui est, comme nous le disons plus haut à la suite de saint Thomas, participation à la grâce de l’union hypostatique du Christ.
Cette grâce ou, pour employer l’expression guénonienne, cette « influence spirituelle », est en principe proposée à tous (quoi qu’il en soit du « canal » par lequel elle est divinement transmise et du domaine précis où s’exercera son action), car, pour reprendre les termes d’une déclaration publique du pape Paul VI lors de l’audience générale du 7 janvier 1976, il existe « certains secrets de la miséricorde divine dans lesquels se révèlent d’émouvantes ressources du règne de Dieu ». Il reste toutefois que « si tous sont appelés, peu sont élus » (Mt XXII, 14) et qu’il faut donc s’efforcer d’« entrer par la porte étroite, car étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie » éternelle (Id., VII, 13-14), et « celui qui voudra sauver sa propre vie, la perdra » (Id., XVI, 25), car, en réalité, en prétendant se l’approprier (« Moi, je vis ! »), il l’a déjà perdue, même s’il l’ignore, et c’est pourquoi il est dit encore : « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Id., VIII, 22).
Grâce à cette Paix et dans cette Paix que le Seigneur Christ lui a donnée, l’Homme, sa nature originelle retrouvée, ne connaît plus le monde comme extérieur et étranger, tel qu’il lui apparaissait autrefois et qu’il continue d’apparaître à l’homme profane. Pour lui désormais, plus d’extériorité, d’opposition, de séparation, d’altérité. Le cœur dilaté à la mesure de la Connaissance et de l’Amour divins — mesure sans mesure — il ne distingue plus entre un « dedans » et un « dehors », entre « moi » et « les autres ». Plus rien qui soit « sien » (au sens d’une propriété exclusive), mais aussi plus rien qui ne soit « sien ». Il s’est identifié à tous et à chacun, et dès lors, le monde entier lui apparaît comme un simple prolongement de lui-même. Pour lui, mystérieusement, s’est accomplie l’immense demande : « Que tous soient Un ! » (Jn XVII, 21). L’homme profane, au contraire, s’identifie seulement à son propre corps, et c’est là la condition humaine commune de l’homme déchu, conformément à ce qui est écrit au Livre de la Genèse : « Leurs yeux s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus » (Gen., III, 7). « Leurs yeux s’ouvrirent », c’est-à-dire que le monde leur était devenu extérieur ; et « ils connurent qu’ils étaient nus », c’est-à-dire que leur peau est désormais pour eux la limite de l’être, puis « yhwh les dispersa sur toute la surface de la terre » (Gen., XI, 8), jusqu’à ses extrémités, et le « Centre du monde » demeura fermé jusqu’à ce que tout soit accompli.
Nous faisions remarquer plus haut que seul le métaphysicien pouvait vraiment reconnaître et admettre sans difficulté l’unité et l’identité du Dieu, Père du Seigneur Jésus, tel que nous Le font connaître les Évangiles, et du Principe divin décrit dans la Prima Pars de la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin, alors que cette unité et cette identité échappent forcément à un non-métaphysicien qui ne peut qu’être déconcerté, voire scandalisé devant la juxtaposition de deux aspects de la Divinité qui lui apparaissent contradictoires et incompatibles entre eux. Au mieux, pourra-t-il les accepter l’un et l’autre par la « foi », c’est-à-dire en faisant confiance à l’Église qui n’a pu s’être trompée en mettant saint Thomas au rang de ses docteurs et en en faisant le « doctor communis » (rappelons aussi le titre bien connu de « doctor angelicus »). Sinon, il ne lui restera plus, aveugle parmi d’autres aveugles, qu’à aller s’agréger à la foule de ces chrétiens qu’on appelle « fondamentalistes », lesquels constituent en quelque sorte ce qu’il y a de plus exotériste dans l’exotérisme lui-même[9].






[1] Orient et Occident, p. 182.
[2] Id.
[3] Introduction générale..., p. 237.
[4] Id.
[5] Mélanges, Gallimard, 1976, p. 45-46.
[6] Tchoang-tseu, XXIV.
[7] Id., XIX.
[8] Introduction générale..., p. 262-263.
[9] Cf. Jean Tourniac, « L’offensive fondamentaliste et l’exotérisme dominateur », dans Vers la Tradition, numéros 15 à 20.