بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
vendredi 26 septembre 2014
samedi 20 septembre 2014
FÈS ET SAINTETÉ, DE LA FONDATION À L’AVÈNEMENT DU PROTECTORAT (808-1912) - Ruggero Vimercati Sanseverino
Hagiographie,
tradition spirituelle et héritage prophétique dans la ville de Mawlāy Idrīs
vendredi 12 septembre 2014
« Notre seule parole, lorsque Nous voulons une chose, est de dire : « Kun ! - Sois ! », et elle est. » [Sourate 36 – Verset 82]
L'un des plus grands théologiens (mutakallim) parmi les
Ahl Us Sunnah du Salaf, Al Imâm Al Hârith Ibn Asad Al Muhâsibî (qu'Allâh lui
fasse miséricorde) a dit :
« Louange à Allâh Le Seigneur des mondes. L'issue
heureuse appartient aux pieux. Il n'y a de force et de puissance qu'en Allâh,
L'Immensément Exalté, Le Tout-Puissant.
Que Le Salut et La Paix se déversent infiniment sur
Muhammad le Sceau des Prophètes, et ce jusqu'au Jour de la Résurrection.
Louange à Allâh qui a embelli les visages et les a orné par
la beauté des yeux et qui a permis à la langue d'user de belles paroles.
Louange à Allâh que même le sable glorifie et pour Lequel l'ombre se prosterne.
Devant Sa Majesté les montagnes les plus solides se pulvérisent.
Il est Celui à Qui rien n'échappe, ni de ce qui est
dans la nuit noire, ni de ce que renferment les mers et leurs vagues. Il sait
tout de ce qui est dans le ciel orné de constellations et de ce qui est enfoui
au fond d'une mer houleuse.
Il est Celui qui rend délicieuse la douceur de Sa
mention sur les langues de ceux qui L'invoquent, Celui qui terrifie les cœurs
de ceux qui méditent devant la crainte de Ses stratagèmes, Celui qui comble de
Ses bienfaits le louangeur reconnaissant, Celui qui fait miséricorde aux
pécheurs par une générosité enfouie dans Ses mystères, Celui qui a comblé les
serviteurs par Sa mansuétude et qui a couvert ce qu'ils ont dissimulé par la
Science.
Il est Celui qui savait ce qui serait avant même que
cela soit, dont la Science a précédé la clarté des yeux. Il est Celui qui
connaît les mystères cachés et que les imaginations et les suppositions ne
peuvent atteindre.
Il prit possession du Trône et embrassa le Royaume sans que nous Le
voyons.
Il est si rapproché qu'aucune confidence ne Lui
échappe. Il connaît les secrets et ce qui est encore plus caché : les idées qui
traversent les esprits des 'Ârifîn avant même qu'elles n'effleurent leur
pensée, ou les consciences de ceux qui méditent en silence, ainsi que les
intentions des doctrines des Théologiens. Car Il est Celui auquel rien ne
ressemble, et Il est Le Créateur de toute chose et ceci à partir du néant.
Il a partagé entre Ses créatures leurs parts de
subsistance et a conçu des modèles pour leurs formes, différenciés selon leur
constitution. Mais la création de toutes les créatures ne L'a pas épuisé. Et Il
n'a confondu ni les modèles de leurs formes, ni la variété de leurs idiomes, ni
la diversité de leurs doctrines, ni la différenciation de la couleur de leur
peau, ni la complexité de leurs systèmes phonologiques, ni les changements de
leurs systèmes phonétiques, ni les subtilités de leurs langages.
Comment peut-Il être impuissant alors qu'elles sont Ses
créatures, soumises à Son ordre et assujetties à Lui ? Car tout leur sort
dépend de l'ordre Divin : « Kun ! – Sois ! », conformément à la Parole d'Allâh
(qu'Il soit exalté et magnifié) : « Notre seule parole, lorsque Nous voulons
une chose, est de dire : « Kun ! - Sois ! », et elle est. » [Sourate 36 –
Verset 82].
Bénit soit Celui auquel rien ne ressemble. Il est Celui qui entend et qui voit. Il est Allâh.
Toute bonne action provient de Ses dons et toute
mauvaise action relève de Ses épreuves.
Il est Celui qui est adoré sur Sa terre et dans Son
ciel, qui est voilé aux regards de ceux qui voient, de sorte qu'aucun œil ne Le
voit, ni aucun discernement ne peut L'atteindre. Pourtant Il est Celui qui
comble Ses amis en leur permettant de Le voir dans les Jardins des délices.
Je Lui demande de combler de grâce le Prophète qu'Il a
élu pour être obéi et qu'Il a choisi pour transmettre Son Message. Ainsi, le
Prophète a transmis le Message, s'est acquitté de la charge qui lui a été
confiée et a mérité le pouvoir d'intercession. Que Le Salut et La Paix d'Allâh
soit sur lui). »
Fin de citation.
Source : Al Qasdu wa Ar Rujû'u Illa Llâh de l'Imâm Al
Hârith Al Muhâsibî (qu'Allâh l'agrée).
dimanche 7 septembre 2014
René Guénon - À propos du rattachement initiatique
[René Guénon, À propos du rattachement initiatique, Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil posthume Initiation et réalisation spirituelle]
Il est des choses sur lesquelles on est obligé de
revenir presque constamment, tellement la plupart de nos contemporains, du
moins en Occident, semblent éprouver de difficulté à les comprendre ; et bien
souvent, ces choses sont de celles qui, en même temps qu’elles sont en quelque
sorte à la base de tout ce qui se rapporte, soit au point de vue traditionnel
en général, soit plus spécialement au point de vue ésotérique et initiatique,
sont d’un ordre qui devrait normalement être regardé comme plutôt élémentaire.
Telle est, par exemple, la question du rôle et de l’efficacité propre des rites
; et peut-être est-ce, tout au moins en partie, à cause de sa connexion assez
étroite avec celle-là que la question de la nécessité du rattachement
initiatique paraît être également dans le même cas. En effet, dès lors qu’on a
compris que l’initiation consiste essentiellement dans la transmission d’une
certaine influence spirituelle, et que cette transmission ne peut être opérée
que par le moyen d’un rite, qui est précisément celui par lequel s’effectue le
rattachement à une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et
de communiquer l’influence dont il s’agit, il semble bien qu’il ne devrait plus
y avoir aucune difficulté à cet égard ; transmission et rattachement ne sont en
somme que les deux aspects inverses d’une seule et même chose, suivant qu’on
l’envisage en descendant ou en remontant la « chaîne » initiatique. Cependant,
nous avons eu récemment l’occasion de constater que la difficulté existe même
pour certains de ceux qui, en fait, possèdent un tel rattachement ; ceci peut
paraître plutôt étonnant, mais sans doute faut-il y voir une conséquence de
l’amoindrissement « spéculatif » qu’ont subi les organisations auxquelles ils
appartiennent, car il est évident que, pour qui s’en tient à ce seul point de
vue « spéculatif », les questions de cet ordre, et toutes celles qu’on peut
dire proprement « techniques », ne peuvent apparaître que sous une perspective
fort indirecte et lointaine, et que, par là même, leur importance fondamentale
risque d’être plus ou moins complètement méconnue. On pourrait encore dire
qu’un exemple comme celui-là permet de mesurer toute la distance qui sépare
l’initiation virtuelle de l’initiation effective ; ce n’est certes pas que la première
puisse être regardée comme négligeable, bien au contraire, puisque c’est elle
qui est l’initiation proprement dite, c’est-à-dire le « commencement »
(initium) indispensable, et qu’elle apporte avec elle la possibilité de tous
les développements ultérieurs ; mais il faut bien reconnaître que, dans les
conditions présentes plus que jamais, il y a fort loin de cette initiation
virtuelle au moindre début de réalisation. Quoi qu’il en soit, nous pensions
nous être déjà suffisamment expliqué sur la nécessité du rattachement
initiatique (1) ; mais, en présence de certaines questions qui nous sont encore
posées à ce sujet, nous croyons utile d’essayer d’y ajouter quelques précisions
complémentaires.
Tout d’abord, nous devons écarter l’objection que
certains pourraient être tentés de tirer du fait que le néophyte ne ressent
aucunement l’influence spirituelle au moment même où il la reçoit ; à vrai
dire, ce cas est d’ailleurs tout à fait comparable à celui de certains rites
d’ordre exotérique tels que les rites religieux de l’ordination par exemple, où
une influence spirituelle est également transmise et, d’une façon générale tout
au moins, n’est pas davantage ressentie, ce qui ne l’empêche pas d’être
réellement présente et de conférer dès lors à ceux qui l’ont reçue certaines
aptitudes qu’ils ne pourraient avoir sans elle. Mais, dans l’ordre initiatique,
nous devons aller plus loin : il serait en quelque sorte contradictoire que le
néophyte soit capable de ressentir l’influence qui lui est transmise, puisqu’il
n’est encore, vis-à-vis de celle-ci, et par définition même, que dans un état
purement potentiel et « non-développé », tandis que la capacité de la ressentir
impliquerait déjà forcément, au contraire, un certain degré de développement ou
d’actualisation ; et c’est pourquoi nous disions tout à l’heure qu’il faut
nécessairement commencer par l’initiation virtuelle. Seulement, dans le domaine
exotérique, il n’y a en somme aucun inconvénient à ce que l’influence reçue ne
soit jamais perçue consciemment, même indirectement et dans ses effets,
puisqu’il ne s’agit pas là d’obtenir, comme conséquence de la transmission
opérée, un développement spirituel effectif ; par contre, il devrait en être
tout autrement quand il s’agit de l’initiation, et, par suite du travail
intérieur accompli par l’initié, les effets de cette influence devraient être
ressentis ultérieurement, ce qui constitue précisément le passage à
l’initiation effective, à quelque degré qu’on l’envisage. C’est là, du moins,
ce qui devrait avoir lieu normalement et si l’initiation donnait les résultats
qu’on est en droit d’en attendre ; il est vrai qu’en fait, dans la plupart des
cas, l’initiation reste toujours virtuelle, ce qui revient à dire que les
effets dont nous parlons demeurent indéfiniment à l’état latent ; mais, s’il en
est ainsi, ce n’en est pas moins là, au point de vue rigoureusement
initiatique, une anomalie qui n’est due qu’à certaines circonstances
contingentes (2), comme, d’une part, l’insuffisance des qualifications de
l’initié, c’est-à-dire la limitation des possibilités qu’il porte en lui-même
et auxquelles rien d’extérieur ne saurait suppléer, et aussi, d’autre part,
l’état d’imperfection ou de dégénérescence auquel en sont réduites actuellement
certaines organisations initiatiques et qui ne leur permet plus de fournir un
appui suffisant pour atteindre l’initiation effective, ni même de laisser
soupçonner l’existence de celle-ci à ceux qui pourraient y être aptes, bien que
ces organisations n’en demeurent pas moins toujours capables de conférer
l’initiation virtuelle, c’est-à-dire d’assurer, à ceux qui possèdent le minimum
de qualifications indispensable, la transmission initiale de l’influence
spirituelle.
Ajoutons encore incidemment, avant de passer à un autre
aspect de la question, que cette transmission, comme d’ailleurs nous l’avons
déjà fait remarquer expressément, n’a et ne peut avoir absolument rien de «
magique », pour la raison même que c’est d’une influence spirituelle qu’il
s’agit essentiellement, tandis que tout ce qui est d’ordre magique concerne
exclusivement le maniement des seules influences psychiques. Même s’il arrive
que l’influence spirituelle s’accompagne secondairement de certaines influences
psychiques, cela n’y change rien, car ce n’est là en somme qu’une conséquence
purement accidentelle, et qui n’est due qu’à la correspondance qui existe
forcément toujours entre les différents ordres de réalité ; dans tous les cas,
ce n’est pas sur ces influences psychiques ni par leur moyen qu’agit le rite
initiatique, qui se révèle uniquement à l’influence spirituelle et ne saurait,
précisément en tant qu’il est initiatique, avoir aucune raison d’être en dehors
de celle-ci. Du reste, la même chose est vraie aussi, dans le domaine
exotérique, en ce qui concerne les rites religieux (3) ; quelles que soient les
différences qu’il y ait lieu de faire entre les influences spirituelles, soit
en elles-mêmes, soit quant aux buts divers en vue desquels elles peuvent être
mises en action, c’est bien toujours d’influences spirituelles qu’il s’agit
proprement, dans ce cas aussi bien que dans celui des rites initiatiques, et,
en définitive, cela suffit pour qu’il ne puisse y avoir là rien de commun avec
la magie, qui n’est qu’une science traditionnelle secondaire, d’ordre tout à
fait contingent et même très inférieur, et à laquelle, redisons-le encore une
fois de plus, tout ce qui relève du domaine spirituel est entièrement étranger.
Nous pouvons maintenant en venir à ce qui nous paraît
être le point le plus important, celui qui touche de plus près au fond même de
la question ; sous ce rapport, l’objection qui se présente pourrait être
formulée ainsi : rien ne peut être séparé du Principe, car ce qui le serait
n’aurait véritablement aucune existence ni aucune réalité, fût-elle du degré le
plus inférieur ; comment peut-on donc parler d’un rattachement qui, quels que
soient les intermédiaires par lesquels il s’effectue, ne peut être conçu
finalement que comme un rattachement au Principe même, ce qui, à prendre le mot
dans sa signification littérale, semble impliquer le rétablissement d’un lien
qui aurait été rompu ? On peut remarquer qu’une question de ce genre est assez
semblable à celle-ci, que certains se sont posée également : pourquoi faut-il
faire des efforts pour parvenir à la Délivrance, puisque le « Soi » (Âtmâ) est
immuable et demeure toujours le même, et qu’il ne saurait aucunement être
modifié ou affecté par quoi que ce soit ? Ceux qui soulèvent de telles
questions montrent par là qu’ils s’arrêtent à une vue beaucoup trop
exclusivement théorique des choses, ce qui fait qu’ils n’en aperçoivent qu’un
seul côté, ou encore qu’ils confondent deux points de vue qui sont cependant
nettement distincts, bien que complémentaires l’un de l’autre en un certain
sens, le point de vue principiel et celui des êtres manifestés.
(1) Voir Aperçus sur l’Initiation, notamment ch. V et
VIII.
(2) On pourrait d’ailleurs dire, d’une façon générale,
que, dans les conditions d’une époque comme la nôtre, c’est presque toujours le
cas véritablement normal au point de vue traditionnel qui n’apparaît plus que
comme un cas d’exception.
(3) Il va de soi qu’il en est encore de même pour
d’autres rites exotériques, dans les traditions autres que celles qui revêtent
la forme religieuse ; si nous parlons plus particulièrement ici de rites
religieux, c’est parce qu’ils représentent, dans ce domaine, le cas le plus
généralement connu en Occident.
Assurément, au point de vue purement métaphysique, on
pourrait à la rigueur s’en tenir au seul aspect principiel et négliger en quelque
sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au
contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des êtres
manifestés, et plus précisément des individus humains comme tels, conditions
dont le but même qu’il se propose est de les amener à s’affranchir ; il doit
donc forcément, et c’est même là ce qui le caractérise essentiellement par
rapport au point de vue métaphysique pure, prendre en considération ce qu’on
peut appeler un état de fait, et relier en quelque façon celui-ci à l’ordre
principiel. Pour écarter toute équivoque sur ce point, nous dirons ceci : dans
le Principe, il est évident que rien ne saurait jamais être sujet au changement
; ce n’est donc point le « Soi » qui doit être délivré, puisqu’il n’est jamais conditionné,
ni soumis à aucune limitation, mais c’est le « moi » et celui-ci ne peut l’être
qu’en dissipant l’illusion qui le fait paraître séparé du « Soi » ; de même, ce
n’est pas le lien avec le Principe qu’il s’agit en réalité de rétablir,
puisqu’il existe toujours et ne peut pas cesser d’exister (4), mais c’est, pour
l’être manifesté, la conscience effective de ce lien qui doit être réalisée ;
et, dans les conditions présentes de notre humanité, il n’y a pour cela aucun
autre moyen possible que celui qui est fourni par l’initiation.
On peut dès lors comprendre que la nécessité du
rattachement initiatique est, non pas une nécessité de principe, mais seulement
une nécessité de fait, qui ne s’en impose pas moins rigoureusement dans l’état
qui est le nôtre et que, par conséquent, nous sommes obligés de prendre pour
point de départ. D’ailleurs, pour les hommes des temps primordiaux,
l’initiation aurait été inutile et même inconcevable, puisque le développement
spirituel, à tous ses degrés, s’accomplissait chez eux d’une façon toute
naturelle et spontanée, en raison de la proximité où ils étaient à l’égard du
Principe ; mais, par suite de la « descente » qui s’est effectuée depuis lors,
conformément au processus inévitable de toute manifestation cosmique, les
conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement sont tout
autres que celles-là, et c’est pourquoi la restauration des possibilités de
l’état primordial est le premier des buts que se propose l’initiation (5).
C’est donc en tenant compte de ces conditions, telles qu’elles sont en fait,
que nous devons affirmer la nécessité du rattachement initiatique, et non pas,
d’une façon générale et sans aucune restriction, par rapport aux conditions de
n’importe quelle époque ou, à plus forte raison encore, de n’importe quel
monde. À cet égard, nous appellerons plus spécialement l’attention sur ce que
nous avons déjà dit ailleurs de la possibilité que des êtres vivants naissent
d’eux-mêmes et sans parents (6) ; cette « génération spontanée » est en effet
une possibilité de principe, et l’on peut fort bien concevoir un monde où il en
serait effectivement ainsi ; mais pourtant ce n’est pas une possibilité de fait
dans notre monde, ou du moins, plus précisément, dans l’état actuel de celui-ci
; il en est de même pour l’obtention de certains états spirituels, qui
d’ailleurs est bien aussi une « naissance » (7), et cette comparaison nous
paraît être à la fois la plus exacte et celle qui peut le mieux aider à faire
comprendre ce dont il s’agit. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons encore
dire ceci : dans l’état présent de notre monde, la terre ne peut pas produire
une plante d’elle-même et spontanément, et sans qu’on y ait déposé une graine
qui doit nécessairement provenir d’une autre plante préexistante (8) ; il a
pourtant bien fallu qu’il en ait été ainsi en un certain temps, sans quoi rien
n’aurait jamais pu commencer, mais cette possibilité n’est plus de celles qui
sont susceptibles de se manifester actuellement. Dans les conditions où nous
sommes en fait, on ne peut rien récolter sans avoir semé tout d’abord, et cela
est tout aussi vrai spirituellement que matériellement ; or le germe qui doit
être déposé dans l’être pour rendre possible son développement spirituel
ultérieur, c’est précisément l’influence qui, dans un état de virtualité et d’«
enveloppement » exactement comparable à celui de la graine (9), lui est
communiquée par l’initiation (10).
Nous profiterons de cette occasion pour signaler aussi
une méprise dont nous avons relevé quelques exemples en ces derniers temps :
certains croient que le rattachement à une organisation initiatique ne
constitue en quelque sorte qu’un premier pas « vers l’initiation ». Cela ne
serait vrai qu’à la condition de bien spécifier que c’est de l’initiation effective
qu’il s’agit alors ; mais ceux à qui nous faisons allusion ne font ici aucune
distinction entre initiation virtuelle et initiation effective, et peut-être
même n’ont-ils aucune idée d’une telle distinction, qui est pourtant de la plus
grande importance et qu’on pourrait même dire tout à fait essentielle ; au
surplus, il est très possible qu’ils aient été plus ou moins influencés par
certaines conceptions de provenance occultiste ou théosophiste sur les « grands
initiés » et autres choses de ce genre, qui sont assurément très propres à
causer ou à entretenir bien des confusions. En tout cas, ceux-là oublient
manifestement qu’initiation dérive d’initium et que ce mot signifie proprement
« entrée » et « commencement » : c’est l’entrée dans une voie qu’il reste à
parcourir par la suite, ou encore le commencement d’une nouvelle existence au
cours de laquelle seront développées des possibilités d’un autre ordre que
celles auxquelles est étroitement bornée la vie de l’homme ordinaire ; et
l’initiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus précis,
n’est en réalité rien d’autre que la transmission initiale de l’influence
spirituelle à l’état de germe, c’est-à-dire, en d’autres termes, le
rattachement initiatique lui-même.
(4) Ce lien, au fond, n’est pas autre chose que le
sûtrâtmâ de la tradition hindoue, dont nous avons eu à parler dans d’autres
études.
(5) Sur l’initiation considérée, en ce qui concerne les
« petits mystères », comme permettant d’accomplir la « remontée » du cycle par
étapes successives jusqu’à l’état primordial ; cf. Aperçus sur l’Initiation,
pp. 257-258.
(6) Aperçus sur l’Initiation, p. 30.
(7) Il est à peine besoin de rappeler à ce propos tout
ce que nous avons dit ailleurs sur l’initiation considérée comme « seconde
naissance » ; cette façon de l’envisager est du reste commune à toutes les
formes traditionnelles sans exception.
(8) Signalons, sans pouvoir y insister présentement,
que ceci n’est pas sans rapport avec le symbolisme du grain de blé dans les
mystères d’Éleusis, non plus que, dans la Maçonnerie, avec le mot de passe du
grade de Compagnon ; l’application initiatique est d’ailleurs évidemment en
relation étroite avec l’idée de « postérité spirituelle ». – Il n’est peut-être
pas sans intérêt de noter aussi, à ce propos, que le mot « néophyte » signifie
littéralement « nouvelle plante ».
(9) Ce n’est pas que l’influence spirituelle, en
elle-même, puisse jamais être dans un état de potentialité, mais le néophyte la
reçoit en quelque sorte d’une manière proportionnée à son propre état.
(10) Nous pourrions même ajouter que, en raison de la
correspondance qui existe entre l’ordre cosmique et l’ordre humain, il peut y
avoir entre les deux termes de la comparaison que nous venons d’indiquer, non
pas une simple similitude, mais une relation beaucoup plus étroite et plus
directe, et qui est de nature à la justifier encore plus complètement ; et il
est possible d’entrevoir par là que le texte biblique dans lequel l’homme déchu
est représenté comme condamné à ne plus rien pouvoir obtenir de la terre sans
se livrer à un pénible travail (Genèse, III, 17-19) peut fort bien répondre à
une vérité même dans son sens le plus littéral.
Une autre question, qui se rapporte aussi au
rattachement initiatique, a encore été soulevée en ces derniers temps ; il faut
d’ailleurs dire tout d’abord, pour qu’on en comprenne exactement la portée,
qu’elle concerne plus particulièrement les cas où l’initiation est obtenue en
dehors des moyens ordinaires et normaux*. Il doit être bien entendu, avant
tout, que de tels cas ne sont jamais qu’exceptionnels, et qu’ils ne se
produisent que quand certaines circonstances rendent la transmission normale
impossible, puisque leur raison d’être est précisément de suppléer dans une
certaine mesure à cette transmission. Nous disons seulement dans une certaine
mesure, parce que, d’une part, une telle chose ne peut se produire que pour des
individualités possédant des qualifications qui dépassent beaucoup l’ordinaire
et ayant des aspirations assez fortes pour attirer en quelque sorte à elles
l’influence spirituelle qu’elles ne peuvent rechercher par leurs propres
moyens, et aussi parce que, d’autre part, même pour de telles individualités,
il est encore plus rare, l’aide fournie par le contact constant avec une
organisation traditionnelle faisant défaut, que les résultats obtenus comme
conséquence de cette initiation n’aient pas un caractère plus ou moins
fragmentaire et incomplet. On ne saurait trop insister là-dessus, et encore,
malgré cela, il n’est peut-être pas entièrement sans danger de parler de cette
possibilité, parce que trop de gens peuvent avoir tendance à s’illusionner à
cet égard ; il suffira qu’il survienne dans leur existence un événement quelque
peu extraordinaire, ou paraissant tel à leurs propres yeux, mais d’ailleurs
d’un genre quelconque, pour qu’ils l’interprètent comme un signe qu’ils ont
reçu cette initiation exceptionnelle ; et les Occidentaux actuels, en
particulier, ne seront que trop facilement tentés de saisir le moindre prétexte
de cette sorte pour se dispenser d’un rattachement régulier ; c’est pourquoi il
convient d’insister tout spécialement sur ce que, tant que celui-ci n’est pas
impossible à obtenir en fait, il n’y a pas à compter qu’on puisse, en dehors de
lui, recevoir une initiation quelconque.
Un autre point très important est celui-ci : même en
pareil cas, il s’agit bien toujours du rattachement à une « chaîne »
initiatique et de la transmission d’une influence spirituelle, quels qu’en
soient d’ailleurs les moyens et les modalités, qui peuvent sans doute différer
grandement de ce qu’ils sont dans les cas normaux, et impliquer, par exemple,
une action s’exerçant en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu ;
mais, de toute façon, il y a nécessairement là un contact réel, ce qui n’a
assurément rien de commun avec des « visions » ou des rêveries qui ne relèvent
guère que de l’imagination (11). Dans certains exemples connus, comme celui de
Jacob Boehme auquel nous avons déjà fait allusion ailleurs (12), ce contact fut
établi par la rencontre d’un personnage mystérieux qui ne reparut plus par la
suite ; quel qu’ait pu être celui-ci (13), il s’agit donc là d’un fait
parfaitement « positif », et non pas simplement d’un « signe » plus ou moins
vague et équivoque, que chacun peut interpréter au gré de ses désirs.
Seulement, il est bien entendu que l’individu qui a été initié par un tel moyen
peut n’avoir pas clairement conscience de la véritable nature de ce qu’il a
reçu et de ce à quoi il a été ainsi rattaché, et à plus forte raison être tout
à fait incapable de s’expliquer à ce sujet, faute d’une « instruction » lui
permettant d’avoir sur tout cela des notions tant soit peu précises ; il peut
même se faire qu’il n’ait jamais entendu parler d’initiation, la chose et le
mot lui-même étant entièrement inconnus dans le milieu où il vit ; mais cela
importe peu au fond et n’affecte évidemment en rien la réalité même de cette
initiation, bien qu’on puisse encore se rendre compte par là qu’elle n’est pas
sans présenter certains désavantages inévitables par rapport à l’initiation
normale (14).
Cela dit, nous pouvons en venir à la question à
laquelle nous avons fait allusion, car ces quelques remarques nous permettront
d’y répondre plus facilement ; cette question est celle-ci : certains livres
dont le contenu est d’ordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualités
particulièrement qualifiées et les étudiant avec les dispositions voulues,
servir par eux-mêmes de véhicule à la transmission d’une influence spirituelle,
de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans qu’il y ait
besoin d’aucun contact direct avec une « chaîne » traditionnelle, pour conférer
une initiation du genre de celles dont nous venons de parler ? L’impossibilité
d’une initiation par les livres est pourtant encore un point sur lequel nous
pensions nous être suffisamment expliqué en diverses occasions, et nous devons
avouer que nous n’avions pas prévu que la lecture de livres quels qu’ils soient
pourrait être envisagée comme constituant un de ces moyens exceptionnels qui
remplacent parfois les moyens ordinaires de l’initiation. D’ailleurs, même en
dehors du cas particulier et plus précis où il s’agit proprement de la
transmission d’une influence initiatique, il y a là quelque chose qui serait
nettement contraire au fait qu’une transmission orale est partout et toujours
considérée comme une condition nécessaire du véritable enseignement
traditionnel, si bien que la mise par écrit de cet enseignement ne peut jamais
en dispenser (15), et cela parce que sa transmission, pour être réellement
valable, implique la communication d’un élément en quelque sorte « vital »
auquel les livres ne sauraient servir de véhicule (16). Mais ce qui est
peut-être le plus étonnant, c’est que la question a été posée en connexion avec
un passage dans lequel, à propos de l’étude « livresque », nous avions cru
justement nous expliquer assez nettement pour éviter toute méprise, en
signalant précisément, comme susceptible d’y donner lieu, le cas où il s’agit
de « livres » dont le contenu est d’ordre « initiatique » (17) ; il semble donc
qu’il ne sera pas inutile d’y revenir encore et de développer un peu plus
complètement ce que nous avions voulu dire.
Il est évident qu’il y a bien des façons différentes de
lire un même livre, et que les résultats en sont également différents : si l’on
suppose par exemple qu’il s’agit des Écritures sacrées d’une tradition, le
profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le « critique » moderne, n’y
verra que « littérature », et tout ce qu’il pourra en retirer ne sera que cette
sorte de connaissance toute verbale qui constitue l’érudition pure et simple,
sans qu’il s’y ajoute la moindre compréhension réelle, fût-ce du sens le plus
extérieur, puisqu’il ne sait pas et ne se demande même pas si ce qu’il lit est
l’expression d’une vérité ; et c’est là le genre de savoir qu’on peut qualifier
de « livresque » dans l’acception la plus rigoureuse de ce mot. Celui qui est
rattaché à la tradition considérée, même s’il n’en connaît que le côté exotérique,
verra déjà tout autre chose dans ces Écritures, bien que sa compréhension soit
encore bornée au seul sens littéral, et ce qu’il y trouvera aura pour lui une
valeur incomparablement plus grande que celle de l’érudition ; il en serait
ainsi même au degré le plus bas, nous voulons dire dans le cas de celui qui,
par incapacité de comprendre les vérités doctrinales, y chercherait simplement
une règle de conduite, ce qui lui permettrait tout au moins de participer à la
tradition dans la mesure de ses possibilités. Le cas de celui qui vise à
s’assimiler aussi complètement que possible l’exotérisme de la doctrine, comme
le fait par exemple le théologien, se situe à un niveau assurément très
supérieur à celui-là ; et pourtant ce n’est toujours que du sens littéral qu’il
s’agit alors, et l’existence d’autres sens plus profonds, c’est-à-dire en somme
celle de l’ésotérisme, peut n’être même pas soupçonnée. Au contraire, celui qui
a quelque connaissance théorique de l’ésotérisme pourra, à l’aide de certains commentaires
ou autrement, commencer à percevoir la pluralité des sens contenus dans les
textes sacrés, et, par suite, à discerner l’« esprit » caché sous la « lettre »
; sa compréhension est donc d’un ordre bien plus profond et plus élevé que
celle à laquelle peut prétendre le plus savant et le plus parfait des
exotéristes. L’étude de ces textes pourra alors constituer une partie
importante de la préparation doctrinale qui doit normalement précéder toute
réalisation ; mais cependant, si celui qui s’y livre ne reçoit par ailleurs
aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions qu’il y
apporte, à une connaissance exclusivement théorique, qu’une telle étude, par
elle-même, ne permet de dépasser en aucune façon.
Si, au lieu des Écritures sacrées, nous considérions
certains écrits d’un caractère proprement initiatique, comme par exemple ceux
de Shankarâchârya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un
point, dire à peu près exactement la même chose : ainsi, tout le profit qu’un orientaliste
pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui
n’est en effet qu’un « auteur » et rien de plus) a dit telle ou telle chose ;
et encore, s’il veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la répéter
textuellement et par un simple effort de mémoire, il y aura les plus grandes
chances pour qu’il la déforme, puisqu’il ne s’en est assimilé le sens réel à
aucun degré. La seule différence avec ce que nous avons dit précédemment, c’est
qu’ici il n’y a plus lieu de considérer le cas de l’exotériste, puisque ces
écrits se rapportent au seul domaine ésotérique et, comme tels, sont
entièrement en dehors de sa compétence ; s’il pouvait vraiment les comprendre,
il aurait déjà franchi par là même la limite qui sépare l’exotérisme de
l’ésotérisme, et alors, en fait, nous nous retrouverions en présence du cas de
l’ésotériste « théorique », pour lequel nous ne pourrions que redire, sans y
rien changer, tout ce que nous en avons déjà dit.
Il ne nous reste plus maintenant qu’à envisager une
dernière différence, mais qui n’est pas la moins importante au point de vue où
nous nous plaçons présentement : nous voulons parler de celle qui existe
suivant qu’un même livre est lu par cet ésotériste « théorique » dont il vient
d’être question, et que nous supposons n’avoir reçu encore aucune initiation,
ou par celui qui au contraire possède déjà un rattachement initiatique.
Celui-ci y verra naturellement des choses du même ordre que celui-là, mais
peut-être plus complètement, et surtout elles lui apparaîtront en quelque sorte
sous un jour différent ; il va de soi, d’ailleurs, que, tant qu’il n’en est
qu’à l’initiation virtuelle, il peut ne faire que poursuivre simplement, à un
degré plus profond, une préparation doctrinale demeurée incomplète jusque-là ;
mais il en va tout autrement dès qu’il entre dans la voie de la réalisation.
Pour lui, le contenu du livre n’est plus alors proprement qu’un support de
méditation, au sens qu’on pourrait dire rituel, et exactement au même titre que
les symboles de divers ordres qu’il emploie pour aider et soutenir son travail
intérieur ; et il serait assurément incompréhensible que des écrits
traditionnels, qui sont nécessairement, par leur nature même, symboliques dans
l’acception la plus stricte de ce terme, ne puissent jouer aussi un tel rôle.
Au-delà de la « lettre » qui alors a en quelque sorte disparu pour lui,
celui-là ne verra véritablement plus que l’« esprit », et ainsi pourront
s’ouvrir à lui, aussi bien que lorsqu’il médite en se concentrant sur un mantra
ou un yantra rituel, des possibilités tout autres que celles d’une simple
compréhension théorique ; mais, s’il en est ainsi, c’est uniquement,
redisons-le encore, en vertu de l’initiation qu’il a reçue, et qui constitue la
condition nécessaire sans laquelle, quelles que soient d’ailleurs les
qualifications d’une individualité, il ne saurait y avoir le moindre
commencement de réalisation, ce qui en somme revient tout simplement à dire que
toute initiation effective présuppose forcément l’initiation virtuelle. Nous
ajouterons encore que, s’il arrive que celui qui médite sur un écrit d’ordre
initiatique entre réellement en contact par là avec une influence émanée de son
auteur, ce qui est en effet possible si cet écrit procède de la forme
traditionnelle et surtout de la « chaîne » particulière auxquelles il
appartient lui-même, cela encore, bien loin de pouvoir tenir lieu d’un
rattachement initiatique, ne peut jamais être au contraire qu’une conséquence
de celui qu’il possède déjà. Ainsi, de quelque façon qu’on envisage la
question, il ne saurait absolument en aucun cas s’agir d’une initiation par les
livres, mais seulement, dans certaines conditions, d’un usage initiatique de
ceux-ci, ce qui est évidemment tout autre chose ; nous espérons y avoir insisté
suffisamment cette fois pour qu’il ne subsiste plus la moindre équivoque à cet
égard, et pour qu’on ne puisse plus penser qu’il y ait là quelque chose qui
soit susceptible, fût-ce exceptionnellement, de dispenser de la nécessité du
rattachement initiatique.
* [C’est à ces cas que se rapporte la note explicative
ajoutée à un passage des Pages dédiées à Mercure d’Abdul-Hâdi, publié
originellement dans La Gnose, janvier 1911 :
« Les deux chaînes initiatiques. – L’une est
historique, l’autre est spontanée. La première se communique dans des
Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Sheikh (Guru) vivant,
autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Et-Talîmur-rijâl, ou
l’instruction des hommes. L’autre est Et-Talîmur-rabbâni, ou l’instruction dominicale
ou seigneuriale, que je me permets d’appeler « l’initiation marienne », car
elle est celle que reçut la Sainte Vierge, la mère de Jésus, fils de Marie. Il
y a toujours un maître, mais il peut être absent, inconnu, même décédé il y a
plusieurs siècles. Dans cette initiation, vous tirez du présent la même
substance spirituelle que les autres tirent de l’antiquité. Elle est
actuellement assez fréquente en Europe, du moins dans ses degrés inférieurs,
mais elle est presque inconnue en Orient ».
Note de René Guénon accompagnant sa réédition dans les
Études Traditionnelles d’août 1946, pp. 318-319 :
« Comme ce paragraphe pourrait donner lieu à certaines
méprises, il nous paraît nécessaire d’en préciser un peu le sens ; et, tout
d’abord, il doit être entendu qu’il ne s’agit aucunement ici de quelque chose
qui puisse être assimilé à une voie « mystique », ce qui serait manifestement
contradictoire avec l’affirmation de l’existence d’une « chaîne initiatique »
réelle dans ce cas aussi bien que dans celui qu’on peut considérer comme
normal. Nous pouvons citer, à cet égard, un passage de Jelâleddin Er-Rûmi qui
se rapporte exactement à la même chose : « Si quelqu’un, par une rare
exception, a parcouru cette voie (initiatique) seul (c’est-à-dire sans un Pîr,
terme persan équivalent à l’arabe Sheikh) il est arrivé par l’aide des cœurs
des Pîrs. La main du Pîr n’est pas refusée à l’absent : cette main n’est pas
autre chose que l’étreinte même de Dieu » (Mathnawi, I, 2974-5). On pourrait
voir dans les derniers mots une allusion au rôle du véritable Guru intérieur,
en un sens parfaitement conforme à l’enseignement de la tradition hindoue ;
mais ceci nous éloignerait quelque peu de la question qui nous occupe plus
directement ici. Nous dirons, au point de vue du taçawwuf islamique, que ce
dont il s’agit relève de la voie des Afrâd, dont le Maître est Seyidna
El-Khidr, et qui est en dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du «
Pôle » (El-Qutb), qui comprend seulement les voies régulières et habituelles de
l’initiation. On ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont
là que des cas très exceptionnels, ainsi qu’il est déclaré expressément dans le
texte que nous venons de citer, et qu’ils ne se produisent que dans des
circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en
l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. »]
(11) Nous rappellerons encore que, dès lors qu’il
s’agit de questions d’ordre initiatique, on ne saurait trop se défier de
l’imagination ; tout ce qui n’est qu’illusions « psychologiques » ou «
subjectives » est absolument sans aucune valeur à cet égard et ne doit y
intervenir en aucune façon ni à aucun degré.
(12) Aperçus sur l’Initiation, p. 70.
(13) Il peut s’agir, bien qu’il n’en soit certes pas
forcément toujours ainsi, de l’apparence prise par un « adepte » agissant,
comme nous le disions tout à l’heure, en dehors des conditions ordinaires de
temps et de lieu, ainsi que pourront aider à le comprendre les quelques
considérations que nous avons exposées, sur certaines possibilités de cet
ordre, dans les Aperçus sur l’Initiation, ch. XLII.
(14) Ces désavantages ont, entre autres conséquences,
celle de donner souvent à l’initié, et surtout en ce qui concerne la façon dont
il s’exprime, une certaine ressemblance extérieure avec les mystiques, qui peut
même le faire prendre pour tel par ceux qui ne vont pas au fond des choses,
ainsi que cela est arrivé précisément pour Jacob Boehme.
(15) Le contenu même d’un livre, en tant qu’ensemble de
mots et de phrases exprimant certaines idées, n’est donc pas la seule chose qui
importe réellement au point de vue traditionnel.
(16) On pourrait objecter que, d’après quelques récits
se référant surtout à la tradition rosicrucienne, certains livres auraient été
chargés d’influences par leurs auteurs eux-mêmes, ce qui est en effet possible
pour un livre aussi bien que pour tout autre objet quelconque ; mais, même en
admettant la réalité de ce fait, il ne pourrait en tout cas s’agir que
d’exemplaires déterminés et ayant été préparés spécialement à cet effet, et, en
outre, chacun de ces exemplaires devait être exclusivement destiné à tel
disciple à qui il était remis directement, non pas pour tenir lieu d’une
initiation que ce disciple avait déjà reçue, mais uniquement pour lui fournir
une aide plus efficace lorsque, au cours de son travail personnel, il se
servirait du contenu de ce livre comme d’un support de méditation.
(17) Aperçus sur l’Initiation, pp. 224-225.
[René Guénon, À propos du rattachement initiatique,
Revue Études Traditionnelles, janv.-fév.-mars 1947, repris dans le recueil
posthume Initiation et réalisation spirituelle]
samedi 16 août 2014
René Guénon - La réincarnation
L’Erreur
Spirite, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1952, p. 197
CHAPITRE
VI
LA
RÉINCARNATION
Nous ne pouvons songer à entreprendre ici une étude
absolument complète de la question de la réincarnation, car il faudrait un
volume entier pour l’examiner sous tous ses aspects ; peut-être y
reviendrons-nous quelque jour ; la chose en vaut la peine, non pas en
elle-même, car ce n’est qu’une absurdité pure et simple, mais en raison de
l’étrange diffusion de cette idée de réincarnation, qui est, à notre époque,
une de celles qui contribuent le plus au détraquement mental d’un grand nombre.
Ne pouvant cependant nous dispenser présentement de traiter ce sujet, nous en
dirons du moins tout ce qu’il y a de plus essentiel à en dire ; et notre
argumentation vaudra, non seulement contre le spiritisme kardéciste, mais aussi
contre toutes les autres écoles « néo-spiritualistes » qui, à sa suite, ont
adopté cette idée, sauf à la modifier dans des détails plus ou moins
importants. Par contre, cette réfutation ne s’adresse pas, comme la précédente,
au spiritisme envisagé dans toute sa généralité, car la réincarnation n’en est
pas un élément absolument essentiel, et on peut être spirite sans l’admettre,
tandis qu’on ne peut pas l’être sans admettre la manifestation des morts par
des phénomènes sensibles. En fait, on sait que les spirites américains et
anglais, c’est-à-dire les représentants de la plus ancienne forme du
spiritisme, furent tout d’abord unanimes à s’opposer à la théorie
réincarnationniste, que Dunglas Home, en particulier, critiqua violemment1 ; il
a fallu, pour que certains d’entre eux se décident plus tard à l’accepter, que
cette théorie ait, dans l’intervalle, pénétré les milieux anglo-saxons par des
voies étrangères au spiritisme.
——————————
[1] Les Lumières et les Ombres du Spiritualisme, pp.
118-141.
En France même, quelques-uns des premiers spirites,
comme Piérart et Anatole Barthe, se séparèrent d’Allan Kardec sur ce point ;
mais, aujourd’hui, on peut dire que le spiritisme français tout entier a fait
de la réincarnation un véritable « dogme » ; Allan Kardec lui-même, d’ailleurs,
n’avait pas hésité à l’appeler de ce nom1. C’est au spiritisme français,
rappelons-le encore, que cette théorie fut empruntée par le théosophisme
d’abord, puis par l’occultisme papusien et diverses autres écoles, qui en ont
fait également un de leurs articles de foi ; ces écoles ont beau reprocher aux
spirites de concevoir la réincarnation d’une façon peu « philosophique », les
modifications et les complications diverses qu’elles y ont apportées ne
sauraient masquer cet emprunt initial.
Nous avons déjà noté quelques-unes des divergences qui
existent, à propos de la réincarnation, soit parmi les spirites, soit entre eux
et les autres écoles ; là-dessus comme sur tout le reste, les enseignements des
« esprits » sont passablement flottants et contradictoires, et les prétendues
constatations des « clairvoyants » ne le sont pas moins. Ainsi, nous l’avons
vu, pour les uns, un être humain se réincarne constamment dans le même sexe ;
pour d’autres, il se réincarne indifféremment dans un sexe ou dans l’autre,
sans qu’on puisse fixer aucune loi à cet égard ; pour d’autres encore, il y a
une alternance plus ou moins régulière entre les incarnations masculines et
féminines. De même, les uns disent que l’homme se réincarne toujours sur la
terre ; les autres prétendent qu’il peut aussi bien se réincarner, soit dans
une autre planète du système solaire, soit même sur un astre quelconque ;
certains admettent qu’il y a généralement plusieurs incarnations terrestres
consécutives avant de passer à un autre séjour, et c’est là l’opinion d’Allan
Kardec lui-même ; pour les théosophistes, il n’y a que des incarnations
terrestres pendant toute la durée d’un cycle extrêmement long, après quoi une
race humaine tout entière commence une nouvelle série d’incarnations dans une
autre sphère, et ainsi de suite.
——————————
[1] Le Livre des Esprits, pp. 75 et 96.
Un autre point qui n’est pas moins discuté, c’est la
durée de l’intervalle qui doit s’écouler entre deux incarnations consécutives :
les uns pensent qu’on peut se réincarner immédiatement, ou tout au moins au
bout d’un temps très court, tandis que, pour les autres, les vies terrestres
doivent être séparées par de longs intervalles ; nous avons vu ailleurs que les
théosophistes, après avoir d’abord supposé que ces intervalles étaient de douze
ou quinze cents ans au minimum, en sont arrivés à les réduire considérablement,
et à faire à cet égard des distinctions suivant les « degrés d’évolution » des
individus1. Chez les occultistes français, il s’est produit également une
variation qu’il est assez curieux de signaler : dans ses premiers ouvrages,
Papus, tout en attaquant les théosophistes avec lesquels il venait de rompre,
répète après eux que, « d’après la science ésotérique, une âme ne peut se
réincarner qu’au bout de quinze cents ans environ, sauf dans quelques
exceptions très nettes (mort dans l’enfance, mort violente, adeptat) »2, et il
affirme même, sur la foi de Mme Blavatsky et de Sinnett, que « ces chiffres
sont tirés de calculs astronomiques par l’ésotérisme hindou »3, alors que nulle
doctrine traditionnelle authentique n’a jamais parlé de la réincarnation, et
que celle-ci n’est qu’une invention toute moderne et tout occidentale. Plus
tard, Papus rejette entièrement la prétendue loi établie par les théosophistes
et déclare qu’on n’en peut donner aucune, disant (nous respectons soigneusement
son style) qu’« il serait aussi absurde de fixer un terme fixe de douze cents
ans comme de dix ans au temps qui sépare une incarnation d’un retour sur terre,
que de fixer pour la vie humaine sur terre une période également fixe »4.
——————————
[1] Le Théosophisme, pp. 88-90.
[2] Traité méthodique de Science occulte, pp. 296-297.
[3] Ibid., p. 341.
[4] La Réincarnation, pp. 42-43.
Tout cela n’est guère fait pour inspirer confiance à
ceux qui examinent les choses avec impartialité, et, si la réincarnation n’a
pas été « révélée » par les « esprits » pour la bonne raison que ceux-ci n’ont
jamais parlé réellement par l’intermédiaire des tables ou des médiums, les
quelques remarques que nous venons de faire suffisent déjà pour montrer qu’elle
ne peut pas davantage être une vraie connaissance ésotérique, enseignée par des
initiés qui, par définition, sauraient à quoi s’en tenir. Il n’y a donc même
pas besoin d’aller au fond de la question pour écarter les prétentions des
occultistes et des théosophistes ; il reste que la réincarnation soit l’équivalent
d’une simple conception philosophique ; effectivement, elle n’est que cela, et
elle est même au niveau des pires conceptions philosophiques, puisqu’elle est
absurde au sens propre de ce mot. Il y a bien des absurdités aussi chez les
philosophes, mais du moins ne les présentent-ils généralement que comme des
hypothèses ; les « néo-spiritualistes » s’illusionnent plus complètement (nous
admettons ici leur bonne foi, qui est incontestable pour la masse, mais qui ne
l’est pas toujours pour les dirigeants), et l’assurance même avec laquelle ils
formulent leurs affirmations est une des raisons qui les rendent plus
dangereuses que celles des philosophes.
Nous venons de prononcer le mot de « conception
philosophique » ; celui de « conception sociale » serait peut-être encore plus
juste en la circonstance, si l’on considère ce que fut l’origine réelle de
l’idée de réincarnation. En effet, pour les socialistes français de la première
moitié du XIXe siècle, qui l’inculquèrent à Allan Kardec, cette idée était essentiellement
destinée à fournir une explication de l’inégalité des conditions sociales, qui
revêtait à leurs yeux un caractère particulièrement choquant. Les spirites ont
conservé ce même motif parmi ceux qu’ils invoquent le plus volontiers pour
justifier leur croyance à la réincarnation, et ils ont même voulu étendre
l’explication à toutes les inégalités, tant intellectuelles que physiques ;
voici ce qu’en dit Allan Kardec : « Ou les âmes à leur naissance sont égales,
ou elles sont inégales, cela n’est pas douteux. Si elles sont égales, pourquoi
ces aptitudes si diverses ?... Si elles sont inégales, c’est que Dieu les a
créées ainsi, mais alors pourquoi cette supériorité innée accordée à
quelques-unes ? Cette partialité est-elle conforme à sa justice et à l’égal
amour qu’il porte a toutes ses créatures ? Admettons, au contraire, une
succession d’existences antérieures progressives, et tout est expliqué. Les
hommes apportent en naissant l’intuition de ce qu’ils ont acquis ; ils sont
plus ou moins avancés, selon le nombre d’existences qu’ils ont parcourues,
selon qu’ils sont plus ou moins éloignés du point de départ, absolument comme
dans une réunion d’individus de tous âges chacun aura un développement
proportionné au nombre d’années qu’il aura vécu ; les existences successives
seront, pour la vie de l’âme, ce que les années sont pour la vie du corps…
Dieu, dans sa justice, n’a pu créer des âmes plus ou moins parfaites ; mais,
avec la pluralité des existences, l’inégalité que nous voyons n’a plus rien de
contraire à l’équité la plus rigoureuse »1. M. Léon Denis dit pareillement : «
La pluralité des existences peut seule expliquer la diversité des caractères,
la variété des aptitudes, la disproportion des qualités morales, en un mot
toutes les inégalités qui frappent nos regards. En dehors de cette loi, on se
demanderait en vain pourquoi certains hommes possèdent le talent, de nobles
sentiments, des aspirations élevées, alors que tant d’autres n’ont en partage
que sottise, passions viles et instincts grossiers. Que penser d’un Dieu qui,
en nous assignant une seule vie corporelle, nous aurait fait des parts aussi
inégales et, du sauvage au civilisé, aurait réservé aux hommes des biens si peu
assortis et un niveau moral si différent ? Sans la loi des réincarnations, c’est
l’iniquité qui gouverne le monde… Toutes ces obscurités se dissipent devant la
doctrine des existences multiples. Les êtres qui se distinguent par leur
puissance intellectuelle ou leurs vertus ont plus vécu, travaillé davantage,
acquis une expérience et des aptitudes plus étendues »2.
——————————
[1] Le Livre des Esprits, pp. 102-103.
[2] Après la mort, pp. 164-166.
Des raisons similaires sont alléguées même par les
écoles dont les théories sont moins « primaires » que celles du spiritisme, car
la conception réincarnationniste n’a jamais pu perdre entièrement la marque de
son origine ; les théosophistes, par exemple, mettent aussi en avant, au moins
accessoirement, l’inégalité des conditions sociales. De son côté, Papus fait
exactement de même : « Les hommes recommencent un nouveau parcours dans le
monde matériel, riches ou pauvres, heureux socialement ou malheureux, suivant
les résultats acquis dans les parcours antérieurs, dans les incarnations
précédentes »1. Ailleurs, il s’exprime encore plus nettement à ce sujet : «
Sans la notion de la réincarnation, la vie sociale est une iniquité. Pourquoi
des êtres inintelligents sont-ils gorgés d’argent et comblés d’honneurs, alors
que des êtres de valeur se débattent dans la gêne et dans la lutte quotidienne
pour des aliments physiques, moraux ou spirituels ?... On peut dire, en
général, que la vie sociale actuelle est déterminée par l’état antérieur de
l’esprit et qu’elle détermine l’état social futur »2.
Une telle explication est parfaitement illusoire, et
voici pourquoi : d’abord, si le point de départ n’est pas le même pour tous,
s’il est des hommes qui en sont plus ou moins éloignés et qui n’ont pas
parcouru le même nombre d’existences (c’est ce que dit Allan Kardec), il y a là
une inégalité dont ils ne sauraient être responsables, et que, par suite, les
réincarnationnistes doivent regarder comme une « injustice » dont leur théorie
est incapable de rendre compte. Ensuite, même en admettant qu’il n’y ait pas de
ces différences entre les hommes, il faut bien qu’il y ait eu, dans leur
évolution (nous parlons suivant la manière de voir des spirites), un moment où
les inégalités ont commencé, et il faut aussi qu’elles aient une cause ; si
l’on dit que cette cause, ce sont les actes que les hommes avaient déjà accomplis
antérieurement, il faudra expliquer comment ces hommes ont pu se comporter
différemment avant que les inégalités se soient introduites parmi eux.
——————————
[1] Traité méthodique de Science occulte, p. 167.
[2] La Réincarnation, pp. 113 et 118.
Cela est inexplicable, tout simplement parce qu’il y a
là une contradiction : si les hommes avaient été parfaitement égaux, ils
auraient été semblables sous tous rapports, et, en admettant que cela fût
possible, ils n’auraient jamais pu cesser de l’être, à moins que l’on ne
conteste la validité du principe de raison suffisante (et, dans ce cas, il n’y
aurait plus lieu de chercher ni loi ni explication quelconque) ; s’ils ont pu
devenir inégaux, c’est évidemment que la possibilité de l’inégalité était en eux,
et cette possibilité préalable suffisait à les constituer inégaux dès
l’origine, au moins potentiellement. Ainsi, on n’a fait que reculer la
difficulté en croyant la résoudre, et, finalement, elle subsiste tout entière ;
mais, à vrai dire, il n’y a pas de difficulté, et le problème lui-même n’est
pas moins illusoire que sa solution prétendue. On peut dire de cette question
la même chose que de beaucoup de questions philosophiques, qu’elle n’existe que
parce qu’elle est mal posée ; et, si on la pose mal, c’est surtout, au fond,
parce qu’on fait intervenir des considérations morales et sentimentales là où
elles n’ont que faire : cette attitude est aussi inintelligente que le serait
celle d’un homme qui se demanderait, par exemple, pourquoi telle espèce animale
n’est pas l’égale de telle autre, ce qui est manifestement dépourvu de sens.
Qu’il y ait dans la nature des différences qui nous apparaissent comme des
inégalités, tandis qu’il y en a d’autres qui ne prennent pas cet aspect, ce
n’est là qu’un point de vue purement humain ; et, si on laisse de côté ce point
de vue éminemment relatif, il n’y a plus à parler de justice ou d’injustice
dans cet ordre de choses. En somme, se demander pourquoi un être n’est pas
l’égal d’un autre, c’est se demander pourquoi il est différent de cet autre ;
mais, s’il n’en était aucunement différent, il serait cet autre au lieu d’être
lui-même. Dès lors qu’il y a une multiplicité d’êtres, il faut nécessairement
qu’il y ait des différences entre eux ; deux choses identiques sont inconcevables,
parce que, si elles sont vraiment identiques, ce ne sont pas deux choses, mais
bien une seule et même chose ; Leibnitz a entièrement raison sur ce point.
Chaque être se distingue des autres, dès le principe, en ce qu’il porte en lui-même
certaines possibilités qui sont essentiellement inhérentes à sa nature, et qui
ne sont les possibilités d’aucun autre être ; la question à laquelle les
réincarnationnistes prétendent apporter une réponse revient donc tout
simplement à se demander pourquoi un être est lui-même et non pas un autre. Si
l’on veut voir là une injustice, peu importe, mais, en tous cas, c’est une
nécessité ; et d’ailleurs, au fond, ce serait plutôt le contraire d’une
injustice : en effet, la notion de justice, dépouillée de son caractère
sentimental et spécifiquement humain, se réduit à celle d’équilibre ou
d’harmonie ; or, pour qu’il y ait harmonie totale dans l’Univers, il faut et il
suffit que chaque être soit à la place qu’il doit occuper, comme élément de cet
Univers, en conformité avec sa propre nature. Cela revient précisément à dire
que les différences et les inégalités, que l’on se plaît à dénoncer comme des
injustices réelles ou apparentes, concourent effectivement et nécessairement,
au contraire, à cette harmonie totale ; et celle-ci ne peut pas ne pas être,
car ce serait supposer que les choses ne sont pas ce qu’elles sont, puisqu’il y
aurait absurdité à supposer qu’il peut arriver à un être quelque chose qui
n’est point une conséquence de sa nature ; ainsi les partisans de la justice
peuvent se trouver satisfaits par surcroît, sans être obligés d’aller à
l’encontre de la vérité.
Allan Kardec déclare que « le dogme de la réincarnation
est fondé sur la justice de Dieu et la révélation »1 ; nous venons de montrer
que, de ces deux raisons d’y croire, la première ne saurait être invoquée
valablement ; quant à la seconde, comme il veut évidemment parler de la
révélation des « esprits », et comme nous avons établi précédemment qu’elle est
inexistante, nous n’avons pas à y revenir. Toutefois, ce ne sont là encore que
des observations préliminaires, car, de ce qu’on ne voit aucune raison
d’admettre une chose, il ne s’ensuit pas forcément que cette chose soit fausse
; on pourrait encore, tout au moins, demeurer à son égard dans une attitude de
doute pur et simple.
——————————
[1] Le Livre des Esprits, p. 75.
Nous devons dire, d’ailleurs, que les objections que
l’on formule ordinairement contre la théorie réincarnationniste ne sont guère
plus fortes que les raisons que l’on invoque d’autre part pour l’appuyer ; cela
tient, en grande partie, à ce qu’adversaires et partisans de la réincarnation
se placent également, le plus souvent, sur le terrain moral et sentimental, et
que les considérations de cet ordre ne sauraient rien prouver. Nous pouvons
refaire ici la même observation qu’en ce qui concerne la question de la
communication avec les morts : au lieu de se demander si cela est vrai ou faux,
ce qui seul importe, on discute pour savoir si cela est ou n’est pas «
consolant », et l’on peut discuter ainsi indéfiniment sans en être plus avancé,
puisque c’est là un critérium purement « subjectif », comme dirait un
philosophe. Heureusement, il y a beaucoup mieux à dire contre la réincarnation,
puisqu’on peut en établir l’impossibilité absolue ; mais, avant d’en arriver
là, nous devons encore traiter une autre question et préciser certaines
distinctions, non seulement parce qu’elles sont fort importantes en
elles-mêmes, mais aussi parce que, sans cela, certains pourraient s’étonner de
nous voir affirmer que la réincarnation est une idée exclusivement moderne.
Trop de confusions et de notions fausses ont cours depuis un siècle pour que
bien des gens, même en dehors des milieux « néo-spiritualistes », ne s’en
trouvent pas gravement influencés ; cette déformation est même arrivée à un tel
point que les orientalistes officiels, par exemple, interprètent couramment
dans un sens réincarnationniste des textes où il n’y a rien de tel, et qu’ils
sont devenus complètement incapables de les comprendre autrement, ce qui
revient à dire qu’ils n’y comprennent absolument rien.
Le terme de « réincarnation » doit être distingué de
deux autres termes au moins, qui ont une signification totalement différente,
et qui sont ceux de « métempsychose » et de « transmigration » ; il s’agit là
de choses qui étaient fort bien connues des anciens, comme elles le sont encore
des Orientaux, mais que les Occidentaux modernes, inventeurs de la
réincarnation, ignorent absolument1. Il est bien entendu que, lorsqu’on parle de
réincarnation, cela veut dire que l’être qui a déjà été incorporé reprend un
nouveau corps, c’est-à-dire qu’il revient à l’état par lequel il est déjà passé
; d’autre part, on admet que cela concerne l’être réel et complet, et non pas
simplement des éléments plus ou moins importants qui ont pu entrer dans sa
constitution à un titre quelconque. En dehors de ces deux conditions, il ne
peut aucunement être question de réincarnation ; or la première la distingue
essentiellement de la transmigration, telle qu’elle est envisagée dans les
doctrines orientales, et la seconde ne la différencie pas moins profondément de
la métempsychose, au sens ou l’entendaient notamment les Orphiques et les
Pythagoriciens. Les spirites, tout en affirmant faussement l’antiquité de la
théorie réincarnationniste, disent bien qu’elle n’est pas identique à la
métempsychose ; mais, suivant eux, elle s’en distingue seulement en ce que les
existences successives sont toujours « progressives », et en ce qu’on doit
considérer exclusivement les êtres humains : « Il y a, dit Allan Kardec, entre
la métempsychose des anciens et la doctrine moderne de la réincarnation, cette
grande différence que les esprits rejettent de la manière la plus absolue la
transmigration de l’homme dans les animaux, et réciproquement »2. Les anciens,
en réalité, n’ont jamais envisagé une telle transmigration, pas plus que celle
de l’homme dans d’autres hommes, comme on pourrait définir la réincarnation ;
sans doute, il y a des expressions plus ou moins symboliques qui peuvent donner
lieu à des malentendus, mais seulement quand on ne sait pas ce qu’elles veulent
dire véritablement, et qui est ceci : il y a dans l’homme des éléments psychiques
qui se dissocient après la mort, et qui peuvent alors passer dans d’autres êtres
vivants, hommes ou animaux, sans que cela ait beaucoup plus d’importance, au
fond, que le fait que, après la dissolution du corps de ce même homme, les
éléments qui le composaient peuvent servir à former d’autres corps ; dans les
deux cas, il s’agit des éléments mortels de l’homme, et non point de la partie
impérissable qui est son être réel, et qui n’est nullement affectée par ces
mutations posthumes.
——————————
[1] Il y aurait lieu de mentionner aussi les
conceptions de certains kabbalistes, que l’on désigne sons les noms de «
révolution des âmes » et d’« embryonnat » ; mais nous n’en parlerons pas ici,
parce que cela nous entraînerait bien loin ; d’ailleurs, ces conceptions n’ont
qu’une portée assez restreinte, car elles font intervenir des conditions qui,
si étrange que cela puisse sembler, sont tout à fait spéciales au peuple
d’Israël.
[2] Le Livre des Esprits, p. 96 ; cf. ibid., pp.
262-264.
À ce propos, Papus a commis une méprise d’un autre
genre, en parlant « des confusions entre la réincarnation ou retour de l’esprit
dans un corps matériel, après un stage astral, et la métempsychose ou traversée
par le corps matériel de corps d’animaux et de plantes, avant de revenir dans
un nouveau corps matériel »1 ; sans parler de quelques bizarreries d’expression
qui peuvent être des lapsus (les corps d’animaux et de plantes ne sont pas
moins « matériels » que le corps humain, et ils ne sont pas « traversés » par
celui-ci, mais par des éléments qui en proviennent), cela ne pourrait en aucune
façon s’appeler « métempsychose », car la formation de ce mot implique qu’il
s’agit d’éléments psychiques, et non d’éléments corporels.
——————————
[1] La Réincarnation, p. 9. – Papus ajoute : « Il ne
faut jamais confondre la réincarnation et la métempsychose, l’homme ne
rétrogradant pas et l’esprit ne devenant jamais un esprit d’animal, sauf en
plan astral, à l’état génial, mais ceci est encore un mystère. » Pour nous, ce
prétendu mystère n’en est pas un : nous pouvons dire qu’il s’agit du « génie de
l’espèce », c’est-à-dire de l’entité qui représente l’esprit, non pas d’une
individualité, mais d’une espèce animale tout entière ; les occultistes
pensent, en effet, que l’animal n’est pas comme l’homme un individu autonome,
et que, après la mort, son âme retourne à l’« essence élémentale », propriété
indivise de l’espèce. D’après la théorie à laquelle Papus fait allusion en
termes énigmatiques, les génies des espèces animales seraient des esprits
humains parvenus à un certain degré d’évolution et à qui cette fonction aurait
été assignée spécialement ; du reste, il y a des « clairvoyants » qui
prétendent avoir vu ces génies sous la forme d’hommes à têtes d’animaux, comme
les figures symboliques des anciens Égyptiens. La théorie en question est
entièrement erronée : le génie de l’espèce est bien une réalité, même pour
l’espèce humaine, mais il n’est pas ce que croient les occultistes, et il n’a
rien de commun avec les esprits des hommes individuels ; quant au « plan » où
il se situe, cela ne rentre pas dans les cadres conventionnels fixés par l’occultisme.
Papus a raison de penser que la métempsychose ne
concerne pas l’être réel de l’homme, mais il se trompe complètement sur sa
nature ; et d’autre part, pour la réincarnation, quand il dit qu’« elle a été
enseignée comme un mystère ésotérique dans toutes les initiations de
l’antiquité »1, il la confond purement et simplement avec la transmigration
véritable.
La dissociation qui suit la mort ne porte pas seulement
sur les éléments corporels, mais aussi sur certains éléments que l’on peut
appeler psychiques ; cela, nous l’avons déjà dit en expliquant que de tels
éléments peuvent intervenir parfois dans les phénomènes du spiritisme et
contribuer à donner l’illusion d’une action réelle des morts ; d’une façon
analogue, ils peuvent aussi, dans certains cas, donner l’illusion d’une
réincarnation. Ce qu’il importe de retenir, sous ce dernier rapport, c’est que
ces éléments (qui peuvent, pendant la vie, avoir été proprement conscients ou
seulement « subconscients ») comprennent notamment toutes les images mentales
qui, résultant de l’expérience sensible, ont fait partie de ce qu’on appelle
mémoire et imagination : ces facultés, ou plutôt ces ensembles, sont
périssables, c’est-à-dire sujets à se dissoudre, parce que, étant d’ordre
sensible, ils sont littéralement des dépendances de l’état corporel ;
d’ailleurs, en dehors de la condition temporelle, qui est une de celles qui
définissent cet état, la mémoire n’aurait évidemment aucune raison de
subsister. Cela est bien loin, assurément, des théories de la psychologie
classique sur le « moi » et son unité ; ces théories n’ont que le défaut d’être
à peu près aussi dénués de fondement, dans leur genre, que les conceptions des
« néo-spiritualistes ».
——————————
[1] La Réincarnation, p. 6.
Une autre remarque qui n’est pas moins importante,
c’est qu’il peut y avoir transmission d’éléments psychiques d’un être à un
autre sans que cela suppose la mort du premier : en effet, il y a une hérédité
psychique aussi bien qu’une hérédité physiologique, cela est assez peu
contesté, et c’est même un fait d’observation vulgaire ; mais ce dont beaucoup
ne se rendent probablement pas compte, c’est que cela suppose au moins que les
parents fournissent un germe psychique, au même titre qu’un germe corporel ; et
ce germe peut impliquer potentiellement un ensemble fort complexe d’éléments
appartenant au domaine de la « subconscience », en outre des tendances ou
prédispositions proprement dites qui, en se développant, apparaîtront d’une
façon plus manifeste ; ces éléments « subconscients », au contraire, pourront
ne devenir apparents que dans des cas plutôt exceptionnels. C’est la double
hérédité psychique et corporelle qu’exprime cette formule chinoise : « Tu
revivras dans tes milliers de descendants », qu’il serait bien difficile, à
coup sûr, d’interpréter dans un sens réincarnationniste, quoique les
occultistes et même les orientalistes aient réussi bien d’autres tours de force
comparables à celui-là. Les doctrines extrême-orientales envisagent même de préférence
le côté psychique de l’hérédité, et elles y voient un véritable prolongement de
l’individualité humaine ; c’est pourquoi, sous le nom de « postérité » (qui est
d’ailleurs susceptible aussi d’un sens supérieur et purement spirituel), elles
l’associent à la « longévité », que les Occidentaux appellent immortalité.
Comme nous le verrons par la suite, certains faits que
les réincarnationnistes croient pouvoir invoquer à l’appui de leur hypothèse
s’expliquent parfaitement par l’un ou l’autre des deux cas que nous venons
d’envisager, c’est-à-dire, d’une part, par la transmission héréditaire de
certains éléments psychiques, et, d’autre part, par l’assimilation à une
individualité humaine d’autres éléments psychiques provenant de la
désintégration d’individualités humaines antérieures, qui n’ont pas pour cela
le moindre rapport spirituel avec celle-là. Il y a, en tout ceci,
correspondance et analogie entre l’ordre psychique et l’ordre corporel ; et
cela se comprend, puisque l’un et l’autre, nous le répétons, se réfèrent
exclusivement à ce qu’on peut appeler les éléments mortels de l’être humain. Il
faut encore ajouter que, dans l’ordre psychique, il peut arriver, plus ou moins
exceptionnellement, qu’un ensemble assez considérable d’éléments se conserve
sans se dissocier et soit transféré tel quel à une nouvelle individualité ; les
faits de ce genre sont, naturellement, ceux qui présentent le caractère le plus
frappant aux yeux des partisans de la réincarnation, et pourtant ces cas ne
sont pas moins illusoires que tous les autres1. Tout cela, nous l’avons dit, ne
concerne ni n’affecte aucunement l’être réel ; on pourrait, il est vrai, se
demander pourquoi, s’il en est ainsi, les anciens semblent avoir attaché une
assez grande importance au sort posthume des éléments en question. Nous
pourrions répondre en faisant simplement remarquer qu’il y a aussi bien des
gens qui se préoccupent du traitement que leur corps pourra subir après la
mort, sans penser pour cela que leur esprit doive en ressentir le contrecoup ;
mais nous ajouterons qu’effectivement, en règle générale, ces choses ne sont
point absolument indifférentes ; si elles l’étaient, d’ailleurs, les rites
funéraires n’auraient aucune raison d’être, tandis qu’ils en ont au contraire
une très profonde.
——————————
[1] Certains pensent qu’un transfert analogue peut
s’opérer pour des éléments corporels plus ou moins subtilisés, et ils
envisagent ainsi une « métensomatose » à côté de la « métempsychose » ; on pourrait
être tenté de supposer, à première vue, qu’il y a là une confusion et qu’ils
attribuent à tort la corporéité aux éléments psychiques inférieurs ; cependant,
il peut s’agir réellement d’éléments d’origine corporelle, mais « psychisés »,
en quelque sorte, par cette transposition dans l’« état subtil » dont nous
avons indiqué précédemment la possibilité ; l’état corporel et l’état
psychique, simples modalités différentes d’un même état d’existence qui est
celui de l’individualité humaine, ne sauraient être totalement séparés. Nous
signalons à l’attention des occultistes ce que dit à ce sujet un auteur dont
ils parlent volontiers sans le connaître, Keleph ben Nathan (Dutoit-Membrini),
dans La Philosophie Divine, t. I, pp. 62 et 292-293 ; à beaucoup de déclamations
mystiques assez creuses, cet auteur mêle parfois ainsi des aperçus fort
intéressants. Nous profiterons de cette occasion pour relever une erreur des
occultistes, qui présentent Dutoit-Membrini comme un disciple de Louis-Claude
de Saint-Martin (c’est M. Joanny Bricaud qui a fait cette découverte), alors
qu’il s’est au contraire exprimé sur le compte de celui-ci en termes plutôt
défavorables (ibid., t. I, pp. 245 et 345) ; il y aurait tout un livre à faire,
et qui serait bien amusant, sur l’érudition des occultistes et leur façon
d’écrire l’histoire.
Sans pouvoir insister là-dessus, nous dirons que l’action
de ces rites s’exerce précisément sur les éléments psychiques du défunt ; nous
avons mentionné ce que pensaient les anciens du rapport qui existe entre leur
non-accomplissement et certains phénomènes de « hantise », et cette opinion
était parfaitement fondée. Assurément, si on ne considérait que l’être, en tant
qu’il est passé à un autre état d’existence, il n’y aurait point à tenir compte
de ce que peuvent devenir ces éléments (sauf peut-être pour assurer la
tranquillité des vivants) ; mais il en va tout autrement si l’on envisage ce
que nous avons appelé les prolongements de l’individualité humaine. Ce sujet
pourrait donner lieu à des considérations que leur complexité et leur étrangeté
même nous empêchent d’aborder ici ; nous estimons, du reste, qu’il est de ceux
qu’il ne serait ni utile ni avantageux de traiter publiquement d’une façon
détaillée.
Après avoir dit en quoi consiste vraiment la
métempsychose, nous avons maintenant à dire ce qu’est la transmigration
proprement dite : cette fois, il s’agit bien de l’être réel, mais il ne s’agit
point pour lui d’un retour au même état d’existence, retour qui, s’il pouvait
avoir lieu, serait peut-être une « migration » si l’on veut, mais non une «
transmigration ». Ce dont il s’agit, c’est, au contraire, le passage de l’être
à d’autres états d’existence, qui sont définis, comme nous l’avons dit, par des
conditions entièrement différentes de celles auxquelles est soumise
l’individualité humaine (avec cette seule restriction que, tant qu’il s’agit
d’états individuels, l’être est toujours revêtu d’une forme, mais qui ne
saurait donner lieu à aucune représentation spatiale ou autre, plus ou moins
modelée sur celle de la forme corporelle) ; qui dit transmigration dit
essentiellement changement d’état. C’est là ce qu’enseignent toutes les
doctrines traditionnelles de l’Orient, et nous avons de multiples raisons de
penser que cet enseignement était aussi celui des « mystères » de l’antiquité ;
même dans des doctrines hétérodoxes comme le Bouddhisme, il n’est nullement
question d’autre chose, en dépit de l’interprétation réincarnationniste qui a
cours aujourd’hui parmi les Européens. C’est précisément la vraie doctrine de
la transmigration, entendue suivant le sens que lui donne la métaphysique pure,
qui permet de réfuter d’une façon absolue et définitive l’idée de réincarnation
; et il n’y a même que sur ce terrain qu’une telle réfutation soit possible.
Nous sommes donc amené ainsi à montrer que la réincarnation est une
impossibilité pure et simple ; il faut entendre par là qu’un même être ne peut
pas avoir deux existences dans le monde corporel, ce monde étant considéré dans
toute son extension : peu importe que ce soit sur la terre ou sur d’autres
astres quelconques1 ; peu importe aussi que ce soit en tant qu’être humain ou,
suivant les fausses conceptions de la métempsychose, sous toute autre forme,
animale, végétale ou même minérale. Nous ajouterons encore : peu importe qu’il
s’agisse d’existences successives ou simultanées, car il se trouve que
quelques-uns ont fait cette supposition, au moins saugrenue, d’une pluralité de
vies se déroulant en même temps, pour un même être, en divers lieux,
vraisemblablement sur des planètes différentes ; cela nous reporte encore une
fois aux socialistes de 1848, car il semble bien que ce soit Blanqui qui ait
imaginé le premier une répétition simultanée et indéfinie, dans l’espace,
d’individus supposés identiques2. Certains occultistes prétendent aussi que
l’individu humain peut avoir plusieurs « corps physiques », comme ils disent,
vivant en même temps dans différentes planètes ; et ils vont jusqu’à affirmer
que, s’il arrive à quelqu’un de rêver qu’il a été tué, c’est, dans bien des
cas, que, à cet instant même, il l’a été effectivement dans une autre planète !
Cela pourrait sembler incroyable si nous ne l’avions entendu nous-même ; mais
on verra, au chapitre suivant, d’autres histoires aussi fortes que celle-là.
——————————
[1] L’idée de la réincarnation dans diverses planètes
n’est pas absolument spéciale aux « néo-spiritualistes » ; cette conception,
chère à M. Camille Flammarion, est aussi celle de Louis Figuier (Le Lendemain
de la Mort ou la Vie future selon la Science) ; il est curieux de voir à
quelles extravagantes rêveries peut donner lieu une science aussi « positive »
que veut l’être l’astronomie moderne.
[2] L’Éternité par les Astres.
Nous devons dire aussi que la démonstration qui vaut
contre toutes les théories réincarnationnistes, quelque forme qu’elles
prennent, s’applique également, et au même titre, à certaines conceptions
d’allure plus proprement philosophique, comme la conception du « retour éternel
» de Nietzsche, et en un mot à tout ce qui suppose dans l’Univers une
répétition quelconque.
Nous ne pouvons songer à exposer ici, avec tous les
développements qu’elle comporte, la théorie métaphysique des états multiples de
l’être ; nous avons l’intention d’y consacrer, lorsque nous le pourrons, une ou
plusieurs études spéciales. Mais nous pouvons du moins indiquer le fondement de
cette théorie, qui est en même temps le principe de la démonstration dont il
s’agit ici, et qui est le suivant : la Possibilité universelle et totale est
nécessairement infinie et ne peut être conçue autrement, car, comprenant tout
et ne laissant rien en dehors d’elle, elle ne peut être limitée par rien
absolument ; une limitation de la Possibilité universelle, devant lui être
extérieure, est proprement et littéralement une impossibilité, c’est-à-dire un
pur néant. Or, supposer une répétition au sein de la Possibilité universelle,
comme on le fait en admettant qu’il y ait deux possibilités particulières
identiques, c’est lui supposer une limitation, car l’infinité exclut toute
répétition : il n’y a qu’à l’intérieur d’un ensemble fini qu’on puisse revenir
deux fois à un même élément, et encore cet élément ne serait-il rigoureusement
le même qu’à la condition que cet ensemble forme un système clos, condition qui
n’est jamais réalisée effectivement. Dès lors que l’Univers est vraiment un
tout, ou plutôt le Tout absolu, il ne peut y avoir nulle part aucun cycle fermé
: deux possibilités identiques ne seraient qu’une seule et même possibilité ;
pour qu’elles soient véritablement deux, il faut qu’elles diffèrent par une condition
au moins, et alors elles ne sont pas identiques. Rien ne peut jamais revenir au
même point, et cela même dans un ensemble qui est seulement indéfini (et non
plus infini), comme le monde corporel : pendant qu’on trace un cercle, un
déplacement s’effectue, et ainsi le cercle ne se ferme que d’une façon tout
illusoire. Ce n’est là qu’une simple analogie, mais elle peut servir pour aider
à comprendre que, « a fortiori », dans l’existence universelle, le retour à un
même état est une impossibilité : dans la Possibilité totale, ces possibilités
particulières que sont les états d’existence conditionnés sont nécessairement
en multiplicité indéfinie ; nier cela, c’est encore vouloir limiter la
Possibilité ; il faut donc l’admettre, sous peine de contradiction, et cela
suffit pour que nul être ne puisse repasser deux fois par le même état. Comme
on le voit, cette démonstration est extrêmement simple en elle-même, et, si
certains éprouvent quelque peine à la comprendre, ce ne peut être que parce que
les connaissances métaphysiques les plus élémentaires leur font défaut ; pour
ceux-là, un exposé plus développé serait peut-être nécessaire, mais nous les
prierons d’attendre, pour le trouver, que nous ayons l’occasion de donner
intégralement la théorie des états multiples ; ils peuvent être assurés, en
tout cas, que cette démonstration, telle que nous venons de la formuler en ce
qu’elle a d’essentiel, ne laisse rien à désirer sous le rapport de la rigueur.
Quant à ceux qui s’imagineraient que, en rejetant la réincarnation, nous
risquons de limiter d’une autre façon la Possibilité universelle, nous leur
répondrons simplement que nous ne rejetons qu’une impossibilité, qui n’est
rien, et qui n’augmenterait la somme des possibilités que d’une façon
absolument illusoire, n’étant qu’un pur zéro ; on ne limite pas la Possibilité
en niant une absurdité quelconque, par exemple en disant qu’il ne peut exister
un carré rond, ou que, parmi tous les mondes possibles, il ne peut y en avoir
aucun où deux et deux fassent cinq ; le cas est exactement le même. Il y a des
gens qui se font, en cet ordre d’idées, d’étranges scrupules : ainsi Descartes,
lorsqu’il attribuait à Dieu la « liberté d’indifférence », par crainte de
limiter la toute-puissance divine (expression théologique de la Possibilité
universelle), et sans s’apercevoir que cette « liberté d’indifférence », ou le
choix en l’absence de toute raison, implique des conditions contradictoires ;
nous dirons, pour employer son langage, qu’une absurdité n’est pas telle parce
que Dieu l’a voulu arbitrairement, mais que c’est au contraire parce qu’elle
est une absurdité que Dieu ne peut pas faire qu’elle soit quelque chose, sans
pourtant que cela porte la moindre atteinte à sa toute-puissance, absurdité et
impossibilité étant synonymes.
Revenant aux états multiples de l’être, nous ferons
remarquer, car cela est essentiel, que ces états peuvent être conçus comme
simultanés aussi bien que comme successifs, et que même, dans l’ensemble, on ne
peut admettre la succession qu’à titre de représentation symbolique, puisque le
temps n’est qu’une condition propre à un de ces états, et que même la durée,
sous un mode quelconque, ne peut être attribuée qu’à certains d’entre eux ; si
l’on veut parler de succession, il faut donc avoir soin de préciser que ce ne
peut être qu’au sens logique, et non pas au sens chronologique. Par cette
succession logique, nous entendons qu’il y a un enchaînement causal entre les
divers états ; mais la relation même de causalité, si on la prend suivant sa
véritable signification (et non suivant l’acception « empiriste » de quelques
logiciens modernes), implique précisément la simultanéité ou la coexistence de
ses termes. En outre, il est bon de préciser que même l’état individuel humain,
qui est soumis à la condition temporelle, peut présenter néanmoins une
multiplicité simultanée d’états secondaires : l’être humain ne peut pas avoir
plusieurs corps, mais, en dehors de la modalité corporelle et en même temps
qu’elle, il peut posséder d’autres modalités dans lesquelles se développent
aussi certaines des possibilités qu’il comporte. Ceci nous conduit à signaler
une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la réincarnation,
et qui compte aussi de nombreux partisans parmi les « néo-spiritualistes » :
d’après cette conception, chaque être devrait, au cours de son évolution (car
ceux qui soutiennent de telles idées sont toujours, d’une façon ou d’une autre,
des évolutionnistes), passer successivement par toutes les formes de vie,
terrestres et autres. Une telle théorie n’exprime qu’une impossibilité
manifeste, pour la simple raison qu’il existe une indéfinité de formes vivantes
par lesquelles un être quelconque ne pourra jamais passer, ces formes étant
toutes celles qui sont occupées par les autres êtres. D’ailleurs, quand bien
même un être aurait parcouru successivement une indéfinité de possibilités
particulières, et dans un domaine autrement étendu que celui des « formes de
vie », il n’en serait pas plus avancé par rapport au terme final, qui ne
saurait être atteint de cette manière ; nous reviendrons là-dessus en parlant
plus spécialement de l’évolutionnisme spirite. Pour le moment, nous ferons
seulement remarquer ceci : le monde corporel tout entier, dans le déploiement
intégral de toutes les possibilités qu’il contient, ne représente qu’une partie
du domaine de manifestation d’un seul état ; ce même état comporte donc, « a
fortiori », la potentialité correspondante à toutes les modalités de la vie
terrestre, qui n’est qu’une portion très restreinte du monde corporel. Ceci
rend parfaitement inutile (même si l’impossibilité n’en était prouvée par
ailleurs) la supposition d’une multiplicité d’existences à travers lesquelles
l’être s’élèverait progressivement de la modalité la plus inférieure, celle du
minéral, jusqu’à la modalité humaine, considérée comme la plus haute, en
passant successivement par le végétal et l’animal, avec toute la multitude de
degrés que comprend chacun de ces règnes ; il en est, en effet, qui font de
telles hypothèses, et qui rejettent seulement la possibilité d’un retour en
arrière. En réalité, l’individu, dans son extension intégrale, contient
simultanément les possibilités qui correspondent à tous les degrés dont il
s’agit (nous ne disons pas, qu’on le remarque bien, qu’il les contient ainsi corporellement)
; cette simultanéité ne se traduit en succession temporelle que dans le
développement de son unique modalité corporelle, au cours duquel, comme le
montre l’embryologie, il passe effectivement par tous les stades
correspondants, depuis la forme unicellulaire des êtres organisés les plus
rudimentaires, et même, en remontant plus haut encore, depuis le cristal,
jusqu’à la forme humaine terrestre. Disons en passant, dès maintenant, que ce
développement embryologique, contrairement à l’opinion commune, n’est nullement
une preuve de la théorie « transformiste » ; celle-ci n’est pas moins fausse
que toutes les autres formes de l’évolutionnisme, et elle est même la plus
grossière de toutes ; mais nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin. Ce qu’il
faut retenir surtout, c’est que le point de vue de la succession est
essentiellement relatif, et d’ailleurs, même dans la mesure restreinte où il
est légitimement applicable, il perd presque tout son intérêt par cette simple
observation que le germe, avant tout développement, contient déjà en puissance
l’être complet (nous en verrons tout à l’heure l’importance) ; en tout cas, ce
point de vue doit toujours demeurer subordonné à celui de la simultanéité,
comme l’exige le caractère purement métaphysique, donc extra-temporel (mais
aussi extra-spatial, la coexistence ne supposant pas nécessairement l’espace),
de la théorie des états multiples de l’être1.
Nous ajouterons encore que, quoi qu’en prétendent les
spirites et surtout les occultistes, on ne trouve dans la nature aucune
analogie en faveur de la réincarnation, tandis que, en revanche, on en trouve
de nombreuses dans le sens contraire. Ce point a été assez bien mis en lumière
dans les enseignements de la H. B, of L., dont il a été question précédemment,
et qui était formellement antiréincarnationniste ; nous croyons qu’il peut être
intéressant de citer ici quelques passages de ces enseignements, qui montrent
que cette école avait au moins quelque connaissance de la transmigration
véritable, ainsi que de certaines lois cycliques : « C’est une vérité absolue
qu’exprime l’adepte auteur de Ghostland, lorsqu’il dit que, en tant qu’être
impersonnel, l’homme vit dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à
celui-ci…
——————————
[1] Il faudrait pouvoir critiquer ici les définitions
que Leibnitz donne de l’espace (ordre des coexistences) et du temps (ordre des successions)
; ne pouvant l’entreprendre, nous dirons seulement qu’il étend ainsi le sens de
ces notions d’une façon tout à fait abusive, comme il le fait aussi, par
ailleurs, pour la notion de corps.
Lorsque le grand étage de conscience, sommet de la
série des manifestations matérielles, est atteint, jamais l’âme ne rentrera
dans la matrice de la matière, ne subira l’incarnation matérielle ; désormais,
ses renaissances sont dans le royaume de l’esprit. Ceux qui soutiennent la
doctrine étrangement illogique de la multiplicité des naissances humaines n’ont
assurément jamais développé en eux-mêmes l’état lucide de conscience
spirituelle ; sinon, la théorie de la réincarnation, affirmée et soutenue
aujourd’hui par un grand nombre d’hommes et de femmes versés dans la « sagesse
mondaine », n’aurait pas le moindre crédit. Une éducation extérieure est
relativement sans valeur comme moyen d’obtenir la connaissance véritable… Le
gland devient chêne, la noix de coco devient palmier ; mais le chêne a beau
donner des myriades d’autres glands, il ne devient plus jamais gland lui-même,
ni le palmier ne redevient plus noix. De même pour l’homme : dès que l’âme
s’est manifestée sur le plan humain, et a ainsi atteint la conscience de la vie
extérieure, elle ne repasse plus jamais par aucun de ses états rudimentaires…
Tous les prétendus « réveils de souvenirs » latents, par lesquels certaines
personnes assurent se rappeler leurs existences passées, peuvent s’expliquer,
et même ne peuvent s’expliquer que par les simples lois de l’affinité et de la
forme. Chaque race d’êtres humains, considérée en soi-même, est immortelle ; il
en est de même de chaque cycle : jamais le premier cycle ne devient le second,
mais les êtres du premier cycle sont (spirituellement) les parents, ou les
générateurs1, de ceux du second cycle. Ainsi, chaque cycle comprend une grande
famille constituée par la réunion de divers groupements d’âmes humaines, chaque
condition étant déterminée par les lois de son activité, celles de sa forme et
celles de son affinité : une trinité des lois… C’est ainsi que l’homme peut
être comparé au gland et au chêne : l’âme embryonnaire, non individualisée,
devient un homme tout comme le gland devient un chêne, et, de même que le chêne
donne naissance à une quantité innombrable de glands, de même l’homme fournit à
son tour à une indéfinité d’âmes les moyens de prendre naissance dans le monde
spirituel.
——————————
[1] Ce sont les pitris de la tradition hindoue.
Il y a correspondance complète entre les deux, et c’est
pour cette raison que les anciens Druides rendaient de si grands honneurs à cet
arbre, qui était honoré au-delà de tous les autres par les puissants
Hiérophantes. » Il y a là une indication de ce qu’est la « postérité » entendue
au sens purement spirituel ; ce n’est pas ici le lieu d’en dire davantage sur
ce point, non plus que sur les lois cycliques auxquelles il se rattache ;
peut-être traiterons-nous quelque jour ces questions, si toutefois nous
trouvons le moyen de le faire en termes suffisamment intelligibles, car il y a
là des difficultés qui sont surtout inhérentes à l’imperfection des langues
occidentales.
Malheureusement, la H. B. of L. admettait la possibilité
de la réincarnation dans certains cas exceptionnels, comme celui des enfants
mort-nés ou morts en bas âge, et celui des idiots de naissance1 ; nous avons vu
ailleurs que Mme Blavatsky avait admis cette manière de voir à l’époque où elle
écrivit Isis Dévoilée2. En réalité, dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité
métaphysique, il ne saurait y avoir la moindre exception : il suffit qu’un être
soit passé par un certain état, ne fût-ce que sous forme embryonnaire, ou même
sous forme de simple germe, pour qu’il ne puisse en aucun cas revenir à cet
état, dont il a ainsi effectué les possibilités suivant la mesure que
comportait sa propre nature ; si le développement de ces possibilités semble
avoir été arrêté pour lui à un certain point, c’est qu’il n’avait pas à aller
plus loin quant à sa modalité corporelle, et c’est le fait de n’envisager que
celle-ci exclusivement qui est ici la cause de l’erreur, car on ne tient pas
compte de toutes les possibilités qui, pour ce même être, peuvent se développer
dans d’autres modalités du même état ; si l’on pouvait en tenir compte, on
verrait que la réincarnation, même dans des cas comme ceux-là, est absolument
inutile, ce qu’on peut d’ailleurs admettre dès lors qu’on sait qu’elle est
impossible, et que tout ce qui est concourt, quelles que soient les apparences,
à l’harmonie totale de l’Univers.
——————————
[1] Il y avait encore un troisième cas d’exception,
mais d’un tout autre ordre : c’était celui des « incarnations messianiques
volontaires », qui se produiraient tous les six cents ans environ, c’est-à-dire
à la fin de chacun des cycles que les Chaldéens appelaient Naros, mais sans que
le même esprit s’incarne jamais ainsi plus d’une fois, et sans qu’il n’ait
consécutivement deux semblables incarnations dans une même race ; la discussion
et l’interprétation de cette théorie sortiraient entièrement du cadre de la
présente étude.
[2] Le Théosophisme, pp. 97-99.
Cette question est tout à fait analogue à celle des
communications spirites : dans l’une et dans l’autre, il s’agit
d’impossibilités ; dire qu’il peut y avoir des exceptions serait aussi
illogique que de dire, par exemple, qu’il peut y avoir un petit nombre de cas
où, dans l’espace euclidien, la somme des trois angles d’un triangle ne soit
pas égale à deux droits ; ce qui est absurde l’est absolument, et non pas
seulement « en général ». Du reste, si l’on commence à admettre des exceptions,
nous ne voyons pas très bien comment on pourrait leur assigner une limite
précise : comment pourrait-on déterminer l’âge à partir duquel un enfant, s’il
vient à mourir, n’aura plus besoin de se réincarner, ou le degré que doit
atteindre la débilité mentale pour exiger une réincarnation ? Évidemment, rien
ne saurait être plus arbitraire, et nous pouvons donner raison à Papus
lorsqu’il dit que, « si l’on rejette cette théorie, il ne faut pas admettre
d’exception, sans quoi on ouvre une brèche à travers laquelle tout peut passer
»1.
Cette observation, dans la pensée de son auteur,
s’adressait surtout à quelques écrivains qui ont cru que la réincarnation, dans
certains cas particuliers, était conciliable avec la doctrine catholique ; le
comte de Larmandie, notamment, a prétendu qu’elle pouvait être admise pour les
enfants morts sans baptême2. Il est très vrai que certains textes, comme ceux
du quatrième concile de Constantinople, qu’on a cru parfois pouvoir invoquer
contre la réincarnation, ne s’y appliquent pas en réalité ; mais les
occultistes n’ont pas à en triompher, car, s’il en est ainsi, c’est tout
simplement parce que, à cette époque, la réincarnation n’avait pas encore été
imaginée.
——————————
[1] La Réincarnation, p. 179 ; d’après le Dr Rozier :
Initiation, avril 1898.
[2] Magie et Religion.
Il s’agissait d’une opinion d’Origène, d’après laquelle
la vie corporelle serait un châtiment pour des âmes qui, « préexistant en tant
que puissances célestes, auraient pris satiété de la contemplation divine » ;
comme on le voit, il n’est pas question là-dedans d’une autre vie corporelle
antérieure, mais d’une existence dans le monde intelligible au sens
platonicien, ce qui n’a aucun rapport avec la réincarnation. On a peine à
concevoir comment Papus a pu écrire que « l’avis du concile indique que la
réincarnation faisait partie de l’enseignement, et que s’il y en avait qui
revenaient volontairement se réincarner, non par dégoût du Ciel, mais par amour
de leur prochain, l’anathème ne pouvait pas les toucher » (il s’est imaginé que
cet anathème était porté contre « celui qui proclamerait être revenu sur terre
par dégoût du Ciel ») ; et il s’appuie là-dessus pour affirmer que « l’idée de
la réincarnation fait partie des enseignements secrets de l’Église »1. À propos
de la doctrine catholique, nous devons mentionner aussi une assertion des
spirites qui est véritablement extraordinaire : Allan Kardec affirme que « le
dogme de la résurrection de la chair est la consécration de celui de la
réincarnation enseignée par les esprits », et qu’« ainsi l’Église, par le dogme
de la résurrection de la chair, enseigne elle-même la doctrine de la
réincarnation » ; ou plutôt il présente ces propositions sous forme
interrogative, et c’est l’« esprit » de saint Louis qui lui répond que « cela
est évident », ajoutant qu’« avant peu on reconnaîtra que le spiritisme ressort
à chaque pas du texte même des Écritures sacrées »2 ! Ce qui est plus étonnant
encore, c’est qu’il se soit trouvé un prêtre catholique, même plus ou moins
suspect d’hétérodoxie, pour accepter et soutenir une pareille opinion ; c’est
l’abbé J.-A. Petit, du diocèse de Beauvais, ancien familier de la duchesse de
Pomar, qui a écrit ces lignes : « La réincarnation a été admise chez la plupart
des peuples anciens…
——————————
[1] La Réincarnation, p. 171.
[2] Le Livre des Esprits, pp. 440-442.
Le Christ aussi l’admettait. Si on ne la trouve pas
expressément enseignée par les apôtres, c’est que les fidèles devaient réunir
en eux les qualités morales qui en affranchissent… Plus tard, quand les grands
chefs et leurs disciples eurent disparu, et que l’enseignement chrétien, sous
la pression des intérêts humains, se fut figé en un aride symbole, il ne resta,
comme vestige du passé, que la résurrection de la chair, ou dans la chair, qui,
prise au sens étroit du mot, fit croire à l’erreur gigantesque de la
résurrection des corps morts »1. Nous ne voulons faire là-dessus aucun
commentaire, car de telles interprétations sont de celles qu’aucun esprit non
prévenu ne peut prendre au sérieux ; mais la transformation de la «
résurrection de la chair » en « résurrection dans la chair » est une de ces petites
habiletés qui risquent de faire mettre en doute la bonne foi de leur auteur.
Avant de quitter ce sujet, nous dirons encore quelques
mots des textes évangéliques que les spirites et les occultistes invoquent en
faveur de la réincarnation ; Allan Kardec en indique deux2, dont le premier est
celui-ci, qui suit le récit de la transfiguration : « Lorsqu’ils descendaient
de la montagne, Jésus fit ce commandement et leur dit : Ne parlez à personne de
ce que vous venez de voir, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité
d’entre les morts. Ses disciples l’interrogèrent alors et lui dirent : Pourquoi
donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Élie vienne auparavant ? Mais Jésus
leur répondit : Il est vrai qu’Élie doit venir et qu’il rétablira toutes
choses. Mais je vous déclare qu’Élie est déjà venu, et ils ne l’ont point
connu, mais l’ont fait souffrir comme ils ont voulu. C’est ainsi qu’ils feront
mourir le Fils de l’homme.
——————————
[1] L’Alliance Spiritualiste, juillet 1911.
[2] Le Livre des Esprits, pp. 105-107. – Cf. Léon
Denis, Christianisme et Spiritisme, pp. 376-378. Voir aussi Les messies
esséniens et l’Église orthodoxe, pp. 33-35 ; cet ouvrage est une publication de
la secte soi-disant « essénienne » à laquelle nous ferons allusion plus loin.
Alors ses disciples comprirent que c’était de
Jean-Baptiste qu’il leur avait parlé »1. Et Allan Kardec ajoute : « Puisque
Jean-Baptiste était Élie, il y a donc eu réincarnation de l’esprit ou de l’âme
d’Élie dans le corps de Jean-Baptiste. » Papus, de son côté, dit également : «
Tout d’abord, les Évangiles affirment sans ambages que Jean-Baptiste est Élie
réincarné. C’était un mystère. Jean-Baptiste interrogé se tait, mais les autres
savent. Il y a aussi cette parabole de l’aveugle de naissance puni pour ses
péchés antérieurs, qui donne beaucoup à réfléchir »2. En premier lieu, il n’est
point dit dans le texte de quelle façon « Élie est déjà venu » ; et, si l’on
songe qu’Élie n’était point mort au sens ordinaire de ce mot, il peut sembler
au moins difficile que ce soit par réincarnation ; de plus, pourquoi Élie, à la
transfiguration, ne s’était-il pas manifesté sous les traits de Jean-Baptiste3
? Ensuite, Jean-Baptiste interrogé ne se tait point comme le prétend Papus, il
nie au contraire formellement : « Ils lui demandèrent : Quoi donc ? êtes-vous
Élie ? Et il leur dit : Je ne le suis point »4. Si l’on dit que cela prouve
seulement qu’il n’avait pas le souvenir de sa précédente existence, nous
répondrons qu’il y a un autre texte qui est beaucoup plus explicite encore ;
c’est celui où l’ange Gabriel, annonçant à Zacharie la naissance de son fils,
déclare : « Il marchera devant le Seigneur dans l’esprit et dans la vertu
d’Élie, pour réunir le cœur des pères avec leurs enfants et rappeler les
désobéissants à la prudence des justes, pour préparer au Seigneur un peuple
parfait »5.
——————————
[1] St Mathieu, XVII, 9-15. – Cf. St Marc, IX, 8-12 ;
ce texte ne diffère guère de l’autre qu’en ce que le nom de Jean-Baptiste n’y
est pas mentionné.
[2] La Réincarnation, p. 170.
[3] L’autre personnage de l’Ancien Testament qui s’est
manifesté à la transfiguration est Moïse, dont « personne n’a connu le sépulcre
» ; Hénoch et Élie, qui doivent revenir « à la fin des temps », ont été l’un et
l’autre « enlevés aux cieux » ; tout cela ne saurait être invoqué comme des
exemples de manifestation des morts.
[4] St Jean, I, 21.
[5] St Luc, I, 17.
On ne saurait indiquer plus clairement que
Jean-Baptiste ne serait point Élie en personne mais qu’il appartiendrait
seulement, si l’on peut s’exprimer ainsi, à sa « famille spirituelle » ; c’est
donc de cette façon, et non littéralement, qu’il fallait entendre la « venue
d’Élie ». Quant à l’histoire de l’aveugle-né, Allan Kardec n’en parle pas, et
Papus ne semble guère la connaître, puisqu’il prend pour une parabole ce qui
est le récit d’une guérison miraculeuse ; voici le texte exact : « Lorsque
Jésus passait, il vit un homme qui était aveugle dès sa naissance ; et ses
disciples lui firent cette demande : Maître, est-ce le péché de cet homme, ou
le péché de ceux qui l’ont mis au monde, qui est cause qu’il est né aveugle ?
Jésus leur répondit : Ce n’est point qu’il ait péché, ni ceux qui l’ont mis au
monde ; mais c’est afin que les œuvres de la puissance de Dieu éclatent en lui
»1. Cet homme n’avait donc point été « puni pour ses péchés », mais cela aurait
pu être, à la condition qu’on veuille bien ne pas torturer le texte en ajoutant
un mot qui ne s’y trouve point : « pour ses péchés antérieurs » ; sans
l’ignorance dont Papus fait preuve en l’occasion, on pourrait être tenté de
l’accuser de mauvaise foi. Ce qui était possible, c’est que l’infirmité de cet
homme lui eût été infligée comme sanction anticipée en vue des péchés qu’il
commettrait ultérieurement ; cette interprétation ne peut être écartée que par
ceux qui poussent l’anthropomorphisme jusqu’à vouloir soumettre Dieu au temps.
Enfin, le second texte cité par Allan Kardec n’est autre que l’entretien de
Jésus avec Nicodème ; pour réfuter les prétentions des réincarnationnistes à
cet égard, on peut se contenter d’en reproduire le passage essentiel : « Si un
homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu… En vérité, je
vous le dis, si un homme ne renaît de l’eau et de l’esprit, il ne peut entrer
dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né
de l’esprit est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit, qu’il
faut que vous naissiez de nouveau »2.
——————————
[1] St Jean, IX, 1-3.
[2] Ibid., III, 3-7.
Il faut une ignorance aussi prodigieuse que celle des
spirites pour croire qu’il peut s’agir de la réincarnation alors qu’il s’agit
de la « seconde naissance », entendue dans un sens purement spirituel, et qui
est même nettement opposée ici à la naissance corporelle ; cette conception de
la « seconde naissance », sur laquelle nous n’avons pas à insister
présentement, est d’ailleurs de celles qui sont communes à toutes les doctrines
traditionnelles, parmi lesquelles il n’en est pas une, en dépit des assertions
des « néo-spiritualistes », qui ait jamais enseigné quelque chose qui ressemble
de près ou de loin à la réincarnation.
La réincarnation selon Ananda Coomaraswamy
Selon Ananda Coomaraswamy la réincarnation vient d'une
incompréhension populaire de la doctrine de la transmigration et ne fait pas
partie des doctrines hindoues : "Il est tout à fait contraire au
Bouddhisme, aussi bien qu'au Vêdânta, de penser à "nous-mêmes" comme
à des êtres errant au hasard dans le tourbillon fatal du flot du monde
(samsâra). Notre Soi immortel est tout, sauf une "individualité qui
survit". Ce n'est pas cet homme, un tel ou un tel qui réintègre sa demeure
et disparaît à la vue, mais le Soi prodigue qui se souvient de
lui-même."41. « Dans toute la tradition que nous considérons ici, il n’y a
aucune doctrine de la survie ou « réincarnation » des personnalités, mais
seulement de la Personne, le seul transmigrateur ; le fait d’admettre la nature
composite et changeante de la personnalité humaine, et sa corruptibilité qui
s’ensuit, conduit au problème global de la mortalité, qui peut être exprimé
dans la question : En qui partirai-je, lorsque je partirai (Prashna Upanishad
VI, 3) et "par quel soi le monde-de-Brahma est-il accessible ?"
(Sutta-Nipâta 508), moi-même ou bien le Soi ? La réponse chrétienne orthodoxe
est, bien entendu, que « Personne n’est monté au ciel, si ce n’est celui qui
est descendu du ciel, le Fils de l’Homme, qui est dans le ciel » (Jean 3, 13).
(…) cette résurrection est, en vérité, « à partir des cendres » (Somme
théologique III, supp. 78,2) et en un « corps entier et complet » mais n’est
pas différée, et n’est pas une reconstitution de « ce » corps ou de « cette »
personnalité mais de notre « autre Soi », le « Soi immortel » de ce soi, en un
corps immortel d’« or » (lumière, gloire) ne manquant de rien, mais étant
entièrement immatériel. La discrimination des « sauvés » et des « damnés » est
de même immédiate ; les sauvés sont ceux qui ont connu le Soi (jam non ego, sed
Christus in me, de Saint Paul), les damnés sont ceux qui ne se sont pas connus
eux-mêmes et dont, par conséquent, rien ne peut survivre lorsque le véhicule se
désagrège et que le Soi s’en va. »42
De ce point de vue ces lignes de la Bhagavad-Gîtâ
prennent un tout autre sens que dans le chapitre "Le mécanisme de la
réincarnation dans l'hindouisme" :
(7) Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de soi,
tient ses sens soumis, pour qui son âme se confond avec l'âme de tous les
êtres, même s'il agit, il n'est point souillé. (8) L'adepte du yoga est fondé,
en vérité, à estimer qu'il n'agit pas. Qu'il voie, qu'il entende, qu'il touche,
qu'il sente, qu'il mange, qu'il marche, qu'il dorme, qu'il respire, (9) qu'il
parle, qu'il lâche ou qu'il appréhende, qu'il ouvre ou ferme les yeux : tout
cela, ce sont pour lui les sens réagissant au contact des objets sensibles.
(10) Celui qui, fondant en Brahman tous les actes, agit en plein détachement,
le péché ne s'attache pas à lui pas plus que l'eau à la feuille du lotus. (11)
Le corps, le manas (organe central de perception qui se superpose aux cinq
sens), l'esprit, les sens mêmes ainsi parfaitement dégagés, les yogins,
agissant en dehors de tout attachement, travaillent à la purification
intérieure. (12) Celui qui pratique le yoga s'affranchit du fruit des actes et
atteint la paix immuable ; celui qui ne la pratique pas, attaché au fruit sous
la poussée du désir, demeure lié.
—
Bahgavad Gita, chapitre 525.
41. Ananda K. Coomaraswamy, Hindouisme et Bouddhisme,
p. 124
42. Ananda K. Coomaraswamy « La signification de la
mort », note 50
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